- Que voulez-vous savoir ?
- Je n’ai pas tout bien compris. Pourquoi meurt-il rue Durmanton ?
- Heu… ben… je ne sais pas. C’est important ça ? Il a le droit de s’en aller mourir où il veut, non ?
- Bah, il aurait pu mourir rue Villeharprouin. C’aurait été plus pratique. Il semble y vivre (y dormir, tout au moins). Pourquoi ne pas y mourir ? Pourquoi prendre le métro, acheter des lames de rasoir, acheter des chaussures (c’est bizarre, pourquoi des chaussures ? pourquoi pas un costume sombre, un dernier bijou pour sa fiancée, un tueur à gages pour s’assassiner ?), et le journal, pourquoi le journal ? Est-on intéressé par l’actualité quand on veut mourir ? Il aurait pu s’éviter tout ce chemin pour s’acheter des lames de rasoir avec un journal inutile et des chaussures inutiles, et pour aller dans un appartement totalement inutile (d’ailleurs à qui appartient-il cet appartement ?). Je pense que dans son appartement de la rue Villeharprouin, il avait déjà des lames de rasoir. Pour ce qu’il a l’intention de faire, c’est le seul accessoire indispensable. Et puis, à défaut de lames de rasoir, il a certainement tous les ustensiles que l’on trouve dans les appartements même moyennement équipés. Médicaments (très classique, comme méthode, mais ils ne sont pas tous utilisables : l’aspirine et le paracétamol sont peu efficaces), couteaux (comme Ajax le Grec : bien les planter dans le sol, pointe en l’air, et se jeter dessus. Je crois que Schwarzenegger l’a fait aussi dans un film. Ou comme Mishima, en se faisant Hara-kiri), scies électriques (désolé, je ne connais pas d‘exemple précis), sèche-cheveux (branché sur une prise de courant et jeté dans la baignoire pleine avec le bonhomme dedans, je crois que j’ai déjà vu ça dans un film), tronçonneuse (malheureusement, dans un appartement, on n’a pas toujours une tronçonneuse sous la main), une corde (méthode courante dans l’ancien temps, mais plus tellement à la mode maintenant), les produits chimiques (eau de javel, déboucheurs liquides : il faut prévoir les anesthésiques car c’est long et douloureux). Et puis, habitant le 3e étage, se jeter par la fenêtre, c’est peut-être suffisant (revoir la méthode un peu artisanale mais très spectaculaire utilisée par Roman Polanski dans « Le locataire »). En cas de doute, notre candidat au suicide aurait pu monter quelques étages plus haut ou, mieux, monter sur le toit. Sinon il n’est pas interdit d’innover pour ce genre de chose : se mettre les doigts dans une prise de courant, rester très longtemps en apnée dans la baignoire, s’étouffer avec un oreiller ou un sac plastique, ne pas manger pendant 2 mois, relire l’intégrale des romans de Marguerite Duras (efficace seulement pour mourir d’ennui).
- Oui, c’est vrai, ce ne sont pas les méthodes qui manquent. Donc, il faut tout reprendre à zéro ? Bah… allons-y !
Le 21 avril 2004.
M. Jean Brociné, après être rentré assez tard, se réveille à 8h. Il se connecte sur Internet. Il regarde la météo du jour pour savoir comment il va s’habiller, puis la météo du week-end sur Lyon où il a l’intention de rendre visite à sa bien-aimée fiancée. Il va faire beau : il en est déjà tout émoustillé.
Puis il consulte son compte en ligne et sa bonne humeur baisse d’un cran. Ce n’est pas vraiment brillant. Il n’est pas encore en rouge mais ses finances sont au plus bas : 400 euros. Il va devoir se surveiller un peu, il est trop dépensier. Ensuite il consulte sa messagerie. Tiens ! Un message du patron ! Il l’a rencontré la veille et il doit le revoir aujourd’hui, donc pourquoi lui envoie-t-il un message ? Il lit le message. Au milieu de tout un charabia innommable, il déchiffre que ça va mal. « En résumé, je suis viré ». Il comprend maintenant pourquoi son patron n’a pas voulu le lui dire en face. « Quel lâche, ce connard ! ». Il lui répond par un message un peu agressif. Ca ne résout pas son problème (il va devoir chercher du boulot) mais ça soulage un peu quand même.
Il prend sa douche, se rase (la lame est toute neuve et bien coupante), s’habille léger (il va faire beau et chaud dans la journée). Et maintenant, que faire ? Pas question d’aller au travail pour rencontrer son faux jeton de patron. Il s’arrangera pour obtenir ses indemnités de licenciement sans avoir à rencontrer encore ce minable et pitoyable mec qui va, de toute façon, se faire virer aussi. Et si ça se passe mal, il fera appel aux tribunaux pour obtenir des indemnités décentes.
Puisqu’il n’a rien à faire, il décide d’aller visiter son nouvel appartement, rue Durmanton dans le 15°. Il l’a acheté depuis peu de temps et les travaux sont en cours. Il faut qu’il vérifie où en est le chantier et si les ouvriers s’en sont occupés.
Il prend le métro à Chemin de vertu jusqu’à Bourcicaut où, quand il sort, il est accueilli par un beau soleil printanier qui le met de très bonne humeur. Il passe un coup de fil à sa fiancée : il lui laisse un message où il lui dit tout son amour. Il ajoute qu’il ne pourra pas aller à Lyon ce week-end, mais c’est une petite astuce : c’est le seul moyen qu’il ait trouvé pour qu’elle le rappelle.
Il achète le journal et des lames de rasoir (il ne se souvient plus s’il lui en reste des neuves).
En passant devant le marchand de chaussures, il remarque une belle paire en solde. Génial ! Juste le prix qu’il comptait mettre : 400 euros (399,99 euros en chiffres pas ronds). Malgré l’état déplorable de son compte en banque, il les achète, car c’est une occasion exceptionnelle : des chaussures à 1000 euros soldées à 400 euros !
Puis il part visiter son appartement au 25 rue Durmanton. Il monte au 2° étage et il entre. Bigre ! Les travaux n’ont pas beaucoup avancé, il va falloir passer un savon à l’entrepreneur.
- Et alors ?
- Alors, quoi ?
- Bah, la suite de l’histoire ! Je veux savoir la suite.
- Bah, c’est fini.
- Quoi, c’est fini. C’est impossible de terminer comme ça. Il ne s’est rien passé.
- C’est vrai. Mais c’est comme dans la vraie vie, il ne se passe jamais rien d’exceptionnel.
- Mais je veux savoir la suite !! Je veux une vraie suite, une vraie fin !! D’ailleurs il y a une erreur dans votre histoire. Une grave erreur…
- Ah ? Quelle erreur ?
- Bah, les caméras n’ont vu personne sortir de l’appartement…
- C’est vrai… Bon… on va imaginer que…
Avant de sortir de l’appartement, il jette un coup d’œil par la fenêtre. Toutes les enseignes sont éteintes. Il y a, semble-t-il, une coupure d’électricité dans le quartier. Heureusement qu’il a acheté ses chaussures avant de monter, sinon il n’aurait peut-être pas pu payer avec sa carte bancaire et il aurait raté la promotion. Il quitte l’appartement en pensant au coup de téléphone rageur qu’il va passer à l’entrepreneur. Mais il le fera plus tard. Pour l’instant il est heureux, il fait beau, il n’a plus besoin de se présenter à son boulot de merde, il va bientôt voir sa jolie fiancée, c’est le printemps et la vie est belle.
Au moment de prendre le métro, l’électricité est rétablie dans le quartier et les caméras de surveillance se remettent en marche.
- Mais ce n’est pas une bonne fin, ça.
- Pourquoi ?
- Bah, il ne s’est toujours rien passé.
- Mais si… il s’est passé plein de choses. Des évènements mineurs, c’est vrai. Mais on a ce qu’on mérite. Pour des personnages ordinaires, il ne se passe que des évènements ordinaires.
- Mais j’en veux plus, moi. Je veux de l’action en technicolor et cinémascope. Et des larmes, et tout ça…
- Bon, on va donc reprendre… quand il entre dans l’appartement de la rue Durmanton, mais la suite risque de vous déplaire…
Il y a beaucoup de gravats sur le sol. C’est très difficile de circuler au milieu de tous ces débris de bois, de plâtre, de verre. Les travaux ont été vraiment très négligés, et par lui et par l’entrepreneur qui s’est contenté de tout démolir et d’encaisser les chèques. Visiblement, les ouvriers ne sont pas venus sur le chantier depuis des semaines. Malgré les précautions qu’il prend pour se déplacer, un de ses pieds heurte une poutre pleine de clous rouillés qui traîne sur le sol et il tombe très brutalement. La douleur est intolérable : sa tête a touché des débris coupants et le sang coule dans ses yeux. Sa jambe droite saigne abondamment et, bien que le sang lui brouille en partie la vue, il peut voir un bout d’os qui sort de la chair ouverte. Bizarrement, malgré la blessure, la jambe ne lui fait pas mal. Il essaie de se relever, mais il ne peut plus bouger. Tout le bas de son corps est paralysé et insensible. Il a dû se casser quelque chose dans le dos, des vertèbres. Il crie, il hurle, mais sa voix n’est qu’un râle inaudible. Il cherche fébrilement son téléphone portable dans sa poche, mais celui-ci s’est brisé au cours de sa chute et il est inutilisable. Il essaie de ramper sur le sol en s’aidant de ses mains mais il y a trop de gravats qui empêchent son déplacement, et ses jambes inertes et lourdes se coincent dans les décombres. Il essaie de nouveau de crier mais sans effet.
Combien de temps va durer son supplice ? Les ouvriers ne vont pas revenir avant des semaines. Sa fiancée ne va pas s’alarmer avant le week-end. Ou même beaucoup plus tard, car il se rappelle sa phrase idiote précisant qu’il n’ira pas à Lyon le prochain week-end, phrase qu’elle pourrait prendre au sérieux. Et, en plus, elle ne connaît pas encore ce nouvel appartement qu’il voulait lui faire visiter après la fin des travaux.
Et après le message rageur envoyé à son patron, personne dans son entreprise ne s’inquiètera de sa disparition. Personne…
Après un dernier effort pour atteindre la porte, sa vue s’obscurcit peu à peu et il s’évanouit.
Le 11 mai 2004 à 11h04.
M. Zévitan prévient la police car il y a une odeur nauséabonde qui provient de l’appartement du 2e étage.
Le 25 mai 2004.
Fabrice Guyot.