Phase terminale.


 

Le 20 avril : 70 kg.

Je vais mourir…

Je sais que ça n’a rien de surprenant. Tout le monde meurt... un jour. Mais moi, je sais quand, comment et où je vais mourir. Les autres - les chanceux ? - l’ignorent. Ça peut leur arriver n’importe quand, n’importe où. Ils sortent de chez eux, tout guillerets, sifflotant le dernier tube à la mode, ils vont acheter du pain ou promener le chien, une voiture croise leur route, et... c’est fini. Ou, croyant être en parfaite santé physique, ils ressentent soudain une douleur inhabituelle dans la poitrine et, quelques minutes plus tard, ils sont allongés sur le sol avec un semblant de vie qui agite pendant un instant leur cerveau, et puis plus rien... le néant. Moi, je n’aurai pas la chance de mourir d’une manière aussi abrupte, en ignorant l’échéance fatale cinq secondes avant. Ma mort est programmée et j’en connais la date à quelques jours près. Quels que soient les efforts que je fasse, je ne pourrais gagner qu’un sursis de quelques jours, ou de quelques semaines, presque rien.

Bizarrement, j’ai l’impression que cette mort, qui devrait pourtant me sembler terriblement proche, est très lointaine. Les derniers mois, les derniers jours vont être interminables. Je pourrais profiter de ces derniers jours pour faire tout ce que je n’ai jamais osé faire. Je pourrais cambrioler une banque, traverser la Manche à la nage, gravir l’Everest, aider des villageois africains à creuser des puits, chercher une mine d’or en Alaska. Pourquoi ne pas risquer ma vie ? Devenir un héros ? Après tout, si je devenais un aventurier, la seule chose que je pourrais perdre c’est la vie, c’est-à-dire pas grand-chose puisque, en tirant le mauvais numéro, je l’ai déjà perdue. Mais je n’ai pas envie de faire quoi que ce soit. Je souhaite seulement que tout s’arrête le plus vite possible. Pourquoi est-ce si long de mourir ?

Je suis allé consulter le médecin, il y a deux semaines. Pour une visite de routine. J’étais à peu près en bonne santé, à part quelques kilos perdus en six mois, une fatigue persistante, un moral souvent au plus bas. Mais je me sentais raisonnablement bien. Le médecin me prescrivit quelques analyses supplémentaires mais son diagnostic était optimiste, il n’y avait apparemment rien de grave ; peut-être un manque de vitamines (« Vous n’avez pas une alimentation suffisamment équilibrée. Consommez des légumes, des fruits, et vous vous porterez beaucoup mieux »). Un peu de surmenage et quelques excès aussi (« Mais ne vous inquiétez pas, c’est la vie moderne, on est toujours en train de courir derrière quelque chose »). Quant aux kilos perdus, ça arrive même aux gens bien portants (« Après tout, ça ne vous fait pas de mal, ces kilos étaient certainement en trop, et vous avez  de la chance de les avoir éliminés sans effort »). Les idées noires étaient également normales selon lui, surtout avant les grandes vacances (« Vous partez bientôt en vacances ? Oui ? Pendant trois semaines ? Tant mieux. Rien de tel pour retrouver la santé et le moral »).

Hier, j’ai apporté mes analyses à un spécialiste, et c’est lui qui m’a appris la nouvelle. Je pourrais dire la triste nouvelle mais ça ne correspondrait pas exactement à mon impression. En fait, je ne suis pas triste. Je ne suis pas plus déprimé qu’avant. Je suis simplement un peu... pressé. Résigné et impatient. Encore quelques mois à vivre. De nombreux mois à attendre. Les plus longs mois de ma vie. Et ils vont être occupés à une seule chose : attendre. Attendre la mort...

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Le 20 mai : 65 kg.

J’ignore pourquoi je suis retourné voir aujourd’hui mon spécialiste ès maladies incurables. Pour être rassuré, peut-être. Je n’ai pas peur de la mort, pas vraiment, en tout cas pas toujours - parfois je l’attends même avec impatience - mais j’ai peur de souffrir. Malheureusement, j’ai constaté que ce brave homme ne pouvait plus rien faire pour moi, il n’avait plus rien à me dire. J’aurais dû m’en douter. Malgré son expérience dans ce domaine, il ne peut pas savoir ce qui se passe dans ma tête. Et moi, je ne peux pas le lui dire. C’est trop compliqué. Je passe par des moments d’euphorie et de dépression, de résignation et de refus. Quelquefois, j’ai le désir de me battre contre cette sale maladie qui me dévore les entrailles et qui va me détruire. Et à d’autres moments, je ne souhaite plus faire d’effort, je me laisse aller, et stoïque comme si ça ne me concernait pas, j’attends la mort. Alors, qu’est-ce que ce médecin pourrait me dire pour me réconforter ? « Prenez vos médicaments » ? « Couchez-vous de bonne heure et reposez-vous le plus possible, ainsi vous mourrez en bonne santé » ? « Mourez en paix, mon frère... » ? Qui sait ce qu’il faut dire à un mourant pour le soulager ? Moi-même, je ne le sais pas. Peut-être parce qu’il n’y a rien à dire. Rien ne peut me soulager.

Si, au moins, il me proposait d’abréger mes souffrances... Mais c’est interdit par la loi. Comme c’est un médecin honnête et respectueux des lois, il souhaite me maintenir en vie le plus longtemps possible. Je ne peux pas lui en vouloir. Après tout, le boulot d’un médecin consiste à guérir ses patients, et quand il en est incapable, il doit se contenter de prolonger leurs vies, quitte à prolonger leurs souffrances en même temps. Et plus longtemps je vivrai, plus son action sera efficace, et plus il sera considéré comme un bon médecin. S’il m’aidait à mourir, ce serait un assassin, il pourrait être condamné, sa carrière serait brisée. Alors pourquoi prendrait-il ce risque pour moi ? Faute de mieux, il me soigne avec les moyens dont il dispose. Il me recommande une bonne hygiène de vie. Il me prescrit des médicaments, et il veut que je les prenne régulièrement. Mais je ne veux pas suivre ses conseils. Je refuse de prendre ses médicaments. Les boîtes sont là, en rang sur la table, et je les regarde. Je ne les ai pas ouvertes. Je ne connais ni la couleur, ni la forme, ni le goût des comprimés. Je n’ai même pas eu la curiosité de lire les notices comme je l’aurais fait, il y a encore un mois. Un jour, peut-être, si je m’ennuie, je sortirai les comprimés de leurs flacons, et je les classerai par couleur ou par taille. Il n’est pas impossible aussi que j’en goûte un ou deux, pour découvrir leurs saveurs, ce seront en quelque sorte les derniers comprimés du condamné. Mais je ne crois pas que j’en aurai envie.

Le médecin veut que je l’appelle si je constate une évolution du mal, pour adapter le traitement, pour me faire admettre éventuellement dans un hôpital, dans une unité de soins spécialisés. Un mouroir. Pour être isolé avec les autres malades en « phase terminale ». Je n’ai pas refusé franchement mais je sais que je ne l’appellerai pas. Je ne veux pas de ces traitements qui pourraient retarder artificiellement la fin. Et je ne veux pas qu’on m’aide à mourir en me tenant la main et en me disant que tout va bien. Je veux mourir seul, sans personne près de moi. Seul. Je ne veux pas de témoin larmoyant. Pas d’âme charitable pour me consoler, pour me soulager. Je ne veux pas entendre leurs paroles idiotes sensées me faciliter le passage vers le néant : « Ce n’est pas bien grave, c’est simplement un mauvais moment à passer ». « Mais non, tu ne vas pas mourir. Quelle idée ! Avec la médecine moderne, on ne meurt plus de cette maladie ». « Quand tu seras de l’autre côté, c’est toi qui seras le plus heureux ».

Pour me dire ce genre d’absurdités, je n’ai besoin de personne.

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Le 5 juin : 60 kg.

Si le médecin me voyait maintenant, il voudrait m’hospitaliser en urgence. Quand je me regarde dans le miroir de la salle de bains, je vois une tête de cadavre sur un corps squelettique. Les pommettes saillantes, les joues creuses, les yeux éteints enfoncés dans leurs orbites. Mon corps est déjà un corps de cadavre. Mes côtes apparaissent de plus en plus sous la peau livide et avachie de mon torse. Mes membres tremblants sont maigres à faire peur. Pourtant, je n’ai perdu que 15 kilos. Comment serai-je quand j’en aurai perdu 30 ou 40 ?

Je suis faible mais je ne me sens pas vraiment mal. Pas encore. Mes muscles atrophiés me soutiennent difficilement mais je parviens tout de même à sortir de mon lit sans trop de difficulté. Je me déplace lentement d’un bout à l’autre de l’appartement, en posant avec précaution un  pied devant l’autre. Je fais attention à ne pas glisser ou me cogner contre les meubles car, si je tombe, je ne suis pas sûr d’avoir la force de me relever. Heureusement, j’ai de moins en moins l’occasion de quitter mon lit. Je ne vais plus dans la cuisine, je ne mange plus, je bois peu. Comme je n’ai quasiment aucun déchet à éliminer, je n’ai besoin d’aller aux toilettes que très rarement.

Malgré ma faiblesse, chaque jour, je m’oblige à prendre une douche, quoique socialement ça ne serve à rien puisque je ne quitte plus mon appartement et que personne ne me rend visite. Sous la douche, je ferme les yeux pour ne pas voir mon corps que j’ai toujours détesté et que je hais encore plus maintenant qu’il est en cours de déliquescence. Les yeux fermés, j’entends l’eau bouillante gicler sur moi mais elle ne m’apporte plus le réconfort et la jouissance que j’appréciais naguère. Pourquoi vouloir à tout prix rester propre ? Malgré l’effort que ça me coûte, je m’y sens obligé, peut-être par orgueil. Je ne veux pas être sale et sentir mauvais quand on découvrira mon corps. Même quand j’étais en bonne santé, j’avais peur que quelqu’un sente mes odeurs, qu’on découvre une tache de gras sur mes vêtements, que mes oreilles excrète malencontreusement une boule de cérumen, que de la morve dégouline de mon nez. Quand j’étais enrhumé, c’était un cauchemar quand il fallait me moucher en public. Je retardais ce moment le plus longtemps possible, en prenant le risque d’éternuer et d’éclabousser mon entourage. Et lorsque je me décidais enfin à extraire le plus silencieusement possible du fin fond de mon intimité cette matière répugnante, face à des gens dont l’attention était justement attirée par ma gêne et le faible bruit de mon mouchage, je sentais les regards des curieux se diriger vers moi, vers mon nez infecté et rouge et dégoulinant, puis se déplacer vers le mouchoir et son gluant contenu.

Si j’étais d’humeur à plaisanter, je me consolerais en me disant que quand je serai mort, je n’aurai plus jamais de rhume... Et personne n’ouvrira ma tombe pour savoir de quand date ma dernière douche.

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Le 20 juin : 55 kg.

Je suis de plus en plus faible. Je me déplace comme un vieillard. Mes muscles sont douloureux. Mais je ne me plains pas. Finalement, je suis encore en bonne santé pour un mourant.

J’aimerais pouvoir dire que je ne pense plus à rien, ni à personne, mais ce serait un mensonge. A quoi bon me mentir à moi-même ? J’écris ce compte-rendu de mes derniers jours, non pour la postérité, mais pour moi. Ce serait idiot de me mentir à moi-même. J’ai perdu toute mon énergie mais je suis encore vivant. Donc je pense. Et je pense à beaucoup de choses. À ce que je regrette d’avoir fait mais que j’ai fait parce que j’ai voulu le faire. A ce que je regrette de ne pas avoir fait, par manque de volonté, par erreur de jugement, ou parce que j’avais l’impression d’avoir le temps. Le temps... j’ai toujours pensé avoir le temps... J’ai trop souvent remis à plus tard ce que j’aurais dû faire immédiatement. Maintenant, le temps me manque. Je suis coincé dans un compte à rebours infernal. Je n’aurai jamais plus l’occasion de faire les innombrables choses que j’ai mises de côté pour plus tard. De toute façon, je n’ai plus la force, ni le courage, ni l’envie, ni la curiosité de faire quoi que ce soit. Je ne suis plus tenté par les nouvelles expériences. Je n’ai plus envie d’éprouver de nouvelles sensations.

De ma vie, il ne me reste que les regrets. Je pense à tous ces gens que j’ai aimés. Il y a ceux, peu nombreux, à qui j’ai su dire mon amour. Ceux que j’ai peut-être trop aimés pour avoir le courage de le leur dire. Je les vois dans ma tête comme s’ils étaient face à moi, et ils me rendent triste. Quel gâchis ! Je revois certaines scènes précises. C’est comme si j’assistais à la rediffusion de certains épisodes d’un feuilleton qui s’appellerait « ma vie ». Je rejoue mon rôle, en essayant de m’améliorer. Dans telle scène, aurais-je dû dire quelque chose que je n’ai pas dit ? Dans telle autre scène, ai-je bâclé une partie de mon dialogue ? Aurais-je dû être plus convaincant ? Plus astucieux ? Plus manipulateur ? Plus opportuniste ? Et dans cette scène, n’ai-je pas bien compris, ou ai-je mal interprété ce qu’untel ou unetelle me disait ? Aurai-je dû lui demander des explications, en prenant le risque de passer pour un idiot ? Maintenant, il est trop tard, mais c’est intéressant de comprendre enfin, après tant d’années, combien j’ai été nul, indigne de figurer parmi les vivants. J’ai toujours mal joué les scènes les plus importantes de ma vie car j’étais un mauvais acteur, ce qui explique que je suis resté un simple figurant passif. Je fais partie de ces gens interchangeables dont personne ne remarque le départ quand ils s’en vont. Et personne ne les regrette. Est-ce qu’on remarque la disparition d’un figurant ? Pourquoi regretterait-on la mort d’un individu aussi terne que moi ?

J’ai essayé de rejouer une des scènes dont je me souviens comme si elle s’était passée hier. Je me promenais seul, perdu dans mes pensées. J’avais conscience de croiser des gens mais ils représentaient si peu pour moi que je les voyais à peine. Je vis alors deux filles qui se dirigeaient dans ma direction. Je ne sais pas pourquoi je les ai remarquées plus que les autres. Peut-être parce qu’elles étaient plus bruyantes. Ou parce qu’elles étaient plus jolies. Elles s’avançaient vers moi, je continuais à marcher, et nous nous sommes croisés. Rien ne s’est passé. Je les entendais s’éloigner derrière moi. La scène aurait pu s’arrêter là. Mais, elles se sont mises à appeler dans mon dos. « Hé ! Ho ! ». À qui s’adressaient-elles ? À moi ? Peut-être. Ou peut-être pas. Je continuais à avancer, je ne me suis pas retourné, je n’ai même pas ralenti mon allure. À quoi bon me retourner ? Pour être déçu encore ? Pour constater que ces appels étaient destinés à quelqu’un d’autre ou qu’ils ne s’adressaient à personne ? « Hé ! Ho ! ». Elles continuaient à interpeller quelqu’un. Mais qui ? Peut-être un chien ? Peut-être cherchaient-elles à se faire remarquer par le maximum de gens, par goût de la provocation, par exhibitionnisme. Ou, peut-être, ne s’intéressaient-elles qu’à une seule personne. Aurais-je dû me retourner ? Me diriger vers elles ? Engager la conversation ? Les inviter à boire un verre ? À l’époque, je ne l’ai pas fait. Et maintenant, en revivant cette scène, je constate que je n’en suis toujours pas capable. Je n’ai jamais été doué pour les relations humaines, et je me rends compte que même quand il s’agit de relations virtuelles, alors que tout devrait être possible et facile, débarrassé de toute inhibition, je n’y arrive pas.

J’ai quelques regrets, et même beaucoup de regrets, mais je ne me plains pas. Le manque d’intérêt que j’ai suscité chez les autres me permet de disparaître en douceur, sans que personne ne s’en rende compte. J’aurai droit à un enterrement simple, presque incognito, sans fausse tristesse, sans pleureuse. Il n’y aura peut-être personne... seulement un grand sac rempli de viande pourrie jeté dans une fosse… et une armée d’asticots affamés...

D’ailleurs, moi-même je ne pourrai pas assister à mon propre enterrement, pour cause d’indisponibilité... Ha ! Ha ! Ha !

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Le 5 juillet : 50 kg.

J’ai des crampes terribles dans les mollets. Elles surviennent en général quand je suis allongé. Je dois me lever le plus vite possible pour atténuer la douleur. Mais je suis trop faible pour rester debout, je tombe, et il me faut plusieurs minutes pour me relever. Et pendant ce temps, la douleur me vrille les mollets. J’ai l’impression que les muscles se tortillent dans tous les sens, qu’ils vont être arrachés. Lorsque la crampe cesse, les muscles restent douloureux pendant des heures et des heures, et souvent une nouvelle crampe remplace la précédente avant que la douleur ne se soit apaisée, et de nouveau, je sens mes muscles se déchirer. Depuis plusieurs jours je supporte cet enfer, je passe de crampe en crampe, et à chaque fois, je me lève, je tombe, je me relève.

Quand les crampes s’atténuent, c’est la migraine qui prend le relais. C’est comme un étau qui m’écrase la tête. Dans les pires moments, j’ai la sensation que les os de mon crâne vont se briser sous l’effet de la pression, que mon cerveau va gicler à l’extérieur. Malheureusement, ce n’est qu’une impression. Si ça se produisait réellement, je n’aurais plus à m’en faire, je serais mort et débarrassé pour toujours de ces douleurs insupportables. Quand les migraines ou les crampes se produisent, quand je suis recroquevillé sur le sol, trop faible pour ramper vers une chaise ou un meuble qui m’aiderait à me relever, je n’ai plus envie de rien, je veux seulement que ça s’arrête... et pas seulement les douleurs, mais tout... tout... Et je me console en me disant que bientôt tout ça va vraiment s’achever. Bientôt, très bientôt... j’espère.

Je dors peu. Dès que les douleurs me laissent un peu de répit, la fatigue me plonge dans un sommeil léger, mais les cauchemars ne tardent pas à me réveiller. Avant, quand j’étais en bonne santé, je ne me souvenais plus de mes rêves quelques minutes après avoir rouvert les yeux. Mais maintenant, ils sont trop marquants, trop bizarres, pour que je les oublie. Je me rappelle celui de cette nuit. J’étais dans une salle qui ressemblait à une salle de classe. Il y avait beaucoup de gens. Ils parlaient. Je leur tournais le dos et j’entendais le bourdonnement incompréhensible de leurs conversations. Je prenais mon cartable, je l’ouvrais et je sortais des accessoires : une seringue, une petite cuillère, un cutter, un flacon d’alcool, du coton hydrophile, du sparadrap, un briquet. Je plaçais ces accessoires sur le bureau, en les rangeant dans un ordre bien précis. Tout à coup, je me rendais compte que tout le monde s’était tu dans mon dos. Je me retournais. Et je voyais que tous étaient en train de me regarder. Ils essayaient visiblement de comprendre mon rituel. Je me mettais alors en colère, et je leur disais brutalement : « Je ne veux plus entendre le bruit de vos respirations, je veux que vous repreniez vos conversations. Allez ! Parlez ! Tout de suite ! ». Et ils se remettaient à parler tandis que moi je leur tournais de nouveau le dos pour achever d’aligner mes accessoires sur le bureau. J’ouvrais le flacon d’alcool, je testais le tranchant du cutter, je vérifiais la pointe de la seringue, je sortais le sparadrap de son emballage, je prenais une poignée de coton, je nettoyais la cuillère. Enfin, heureux, j’admirais le résultat de mes efforts. Tout était bien aligné, prêt à être utilisé quand... je me suis réveillé, le corps envahi par les douleurs habituelles.

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Le 15 juillet : 45 kg.

Aujourd’hui, je suis resté au lit toute la journée. Le téléphone a sonné quelques instants mais je n’ai pas répondu. D’ailleurs, même si l’appelant avait insisté plus longtemps, je n’aurais pas pu me lever et décrocher assez vite, il me faut des heures pour parcourir les cinq mètres qui séparent mon lit du téléphone. De toute façon, je n’avais pas envie de répondre. C’était peut-être un appel publicitaire pour me vendre des stores « derniers modèles » ou une cuisine équipée « super-équipée ». Que ferais-je de ces stores neufs pour les quelques jours qui me restent à vivre ? Et une cuisine équipée ? Mon dernier repas date de si longtemps que j’ai presque oublié comment on allume une cuisinière.

Même si cet appel venait d’un ami, je ne regrette pas de ne pas avoir répondu. Je veux être seul, je ne veux parler à personne. Je veux mourir seul, en paix. Je ne veux pas avoir à me justifier. J’ai choisi de ne pas suivre l’avis du médecin, je ne veux pas être hospitalisé. C’est mon choix et je ne veux pas revenir dessus. Je mourrai certainement avec des douleurs atroces, pires que celles que je connais maintenant, mais je mourrai dignement, comme disent les gens en bonne santé, en sachant que je meurs et avec la volonté de mourir. La seule chose dont j’ai envie en ce moment, c’est d’une cigarette. Mais je n’ai pas le courage de me lever. Tant mieux, au moins je ne mourrai pas du cancer du poumon...

J’ai réussi à dormir un peu cette nuit. Je pourrais dire que j’ai passé une bonne nuit si je n’avais pas encore été réveillé en sursaut par un cauchemar. Dans celui-ci, je me regardais dans un miroir. J’avais un bouton sur le visage, ce genre de bouton gros et horrible, plein de jus jaunâtre, qu’on a envie de presser pour le vider et le faire disparaître. Donc, j’ai placé deux doigts sur les bords du bouton et j’ai appuyé fermement. Le liquide gluant est sorti violemment en émettant un petit bruit sec. Je me suis regardé dans le miroir, pour vérifier que le liquide s’était évacué complètement, et j’ai vu qu’à l’emplacement du bouton, il y avait désormais un trou assez grand. Affolé, j’ai frotté la blessure mais, au lieu de disparaître, le trou s’agrandissait. Il devenait énorme avec une bordure rouge et dégoulinante. J’ai ouvert l’armoire à pharmacie et j’ai pris tout ce qui m’est tombé sous la main, des crèmes, du coton, du sparadrap, et j’ai tenté de boucher le trou, mais dès que j’essayais de l’effacer, le trou s’élargissait. Et il grossissait, il grossissait de plus en plus, et je me demandais quelle taille il allait atteindre. Il était devenu aussi large qu’un ongle, j’aurais pu y enfoncer un doigt. Curieusement, je n’avais pas mal, mais le trou provoquait une démangeaison presque aussi insupportable qu’une douleur. Ne sachant plus que faire, j’ai enfoncé un doigt dans la plaie et j’ai senti quelque chose qui frétillait au fond. J’ai attrapé cette chose visqueuse qui essayait de m’échapper et j’ai tiré violemment pour l’extraire de la plaie. Je tenais entre mes doigts une petite larve répugnante qui se tortillait dans tous les sens, elle voulait certainement retourner dans le trou béant, là où elle était bien au chaud. Dégoûté, je l’ai jeté dans la cuvette des toilettes. Le trou sur mon visage était maintenant deux fois plus large qu’avant et la démangeaison n’avait pas cessé. J’y ai introduit alors deux doigts, le pouce et l’index, en forçant un peu, et j’ai senti quelque chose de très gros qui bougeait à l’intérieur, quelque chose qui semblait ramper dans ma chair. J’ai agrippé maladroitement cette chose et j’ai tiré très fort. La tête d’une énorme larve a commencé à sortir du trou. Je ne parvenais pas à l’extraire complètement, alors j’ai tiré fort, très fort, encore plus fort. Une des extrémités de la chose sortait peu à peu, en élargissant le trou, en craquelant la peau autour du trou. Enfin, j’ai retiré complètement la bête. Elle était grosse, immense. Je l’ai jetée n’importe où, le plus loin possible de moi, elle a fait un flop retentissant en tombant sur le sol, puis j’ai regardé à nouveau mon visage dans le miroir et... je n’ai rien vu. En fait, je n’avais plus de visage. A l’emplacement de mon visage, il n’y avait plus qu’un grand trou. Et... heureusement, à cet instant, je me suis réveillé.

Heureusement ? J’ai dit heureusement ? J’abandonne un cauchemar pour tomber dans un autre cauchemar, bien réel celui-là, et je prétends que c’est le bonheur...

Ces temps-ci, j’ai de plus en plus de crampes et les migraines ne me quittent plus. Mes muscles sont presque tétanisés. Je n’ai plus qu’une envie : disparaître le plus vite possible. Mais il faut que je sois patient. Après tout, si le médecin ne s’est pas trompé, il ne me reste que quelques jours...

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Le 18 juillet : 40 kg.

Mes doigts sont gourds comme si je les avais maintenus plusieurs heures dans une glacière. C’est la paralysie qui continue à s’étendre. Mon écriture est devenue une sorte de gribouillis infâme et presque illisible. Mais quelle importance ? Qui va me lire ? Tout le monde m’a oublié. C’est d’ailleurs ce que je souhaitais. Je ne quitte presque plus mon lit, c’est trop difficile de me lever. Je ne vais presque plus aux toilettes, et quand j’y vais c’est en rampant. Je n’ai pratiquement plus de déchets à éliminer... à part une matière sombre et sanglante...

Je passe mon temps à attendre, sur mon lit, allongé sur le dos, prostré. Les journées sont longues. Je vois le jour se lever, je vois le soleil apparaître, puis il se couche et c’est une nuit longue et interminable qui commence, puis c’est de nouveau le jour et une nouvelle journée démarre qui sera aussi interminable que la précédente. Voir la succession des jours et des nuits est ma seule occupation.

Pendant la journée, j’entends le ronronnement régulier des voitures, les motos pétaradantes. Si je fixe mon attention, j’ai presque l’impression d’entendre les gens parler dans la rue. Ils rient. Ils sont heureux. Qu’ils en profitent tant qu’ils sont en bonne santé. Je dis ça mais je ne le pense pas vraiment. Je hais les gens en bonne santé. Je hais les gens heureux. Pourquoi ne sont-ils pas à ma place en train d’agoniser ? Qu’ai-je fait de plus ou de moins qu’eux pour mériter ça ? Pourquoi moi ? Qu’ils crèvent tous...

Les douleurs sont si atroces que je dors à peine. Et quand je sombre dans le sommeil, je me réveille, terrorisé, quelques instants plus tard. Combien de jours me restent-il ? Cinq ? Dix ? C’est si long...

Dans mon dernier cauchemar, pour me remonter le moral, j’étais à la fois paralytique et muet. Toute la famille était là. Nous étions dehors, devant une table, il faisait beau. Le repas était terminé. J’avais le soleil qui me chauffait le crâne mais personne ne s’intéressait à mon inconfort. Il y avait un grand gaillard à côté de moi. Il parlait fort, il faisait de grands gestes. Je ne comprenais pas ce qu’il disait mais il n’arrêtait pas de parler. Il devait dire des choses passionnantes car tout le monde l’écoutait. Sans s’en rendre compte, en gesticulant, il m’a donné un petit coup sur la poitrine. J’ai essayé de me défendre, de lever le bras pour me protéger, mais j’étais paralytique, et je ne parvenais pas à faire le moindre petit mouvement. Et il continuait à parler, et il gesticulait, et il parlait. Emporté par la conversation, sa voix devenait de plus en plus forte, ses gestes se faisaient plus amples. Et, peut-être accidentellement, il m’a encore frappé sur la poitrine mais plus fort. Ce n’était pas trop grave mais, s’il ne se calmait pas, il risquait de m’éborgner. D’ailleurs, il ne s’en rendait pas compte, il était trop concentré à exposer ses idées, et chaque mouvement de ses mains aboutissait violemment contre ma poitrine, et personne ne voyait ce qu’il était en train de me faire. Je tentais de parler, de crier, mais j’étais muet, et aucun son ne sortait de ma gorge. J’essayais de bouger mon grand corps flasque, pour éviter ses coups, mais j’étais paralytique, et je ne pouvais pas bouger. J’essayais de jeter alentour des regards effrayés mais personne ne me voyait, tout le monde était absorbé par la conversation de plus en plus enflammée de mon bourreau. Et il continuait à parler, et à me frapper, doucement ou fort, selon le rythme de sa conversation et de ses idées. Mes regards de détresse n’ayant pas réussi à retenir l’attention, j’ai jeté autour de moi un regard de colère. Mais, décidément, rien n’y faisait. Même ma fureur n’était pas suffisante pour m’attirer la moindre parcelle d’intérêt de leur part. Il n’y avait personne pour voir mon supplice. Personne pour me protéger. Ils étaient tous obnubilés, ensorcelés par ce beau parleur. Et je n’existais pas, je n’existais plus pour eux. Et après... je ne sais pas ce qui s’est passé : je me suis réveillé.

Dans la vie réelle, il n’y avait pas de tortionnaire pour me martyriser mais la douleur était tout de même atroce.

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Le 19 juillet : 39 kg.

On ne m’a pas totalement oublié. Aujourd’hui, le téléphone a sonné plusieurs fois. Cette sonnerie stridente qui se superposait à ma migraine était insupportable. Le plus étonnant, c’est que certains de ces appels n’étaient pas publicitaires. C’était des amis, la famille. Quelques-uns ont laissé des messages sur le répondeur. Ils ne sont pas vraiment inquiets à mon sujet, et c’est tant mieux. En temps normal, je téléphone rarement, seulement quand c’est indispensable. Alors ils ont pris l’habitude de ne pas avoir de mes nouvelles pendant de longues périodes. Et d’ailleurs, pourquoi s’inquièteraient-ils ? Je ne suis pas allé crier mon agonie sur les toits, et donc personne ne sait que je vais mourir, à part mon médecin et moi. 

Les messages laissés sur le répondeur étaient courts et plutôt joyeux. « Alors, comment ça va ? ». « Que deviens-tu ? ». « Rappelle-moi, si tu veux ». « Ici, tout le monde va bien. Et toi ? ». Sans s’en rendre compte, ils m’ont fait mal. Je comprends qu’ils soient heureux et insouciants. Et comme ils ignorent ma maladie, je comprends qu’ils ne prennent pas de gants en me parlant de ma santé. Mais je ne peux pas supporter toute cette joie quand je pense à tous ces jours de souffrance qui m’attendent. Je les comprends... mais je ne leur pardonne pas leur bonheur. Je n’ai répondu à aucun appel. Je ne peux pas et je ne veux pas. Et je ne rappellerai personne, y compris les gens que j’aime. Ils finiront par m’oublier. Je l’espère.

En écoutant les messages de ma famille, je me suis souvenu de mon enfance, quand on m’accueillait, à la boulangerie ou à l’épicerie, avec un gentil : « bonjour, petit ». Et je me rends compte tout à coup qu’on ne me saluera jamais en me disant « bonjour, papy ». J’ai oublié ma réaction quand on me disait « bonjour petit », je devais bafouiller un vague « b’jour » en rougissant. Mais plus tard, à l’adolescence, quand ce salut est devenu : « bonjour, jeune homme », je me souviens qu’être traité de jeune homme me déplaisait. Pourquoi « bonjour, jeune homme », alors que les autres avaient droit à un classique « bonjour, monsieur » ? Je prenais ce qualificatif de jeune homme comme une insulte, j’avais l’impression qu’on me considérait comme un être à part, indigne de figurer parmi les grands. Puis un jour, je ne sais pas quand, ça a dû se passer de manière trop progressive pour être perceptible, on a commencé à me dire « bonjour, monsieur ». Quelle joie, j’aurais dû éprouver alors ! Je venais enfin de franchir la barrière qui me séparait des gens normaux. J’étais enfin un adulte. Mais au lieu de me rendre heureux, ça m’a fait un effet bizarre. Tout à coup, je venais de comprendre qu’une étape de ma vie, celle de l’enfance, s’était achevée. J’entamais l’étape suivante, la plus longue, celle qui me mènerait peu à peu jusqu’au déclin. Après, ce serait l’ultime étape, la vieillesse, au cours de laquelle j’aurais droit aux sympathiques et inquiétants « bonjour, papy » ou « bonjour, grand-père ». Et après, plus rien, la mort...

J’ai décidément de la chance : je vais abréger la deuxième étape et carrément être exempté de la troisième...

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Le 20 juillet : 38 kg.

Encore le téléphone, encore des messages. C’est sans importance.

Ça fait trois mois aujourd’hui que tout a basculé. C’est une sorte d’anniversaire. Comment fêter ça ? Avec le champagne et les petits fours ? Je divague. Je réfléchis de plus en plus difficilement avec cette migraine et ces crampes et ces douleurs de toutes sortes. Et ce téléphone qui n’arrête pas de sonner...

Je ne me lève plus du tout. Le seul décor que je vois est le plafond blanc. Je le connais désormais par coeur. Je pourrais décrire la moindre fissure, la moindre bosse, la moindre craquelure. Je me sens capable de faire une étude complète sur les nuances de blanc de mon plafond. Moi qui croyais jusqu’ici que le blanc n’était que du blanc, je sais maintenant qu’il y a des milliers de sorte de blanc, depuis le blanc très blanc jusqu’au blanc à la limite du gris. En regardant bien, je peux même voir des formes au milieu de ces infimes nuances de blanc. Ici, j’aperçois un cheval, avec une toile d’araignée pour représenter la queue frétillante. Là, c’est un chien avec sa gueule ouverte et sa langue pendante. Plus loin, je vois un enfant sur une balançoire. Et là-bas, un chat immobile regarde dans un trou de souris. Comme je n’ai rien d’autre à faire, j’analyse mon plafond en profondeur, et j’y découvre une vie foisonnante qui contraste avec ma solitude, mon immobilité.

Je n’écris plus de manière conventionnelle, avec un crayon et un papier. J’en suis incapable. Mes muscles sont morts. Je ne peux plus bouger. Je n’écris plus que dans ma tête. Je suis mon seul lecteur. Et toutes ces pensées disparaîtront avec moi.

Je me demande quel sera l’état de mon corps, après ma mort, quand les équipes de secours viendront le chercher pour le conduire vers la morgue. Combien de temps faudra-t-il pour qu’on s’inquiète de ma disparition ? Deux semaines ? Trois semaines ? Ma carcasse n’est pas très belle à voir maintenant, et elle ne risque pas de s’améliorer avec le temps. Avant qu’on ne découvre mon corps, les insectes auront eu le temps de dévorer en partie ma chair pourrissante, mes fluides se seront échappés par mes orifices béants pour se répandre sur les draps et s’écouler sur le sol. L’odeur sera épouvantable. Heureusement que je ne serai pas là pour me voir et me sentir. Moi qui aime tant la propreté, je ne laisserai derrière moi qu’une carcasse pourrissante et nauséabonde. Je pense à ces pauvres gens qui entreront dans ma chambre et qui verront cette horrible créature gisant sur le lit. Je vois leurs grimaces quand ils seront incommodés par cette abominable odeur de charogne. J’espère qu’ils penseront à mettre un masque afin d’atténuer l’odeur. Après, ils m’envelopperont dans un sac étanche qu’ils fermeront, puis ils me soulèveront (ou plus précisément, ils soulèveront mon corps puisque je ne serai plus vraiment là à ce moment) et ils m’emmèneront à la morgue où je séjournerai quelques temps avec mes semblables avant d’être enterré puis oublié définitivement.

Je respire mal. Mes poumons ne vont pas tarder à flancher comme le reste de mon corps. A moins que ce ne soit le coeur qui lâche en premier. C’est long, de plus en plus long. Je sais que la fin est proche, quelques heures, au pire un jour ou deux. Mais que c’est long, long...

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Le 21 juillet : 37,5 kg.

Le téléphone ne sonne plus. Enfin. Je pensais pouvoir réfléchir plus librement sans cette sonnerie, mais non... D’ailleurs, à quoi pourrais-je réfléchir ? Et à quoi bon réfléchir ? Dans quelques heures, ce sera fini, et les quelques pensées intelligentes que j’aurais pu assembler disparaîtront en même temps que ma dernière étincelle de vie.

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Le 21 juillet plus tard : 37,4 kg.

Je n’ai plus mal. Je viens de m’en rendre compte. Plus de crampe, plus de migraine. Je me sens comme apaisé après une terrible tempête qui m’a ravagé le corps. Je suis presque bien. Calme, détendu. Si ça continue ainsi, contrairement à ce que je pensais, la mort ne sera pas douloureuse. Ce sera une mort douce, tranquille. Que souhaiter de plus ? Mourir dans son lit, sans douleur. Tout est pour le mieux. Je nage dans le bonheur, dans la félicité. L’euphorie me submerge. Je vais passer enfin de l’autre côté. Et qui sait ? J’y découvrirai peut-être le paradis. Ou un ailleurs que j’appellerai un paradis.

Je ne vais peut-être pas vraiment mourir... Il y a peut-être une vie après... Une sorte de vie...

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Le 21 juillet plus tard : 37,1 kg.

J’ai peur... Je me sens mal... mal... mal...


Un cadavre pas beau
 


Le 9 juin 2006.

Fabrice Guyot.