Somnolence.


 
Un beau jouuuur, ou peut-être une nuiiiiiiit…

Le ciel est lourd, noir et menaçant. Nous marchons comme une armée de damnés en quête de la grâce et de la rédemption. Nous défilons comme une foule affamée poursuivant la richesse et le bonheur. Nous parcourons des distances inimaginables, sans nous reposer, sans panser nos plaies, sans étancher notre soif, sans assouvir notre faim, sans satisfaire nos besoins primaires, nous ressemblons à un torrent déchaîné que nul ne peut arrêter. Nous sommes en transe, nous ne pensons plus, nous sommes des machines humaines, il nous faut avancer sans répit si nous voulons atteindre notre destination et nous en payons le prix avec notre chair et avec notre âme. Nous nous heurtons et nous glissons et nous chutons et nous rampons et nous sommes piétinés et déchirés et blessés et tués. Les plus forts se relèvent, ils s’élancent et avancent encore et encore, ils bousculent et ils piétinent et ils foulent et ils écrasent. Nous sommes impitoyables et nous culbutons tous ceux qui entravent nos mouvements et nous retardent, nous broyons tous ceux qui nous gênent et nous détournent de notre but. Au loin, s’élèvent le mur et la porte et, derrière la porte, il y a le cachot. Nous cheminons vers le mur, le mur immense qui s’élève si haut que les nuages noirs s’accrochent, se brisent et se disloquent contre son sommet. Nous marchons vers la porte, la porte monumentale construite, dit-on, dans un lointain passé par une armée de géants morts d’épuisement après avoir achevé leur tâche. Nous courons vers la porte monumentale et, derrière la porte, il y a le cachot secret et dans le cachot, il y a… 

Près d'un laaaac, je m'étais endormiiiiiiie…

Nous sommes nus, nos corps sont luisants de sueur, nous sommes exténués et affamés et assoiffés et affaiblis et blessés. Nous marchons depuis si longtemps que nous avons presque oublié les continents et les pays et les provinces et les villages qui nous ont vus naître. Nous allons droit devant nous, et notre instinct nous pousse à avancer encore et encore, mais nous sommes heureux car nous avons le sentiment que bientôt notre interminable quête s’achèvera. Nous sommes fatigués et malades et nos pieds meurtris laissent des traces écarlates sur le sol poussiéreux, notre sang et notre sueur et tous nos fluides se répandent sur la terre qui se transforme en boue derrière nos pas et nous glissons et nous chutons et nous nous relevons et nous avançons encore et encore. Nos regards fixent l’au-delà comme si nous étions des déments et nos yeux sont fous et nos gestes sont insensés. Nous marchons vers le mur et nous voyons les treuils et les poulies et les cordes et les leviers. Des dépouilles d’hommes jonchent la route et nous piétinons ces corps sans vie et nous foulons ces carcasses inutiles et nous écrasons ces chairs et ces os qui ne sont plus humains. Nous avançons vers les treuils et les poulies et les cordes et les leviers. Nous avançons vers le mur immense et vers la porte monumentale et vers le cachot secret…

Quand soudaiiiin, semblant crever le cieeeel,
et venant de nulle paaaart, surgit un aigle noiiiiir…

Une grande ombre s’abat sur la terre, elle s’étend, elle se répand, elle nous couvre, elle nous recouvre, elle nous envahit, elle nous submerge, elle nous noie, elle nous dévore. Nous baignons dans le noir et dans le froid, le ciel est noir, le sol est noir, les hommes sont noirs. Nous sommes tremblants, nous avons froid, nous avons peur, nous sommes aveuglés par l’obscurité et nous ne voyons plus que le mur immense et la porte monumentale et les treuils et les poulies et les cordes et les leviers. Le ciel noir bouge et ondule, il s’agite et s’élève et s’abaisse, il est vivant, il respire, il soupire, il vient et il part, il revient et il repart et il s’en va et il s’éloigne. Le soleil réapparaît et le ciel s’embrase brusquement, l’éclat du jour nous transperce les yeux, nous brûle le corps, nous frappe et nous perfore la tête. Le grand oiseau noir nous a caressés, son ombre nous a embrassés, puis il est parti, il vole maintenant vers l’ailleurs, vers l’inconnu, il disparaît derrière l’horizon en feu. Nous reprenons notre marche vers les treuils et les poulies et les cordes et les leviers. Nous courons vers le mur immense et vers la porte monumentale et vers le cachot secret où le prisonnier nous attend…

C'est alors que je l'ai reconnuuuuu, surgissant du passééééé…
 
Nous sommes arrivés au bas du mur, nous sommes en face de la porte. Des milliers de cordes s’agitent au-dessus de nos têtes et nous les saisissons fermement. Des milliers de leviers se dressent à nos pieds et nous les empoignons solidement. Nous sommes des millions d’hommes et nous tremblons d’impatience et de peur, de joie et de tristesse, de fierté et d’humilité, nous sommes des esclaves prêts à servir notre maître. Nous attendons l’ordre de hisser, l’ordre de pousser. Au signal, nous tirons les cordes et nous tirons et nous tirons, « HO ! HISSE ! HO ! HISSE !», nous tirons encore et encore. Nous poussons les leviers et nous poussons et nous poussons, « HO ! HISSE ! HO ! HISSE !», nous poussons encore et encore. Un immense bruit se répand dans la foule, un énorme râle sorti de millions de gorges s’épanouit pour exprimer l’effort surhumain et nous tirons sur les cordes et les axes grincent et nous hurlons encore pour nous donner du courage et de la force. Et nous poussons sur les leviers et nous tirons sur les cordes et la porte monumentale tremble et vibre et se meut, les millions de tonnes de bois et de métal se déplacent lentement, très lentement, la porte craque et grince et s’entrouvre, la foule rugissante salue ce miracle et, au milieu du fracas infernal, la porte craque encore et grince encore et continue à s’ouvrir lentement, très lentement.

Derrière la porte, il y a le cachot, le cachot secret. Et dans le cachot secret, il y a le prisonnier. Il est là, dans le cachot. Il s’y est enfermé lui-même pour ne plus voir, pour ne plus entendre, pour ne plus sentir, pour ne plus toucher, pour ne plus goûter, pour ne plus vivre, pour ne plus aimer, pour ne plus être aimé. Il s’est enfermé depuis si longtemps qu’aucun homme vivant ne l’a jamais vu, nul ne sait s’il est toujours en vie, nul ne sait s’il existe ou s’il a existé. Il attendait, il attendait depuis des siècles et des siècles. Et maintenant il veut sortir, il veut vivre, il veut aimer, il veut être aimé, il veut sentir le doux parfum d’une bien-aimée, il veut toucher la tendre peau d’une bien-aimée, il veut goûter la délicieuse saveur d’une bien-aimée, il veut voir la majestueuse beauté d’une bien-aimée, il veut entendre le doux chant d’une bien-aimée.

La porte est ouverte, le cachot est ouvert, le prisonnier est libéré et…

… : Sud-ouest 4 à 5, fraîchissant 5 à 6 demain matin et virant progressivement secteur Ouest par l'ouest. Mer agitée, devenant forte au nord. Pluies demain…

Le ciel est si chargé de nuages noirs qu’il fait presque nuit. La pluie torrentielle dure depuis des heures et il pleuvra, je pense, toute la journée et peut-être aussi cette nuit. Les trombes d’eau qui se sont abattues sur le jardin ont tout dévasté, mes rangées de fleurs et mes plants de légumes ont été emportés et la pelouse est devenue un immense bourbier qui ressemble à un marécage. S’il continue à pleuvoir, les arbres seront eux aussi déracinés et charriés par le courant, l’eau continuera de monter et elle envahira le rez-de-chaussée de la maison et je n’aurai pas d’autre solution que de monter au premier étage pour m’abriter. La rivière a dû quitter son lit car la route devant la maison s’est transformée en torrent boueux qui emporte tout sur son passage, des poubelles, des arbres, des voitures, des poteaux électriques brisés, des portes et des fenêtres, des débris de toitures, des bestiaux. Et peut-être des humains…

Une voiture est restée bloquée contre le pilier du pont qui surplombe la route, à dix mètres de la maison. En regardant à ma fenêtre, au travers de la vitre mouillée, je peux voir des ombres bouger à l’intérieur de la voiture. J’ai du mal à imaginer qu’il y ait des gens assez imprudents pour oser circuler au milieu de pareilles intempéries. Bizarrement, ces gens paraissent assez calmes au milieu de la terrible tempête, ils semblent attendre patiemment l’arrêt de la pluie torrentielle, la baisse du niveau de l’eau, et ils espèrent repartir après, sans dommage. Mais ce ne sont que des crétins ! Ils se croient bêtement à l’abri dans leur petite voiture de tourisme comme si elle pouvait résister à un déluge aussi terrifiant. En les voyant ainsi, aussi impassibles que s’ils étaient en train de pique-niquer (et d’ailleurs, ils vont peut-être déjeuner tranquillement dans leur voiture, pour passer le temps…), je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils sont fous à lier, que des gens comme ça devraient être enfermés, qu’ils ne devraient même pas être autorisés à vivre. La voiture tremble sous les coups de boutoir du torrent, elle est secouée quand d’énormes débris drainés par le courant viennent la frapper de plein fouet. Je suis sûr qu’elle ne va pas tarder à être emportée comme un fétu de paille, en entraînant ses passagers dans la mort. Et ces gens, inconscients du danger qui les menacent, ne s’affolent pas, ils sont peut-être en train de rigoler en écoutant un comique à la radio, ils se racontent peut-être des histoires drôles.

Heureusement qu’il y a des personnes responsables comme moi, toujours prêtes à secourir les pauvres gens en détresse. Ils me font penser à des malheureux naufragés (même s’ils  ne sont pas encore des naufragés et qu’ils n’ont pas l’air si malheureux) et, qu’ils le veuillent ou non, je vais aller les sauver. Je mets mon ciré et je me précipite dehors. J’ai dix mètres à parcourir dans le torrent et je franchis lentement cette distance en me retenant solidement au grillage qui sépare le jardin de la route inondée. En avançant prudemment, pas à pas, je parviens enfin près de la voiture. Je crie et j’agite la main pour alerter les passagers mais ils ne me remarquent pas tout de suite. Le bruit assourdissant de la pluie torrentielle et de l’inondation couvre ma voix et je m’entends à peine crier. Cependant, je continue à hurler et j’essaie d’avancer un peu plus, tout en m’agrippant toujours aussi fermement au grillage.

Enfin, après un temps interminable, mes efforts surhumains portent leurs fruits et les passagers me voient. Comme je l’avais pensé, ils sont assez surpris et presque amusés que je vienne les secourir. Une telle impassibilité me prouve que ce sont vraiment des imbéciles. L’homme assis à la place du conducteur me crie quelque chose que je n’entends pas, nous crions tous les deux, mais c’est un dialogue de sourds. Il rigole avec ses amis et moi je commence à être très en colère. Ce sont des fous dangereux, il vont mourir et cela semble les réjouir. Je continue à crier, à agiter la main en essayant de donner à mon visage une expression sévère pour leur faire comprendre que leur attitude me semble inconvenante. Après tout, je risque ma vie pour eux, ils pourraient au moins me faciliter leur sauvetage. J’ai fermé mon poing et j’agite ma main coléreuse près de la portière et ça les fait rigoler encore plus. Au cours de ce dialogue de gestes, je pourrais plus facilement m’exprimer avec mes deux mains, mais je n’en ai qu’une de libre car je me retiens au grillage avec l’autre. Il me semble percevoir quelques mots par-dessus le fracas de l’eau en furie : « …pas besoin … aide ... tranquille ... aucun danger … m’embêtez … pas bouger … rigolo …».

… : Ouest à Sud-ouest 5, mais localement Sud à Sud-ouest 6 à 7 sur l'est en début de nuit, fraîchissant 6 à 7 dans la nuit, puis fraîchissant Ouest à Nord-ouest 7 à 8 passagèrement 6 demain après-midi. Fortes rafales. Mer forte, devenant très forte à grosse. Pluies suivies de grains…

Ces pauvres imbéciles vont être entraînés par le formidable courant mais ils ne veulent pas le comprendre et je n’ai aucun moyen de les rendre intelligents. La voiture est de plus en plus secouée, son arrière se déplace peu à peu vers l’avant et, quand il aura complètement basculé, le véhicule ne sera plus retenu par les piliers du pont et il sera emporté et brisé et ses occupants seront noyés ou fracassés contre un obstacle. Je me rapproche encore plus, je ne suis plus qu’à quelques centimètres de la portière arrière, dans une position très dangereuse car je peux à tout moment être écrasé entre la voiture et le grillage. Je ne me retiens au grillage mouillé et glissant que par le bout de mes doigts ensanglantés. Mais je ne vais pas abandonner mes naufragés maintenant, je continue à agiter ma main libre et à hurler pour qu’ils prennent enfin conscience du danger qu’ils courent en restant là à ne rien faire. Mais ils persistent à ne pas vouloir bouger, j’ai l’air de les ennuyer et ils me font même des signes pour me dire de m’en aller. Au début, je les amusais et je voyais leurs visages hilares, et maintenant je les embête et je n’ai droit qu’à des regards irrités et des gestes grossiers. Comment peut-on naître aussi idiots ? Une telle bêtise est-elle innée ou faut-il des années d’entraînement pour l’acquérir ? Je suis sûr que, en rejetant mon aide, ils vont être gravement blessés ou pire.

A force de faire des efforts, mes doigts fatigués et douloureux glissent et lâchent le grillage et je suis emporté immédiatement par le courant. Mon épaule heurte brutalement un pilier du pont, ma tête, projetée vers l’avant, cogne contre la pierre. Je suis entraîné par l’eau boueuse et je ne peux m’agripper à aucun support fixe, plus rien ne peut m’arrêter. Je suis submergé et je respire difficilement en avalant beaucoup d’eau boueuse. Je suis bousculé par les branches d’arbres et par les poubelles qui surnagent dans le torrent, les coups que je reçois sont si violents que tout mon corps est écorché et endolori. Devant moi, je vois brièvement une bouche d’évacuation des eaux dont la grille a été ouverte, et je reprends un peu espoir car, avec de la chance, je pense pouvoir m’accrocher à cette grille qui semble solidement attachée au sol par une charnière. Malheureusement, au moment où je lève la main pour attraper la grille, je suis frappé et presque assommé par un gros objet que je n’ai pas le temps de voir. Puis je sens que mon corps tombe, je descends comme si j’étais avalé par le sol, je suis entraîné irrémédiablement par l’eau qui pénètre dans la bouche d’évacuation. Pendant un temps infime, j’entrevois les regards amusés des passagers de la voiture, puis je disparais pour toujours dans le trou béant et liquide. Un jour, quand on nettoiera les égouts, on retrouvera peut-être mon cadavre disloqué, boursouflé et pourri…
 
… s’est suicidé. On a retrouvé sur sa table de nuit un tube de somnifère vide…

Je me réveille et j’ouvre les yeux. Je suis dans une chambre assez petite dont les murs sont couverts d’un papier avec de grosses fleurs rouges. Le plafond est peint en rose très pâle, ce qui me semble a priori un peu bizarre, mais finalement ce rose délicat associé aux fleurs rouges du papier peint n’est pas désagréable à voir. La pièce est très encombrée car, outre le lit, il y a de nombreux meubles et trois fauteuils dont le tissu est un peu défraîchi. Je ne sais pas comment je suis arrivé ici mais cette pièce me rappelle quelque chose. Je suis sûr d’être déjà venu ici mais, comme je viens juste de me réveiller, j’ai beaucoup de mal à me souvenir et même à réfléchir. J’ai encore tellement sommeil que j’essaie de me rendormir, mais bien sûr je suis trop agité pour y parvenir. Mon trouble vient du fait de me réveiller dans cette pièce, sans savoir comment j’y suis venu. Mais je suis aussi troublé parce que cette chambre éveille en moi, non des souvenirs précis, mais de vagues réminiscences que je n’arrive pas à situer dans le temps. Comme je suis incapable de me calmer, je me lève et j’explore la pièce, les bustes de grands compositeurs, Wagner, Beethoven, Verdi, les beaux vases anciens souvent ébréchés, les portraits de famille encadrés, les objets en cuivre accrochés aux murs ou au plafond, les coffrets à bijoux, les boîtes remplies de photos jaunies, les rideaux et le couvre-lit jaunes. Et soudain…

A côté du tube de somnifères, se trouvait une boîte remplie de photos de famille…


La chambre


… soudain je me souviens de cette chambre. Si elle éveille en moi une multitude d’émotions, c’est parce que j’y ai vécu une partie de mon enfance. Ca fait des années que je n’habite plus là, et je ne comprends pas pourquoi j’ai dormi dans ce lit, mais il n’y a pas de doute, je connais trop bien cet endroit pour le confondre avec un autre. Le fait de me souvenir de cette pièce me tranquillise un peu, même si cela n’explique ni comment ni pourquoi j’y suis. Logiquement, cette pièce ne devrait plus exister, l’immeuble a été démoli depuis très longtemps et les meubles ont été perdus ou dispersés dans des endroits divers. Cette chambre ne fait pas partie du présent, c’est un vestige du passé, un fragment de mon passé.

J’ouvre la porte pour explorer le reste de l’appartement et je rencontre… des gens… Je ne sais pas comment m’exprimer, je ne pense pas qu’il y ait des mots pour expliquer, pour décrire ce que je vois. Ces personnes ne sont pas vraiment des humains, ou plus précisément, ils ne peuvent pas être des humains. Des fantômes ? C’est peut-être le mot le plus approprié. Et pourtant ce ne sont pas des êtres évanescents, ils donnent vraiment l’impression d’être vivants, ils parlent, ils lisent, ils rient, ils semblent parfaitement normaux. Mais… le problème, c’est que… ils ne peuvent pas être des gens normaux. C’est impossible… parce que… ces personnes que je vois si jeunes, si vivantes… ces personnes ne peuvent pas être vivantes, elles ne peuvent pas être jeunes.

Tous ces gens, dans le monde réel, sont vieux ou morts. Ils ne peuvent pas être vivants car je les ai vus, il y a longtemps, reposer dans leurs cercueils ou agoniser à l’hôpital. Ceux qui sont toujours vivants, je les ai vus récemment, le visage vieilli et marqué par l’âge. J’ai l’impression de regarder une photo ancienne, un instantané pris il y a 35 ans dans cet appartement. Je vois mon père qui lit le journal, ma mère assise qui regarde dans le vague. Mes frères sont tels qu’ils étaient à l’époque, joueurs et bagarreurs, ils courent et jacassent et crient et rient de leurs bêtises. Ma sœur est là, elle a dix ans, elle est un peu isolée, elle vit encore dans le monde intérieur de l’enfance. Je vois les deux chats de mon enfance qui se prélassent sur l’appareil de chauffage, l’un est roux et l’autre siamois, ils sont beaux. Tout a l’air si vrai, ces gens sont si vivants alors qu’ils ne peuvent pas plus exister que cet appartement qui a été détruit depuis plusieurs années.

Je suis un peu effrayé mais aussi attiré et ému par tous ces visages que j’ai aimés et que je regrette tant. Je veux les toucher, les prendre dans mes bras, mais ma main passe au travers de leurs corps, ils ne me voient pas, ils continuent à lire, à jouer, à parler, à penser. Je voudrais me blottir dans les bras de ma mère et lui dire des choses que je n’ai jamais su lui dire quand elle était en vie, mais mes bras et mes mains sont impuissants à la saisir. Je tente de caresser les deux chats, serrés l’un contre l’autre, qui ronronnent comme s’ils étaient heureux de vivre, mais ma main ne touche que du vide ; ils sont morts depuis si longtemps. J’essaie de parler mais personne ne m’entend, personne ne me répond. Enervé, je deviens violent et je veux les frapper, les bousculer, mais ma colère est inutile. Je suis sûr d’être le seul être réel face à des fantômes venus du passé et pourtant j’ai l’impression d’être un mort face à des vivants indifférents.

… a été tué d’un coup de couteau dans le dos…

Soudain, j’entends une voix, une voix un peu bizarre, un peu inquiétante, mais je suis soulagé car elle s’adresse à moi. Je ne sais pas d’où elle provient, je ne comprends pas encore ce qu’elle me dit mais j’ai la sensation d’être moins seul, moins abandonné. Enfin, on me parle, on m’accepte dans ce monde de fantômes. Cette voix semble provenir de l’un de ces fantômes… ou même de tous les fantômes. Mais ce ne sont pas les fantômes qui me parlent, je vois qu’ils se désintéressent toujours de moi, comme si je ne faisais pas partie de leur monde. La voix sort des fantômes, tout en étant à l’extérieur d’eux. Je crois comprendre que les fantômes sont habités alternativement par un esprit, un esprit qui les parasite et les ronge, et cet esprit me parle et me dit qu’il veut me posséder, moi aussi. Il passe d’un fantôme à un autre si souvent que sa voix me parvient de tous les côtés. Il me dit que je suis le seul à ne pas être habité par lui, que je suis le seul à lui résister. Il me dit qu’il est très en colère contre moi et qu’il veut me prendre tout de suite. Il me dit que je ne peux pas lui échapper, que si je lui résiste encore, il viendra me conquérir par la force, s’il le faut…

… une grande affluence dans les restaurants ce week-end…

Brusquement je me retrouve devant une table garnie, nous sommes tous réunis autour d’un repas de famille. Les fantômes se serrent la main ou s’embrassent chaleureusement. Je suis toujours maintenu à l’écart de leurs réjouissances, même l’esprit ne me parle plus, comme s’il avait abandonné l’idée de m’emporter. Tout à coup, je ressens une vive douleur dans le dos, comme si on me frappait. Mais qui pourrait me frapper ? Les fantômes sont immatériels, comme j’ai pu le constater en essayant de les toucher, et ils ne s’intéressent pas à moi. Je regarde, je me tords le cou pour voir le bas de mon dos, là où j’ai mal, et je vois l’esprit, il est accroché et… il est en train de me dévorer…

Le ministère de l’intérieur a publié les chiffres de la criminalité de l’année 2003. On constate une recrudescence de vol à l’arraché…

Il est 18 h et je sors du bureau avec un collègue. Nous sommes fatigués et nous décidons d’aller boire un verre pour nous détendre un peu avant de rentrer. Au bar, nous commandons des bières. Nous aimons tous deux la littérature et la conversation dévie bien sûr sur ce sujet. Après avoir bu notre bière, nous sortons du bar et nous nous séparons. Vais-je rentrer chez moi en métro ou à pieds ? Bon, comme je suis fatigué et pressé, je me dirige vers le métro.

+ 10 % de vols dans le métro parisien. + 20 % de vols dans les rues de la capitale…

En marchant, j’éprouve comme une sensation étrange dans la main. Je regarde, pour connaître la raison de cette impression si désagréable et… je ressens un choc. Je suis sorti du bureau avec une sacoche noire en imitation cuir, une sacoche tout à fait ordinaire, et j’ai dans la main une sacoche en cuir marron. Décidément, je ne suis pas très en forme ce soir, j’ai dû faire une erreur en sortant du bar et échanger ma sacoche contre une autre. C’est un peu risible, et j’en rirai peut-être demain, mais pour l’instant je suis très fâché et inquiet, car ma carte de métro, mes clés, mon portefeuille, tout se trouve dans ma sacoche noire et, si je l’ai perdue, je ne pourrai plus rentrer chez moi. Mais comme je suis optimiste, il n’est peut-être pas trop tard pour réparer ma bévue, alors je retourne au bar.

Avant d’arriver au bar, j’ai comme une impression de malaise, un trouble diffus mais très désagréable. Est-il possible que je fasse une erreur, une grave erreur ? Cette sacoche marron, que je tiens dans ma main, ne serait-elle pas ma vraie sacoche ? Hier, il me semble, j’avais déjà cette sacoche. Mais… depuis quand ai-je cette sacoche marron ? Hier ? Peut-être… Avant-hier ? Peut-être aussi… Mais, alors, la sacoche noire, dont je garde le souvenir, où est-elle ? Depuis quand ne l’ai-je pas utilisée ? Je finis même par douter de son existence. Aurais-je inventé cette sacoche noire ? Depuis quand ? Aujourd’hui ? Ou depuis très longtemps ? Je croyais avoir une sacoche noire alors qu’elle a toujours été marron ?

Je commence à avoir des doutes sur ma santé mentale, je perds la boule. Ca doit être dû au stress, il faut que je prenne des vacances si je ne veux pas finir dans un asile, assommé par les tranquillisants. Bon, je vais réfléchir, en essayant de garder mon calme. Ce n’est pas en paniquant que je vais faire disparaître mon angoisse. J’ouvre la sacoche et je regarde son contenu : un portefeuille, des clés. Pour l’instant, tout va bien. Je sors calmement la carte d’identité du portefeuille et… je vois que cette carte n’est pas à moi. Donc, c’est bien ce que je pensais, cette sacoche n’est pas à moi. Je fouille dans le portefeuille pour trouver d’autres indices et je ne reconnais rien. Ce permis de conduire n’est pas à moi, cette photo de femme, ces photos d’enfants ne sont pas à moi. Je n’ai jamais eu le permis de conduire, je ne suis pas marié, je n’ai pas d’enfant. Je re-vérifie la carte d’identité, la photo représente un homme avec des lunettes, une petite moustache, un peu chauve, or je n’ai jamais porté de lunettes, je n’ai pas de moustache et je suis fier de ma belle chevelure. Et en plus le nom sur la carte d’identité n’est pas mon nom.

… les succès de la chirurgie esthétique dont va nous parler le docteur…

Cette sacoche n’est pas à moi et je vais retourner au bar pour voir si je peux récupérer la mienne. Mais… d’où me vient le souvenir de cette sacoche marron ? Même si j’ai été surpris de la trouver dans ma main ce soir, je suis sûr, presque sûr, qu’elle m’appartient. En me dirigeant vers le bar, je passe devant une vitrine et je vois mon reflet. Je vois mon reflet et… je m’arrête. Je vois mon reflet et… je me sens devenir fou. Je suis fou ou… je suis vraiment très fatigué. Mon visage… n’est plus mon visage. L’homme dont je vois le reflet dans la vitrine, en principe mon reflet, cet homme… n’est pas moi. Le visage de la vitrine est celui de la carte d’identité, celui du permis de conduite, il porte des lunettes et une petite moustache, il est un peu chauve. Je suis certain que ce n’est pas mon visage. Je n’ai jamais eu ce visage, je ne peux pas avoir ce visage. Je déteste les lunettes et, si j’avais été myope, j’aurais porté des lentilles plutôt que ce mélange de métal et de verre qui mange une partie du visage. Je hais la moustache et je me suis toujours soigneusement rasé tous les matins. Quant à la calvitie, jamais je ne pourrais supporter une telle horreur. J’ai toujours été satisfait... comment dirai-je… de mon charme, de la finesse de mes traits. Les femmes me trouvent plutôt beau et je n’ai jamais éprouvé le besoin de les contredire sur ce point. Or le visage de cet homme est laid. Je ne peux pas être cet homme, je ne veux pas être cet homme.

… un terrible tremblement de terre au Japon. On ne connaît pas encore le nombre de victimes…

Je cours… Je suis terrifié, ma plus grande crainte s’est sans doute réalisée, j’ai perdu la mémoire, je suis devenu fou, je ne sais plus qui je suis. Je ne sais même plus où je me trouve, je suis dans une grande rue au milieu d’une foule dense. Je cours et je bouscule les passants, j’essaie de cacher mon visage, j’ai l’impression que tout le monde me voit et ricane de ma laideur, je cours et je suis essoufflé et je veux me dissimuler quelque part, dans un trou, là où plus personne ne pourra me voir, là où je ne me verrai plus. Au loin, il y a une grande église ou plutôt une cathédrale. Je pourrai peut-être y trouver un coin sombre pour me réfugier, je me ferai tout petit, si petit que plus personne ne me verra, plus personne ne se moquera de moi. Je continue à courir et je ressens comme une vibration lente et profonde dans le corps. La cathédrale semble vaciller, elle est violemment secouée, elle se fissure, elle se disloque, les pierres arrachées vont s’écraser sur les piétons et les voitures. C’est la panique, tout le monde court dans tous les sens, tout le monde hurle. La cathédrale continue à chanceler, les fissures s’élargissent et, soudain, tout l’édifice s’effondre et tombe sur la foule en délire.

… les rats, surpris par le tremblement de terre, ont quitté les égouts et la ville de Tokyo est envahie…

Je me réveille dans mon lit. Et je suis heureux de savoir que tout cela n’était qu’un cauchemar. On est finalement bien plus heureux dans la réalité ! Je suis prêt à me rendormir tranquillement quand je sens quelque chose qui rampe sur mes jambes. Je regarde et je vois des rats qui courent sur le lit. Je sors à peine d’un terrible cauchemar pour me retrouver dans un monde qui ressemble à un cauchemar. Mais… suis-je bien réveillé ? Est-ce que je ne serais pas encore en train de cauchemarder ? J’utilise la technique classique dans ces cas et je me pince le bras. J’éprouve très nettement la sensation du pincement mais je ne suis pas sûr que ce soit une méthode efficace pour savoir si on dort. De toute façon, en y réfléchissant calmement, je me dis qu’il est impossible que des rats envahissent mon lit, donc ça ne peut être qu’un autre cauchemar. Mais alors… comment fait-on pour se réveiller quand on sort d’un cauchemar pour entrer dans un autre ?

Je fais des efforts pour tenter de me réveiller, en essayant de ne pas prêter attention aux rongeurs qui courent sur mes jambes avec leurs petites pattes nerveuses. Finalement, je réussis à me réveiller, je suis dans mon lit et je suis très heureux et soulagé. Je vais me lever, aller boire un verre et après je pourrai me recoucher pour terminer ma nuit. Lorsque j’essaie de me lever, je vois… que les rats sont toujours là, il y en a même encore plus qu’avant mon réveil. Je ne peux plus remuer les jambes, ils sont trop lourds. Mais c’est impossible, il ne peut pas exister autant de rats, je n’en ai jamais vu un si grand nombre. Comment ont-ils fait pour entrer dans ma chambre ? Je dois être encore dans mon cauchemar à moins que… peut-être… je rêvais que je rêvais. Et donc j’ai rêvé que je me réveillais mais je ne suis revenu que dans mon premier rêve, celui où je rêvais que je rêvais. Il suffit que je me réveille encore et je reviendrai dans la réalité.

Je tente encore de me réveiller et… j’y parviens enfin. Je regarde et… les rats sont toujours là, encore plus nombreux. La chambre est remplie de milliers de rats qui me fixent avec leurs yeux rouges, ils sont armés de longues dents prêtes à m’éventrer. Mais ce n’est pas possible. Dans le monde réel, on ne se réveille pas dans un lit couvert de rats. Je ne suis pas dans le monde réel, je suis encore dans un cauchemar. Et si, au début, quand j’ai eu l’impression de me réveiller pour la première fois, je rêvais que je rêvais que je rêvais ? Dans ce cas il faut que je me réveille encore une fois pour faire cesser le cauchemar où je faisais un cauchemar où je faisais un cauchemar. Je vais encore faire un effort, je veux que tout redevienne normal. Sauf si… je rêvais que je rêvais que je rêvais que je rêvais…

… silence…
… silence…
… silence…

Je me réveille, je suis dans mon lit. Tout est silencieux. Je regarde le radio-réveil, il est 8 h. La radio a dû se mettre en marche à 7 h comme d’habitude et je me suis réveillé seulement au moment où elle s’est éteinte, quand le silence est venu perturber mon sommeil. Si je continue à m’attarder au lit, je vais être en retard au travail, mais j’ai une bonne excuse avec tous les méchants cauchemars que je viens de faire. Je me lève, j’ouvre le rideau, j’ouvre la fenêtre. Dehors, tout est gris, sale, triste, puant. En plus, il y a des travaux dans la rue en face et le bruit des marteaux piqueurs m’agresse. Les voitures circulent en laissant échapper des fumées noires et malodorantes qui se mélangent à la brume froide. Finalement, est-ce que mes cauchemars ne valent pas mieux que cet enfer ? Au moins, on peut en sortir des cauchemars, alors qu’il n’y a qu’une méthode, un peu radicale, pour s’échapper de la réalité. Est-ce que j’ai vraiment envie de me lever, de sortir, de rencontrer tous ces gens, de côtoyer toute cette laideur ?

Je referme la fenêtre, je referme le rideau. Et je me recouche.

… silence…
… silence…
… silence…

Je suis allongé. Je me repose un instant avant de continuer à ramper. Les deux collines sont proches et je vais bientôt emprunter le défilé qui les sépare. Il n’y a pas d’autre passage et je suis attiré dans cette direction. Je ne comprends pas. Je ne sais ni pourquoi je suis ici, ni comment j’y suis arrivé. Mais il me semble que c’est nécessaire. Le trajet va être encore long et épuisant, mais je dois continuer. Je reprends doucement mon périple. J’avance aisément car le sol est chaud et un peu humide. La végétation est courte et tendre sous mon corps et j’éprouve une douce sensation en rampant.

J’ai dépassé les deux collines, je dois contourner un trou peu profond d’où s’échappe une forte effluence. La végétation, devenue plus dense et plus rigide, me cache le terrain vers lequel je m’oriente. Je me déplace avec peine et mes mouvements sont entravés par les hautes touffes auxquelles je m’accroche. Pour continuer à avancer, je dois repousser violemment ces grandes tiges fermes et résistantes avec mes mains et mes pieds. Mes mouvements sont plus pénibles, mon déplacement est plus lent, mais je progresse peu à peu. J’ai la sensation d’être proche du but et cela me redonne des forces suffisantes pour balayer tous ces obstacles.

Au milieu des broussailles épaisses, je vois une fente dans le sol. Je m’approche et, instinctivement, je devine que j’ai terminé la première étape de mon parcours. Je pénètre lentement dans la fente chaude et humide. A l’intérieur du trou, l’odeur forte me surprend et me submerge. Je m’allonge un instant pour me reposer et pour célébrer la fin de cette étape qui m’a coûté tant d’efforts. Après ce court répit, je reprendrai ma lente reptation et je m’enfoncerai encore plus loin dans les profondeurs inconnues, pour atteindre enfin le but ultime de mon voyage. Et là, je m’étendrai sur le sol tendre et moite, et j’attendrai ma régression et ma dissolution complète…
 


Le 3 novembre 2004.

Fabrice Guyot.