Il était une fois… un vilain petit débauché…
Il va bientôt devenir le resplendissant héros de notre histoire mais, à ce moment-là, il l'ignorait, et il consacrait tout son temps à des activités futiles ou choquantes, voire immorales. Cependant, quoi que puissent en dire nos citoyens bien-pensants et néanmoins ordinaires (qui d'ailleurs n'hésitaient pas à exprimer ouvertement leur réprobation, en citant quelques exemples peu ragoûtants des faits et gestes de notre débauché, avec force détails, assortis de pantomimes particulièrement expressives), notre futur héros ne chômait guère. Ses occupations étant de natures fort diverses, il ne se lassait jamais et il ne cessait de courir en tous sens, de jouer, de faire le pitre pour amuser la galerie, et même de rêvasser et de réfléchir (ce qui était pour lui une tâche difficile et épuisante), et il faisait tout ceci sans contraintes ni limites, sans s'inquiéter ni des rumeurs hostiles qui le poursuivaient jusque dans ses repaires les plus obscurs, ni des qu'en-dira-t-on malveillants.
Il se jetait sur toutes les distractions qui passaient à sa portée, qu'elles soient physiques ou intellectuelles, comme s’il était avide de tout connaître, de tout essayer, comme s’il était impatient de profiter de toutes les joies que pouvait lui offrir une existence qu’il devinait trop courte. Tout le monde pensait qu'il était trop insouciant, qu'il outrepassait les limites de l'inconscience la plus débridée ; mais le fait est là, il n'avait peur de rien, ni du présent qui le comblait sans qu'il ait à faire le moindre effort, ni de l'avenir qui ne le préoccupait guère, ou qu’il faisait semblant d’ignorer. Ainsi, heureux de vivre le temps présent, il riait de tout et de n'importe quoi, et il se moquait volontiers de ces grincheux qui le haïssaient et le traitaient de scélérat. Il savait bien pourquoi ces gens étaient si tristes, si grognons et si méchants à son égard, ils étaient ainsi parce qu’ils refusaient de voir le paradis qu'ils avaient délibérément enfoui sous une épaisse chape d'obligations et de règles imbéciles.
Notre héros ne craignait même pas les dangers qui guettaient les malchanceux passants qui s'égaraient sur les ténébreux chemins reliant les divers quartiers de la ville. Alors que les gens ordinaires tremblaient de terreur rien qu'en s'imaginant longer ces passages, lui les empruntait sans hésitation, et ils le conduisaient habituellement sans encombre dans les bouges infâmes où il avait rendez-vous avec la lie de la société. En fait, notre héros était si heureux, si gâté par la vie, qu'il se désintéressait totalement des craintes des gens quelconques dont la brillante imagination n’était utilisée que pour prédire des catastrophes inévitables quand ils voyaient quelqu’un oser sortir des sentiers battus ; il ne perdait pas son temps à s’apitoyer sur ces gens qui préféraient se laisser submerger par les regrets plutôt que de se risquer à changer de vie.
Notre héros, lui, ne pensait jamais aux aléas de l'existence et aux drames qui parfois en découlaient. C'était un peu pour cela que les honnêtes gens le haïssaient et médisaient de lui, par peur de sa hardiesse et de sa folie, mais aussi par jalousie car ils le voyaient profiter de tout et bien vivre, alors que, selon eux, il ne méritait rien de tout ça, tandis qu'eux-mêmes ne vivaient guère, ou vivaient mal, en essayant d'atteindre en vain un bonheur toujours inaccessible. Ainsi, ils disaient que ce vil individu était trop optimiste, qu'il était trop gai et qu'il était malséant d'être trop gai dans un monde qui n'était pas gai du tout, que cette attitude inadéquate, allant non seulement à l'encontre du bon sens mais aussi des principes des vraies honnêtes gens, le rendait insensible aux malheurs des autres. Ils ajoutaient qu'il était trop pressé de jouir de tous les bienfaits de l'existence et que cela l'empêchait de songer à son avenir et au devenir du monde, ce monde futur qu'il devait, comme tout bon citoyen qui se respecte, aider à bâtir, en étant productif et plus utile à la société qu’à lui-même.
A la décharge de notre héros, il n’avait pas grand-chose à faire en-dehors de s'amuser, manger, boire, dormir et se prélasser. Pour simplifier, en dehors de ne rien faire, il n'avait absolument rien à faire, en tout cas rien à faire d'utile. Il ne travaillait pas car, tête en l'air comme il était, il en aurait été bien incapable. D’ailleurs, personne n’aurait jamais songé à lui confier un travail, aussi simple fut-il, car son incompétence dans tous les domaines professionnels était notoire. Mais notre héros se fichait du travail, il n’avait aucun goût pour ce genre d’activité et en plus il n'en avait pas vraiment besoin puisque, malgré son oisiveté, il trouvait sans mal de quoi se nourrir. En effet, par miracle, de la nourriture en grande quantité et de bonne qualité, lui était apportée à domicile, ou presque, et il n’avait qu’à se baisser pour la ramasser. Et encore… quand je dis qu’il devait se baisser, j’exagère un peu ; en fait, notre héros étant un peu courtaud, il n’avait qu'à se pencher un tout petit peu pour engloutir les plats les plus variés et les plus délicats, pour boire les nectars les plus doux. Parfois, il disposait d'une telle profusion de mets de toutes sortes, et il avait le ventre déjà si bien rebondi et prêt à éclater, qu'il se contentait de humer et de goûter à tout, du bout de la langue, sans s'attarder, comme un fin gastronome testant des recettes mais ne prenant pas le risque de compromettre son estomac et sa santé.
Vous devinerez sans peine, je pense, que cette façon de vivre, jouissive et je-m’en-foutiste, ne pouvait guère durer. Vous vous doutez que la société, et les honnêtes gens qui la composent, qui suent sang et eau pour vivre chichement, cette société qui met tout en oeuvre pour contenir et faire rentrer dans le rang, ou parfois même éliminer, ses rebelles, cette société ne pouvait laisser ce jeune fou vivre librement sa vie sans intervenir. Et pour cela, elle a un allié de poids, auquel notre jeune héros ne pouvait échapper : le temps et, venant dans son sillage, la maturité. En effet, il fallait bien que notre petit débauché devienne un jour ou l'autre un adulte, or un adulte, tout le monde le sait, est un individu responsable et utile à la société, il ne peut se soustraire aux devoirs qu'on exige de lui, il ne peut tourner le dos aux obligations qu'on lui impose. Donc, notre jeune héros, sans s'en rendre compte, inconscient de la traîtrise du temps qui l'écornait en passant sur lui, se transforma peu à peu en adulte. De jour en jour, il devint plus grand et plus fort, mais il courut moins vite et eut tendance à s'essouffler plus rapidement. Au début, il n'en continua pas moins à mener sa vie de débauche, en constatant tout de même quelques changements minimes. Le matin, quand il rentrait épuisé chez lui, il s'endormait plus difficilement, il faisait des cauchemars et se réveillait souvent fatigué. Il digérait mal quand il se goinfrait sans retenue et il se remettait plus lentement de ses beuveries. Tout ceci ne le préoccupait guère, et ce ne sont pas des futilités pareilles qui auraient pu interrompre son activité de bon vivant. Mais, un jour...
... alors qu’il se comportait comme un fou et qu'il était en plein délire, il rencontra une charmante et adorable petite mignonnette. Elle était... comment dire... elle était belle... mais belle… comme il n'est pas possible d'être aussi belle. Notre héros en croyait à peine ses yeux et d'ailleurs, si on le lui avait demandé, il aurait été incapable de décrire précisément cette mignonnette, sa beauté allant bien au-delà des possibilités de son vocabulaire. Elle avait le plus joli corps qu’on ait jamais vu, et même qu'on puisse imaginer, y compris dans les rêves les plus torrides. Elle avait les plus beaux yeux de tout l'univers, et elle le fixait avec un regard doux et éclatant, timide et réservé, vaguement teinté d'une ardente sensualité. La petite jeunette le maintenait si fermement sous l'emprise de sa beauté que notre héros, surpris et immédiatement conquis, s'immobilisa et resta longuement paralysé, incapable de faire le moindre geste pour s'approcher de la belle conquérante mais trop faible pour entamer un mouvement de repli et se libérer ainsi du pouvoir absolu qu'elle exerçait désormais sur lui. Il craignait peut-être aussi, s'il bougeait ne serait-ce que d'un cil, de rompre le charme qui l’hypnotisait et le rendait captif.
Avec son port altier et sa démarche princière, la belle semblait être une fille de l'olympe, une déesse visitant les pauvres mortels afin de les consoler et de les émerveiller. Sur son doux visage, dont la régularité dépassait la simple perfection, se lisait une expression très particulière, un peu ironique, un peu hautaine, avec une pointe de bonté, et un tout petit zeste de vulgarité qui laissait à penser qu'elle s'était éloignée de son panthéon, non seulement pour enchanter les humains, guère habitués à une telle majesté, mais aussi peut-être dans le but de s'encanailler en leur compagnie. En plus, comme si sa séduction physique ne pouvait suffire à lui garantir une victoire complète, comme si sa perfection morale offrait encore à notre héros le choix de s'échapper de ses tendres griffes, la belle, pour mettre toutes les chances de son côté, n'était pas seulement belle, elle n’était pas seulement envoûtante, elle exhalait aussi, sans vergogne, pour parfaire sa perfection, le parfum le plus suave, la fragrance la plus exquise, la plus enivrante qui soit.
Qu’arriva-t-il à notre héros ? Hé bien, il arriva ce qui devait arriver. Comme pour beaucoup d'autres innocents avant lui, il fut pris au piège le plus traître qui soit, il fut séduit par la beauté et la noblesse de la mignonnette, il fut obnubilé par son charme indescriptible, et finalement il s'empêtra dans les mailles étroites du filet qu'elle lui avait tendu afin de le capturer et de le retenir pour toujours. Notre pauvre héros n'avait aucun moyen d'échapper à cet irrésistible déploiement de force et de séduction. Le piège se referma sur lui et il fut ligoté, enchaîné, bâillonné ; en un mot, il tomba éperdument amoureux.
Et ensuite, que se passa-t-il ? Allons, allons… ne soyez pas aussi bête, vous le savez bien ce qui va se passer. Ai-je besoin de vous le raconter ? Oui ? Bon, alors je continue…
Armés de leurs six pattes, leurs antennes frémissantes de désir, ils s'éloignèrent rapidement pour échapper aux regards indiscrets et concupiscents de leurs congénères. Ils se réfugièrent dans une fente bien sombre et inoccupée de la cuisine et, dans le noir, ils s'accouplèrent longuement et voluptueusement. Leurs épousailles furent heureuses et... ils eurent beaucoup, vraiment beaucoup d'enfants. Dans les jours qui suivirent, on put voir toute cette joyeuse marmaille gambader autour de nos deux tourtereaux. Ils s'abritaient en passant de refuge en refuge, ils folâtraient autour des assiettes sales, ils dévoraient les moindres miettes. Je dois avouer qu'il n'y avait pas de spectacle plus beau et plus attendrissant que celui de cette famille nombreuse, tous ces petits petiots courant de-ci de-là, passant d'une poêle à une casserole, d'un pot de farine à un plat à four, d'une tarte maison à un poulet fraîchement rôti, s'amusant de tout et de rien, s'empiffrant sans retenue et jouissant pleinement de tous les bienfaits qu'un dieu inconnu et mystérieux leur mettait gentiment à disposition. Si vous avez un jour la chance d'assister à une merveilleuse scène de ce genre, s'il vous plaît, ne vous précipitez pas sur la bombe d'insecticide. Regardez-les vivre et apprenez à apprécier ces adorables petites bêtes. Elles ont peut-être quelques défauts (tout le monde n'est pas parfait) mais elles ont tant de qualités, et elles sont si belles.
Le 1 août 2005.
Fabrice Guyot.