Un petit cours d’anatomie.


 
Bonjour mademoiselle, bonjour messieurs. Choisissez votre place et installez-vous confortablement car la séance risque d’être longue. N’hésitez pas à vous mettre au premier rang, vous serez aux premières loges et vous ne raterez pas une miette du spectacle. Vous avez peur d’être trop près de la scène ? Ne craignez rien, je n’ai pas le bras assez long pour vous blesser et les éclaboussures sont si rares que vos vêtements ne risquent rien. De toute façon, si par malheur quelques giclées nauséabondes vous atteignaient, mon assistante vous aiderait à en éliminer les traces en deux temps trois mouvements. Vous connaissez tous mon assistante ? Je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup parmi vous qui aient peur d’elle, du moins je parle pour les hommes. Pour la demoiselle, je suis désolé, je n’ai pas de bel apollon pour vous servir. Ha ha ha ! Bon, allez, on arrête de rire et on se dépêche de se placer, notre patient va refroidir. Ha ha ha !

C’est bon ? Tout le monde est bien installé ? Vous avez tous votre carnet de notes, votre crayon, votre carton à dessins, votre magnétophone, plus tous les accessoires à la mode ? N’oubliez pas d’éteindre votre téléphone portable, la sonnerie pourrait me troubler en cours d’opération et notre patient se retrouverait avec quelques ouvertures non prévues et tout à fait inélégantes sur le corps. Et je ne vous parle pas de ses organes délicats transformés en pâtée pour chiens. Ha ha ha ! Je vois que vous êtes tous très heureux d’être là. Si je me fie à mon expérience, je crains que ça ne dure pas bien longtemps.

Commençons. Vous vous souvenez de ce que nous étudions aujourd’hui ? Oui ? Hmm… ? Hmm… ? Très bien, mademoiselle, nous allons en effet étudier les poumons. Nous avons à notre disposition un patient qui nous attend bien gentiment sur la table d’opération et nous allons partir à la découverte de ses poumons, en espérant qu’il lui en reste suffisamment pour satisfaire notre curiosité. De toute façon, ce que nous trouverons a des chances d’être intéressant. Comme certains d’entre vous le savent - ceux qui ont suivi avec attention mes cours théoriques - pour atteindre les poumons, il faut écarter de nombreux obstacles. Nous allons donc pratiquer une sternotomie médiane. Quelqu’un peut-il me dire quel est le premier obstacle que nous allons rencontrer ? Bravo, mademoiselle. La peau qui recouvre le thorax est la première barrière à franchir. Et comment allons-nous traverser cette peau ? Oui, mademoiselle, vous avez raison. Le scalpel nous servira à pratiquer une ouverture au travers de la peau, ce qui nous donnera accès à… l’obstacle suivant que nous verrons ultérieurement.

Par quel bout allons-nous prendre ce patient ? Ou plus précisément, par quel côté allons-nous l’ouvrir ? Bien sûr, mademoiselle, par la face antérieure. Notre patient a été placé sur le dos à bon escient et nous allons trancher sa peau, avec le scalpel, depuis la fourchette sternale située ici jusqu’à l’appendice xiphoïde placé là. J’enfonce le scalpel dans la peau d’un geste ferme mais pas trop, voilà…, et je le déplace doucement en direction du diaphragme en veillant à ce que l’incision soit nette et régulière. A votre avis, que faut-il retenir de ce geste ? Mais oui, mademoiselle, vous avez encore raison, il faut non seulement exercer une pression suffisante pour trancher la peau mais il faut aussi maintenir cette pression sans l’accentuer tout au long de la découpe, sinon nous risquerions de trancher des nerfs, des muscles ou des artères essentiels. Un peu de sang vient de s’échapper de l’ouverture que nous venons de faire, ce qui était prévisible. Mon assistante va placer, et mettre en marche, la pompe qui servira à drainer les nombreux fluides qui vont s’écouler du corps de notre patient. Voilà, tout le monde voit bien le contenu du thorax ? Parfait.

Jeune homme, je vois que vous devenez tout blanc. Si vous avez trop mangé ce midi, je préférerais que vous quittiez la salle. Vos collègues risquent d’apprécier moyennement les projections de vomissure sur leurs belles blouses blanches et l’équipe de nettoyage va encore se plaindre de la malpropreté de cette salle. Vous reviendrez quand vous aurez pris un bon bol d’air frais et que vous vous sentirez mieux. Quelqu’un veut-il l’accompagner ? Non, pas vous, mademoiselle, vous pourriez manquer la partie la plus intéressante de mon cours. Vous, jeune homme. Oui, vous qui me semblez plutôt vaseux, suivez-le, et veillez à ce qu’il ne dépose pas trop de vestiges de son passage dans les couloirs… Bon, deux de moins dans les cinq premières minutes, c’est mauvais signe. Continuons…

Où en étais-je ? Oui mademoiselle, bravo, je vois que vous suivez attentivement mon cours. J’en étais donc à l’ouverture du thorax. Nous ne voyons pas grand-chose pour l’instant car nous avons non seulement la peau qui, malgré la large incision, reprend sa position naturelle et nous cache l’intérieur, mais nous avons aussi le sternum qui, sous la peau, forme un solide rempart protégeant les délicats viscères. Qu’allons-nous faire ? Taisez-vous, jeune homme, laissez parler cette demoiselle qui a une voix si douce. Oui, mademoiselle, vous avez raison, nous allons dans un premier temps nous débarrasser de cette peau encombrante et ensuite nous passerons aux choses sérieuses. Je prends ce bistouri électrique et je sectionne tous les tissus sous-cutanés qui assurent l’adhésion de la peau sur les côtes. Et voilà. Mon assistante va s’empresser de m’éponger le front car je commence à avoir chaud.

Vous, le jeune homme avec des lunettes, vous ne me semblez pas dans votre assiette. Allez donc rejoindre vos camarades dehors et profitez-en pour réviser vos cours théoriques. Le jeune homme qui est à votre droite transpire abondamment et je crois en comprendre la raison. Il va vous accompagner et vous pourrez comparer tous deux vos impressions. A bientôt, messieurs. Encore deux de moins, ça fait quatre défections en dix minutes, c’est une sorte de record. Vous remarquerez que je ne dois pas seulement m’occuper de l’opération mais aussi materner les étudiants et les autoriser à se défiler quand ils sont à la limite du malaise. Mais continuons…

Que voyons-nous maintenant ? Le thorax à nu, oui. Mais encore ? Taisez-vous, jeune homme, je n’entends pas la charmante voix de cette demoiselle. Le sternum ? Oui, bien sûr, le sternum, ce bel os plat sur lequel s’accrochent les sept paires de côtes. Le problème, c’est que le sternum et les côtes nous embarrassent car ils nous empêchent d’accéder aux poumons. Qu’allons-nous faire ? Bien, mademoiselle. Nous devons effectivement nous débarrasser de ce sternum ou tout au moins y pratiquer une ouverture. Mais il y a un second problème, c’est que le sternum est un os, et donc il est trop coriace pour être tranché par une simple lame de scalpel. Que faire ? Mais oui, nous devons utiliser une scie. Je vais demander à mon assistante de me passer la scie oscillante et nous pourrons sectionner cet os, utile en temps normal mais encombrant dans le cas présent. Savez-vous comment s’appelle l’opération que je vais pratiquer ? Oui, mademoiselle, nous appelons cela une thoracotomie. Donnez-moi cette scie, ma petite, ne lambinez pas. Je place l’engin sur le sternum, je l’active et… je découpe lentement en commençant par le haut du sternum. Comme avec le scalpel, mais avec infiniment plus de précautions, j’exerce une pression mesurée sur la lame afin de trancher l’os en évitant de traverser tout le thorax ; je vous rappelle qu’il y a plein d’organes vitaux et fragiles en dessous. Vous avez remarqué que le frottement de la lame de la scie contre l’os produit un bruit assez désagréable. Quand vous aurez pratiqué ce type d’opérations pendant vingt ans, vous n’y ferez plus attention, mais j’admets que pour des débutants c’est plutôt impressionnant. Et voilà, c’est fini. C’est une bonne chose de faite, sans encombre.

Hou là, là ! Jeunes gens, vous faites tous une drôle de tête. Est-ce le bruit qui vous a traumatisés à ce point ? Il me semble même qu’un des vôtres a complètement disparu sous son siège et je ne pense pas que ce soit pour réviser ses cours ou pour regarder sous les jupes des filles. Jeune homme ! Oui, vous ! Votre visage est presque aussi livide que celui de notre patient. Allez donc faire un tour dehors et, pendant que vous y êtes, emportez votre petit camarade évanoui, il risque de se noyer dans son vomi ou d’être piétiné. Bon, ça fait six étudiants de moins, si je compte bien, alors que nous n’avons fait que la partie la plus facile et la plus agréable. Tant pis, continuons…

Maintenant, que faisons-nous ? Nous avons découpé la peau, en dessous de la peau nous avons fendu le sternum. Quelle est la suite des évènements ? Bien sûr, mademoiselle, vous avez raison. Mais non… je ne vous en veux pas d’être franche. Nous avons en effet semé une belle pagaille dans ce corps presque parfait et il faut qu’on nettoie toutes nos cochonneries. Regardez comme c’est dégoûtant tous ces fluides corporels qui s’échappent de partout. Pour arrêter cet épanchement, nous allons coaguler les vaisseaux périostés et mettre de la cire sur les os spongieux. Ha ! Quelle horreur ! Ma petite, pourriez-vous m’essuyer les lunettes ? Je me suis envoyé une giclée de moelle sur les verres et je ne vois plus rien. Merci, ma petite, c’est mieux comme ça. Reprenons…

Que voyez-vous maintenant ? Je sais, je sais… le spectacle est peu ragoûtant… Mais encore ? Hé bien, en fait, je comprends que vous soyez embarrassés par ma question puisque… nous ne voyons pas grand-chose. Le sternum et les côtes recouvrent toujours les viscères comme une porte de coffre-fort qui nous dissimulerait un trésor. Il nous reste donc à ouvrir cette porte. Pour y parvenir, nous n’avons pas besoin d’une combinaison ni d’une clé mais d’un… ? Oui, mademoiselle, nous avons besoin d’un écarteur. Ma petite, donnez-moi l’écarteur, je vous prie. Merci. Cet écarteur va nous servir à maintenir ouvertes les berges sternales, ce qui nous permettra de voir confortablement le cœur, les poumons et toutes les horreurs entassées dans ce foutoir… Heu… enfin… je veux dire tous les nobles organes, nerfs, ganglions, artères, conduits, muscles, etc., qui occupent la cage thoracique.

Allons-y ! Nous plaçons les bords de l’écarteur contre les parois du sternum. Il faut forcer un peu pour que les mâchoires de l’écarteur soient bien accrochées. Voilà… Et maintenant, je tourne la manivelle de l’écarteur, je tourne, je tourne. Voyez comme c’est passionnant, l’abdomen s’ouvre pour nous révéler ses trésors, et je continue à tourner la manivelle, je tourne et je tourne. Regardez, l’écartement du sternum est désormais suffisant pour nous permettre d’admirer le merveilleux spectacle des viscères mis à nu.

Messieurs, au lieu de vous voir admiratifs devant cette caverne d’Ali Baba, vous me semblez un peu patraques. Je ne vois que des yeux exorbités, des visages pâles et hagards, des bouches béantes prêtes à régurgiter les restes non digérés d’un déjeuner trop copieux. Vous avez l’air d’assister au dépeçage d’un monstre alors que, ce que vous voyez, n’est autre que la grandiose machine humaine sous sa forme brute. Reprenez-vous, je vous prie, et jouissez en expert de ce spectacle exceptionnel auquel seule l’élite de la chirurgie est conviée. N’est-ce pas beau ? Je vous remercie de m’approuver, mademoiselle, je constate avec plaisir que vous appréciez à sa juste valeur la rude beauté de ce tableau. Ceux d’entre vous qui se sentent mal peuvent sortir de la salle, je ne les retiens pas, même si je regrette leur manque de cran. Allez-y, jeune homme, sortez. Et vous aussi. Et vous aussi… Encore trois de moins. Je crains qu’à ce rythme, je ne me retrouve bientôt tout seul à me parler à moi-même pour m’apprendre mes propres connaissances. Que dites-vous, mademoiselle ? Vous ne quitterez pas la salle et vous resterez jusqu’au bout ? Vous êtes gentille, j’aimerais que tous les étudiants soient comme vous.

Bon, revenons à nos poumons. Que faisons-nous maintenant ? Oui, mademoiselle, encore bravo. Nous allons en effet extraire les poumons. Comment s’appelle cette opération ? Bien, mademoiselle, il s’agit évidemment d’une pneumonectomie. Nous allons commencer par le poumon droit. Je prends le scalpel et je sectionne tout ce qui le maintient en place. Je coupe les bronches, les artères, les nerfs, les muscles. Il faut être patient et méticuleux car nous ne devons rien oublier. Bon… c’est fait. Maintenant je peux retirer du thorax cette ignoble masse molle et gluante qu’on appelle un poumon. Et voilà, au bout de mon bras, vous pouvez voir un poumon.

Jeune homme, arrêtez de vider vos boyaux n’importe où ! Sortez immédiatement de cette salle. Vous allez me donner envie de vomir et je doute que ce patient apprécierait, s’il pouvait s’exprimer, le remplissage de ses entrailles avec mon vomi. Et voilà, c’était prévisible, ils sont tous partis, même mon assistante qui pourtant en a vu d’autres. Ha ! Quelles petites natures, tous ces jeunes ! Heureusement que vous êtes restée, mademoiselle. Je vois que, vous au moins, vous êtes solide et digne de la haute mission qui vous sera confiée après votre formation.

Puisque vous êtes seule, je vais m’adresser directement à vous. Comment vous appelez-vous ? Carole ? Quel joli prénom pour un si joli minois. Ma chère Carole, regardez bien ce poumon. Vous voyez mal à cette distance ? Je suis désolé, je ne peux pas m’approcher de vous, je risque de semer partout les matières visqueuses et malodorantes qui s’échappent de ce poumon. Mais puisque vous êtes toute seule, vous pouvez venir près de moi. Approchez-vous et regardez bien.

Que remarquez-vous ? Hé oui, de grosses tâches brunes. Que pensez-vous de ces taches brunes ? Approchez-vous encore un peu, encore un peu, collez-vous à moi. Jolie comme vous êtes, je ne vais pas vous manger. Voilà, penchez-vous au-dessus de ce poumon. Vous voyez mieux comme ça ? Très bien. Ha oui ! Que c’est bon ! Heu… je voulais dire… comment trouvez-vous ce poumon ? Oui, vous avez raison, c’est un poumon tout rabougri et son aspect est un peu charbonneux. A quoi il vous fait penser ? A un poumon de fumeur ? C’est exact, c’est un poumon de fumeur. Vous trouvez qu’il est moche ? Oui, c’est vrai, il n’est pas bien beau, c’est la conséquence de nombreuses années d’absorption de goudron et de nicotine. Un paquet de cigarettes par jour ? Je dirais plutôt deux paquets, en voyant ces dépôts noirâtres ici et là. Vous n’avez pas bien vu les petites taches noires ? Serrez-vous bien contre moi, vous verrez mieux. Ho oui ! Vraiment que c’est bon ! Heu… pardon… je disais… il est vraiment laid ce poumon.

Et regardez ici cette protubérance. Et celle-là. Vous les voyez ? Qu’en pensez-vous ? Hé oui, vous avez raison, ce sont probablement des tumeurs cancéreuses. Il faudrait en transmettre un échantillon au labo pour analyse, mais il n’y a plus d’urgence, le propriétaire du poumon est déjà mort. Approchez-vous un peu plus. Vous la voyez cette tumeur ? Vous êtes belle… Heu… Je veux dire… elle est belle cette tumeur. Bien volumineuse, bien charnue, à la fois douce et ferme comme je les aime. De quoi est-il mort, ce pauvre homme ? Tout bêtement d’un cancer généralisé. Des métastases disséminées par de nombreuses tumeurs de ce genre. On prétend qu’il était en bonne santé quand il est allé consulter son médecin pour une petite toux persistante, mais à ce moment c’était trop tard, son organisme était attaqué de toute part, son corps était déjà pourri. Les médecins ont essayé les rayons, la chimio, la chirurgie, mais aucun traitement ne pouvait le sauver, ça faisait des mois qu’il était en sursis sans même le savoir. Vous trouvez ça triste ? Oui, c’est triste mais c’est la vie. Et puis son sacrifice n’a pas été inutile puisque son corps sert maintenant de repoussoir, d’exemple à ne pas suivre. Les photos de ses organes malades seront visibles partout, dans les encyclopédies médicales, dans les salles d’attente des hôpitaux, dans les bureaux de tabac, sur les paquets de cigarettes. Peut-être dans les écoles, dans les crèches, dans les maternités. Hé oui, en fumant ses deux paquets par jour, il ne se doutait pas qu’il deviendrait célèbre, une sorte de star anonyme.

Si vous voulez, regardons l’autre poumon, il doit être aussi intéressant. Pour bien le voir, serrez-vous contre moi. Ha oui ! C’est bon comme ça… Heu… enfin… je disais… il ne faut rien oublier dans les rapports d’autopsie dans des cas comme ça. Vous êtes d’accord pour qu’on ait des rapports ensemble… heu… désolé… pour qu’on fasse le rapport ensemble ? En vous voyant, j’ai tout de suite deviné que vous aviez les compétences pour le rédiger avec moi. Je peux monter sur vous… heu… pardon… je peux compter sur vous ? Alors c’est parfait, ce sera plus agréable un rapport à deux.

Heu… pardon ? Que dites-vous ? Vous êtes libre après le cours ? Vous aimeriez m’inviter chez vous ? Mais c’est très gentil, je suis libre moi aussi. Vous avez une collection de dessins d’écorchés du 18e siècle ? Alors là, ça tombe bien, les écorchés c’est ma passion, je les adore, je les vénère les écorchés. Je suis vraiment très impatient de voir votre merveilleuse anatomie… heu… pardon… de voir vos belles anatomies… heu… je veux dire… de voir vos intéressants dessins d’anatomie.

Bon… en attendant, il faut se débarrasser de cette corvée. Enfin, comme nous avons commencé la dissection, nous devons la terminer. Quand le vin est bu, il faut le tirer, n’est-ce pas ? Je découpe en vitesse le deuxième poumon, je le balance dans le bocal, je ramène le macchabée au frigo, je prends une bonne douche pour nettoyer toutes ces saletés, et ensuite nous partons en vitesse voir les trésors que vous allez me dévoiler.
 


Le 14 mai 2005.

Fabrice Guyot.