Noir. Tout est noir. Presque noir. Une lueur.
Je me lève. Il fait froid. Je frissonne. Il est tôt. C'est
l'aube.
J'ouvre la fenêtre. Quelques pas dans la chambre. Je vacille. Le
sommeil. La fatigue.
Je m'éloigne de la fenêtre. Et je vois.
Le cadre de la fenêtre. Du jaune, du rouge, du noir. Beaucoup de
noir.
Un tableau. Encadré par la fenêtre. Un tableau fait de
sons, d'odeurs, de couleurs, de goûts, de toucher.
Les sons du tableau. Le murmure des vagues qui roulent et se
déroulent et frappent sans fin la plage. Le roulement des galets
entraînés par le flux et le reflux. Le chant tendre et
insolent des oiseaux qui s'éveillent, le battement des ailes, le
claquement des becs. L'envol des derniers papillons nocturnes et des
premiers papillons diurnes qui se croisent. Le frémissement des
feuilles agitées par la brise matinale. Les branches qui se
cognent et qui grincent et qui craquent en s'entrechoquant. Le
chuchotis du gazon qui gonfle et se plie et se déplie et se
couche et se redresse et tremble comme un grand animal frissonnant qui
ne parvient pas à s'éveiller. Le cri des proies prises au
piège, le cri des prédateurs saluant une victoire. Les
sons de la vie et de la mort qui se mêlent et s'emmêlent.
Les odeurs du tableau. La mer, le sel. Les fleurs gorgées de
nectar qui exhalent des senteurs délicates et sauvages et
irrésistibles. Le bois mouillé, le bois
brûlé, le bois pourrissant. L'odeur
pénétrante de l'herbe trempée par la rosée.
La puanteur du fumier, les algues qui croupissent dans les mares d'eau.
Les charognes méconnaissables, suintantes d’humeurs
pestilentielles, infestées de vermine grouillante. Les feuilles
mortes, gonflées par l'humidité, qui se
décomposent lentement dans l'humus. Les fruits tombés des
arbres dont la chair insipide et écœurante se couvre d'insectes
et de moisissures. La terre, le sable. Les odeurs de mort et de
renaissance qui se mélangent.
Les couleurs du tableau. Le noir des troncs déformés, le
noir de la terre qui abrite et nourrit et se nourrit de la vie et la
mort, le noir des branches qui se déforment sous le vent, les
ombres grises qui s'étirent comme des mains diaboliques. La
noirceur du ciel qui se couvre de bleu, de vert, de jaune et de rouge
près de l'horizon en feu. Le noir et le gris de la mer,
tachée par le blanc laiteux des crêtes de vagues. Le vert
sombre de la végétation en sommeil. Les feuilles qui
s'embrasent, envahies par l'or du jour naissant. La nuit cède la
place au jour, comme la mort qui s'efface galamment devant la vie en
sachant que sa défaite annonce son triomphe prochain.
Le goût du tableau. Le sel. Les embruns. Le poisson. La viande
grillée sur le barbecue. Le pain. Le poivre, la menthe, le thym,
le romarin. Le goût du tilleul qui descend lentement dans le
gosier. Les légumes, le pot-au-feu. Les fruits mûrs,
gorgés de sucre et de saveurs acides ou douceâtres ou
amers, les fruits huileux ou juteux ou secs. Le goût de la sueur,
le goût des larmes. Le goût du bonheur et de la
détresse, le goût de la vie et de la mort.
Mes doigts suivent les contours du paysage. Les frisettes des vagues.
Les nuances de couleurs mélangées, les fleurs et les
herbes, les branches des arbres et des arbustes
entremêlées, les cailloux multiformes et multicolores. La
rosée qui s'égoutte des feuilles et des fleurs pour se
répandre sur la terre sèche et craquelée. Le froid
matinal qui hérisse les poils, bientôt la brûlure
due à l'ardeur du soleil, la sueur qui coule sous les aisselles
et sur le front, la fraîcheur du premier bain de mer,
l’éternelle froideur du dernier bain. Les premiers frissons de
la vie, les derniers frissons de la mort.
C’est beau. L’aube encadrée dans une fenêtre. Une toile
immense, peinte par la nature, faite de sons, d'odeurs, de couleurs, de
goûts, de toucher. Une toile mouvante et émouvante,
vivante et éphémère, floue et incertaine, une
toile si belle qu'on a envie de tout arrêter, le temps et
l'espace, on souhaite retenir cette beauté qui, dans un instant,
va nous échapper et disparaître pour toujours, on veut
enfermer cet instant magique dans une boîte hermétique
pour le conserver intact, aussi parfait qu'à l'origine, pour ne
jamais l'oublier, pour s’y plonger parfois quand on a tout perdu, quand
on est perdu.
Je pense instinctivement à un appareil photo. Mais à quoi
bon ? Une photographie, aussi réussie soit-elle, est toujours
incomplète, elle est dépourvue de ce petit quelque chose
qui est à l'origine de la magnificence d'un instant. Cette
impression de pur bonheur que je ressens est due à l'excitation
de tous mes sens et ces sensations ne peuvent pas être mises en
boîte. Au mieux, la photo sera jolie, au pire, elle ne sera qu'un
assemblage hétéroclite et incompréhensible de
couleurs criardes ou fades. La vraie beauté de cette
scène se situe dans ma tête, dans mes souvenirs, et aucune
photo ne sera jamais capable de reproduire une symbiose aussi parfaite
que fragile.
Je songe à toutes ces photos du passé que je conserve
dans une boîte en carton, une antique boîte de chaussures
dont la durée de vie a largement dépassé celle de
son contenant d'origine. Ces photos ont été faites par
moi ou par d'autres. Quand j'ouvre la boîte, je les vois ces
vieilles photos jaunies, craquelées, cornées. Certaines
ont été déchirées puis recollées,
gardant ainsi la trace d'une ancienne colère suivie d'un
apaisement ou d'une réconciliation. Parfois, ces photos peuvent
réveiller en moi des souvenirs. Des souvenirs incomplets et
incertains, assez vraisemblables pour être réels, mais
trop imprécis pour l'être totalement. Ces souvenirs, ces
vestiges de souvenirs, sont aussi vieux que moi, aussi
délabrés que ces photos à moitié
effacées. Des souvenirs qui disparaîtront pour toujours
quand je les aurai oubliés.
Parmi ces photos, il y en a une que j'affectionne
particulièrement. Elle n’est pas datée mais elle a
été prise il y a très longtemps. Je fais partie
des trois adolescents qui posent devant l'objectif, les deux autres
sont mes frères. Je ne me rappelle pas du jour où la
photo a été faite, certainement pendant les vacances
puisque le décor est champêtre alors que nous habitions en
ville. Nous étions alors des gamins et nous faisions les
imbéciles devant l'objectif, mimant bêtement les chanteurs
de rock de l'époque, ou interprétant comme des acteurs le
personnage que nous avions choisi d'être à ce moment
précis, celui que nous étions dans nos rêves et que
nous aurions voulu être dans la réalité. Mais qui
étions-vous vraiment ? Trois gosses, inconscients du
bonheur présent, pensant bêtement que l'avenir serait
meilleur, et qu'il serait éternel puisque, à notre
échelle d'enfant, nous étions incapables d'en voir la
fin. Éternel...
J'avais douze ans et mes deux frères quatorze et dix-sept. Par
qui cette photo a-t-elle été prise ? Par mon
père, sûrement. Je l'imagine, derrière l'objectif,
stoïque comme toujours, essayant de cadrer ses trois enfants
turbulents et chahuteurs. Cet aspect solennel, il l'avait en
permanence, même en vacances avec sa cravate et ses chaussures
bien cirées. Au moment où la photo a été
prise, je pense que ma mère était à
côté de lui. Derrière son regard
sévère, sous son attitude indifférente et parfois
rêveuse, elle cachait habilement sa gentillesse et sa tendresse
qu'elle ne savait exprimer qu’à de rares instants. Pendant que
mon père tentait de faire une photo à peu près
correcte de ses trois gamins qui, de leur côté, faisaient
tout pour saboter cette image qu'ils allaient pourtant laisser à
la postérité, ma mère nous exhortait certainement
à cesser de faire les ânes, tout en étant au fond
bien contente de nous voir si agités et bien portants.
Après cette photo, les années se sont
écoulées, nous avons grandi, nous sommes devenus des
adultes, puis nous avons vieilli sans nous en rendre compte.
Maintenant, je réfléchis souvent à ce que j'ai
fait de ces années. Qu'ai-je laissé derrière moi,
à part quelques photos jaunies qui seront jetées aux
ordures après ma mort ? Et quand j'aurai quitté ce monde,
que restera-t-il ? Et mes frères, qu'ont-ils laissé ?
Quelques souvenirs que je suis le seul à posséder encore
et que j'emporterai avec moi. Rien, il ne restera plus rien
après ma disparition. Alors je veux noter ici les rares
souvenirs qui subsistent dans ma mémoire, et ce manuscrit, un
jour, peut-être, sera lu par quelqu'un. Ainsi, ces quelques
parcelles de souvenirs seront transmises dans la mémoire d'un
survivant, même de manière diffuse et confuse, et pendant
quelques temps, tout n'aura pas disparu, et nos trois vies n'auront pas
été totalement vaines.
-----------------------
La tradition familiale voulait que nous ayons tous des prénoms
qui commencent par un A. Comme il y a peu de prénoms masculins
dans ce cas, et que nous étions trois garçons, ce qui
n'était pas prévisible au départ, l'attribution du
prénom à chaque naissance avait été une
gageure, compensée heureusement par le fait que le choix
était plus réduit.
Mon frère aîné avait hérité du
prénom le plus classique, Antoine, mais pour nous c'était
Toine, ou Toto les grandes jambes quand nous voulions l'énerver.
Il était grand et maigre, avec le dos un peu voûté,
et il avait le regard noir des myopes sans lunettes. Sa tenue
vestimentaire était le cadet de ses soucis, et il serait
volontiers sorti en pyjama si mes parents l'avaient laissé
faire. Dans la rue, il avait un aspect rêveur, un peu
bohème, dégingandé, et sa démarche
hésitante et saccadée était facilement
reconnaissable de très loin.
Mon deuxième frère s'appelait Alexandre, mais nous
l'appelions Alex, ou Alex les grands pieds, surnom qu'il devait
peut-être à son habitude de traîner partout, surtout
dans les endroits où il n'était pas censé aller.
Il était plus petit que Toine et moi, beaucoup plus beau aussi.
D'ailleurs, il attachait beaucoup d'importance à son aspect
physique et il passait énormément de temps à se
pomponner et à s'admirer dans le miroir, à la recherche
des quelques boutons qui auraient pu enlaidir son visage. Nous nous
moquions de lui quand il sortait de la salle de bains, sa figure et ses
mains parfaitement nettoyés, ses ongles coupés et
récurés, ses cheveux peignés et fixés avec
du Pento qui lui servait à faire disparaître la
mèche rebelle qu'il avait toujours sur le haut du crâne.
Quant à moi, j'aurais pu m'appeler Arnaud, Alain, Albert,
Anatole ou Amédée, mais c'est le prénom Alexis qui
a été adopté, ce qui, de l'avis de tout le monde,
n'a pas été un choix judicieux puisque le surnom d'Alex
était déjà pris. Je suis donc devenu Six (en
prononçant le x comme un x), ou Six la petite cervelle, ou plus
souvent Six le tubard à cause de la tuberculose que j'avais
attrapée à six ans.
Le départ en vacances.
En revoyant la photo de ces trois gamins, je me souviens de nos
départs en vacances. Nos bagages avaient été
préparés et enregistrés à la gare une
semaine avant notre départ, et quand nous sortions du train,
nous les reprenions à la consigne de la gare d’arrivée.
Nous partions le soir avec les quelques valises qui restaient et le
chat bouclé dans son panier. En général, ça
démarrait assez mal, et tout le monde était de mauvaise
humeur. Ma mère était inquiète, elle voyait le
temps passer alors que personne n’était prêt, elle avait
peur d’oublier quelque chose et elle vérifiait et
re-vérifiait les bagages et les armoires et les tiroirs. Mon
père était embêté à l’idée
d’abandonner son train-train quotidien. Le chat miaulait et s’agitait
dans son panier, mécontent qu'on l’enferme et qu’on le trimballe
pour l'emmener dans un lieu inconnu. Et nous les trois gosses, nous
étions les seuls à être bien contents.
Malheureusement, comme notre plaisir s'accompagnait d'un chahut
formidable, nos parents se mettaient en colère et nous
enguirlandaient, ce qui énervait le chat et l’incitait à
miauler plus fort.
Une fois arrivés à la gare et installés dans notre
compartiment, nous faisions un dernier raffut avant de nous endormir
profondément. Je n'ai jamais compris comment elle faisait, mais
ma mère ne dormait pas dans le train. À chaque fois que
je me réveillais, quand je la regardais, elle avait toujours les
yeux grands ouverts. D'ailleurs, elle nous disait souvent qu'elle
était incapable de s'endormir dans un train. Bizarrement, elle
ne s'ennuyait pas à rester ainsi, les yeux ouverts et dans le
vague, sans lire, sans écouter la radio, en ne pensant
apparemment à rien pendant les huit heures que durait le voyage.
Je me suis souvent demandé si elle n'avait pas un don
particulier qui lui permettait de vivre dans sa tête une
existence riche et intense qui compensait la sobriété de
sa vie réelle.
Le café crème.
Quand le train arrivait le lendemain matin vers sept heures, nous
allions prendre notre petit-déjeuner dans un café
très luxueux. Un énorme et succulent café
crème, accompagné de croissants tout frais, faisait
disparaître comme par miracle les dernières traces de
fatigue du voyage. Ensuite, nous traînions en ville en attendant
l'heure du déjeuner. La tournée des grands magasins, ou
plus précisément du Grand Magasin puisqu'il n'y en avait
qu'un seul, nous permettait de profiter une dernière fois des
avantages de la société de consommation. Nous savions
que, là où nous allions passer les deux prochains mois,
hormis l'épicerie du village, le seul magasin se trouvait
à dix kilomètres, et ce magasin n'était qu'une
petite librairie de quinze mètres carrés, avec une
centaine de livres exposés sur un présentoir, et une
petite pile de journaux qui dataient de deux jours.
Le restaurant de la gare.
A l'heure du déjeuner, on allait au grand restaurant de la gare.
Je n'ai jamais su combien coûtait le repas dans ce restaurant
mais le service y était du genre grand luxe, avec plusieurs
serveurs pour nous apporter les plats et nous servir les boissons et
nous demander si tout allait bien. Je ne me rappelle pas si mes
frères et moi étions agités au cours du repas. Je
pense que le cadre solennel de ce restaurant haut de gamme devait trop
nous impressionner pour que nous ayons envie de nous faire remarquer.
Après le déjeuner, c'était le deuxième
grand départ. Nous prenions un taxi qui nous conduisait sur
notre lieu de vacances, à trente kilomètres de la ville.
C’était, en quelque sorte, un adieu à la civilisation.
Nous nous dirigions vers un monde différent, plus
austère, plus primitif.
Les vers luisants et les
étoiles.
Je me souviens des longues balades que nous faisions avec nos parents
quand nous étions en vacances. Nous partions le matin de bonne
heure, en emportant le déjeuner, sans savoir exactement
où nous allions. Parfois, nous revenions dans
l'après-midi, après avoir mangé sur l'herbe dans
un pré, en compagnie des vaches qui nous regardaient d'abord
avec méfiance, puis qui s'approchaient pour nous voir de plus
près et nous renifler. Il arrivait aussi que notre balade nous
conduise très loin et notre retour se faisait alors après
la tombée du jour. En prévision de ces
échappées nocturnes, nous avions toujours sur nous au
moins une lampe de poche car souvent le seul éclairage que nous
rencontrions sur les chemins et les petites routes
départementales provenait des vers luisants et des
étoiles, et parfois de la lune.
La planète rouge.
De retour d'une longue promenade, quand il faisait nuit, nous nous
arrêtions quelquefois sur le bas-côté de la route
pour nous reposer et regarder le ciel, et nous cherchions les
étoiles filantes en poussant des hurlements de joie quand nous
avions la chance d'en voir une. Lorsqu'un point lumineux se
déplaçait lentement parmi les étoiles, nous
prétendions qu'il s'agissait d'une soucoupe volante, en rigolant
un peu mais pas trop, car nous étions attirés par ces
histoires étranges de vaisseaux, grands comme des villes,
parcourant l'immensité de l'univers, des vaisseaux
habités par des extraterrestres partis à la recherche de
la vie, et qui viendraient peut-être un jour sur la Terre pour
signer un pacte avec les humains ou pour les combattre. Notre analyse
du ciel était quand même studieuse puisque, à cette
époque, je découvrais le grand chariot, le petit chariot,
l'étoile polaire.
Quand nous regardions Mars, mon père disait que c'était
une planète facile à reconnaître grâce
à sa teinte rouge. Mes frères semblaient la voir cette
planète rouge, mais pas moi. Qu'elles aient un éclat fixe
ou scintillant, toutes les planètes et étoiles me
semblaient blanches, et je n'en voyais aucune qui ait cette couleur
rouge que les autres prétendaient voir. Quelques mois plus tard,
je portais des lunettes pour corriger ma myopie. Mais, même avec
des lunettes, à mon grand regret, je n'ai jamais vu de
planète rouge.
La soucoupe volante.
Après le repas du soir, quelles qu'aient été nos
occupations de la journée, nous faisions toujours une promenade
que nous appelions digestive. Ce n'était qu'une petite balade de
santé qui durait trente minutes, ou une heure au maximum, et
nous rentrions avant la tombée du jour ou juste après.
D'ailleurs, afin de ne pas nous perdre dans le noir, nous n'empruntions
que les chemins connus et facilement praticables. Une fois, alors qu'il
ne faisait pas encore tout à fait nuit, nous étions sur
un petit sentier. Comme il n'y avait rien d'intéressant à
voir et à faire, puisque nous connaissions ce chemin par cœur,
nous regardions le ciel, comme d’habitude à la recherche de
soucoupes volantes, et nous avons vu une petite lumière qui se
déplaçait au milieu des étoiles. Bien
évidemment, nous nous sommes empressés de baptiser ce
point lumineux et mobile une soucoupe volante, ou OVNI comme on
commençait à les appeler à l'époque.
Il fallait regarder longtemps cet objet, et ne pas le quitter un
instant des yeux, pour le voir bouger. Lorsqu'on le fixait tout en
marchant, en faisant attention à ne pas glisser sur un caillou,
on voyait nettement qu'il se déplaçait plus lentement
qu'un avion mais plus vite qu'une étoile. Avec cette allure
atypique, ce ne pouvait être qu'un objet atypique, et donc les
grands scientifiques que nous étions ont décidé
à l'unanimité, père et mère et enfants, que
c'était un OVNI.
Alors que, fiers de notre découverte, nous étions en
train de parler fort, un paysan assez rustique, que nous n'avions
pas entendu approcher, nous a salués poliment en nous croisant.
Il avait un bâton de vacher à la main (c'était un
cow-boy comme on les appelait), il portait un bleu de travail, il avait
un béret sur la tête, des groles boueuses aux pieds, un
mégot de gitane papier maïs pendait entre ses
lèvres. Nous le connaissions un peu (c'était, je crois,
le frère du propriétaire de la maison qu'on louait),
alors mes parents se sont mis à causer avec lui de la pluie et
du beau temps, pendant que nous les gamins, continuions à nous
extasier devant notre merveilleux OVNI. Avant de partir, alors qu'il
allait nous dire au revoir, le brave paysan regarda le ciel dans la
direction que nous pointions avec nos doigts, et il nous dit :
« Vindieu, c'est-y pas le satellite que vous regardez
là ? ». Hé oui ! Il a brisé d'un coup
toute la magie de notre découverte, mais il avait bien
évidemment raison, ce n'était qu'un satellite.
La cité abandonnée.
Nous allions souvent voir le barrage et le lac. En fait, le lac
était artificiel, c'était un grand bassin de
rétention où se déversait l'eau de la
rivière en travers de laquelle le barrage avait
été construit. Pour parvenir jusqu'au barrage, nous
traversions une espèce de ville morte. Les maisons semblaient
presque neuves mais inachevées, comme si, en les
bâtissant, on s'était rendu compte que cette ville
était inutile et qu'il fallait l'abandonner. Le contraste
était assez frappant entre cette ville semi-construite et
désertique, et le barrage grandiose qui retenait une fabuleuse
masse d'eau ayant la couleur verte des forêts qui la
surplombaient.
On nous avait raconté que cette ville avait été
habitée pendant plusieurs années par les ouvriers qui
avaient construit le barrage. À cette époque, ces maisons
avaient été de vraies maisons avec des hommes, des
femmes, des enfants. Le matin, on devait y sentir l'odeur du
café et des tartines beurrées, le midi, les odeurs de
grillades et de légumes frais. Le soir, on devait y entendre le
bruit des conversations des hommes discutant de leur journée de
travail et des problèmes qu'ils avaient dû
résoudre. Les femmes parlaient de l'éducation des
enfants, ou colportaient les ragots du coin, ou proposaient le menu du
lendemain soir. Quant aux enfants, ils s'agitaient comme le font tous
les enfants. Et puis, un jour, le dernier ouvrier avait posé la
dernière pierre, il avait étalé la dernière
pelletée de ciment. Alors, le barrage étant
terminé, la ville avait été évacuée.
C'était devenu une ville morte. Je n'ai jamais su pourquoi les
maisons avaient gardé leurs murs mais pas leurs toits.
Peut-être parce que les paysans du coin avaient
récupéré les matériaux
réutilisables, comme la charpente des toits, les tuiles ou
l'ardoise.
La maison vide.
Pour aller jusqu’au barrage, nous passions près d'une ferme
où habitaient les deux frères de notre
propriétaire. Ils n'étaient pas encore trop vieux pour se
marier mais ils devaient faire partie de ces paysans qui avaient du mal
à trouver une épouse acceptant de vivre recluse dans une
ferme, et obligée de trimer toute la journée, traire les
vaches, nourrir les animaux, s'occuper des enfants, du ménage,
de la lessive, des repas, et tout ça pour mener une existence
à la limite de la pauvreté. Comme mes parents
connaissaient les deux paysans, un jour que nous passions devant chez
eux, ils ont voulu leur dire un petit bonjour, et éventuellement
leur acheter quelques produits de la ferme, des œufs ou un poulet.
La porte de la maison était ouverte, mais nous étions des
gens polis et, avant d'entrer, nous avons appelé :
« Y a quelqu’un ? », nous avons
frappé sur la porte, sur les vitres des fenêtres du
rez-de-chaussée. Puis, comme on ne venait pas nous accueillir et
que personne ne nous répondait, nous sommes entrés
lentement tout en continuant à appeler :
« Coucou ! Y a quelqu’un ? ». Il n'y
avait pas âme qui vive à l'intérieur. Nous sommes
ressortis, un peu honteux d'avoir pénétré, presque
malgré nous, dans une maison vide sans la permission des
habitants.
Nous les citadins, nous avions l'habitude, avant de sortir, de fermer
les portes, les volets, les fenêtres. Nous retrouver dans une
maison dont les occupants s'étaient absentés, sans fermer
ni porte ni fenêtre, nous a beaucoup surpris. Les deux
frères étaient vraisemblablement partis travailler dans
les champs, sans penser que des maraudeurs auraient pu venir les
dévaliser.
Les pochettes-surprises.
Nous avions peu d'occasions de voir du monde, à part, assez
rarement, les paysans des fermes des environs, et les gens du village
quand nous allions faire nos courses. Le départ vers le village
était assez joyeux, tout au moins au début des vacances.
On accompagnait nos parents pour aider à porter les sacs
à provisions mais aussi parce que nous en tirions un profit
inestimable : l'épicerie vendait des pochettes-surprises, et
nous les gamins, nous ne pouvions pas résister à
l'attraction irrésistible de ces pochettes-surprises, même
si on savait depuis belle lurette qu'il n'y avait que des trucs nuls
à l'intérieur. Nos parents étaient bien
obligés de céder de temps en temps quand on regardait ces
pochettes-surprises avec nos regards malheureux d'enfants pauvres.
Nous étions de très bons clients pour l'épicier et
l'épicière, peut-être appréciés pour
nos qualités humaines, mais surtout pour nos dépenses.
Quoique n'étant pas riches, mes parents économisaient
toute l'année pour ne pas avoir à se priver pendant les
vacances. Alors, quand nous étions sur place, ils achetaient
beaucoup de choses inutiles, et l'essentiel de ce qu'ils
dépensaient tombait dans les poches de l'épicier et de
l'épicière, qui en échange nous servaient avec de
grands sourires chaleureux mais néanmoins pas
désintéressés.
Premier amour.
La première balade des vacances nous conduisait souvent au bord
du lac. Il se trouvait à six ou sept kilomètres de la
maison et nous marchions pendant des heures, ce qui nous permettait de
nous dérouiller les jambes avant les grandes balades de vingt ou
trente kilomètres. Bizarrement, peut-être à cause
du poids, nous n'emportions jamais de gourde pour nous
désaltérer en cours de route. Alors, au retour, quand
nous repassions près du village, nous étions si
assoiffés que nous faisions une halte dans un bar pour boire un
Coca, un Orangina ou un Pschitt (orange ou citron : les deux
étaient si acides que je n'étais capable de les
différencier que par la couleur mais pas au goût).
La patronne du bar était veuve et elle vivait avec ses deux
filles. L'aînée avait dix-huit ans et l'autre quatorze. La
cadette, Marlène, ne m'intéressait pas trop, je devais la
trouver trop jeune, mais l'aînée, Ghislaine, me faisait un
effet terrible. Je n'étais qu'un gamin mais je ne pouvais pas
m'empêcher de l'admirer. Elle avait des yeux bleus magnifiques.
Elle était blonde et ses beaux cheveux soyeux lui tombaient sur
les épaules. J'aurais aimé prendre ses doux cheveux dans
mes mains et les entourer autour de mes doigts, j'aurais voulu y
plonger mon visage et humer leur odeur que j'imaginais enivrante. Elle
portait une robe d'été légère et moulante
qui mettait merveilleusement en valeur les formes arrondies de son
corps. Elle se déplaçait avec grâce, en
balançant légèrement les bras, avec un mouvement
souple des hanches. Quand je la voyais, je me sentais planer, et je
devenais silencieux et taciturne.
C'était une grande fille (elle avait des poils sous les
aisselles et, je suppose autre part, mais à cette époque
je ne me posais pas ce genre de question), elle était presque
adulte, alors que moi, je n'étais qu'un gosse de passage, trop
vieux pour bénéficier de son instinct maternel, et trop
jeune et pas assez beau pour intéresser la femme qui
s'éveillait en elle. La seule parole que je lui ai
adressée en bégayant avait dû être du genre :
« Un Pschitt, s'il vous plaît », quand elle
remplaçait sa mère pour le service. C'était mon
premier amour, le seul dont je me souviens avec un peu de plaisir et
beaucoup de regret.
Le carnet.
Alors que je fouillais partout dans la maison, comme le font tous les
gamins normalement curieux, je trouvai un jour, dans les affaires de ma
mère, un petit carnet. J'aurais pu le remettre à sa
place, sans l'ouvrir, ce qui aurait été plus respectueux
pour ma mère qui, justement, l'avait caché pour qu'on ne
le voie pas, mais la tentation était trop forte et je l'ouvris.
Son contenu m'a beaucoup intrigué, il était rempli de
dates passées ou futures, notées au stylo avec la belle
écriture de ma mère. Ces dates s'échelonnaient de
trente jours en trente jours, comme s'il s'agissait des phases de la
lune. J'étais jeune et je connaissais aussi mal le
fonctionnement de la lune que le fonctionnement des femmes, et donc je
n'ai rien compris à ce carnet et je l'ai remis en place.
J'ai failli obtenir une explication quelques semaines plus tard. En
effet, j'étais tellement curieux, et ce carnet m'avait tant
troublé, que je demandai à ma mère, l'air un peu
penaud puisqu'elle allait comprendre que j'avais fouiné dans ses
affaires, pourquoi elle notait toutes ces dates. Ce genre de
discussions ne faisait pas partie de son répertoire courant et
elle n'a rien voulu me dire, à part que c'était naturel
et que toutes les femmes étaient faites pareil et qu'elles
étaient toutes obligées de faire ça. Cette
explication était encore plus énigmatique que le carnet.
Elle m'a vu pensif, essayant de comprendre l'incompréhensible,
et elle s'est rendu compte qu'elle ne se débarrasserait pas de
moi tant que je n'aurais pas eu ne serait-ce qu'un début de
morceau d'explication succincte.
Elle s'en sortit finalement en voyant mon grand frère qui
passait par là. Elle le chargea officiellement de faire mon
éducation sur le sujet dont elle ne voulait pas me parler. Bien
sûr, Toine promit de me dire tout, dès qu'il aurait le
temps, peut-être le soir même. Je dois avouer que j'attends
toujours. Vraisemblablement, lui-même ignorait la réponse
à cette question somme toute assez scientifique. C'est bien plus
tard que j'ai compris ce que ces dates signifiaient, et j'ai
trouvé ridicule le fait que personne n'ait voulu m'en parler
plus tôt.
La verrue.
Par contre, quand il s'agissait de blaguer sur ce même sujet,
Toine était toujours disponible. Quand il s'était fait
enlever une verrue au doigt par un chirurgien, celui-ci lui avait
donné une sorte de protection pour recouvrir la plaie. Cette
protection peu épaisse était en caoutchouc très
souple, et elle avait une forme particulière qui permettait d'y
introduire et de maintenir serré le doigt opéré.
Il l'a gardée pendant plusieurs jours et, pendant tout ce temps,
il n'a pas arrêté de lui donner des noms bizarres. Moi, je
ne voyais qu'un truc en caoutchouc, très pratique pour
empêcher les cochonneries de salir sa blessure, mais lui semblait
faire allusion à quelque chose que je ne connaissais pas, et que
personne n'a voulu m'expliquer. D'ailleurs ma mère, qui
admettait volontiers ses plaisanteries tant qu'elles restaient
incompréhensibles pour ses petits frères, n'aurait pas
apprécié qu'il se lance dans des détails trop
précis concernant par exemple les zizis, ou
l'élasticité et la résistance au frottement du
caoutchouc, etc.
L'horloge.
Certes, Toine ne m'a rien appris sur les deux sujets (qui n'en font
finalement qu'un) qui m'ont préoccupé pendant longtemps.
Cependant, je dois dire que c'est lui qui m'a montré comment
lire l'heure sur une horloge. Dans la vieille maison de vacances, il y
avait une antique horloge au rez-de-chaussée, et son balancier
faisait tic-tac en permanence quand on pensait à remonter le
ressort deux fois par semaine. Elle sonnait tous les quarts d'heure (un
seul coup) et toutes les heures (autant de coups que d'heures), y
compris la nuit. Ce jour-là, mon frère devait être
bien luné car, quand il comprit que je n'avais rien pigé
à l'école lorsque la maîtresse nous avait
expliqué l'heure, il m'emmena avec lui face à l'horloge
et il me montra comment il fallait faire. « Y a la p'tite
aiguille et y a la grande. Avec la p'tite, on compte jusqu'à
douze, avec la grande, on compte jusqu'à soixante. On r'garde la
p'tite d'abord et ça donne l'heure. Ensuite, on r'garde la
grande et ça donne les minutes. Et c'est tout ». A
priori, il était très pédagogue, même s'il
ne le montrait pas souvent, puisqu'en quelques minutes, j'avais tout
compris. Et depuis ce temps, je n'ai pas oublié.
Les autres gosses.
Je ne me rappelle pas avoir rencontré beaucoup de gamins de mon
âge en vacances, ils étaient cachés ou il n'y en
avait peut-être pas. Une fois, sur une route, alors que
j'étais allé seul faire une course au village, je suis
passé devant un groupe de jeunes un peu plus grands que moi. En
ce temps-là, j'étais quelqu'un de sociable,
intéressé par toute nouvelle relation, même dans le
cadre éphémère des vacances. Ces gamins n'avaient
pas l'air trop aimables mais j'ai quand même fait un effort en
leur souriant aimablement et en leur disant bonjour. Je les ai
fixés peut-être avec trop d'insistance, pour savoir si je
pourrais être admis dans leur groupe. L'un d'entre eux, en me
voyant le regarder, me dit : « Tu veux ma photo
? ». J'ai détourné mon regard et j'ai
continué mon chemin.
Ces quatre mots ont mis fin à mon désir d’entrer en
relation avec les gosses du village. J'ai compris à ce moment
qu'une barrière infranchissable nous séparait,
j'étais le plouc de la grande ville et eux les bouseux du coin,
et aucun contact n'était possible.
Le cinéma.
Pour nous occuper, nous allions parfois au cinéma. La salle la
plus proche se trouvait à dix kilomètres. Nous faisions
le trajet à pied, en fin d'après-midi, et on arrivait sur
place pour la séance unique de vingt heures. C'était un
petit cinéma de province, dans une ville de deux mille
habitants, et donc il ne fallait pas s'attendre à un confort
comparable à celui des cinémas d’une grande ville. La
salle était assez miteuse mais c’était sans importance.
Ce qui nous embêtait, c'était la qualité de la
projection qui était calamiteuse, ce qui gâchait beaucoup
le plaisir de la soirée. On voyait que les copies des films
avaient beaucoup vécu, elles étaient rayées et
pleines de poussière, les couleurs étaient fades, les
images étaient souvent floues. Il y avait presque à
chaque séance des interruptions dues à la cassure du
film, et le pauvre projectionniste devait le recoller avant de
reprendre la projection. J'ai vu dans cette salle des superproductions
comme « Spartacus » ou « il
était une fois dans l'ouest », et il m'a fallu des
années avant que j'aie le courage de les revoir dans des
conditions meilleures.
Après la séance, il fallait rentrer, et si nous avions
dû refaire les dix kilomètres à pied en sens
inverse, on ne se serait pas couchés avant une heure ou deux
heures du matin. Nous avions donc passé un accord avec un
garagiste de la ville, qui était également taxi et
ambulancier. Nous frappions à la porte de son garage en sortant
du cinéma et il nous ramenait en voiture. Il est arrivé
une fois qu'il nous oublie, tout au moins c'est ce qu'il a
prétendu quand on l'a revu quelques jours plus tard. Mais on a
eu quelques doutes concernant sa sincérité, on a
pensé que, ce soir-là, il n'avait tout simplement pas eu
envie de sortir, et qu'il nous avait donc laissé tomber. Sans
véhicule pour nous reconduire, la seule ressource qui nous
restait était de rentrer à pied, presque dans le noir
(par malchance, nous n'avions pas emporté de lampe torche). Nous
avons dû nous contenter des étoiles pour éclairer
notre route.
La photo.
Les touristes étaient quasiment inexistants là où
nous étions. Cependant, un jour, un groupe, composé d’une
dizaine de randonneurs, est passé devant notre maison. Ils ont
pris des photos de tout ce qu'ils voyaient, jugeant très
pittoresques des choses que nous, les habitués, nous
considérions comme normales car elles faisaient partie de notre
décor quotidien pendant les vacances. Ils s'extasiaient devant
l'abreuvoir dans lequel un tuyau laissait s'écouler quelques
gouttes d'une eau qui provenait de je ne sais où, ils
s'émerveillaient à la vision de l'immense tilleul
planté sur le sentier conduisant vers la maison, ils
s'intéressaient à la grange avec ses accessoires
agricoles rouillés, ils admiraient le local à bois plein
de vipères. Ils n'ont pas osé photographier les toilettes
au fond de la cour, et pourtant ils auraient dû puisque
c'était la dernière chose qui, par sa rusticité,
nous semblait encore pittoresque, à nous autres autochtones de
passage.
Avant de partir, ils ont voulu me photographier moi aussi, en me
prenant certainement pour un indigène. Clic-clac. En quelques
secondes, j'étais dans leurs boîtes magiques. Je n'ai
jamais aimé être pris en photo. Heureusement, quand mon
père s'apprêtait à en prendre une, il
n'était pas rapide, et j'avais largement le temps de me
carapater avant le clic-clac fatal. Devant ces touristes qui voulaient
tous me conserver dans leurs boîtes à images, je n'ai pas
pu me défiler et j'ai dû poser. Étais-je bien
coiffé ? Avais-je fait un sourire au moment précis
où le petit oiseau était sorti ? Ou une grimace ? Comment
étais-je habillé ? Un pantalon long ? Une culotte courte
? Avais-je les bras nus ? Un pull ? Une chemise ? Quelles chaussures ?
Quelles chaussettes ?
Je n'aimais pas être pris en photo, mais ce n'était qu'une
petite phobie ou une lubie sans conséquence. Même quand je
voyais, après le développement des pellicules, que
j'avais été pris par hasard, je n'en faisais pas tout un
foin. Par contre, le fait d'être pris en photo et de ne pas avoir
la possibilité de voir ces photos est presque insupportable. Je
ne saurai jamais comment j'étais ce jour-là, ni quelle
attitude j'avais. Je ne saurai jamais si ces photos ont
été réussies ou ratées, si elles ont
été conservées, si quelqu'un les regarde encore en
se disant : « Ha, mais oui. C'était le petit paysan
du coin. Tu te rappelles ? ». Mon image traîne quelque
part et je ne verrai jamais cette image. Je n'entendrai jamais ce que
les gens en disent, que leurs commentaires soient gentils ou
méchants, justes ou erronés, sensibles ou
indifférents. Cette idée me perturbe depuis des
années et, tant que je vivrai, elle me poursuivra partout.
« Tou vas aller en
prison ».
Mon frère Alex était un grand-maître pour faire des
bêtises. Elles étaient souvent commises avec ma
complicité mais, comme j'étais plus jeune que lui, on
estimait que j'étais moins responsable, et c'est lui qui prenait
le plus gros des engueulades et des punitions. Une fois, nous
étions allés dans une ferme et nous avions fait une
bêtise, certainement pas très grave mais je ne sais plus
laquelle. Le principe de base, quand on fait sciemment une
bêtise, est de ne pas se faire chopper. Ce jour-là, nous
avons eu moins de chance que d'habitude puisque la vieille matrone de
la ferme nous a surpris en pleine action. Voyant que mon frère
était le plus âgé, c'est bien évidemment lui
qui a tout pris. Elle n'était pas bien méchante, la brave
dame, elle s'est contentée de lui faire des remontrances qui se
sont terminées par : « Tou vas aller en
prison ». En disant cette phrase mémorable, comme
elle était d'origine italienne, et donc habituée à
s'exprimer avec son corps et ses mains, elle n'a pas su
vraisemblablement trouver le geste le plus expressif pour
représenter un prisonnier enfermé dans sa cellule, alors
elle a fait un mouvement ample encore plus mémorable que ses
paroles, elle a fait mine de le prendre entre ses bras et de
l'emprisonner contre sa poitrine.
Bien sûr, dès que nous sommes rentrés, j'ai
raconté ça à tout le monde et on en a
rigolé pendant des années. On s'imaginait le pauvre Alex
terrorisé, écrasé contre la poitrine
généreuse de la matrone, pleurant et suppliant qu'elle le
lâche. J'espère que la pauvre paysanne n'a jamais appris
tout ce qu'on a raconté sur elle, notamment sa façon de
punir les petits garçons indisciplinés en les
étouffant entre ses lourdes mamelles.
Les cigarettes.
À cette époque, je n'avais pas le droit de fumer. Ma
première cigarette officielle, je l'ai eue à douze ans,
le jour de ma communion solennelle, en même temps que je recevais
ma première montre. À partir de cette
cérémonie, j'ai eu le droit de fumer une cigarette tous
les dimanches après le repas du midi. J'attendais donc le
dimanche avec impatience et, pour compenser le besoin que
j'éprouvais déjà à cette époque,
j'arrachais des plantes à tige creuse, je découpais les
tiges pour qu'elles aient la bonne longueur, et je faisais semblant de
fumer en inspirant au travers de ces cigarettes improvisées.
Pour que la sensation soit encore plus proche de la
réalité, je coupais un petit bout d'un centimètre
à l'extrémité de ma tige que je recollais ensuite
avec de la salive, puis je tapotais ma fausse cigarette avec le bout de
l'index, comme si je secouais la cendre, et le petit bout tombait comme
de la vraie cendre d'une vraie cigarette. Ça ne
remplaçait pas le tabac mais j’avais l’impression d’être
un grand.
Bien sûr, avant ma première cigarette officielle, et
même après, il y a eu quelques authentiques cigarettes
malhonnêtement acquises. Avec mon frère Alex, nous volions
dans le paquet de Craven de mes parents une ou deux cigarettes de temps
en temps et nous allions fumer dans un coin où nous
étions sûrs de ne pas être surpris. Et, en effet, on
ne s'est jamais fait prendre, quoique je ne sois pas certain que ma
mère n'ait pas remarqué qu'il lui manquait parfois
quelques cigarettes. Cependant, comme nous étions très
habiles à ce jeu, elle n’avait pas de preuves, et elle ne nous a
jamais rien dit.
La météorite.
Une fois, il est arrivé un événement
extraordinaire mais je ne suis pas sûr qu'il se soit vraiment
produit. Avec le recul des années, il me semble trop improbable.
Mais j'y ai cru pendant si longtemps, j'en ai gardé un souvenir
tellement précis, et en plus il m'a laissé une impression
si forte, que j'ai du mal à ne pas le considérer comme
réel.
Nous étions tous les cinq, mes deux frères, mes parents
et moi, sur une petite route, et nous arrivions au sommet d'une
côte que nous appelions le calvaire parce qu'il y avait à
cet endroit une croix de métal rouillée scellée
sur un socle en pierre. C'était le crépuscule et il
faisait suffisamment clair pour que nous marchions sans lampe torche.
Soudain un objet, qui ressemblait à un immense caillou en
flamme, est apparu dans le ciel, suivi d'une grande
traînée de feu. Le phénomène m'a
semblé silencieux, tout au moins je n'ai pas gardé le
souvenir d'un bruit qui, étant donné l'aspect
spectaculaire de l’apparition, aurait dû être terrible.
L'objet incandescent s'est éloigné très rapidement
et il a disparu derrière les montagnes.
Je n'ai jamais su s'il s'agissait d'une hallucination ou du passage
d'une vraie météorite tombée très loin,
peut-être à des milliers de kilomètres de
là. Maintenant que tant d'années se sont
écoulées, je me demande souvent si ce n'était pas
un rêve ou si je n'ai pas inventé ce souvenir en
m'inspirant d'un livre. On n'a jamais eu l'occasion d'en reparler en
famille. Il ne me semble pas qu'on ait annoncé cet
événement à la radio ou dans les journaux, mais je
ne peux pas l'affirmer car notre lieu de vacances était
très éloigné de toute source d'information. Le
village le plus proche était à trois kilomètres,
c'était une vallée cernée de montagnes où
nous ne pouvions pas capter la télévision et où
les ondes radio étaient trop souvent brouillées par les
parasites, et on ne lisait les journaux qu'au compte-goutte quand nous
allions faire nos commissions au village tous les deux ou trois jours.
Donc, l’information a pu être diffusée sans que nous
soyons au courant. En plus, cet événement, qui
était quelque chose d'exceptionnel pour moi, n'était
peut-être considéré que comme un simple fait-divers
ne nécessitant qu'un petit entrefilet dans un journal.
A moins que personne n'ait vu passer ce météorite,
à part nous cinq, ou moi seul. Ce caillou, après avoir
parcouru des milliards et des milliards de kilomètres,
après avoir rencontré des millions de soleils,
après avoir échappé à des collisions,
à des trous noirs, à des supernovae, ce caillou s'est
peut-être échoué dans l'océan, à
l'insu de tout le monde, ou il est tombé dans un désert
aride et inaccessible où seuls quelques touaregs austères
l'ont entrevu, ou il a explosé avant d'atteindre le sol, ne
laissant derrière lui que des cendres venues des confins de
l’univers.
Les sandales.
Un jour, avant les vacances, nos voisins de palier ont proposé
à mes parents une magnifique paire de sandales en épais
cuir jaune. Ces charmantes personnes n'ont rien demandé en
échange, nous nous sommes donc demandés, sans trop nous
appesantir sur la question, pourquoi on avait droit à une telle
faveur. Ces sandales étaient si luxueuses que nous avons
pensé naïvement qu'il s'agissait d'un vulgaire
problème de pointure qui ne convenait pas au monsieur. Et puis,
comme mes parents n'étaient pas riches, nous avons
profité de l'occasion inespérée et nous avons
accepté les sandales. C'était une chance pour moi
puisque, parmi les quatre hommes du foyer, j'étais le seul
à pouvoir les porter, c'était exactement ma pointure.
Malheureusement, il a fallu que j'attende les vacances puisque
c'était des sandales et que c'était incorrect de porter
des sandales en ville. L'attente des vacances m'a semblé encore
plus interminable que d'habitude.
Quand, enfin, les vacances sont arrivées, j'étais
comblé et je les ai portées pendant toute une
journée. J’étais fier comme un paon avec mes nouvelles
sandales, personne n’en avait d’aussi belles que les miennes. Le soir
du premier jour, en les retirant, je vis une petite rougeur douloureuse
sur le haut du talon de mon pied droit, mais c'était sans
gravité et la douleur était superficielle. Je me suis dis
qu’après tout, c'était des sandales neuves et qu’il
fallait les utiliser quelques jours pour qu'elles s'adaptent à
mes pieds délicats.
Le deuxième jour, la rougeur du pied droit s'était
transformée en ampoule : je l'ai crevée bravement (une
petite aiguille que je tenais avec un mouchoir pour éviter de me
brûler les doigts, je chauffais l'aiguille avec la flamme d'une
allumette, et splash, je l'enfonçais dans l'ampoule que je
pressais ensuite bien fort entre mes doigts pour extraire le liquide),
j'ai mis une bonne dose de mercurochrome et j'ai recouvert le tout d'un
pansement. Le pied gauche commençait à me faire mal, mais
je ne m'en suis pas trop inquiété.
Le lendemain, le pied gauche me faisait très mal à cause
d'une grosse ampoule qui avait crevé sans mon consentement. J'ai
soigneusement nettoyé la plaie et je l'ai
désinfectée avant de mettre un pansement. Le pied droit
était encore douloureux, mais je n'ai pas retiré le
pansement, je savais que le trou laissé par l'ampoule
crevée ne se cicatriserait pas avant quelques jours. À ce
stade, je me sentais un peu éclopé avec mes deux pieds en
compote mais c'était encore supportable.
Le jour suivant, j'avais extrêmement mal au pied droit. J'ai
dû tirer fort sur le pansement pour l’enlever, il était
collé au talon à cause d'une épaisse croûte
de sang et de matière jaunâtre qui s'était
formée sur la plaie. Le talon était dans un état
épouvantable. Sous la croûte, un large morceau de peau
avait été arraché, laissant presque à nu
l'os du talon. J'ai eu le courage de nettoyer la plaie avec de
l'alcool, j'ai arrosé le tout avec du mercurochrome, et j'ai
entouré le talon avec une bande Velpeau pour le protéger
du frottement de la sandale. Le pied gauche n'était pas non plus
très joli à voir, mais j'avais assez souffert pour ce
soir et j'ai décidé de ne pas y toucher.
Le lendemain, en marchant, le bord de la sandale frottait sur la bande
Velpeau et la faisait glisser en laissant à nu la plaie.
Ça faisait si mal que je boitillais en faisant des grimaces. Je
m'arrêtais toutes les cinq minutes pour remettre la bande en
place et la resserrer. Malheureusement, en essayant de ne pas forcer
sur le pied droit, j'étais obligé de m'appuyer un peu
plus sur le pied gauche, et celui-ci se mit également à
me faire souffrir. Je ne savais plus comment marcher et je
commençais à me faire du souci, en me demandant comment
j'allais rentrer à la maison si je devais m'arrêter tous
les dix mètres.
Le soir, en voyant l'état de mon pied droit sanguinolent et
purulent, et de mon pied gauche qui ne valait guère mieux, ma
mère prit ces belles et néanmoins horribles sandales et
les jeta à la poubelle. Le lendemain, elle m'acheta des sandales
en plastique, affreusement moches mais qui me permirent de terminer les
vacances avec mes deux pieds au complet et sans chaise roulante. Je
sais que tous les cadeaux ne font pas aussi mal mais, depuis cet
épisode douloureux, avant d'accepter un cadeau gratuit, je
cherche toujours à savoir quelle peut être la motivation
du généreux donateur.
Les vipères.
La maison que nous louions pour les vacances était une ancienne
ferme. Nous occupions le corps de bâtiment principal, et
seulement le premier étage car le rez-de-chaussée
était composé de la cuisine, avec sa volumineuse
cuisinière à bois, et de deux pièces humides et
inhabitables.
Devant la maison, à gauche, il y avait un ancien atelier dont la
porte était fermée à clé. Pour nous les
gamins, le seul attrait de cet atelier venait de son abondance de
vitres que nous pouvions casser impunément à coups de
cailloux (à condition de le faire en cachette). Le lancer de
pierres était devenu notre spécialité et nous
fabriquions des frondes artisanales avec des bouts de tissu et de la
ficelle (c’était l’époque de Thierry la fronde), et des
lance-pierres avec du bois et des gros élastiques.
A droite de la maison, se trouvait une grange où étaient
entreposés de vieux outils agraires rouillés. La grange
servait peut-être encore en notre absence puisqu'il y avait un
entassement de bottes de foin sur lesquelles nous nous roulions avec
délectation. C'était un endroit tranquille où nous
pouvions nous amuser presque sans danger et surtout sans être
embêtés par les parents. Notre seule crainte était
de nous trouver face à face avec une vipère venue y
chasser des rongeurs. Personnellement, j'ai vu souvent des souris dans
cette grange mais aucune vipère.
Par contre, j'en ai vu quelques-unes dans le local qui faisait face
à la maison. On y entreposait des fagots de bois et, quand
j’allais y prendre le petit bois nécessaire pour allumer la
cuisinière, avant d'entrer je frappais les murs en pierre avec
la hachette, en espérant naïvement effrayer et faire sortir
les vipères qui se cachaient traîtreusement sous le bois.
Le mûrier.
La maison était entourée d'arbres fruitiers. Un
mûrier se trouvait juste devant la maison. Nous l'appelions
mûrier peut-être parce que le propriétaire nous
l'avait dit, ou parce que mes parents s'étaient
renseignés, mais je ne suis pas sûr que c’ait
été un vrai mûrier. En tout cas, certaines
années, il produisait des fruits violets, sucrés et sans
goût, qui attiraient les abeilles, les guêpes, les
bourdons, et toutes sortes de bêtes infâmes. Je n'aimais
pas cet arbre et j'évitais de m'en approcher, à cause des
vilaines rencontres qu’on y faisait avec le dard cruel des insectes.
Malheureusement ses grandes branches pendaient face à ma chambre
au premier étage, et je devais fermer la fenêtre le soir
avant de me coucher, pour éviter d'entendre tous ces insectes
malfaisants bourdonner autour de moi à mon réveil.
Il y avait aussi des pommiers, dont les petits fruits acides
étaient détestables, des pruniers qui produisaient de
succulents fruits à condition de patienter jusqu'à la fin
du mois d'août. J'adorais aussi les noix, et j'essayais toujours
de les consommer avant qu'elles ne soient mûres. Avec mon Opinel,
je retirais la partie externe verte, puis je cassais la coquille molle
pour en extraire la chair encore verte que j’avalais. C’était
tellement mauvais que je recrachais le tout assez rapidement.
Malheureusement, chaque année, la fin des vacances arrivait trop
tôt et nous quittions la région avant que les noix ne
soient arrivées à maturité. Je n'ai donc jamais pu
en manger des bonnes, mais je tentais quand même
l'expérience chaque fois que j'en avais l'occasion.
Les groseilles.
Il y avait également des cerisiers, des groseilliers. La grande
aventure des vacances était le ramassage des groseilles. Les
grappes épaisses étaient placées très bas
et la récolte se faisait à genoux, presque à plat
ventre. Le goût acide mais intense des fruits ne me rebutait pas,
et un bon tiers de ma récolte était consommé sur
place. Quelques abeilles paisibles, venues des ruches proches,
m’accompagnaient. J’en avais un peu peur mais l’attraction des
groseilles était trop forte. Et puis, quand j'étais seul
à faire le ramassage, quel calme ! quelle
tranquillité ! Je n’entendais que le bourdonnement des
insectes et le bruit des feuilles agitées par le vent.
Les jours de chance, quand il faisait beau et qu’il avait plu la nuit
précédente, l’eau s’évaporait doucement sous les
rayons du soleil et faisait scintiller les feuilles et les fruits. Les
odeurs d’herbes, de bois et de fruits se mélangeaient.
Après quelques heures de récolte silencieuse, lorsque
j'avais rempli un saladier entier avec les jolis petits fruits rouge
pâle, je l’apportais à ma mère. Et nous avions
droit à une bonne ration de groseilles au sucre pour le dessert
pendant plusieurs jours.
Les cerises.
L’autre grande aventure des vacances était la récolte des
cerises, quand le propriétaire nous autorisait à le
faire, en général lorsqu'il avait pris lui-même les
plus beaux fruits. Souvent, nous n'attendions pas son autorisation, et
sans en parler à nos parents qui nous semblaient trop
honnêtes et trop respectueux des règles de savoir-vivre,
nous montions sur notre cerisier préféré, celui
qui produisait en abondance les meilleures cerises, et perchés
sur les branches, nous consommions le résultat de notre
récolte, sans avoir l'impression de mal faire puisque nous
prenions des risques pour satisfaire notre gourmandise. Nous
n'étions pas non plus trop regardants sur la qualité.
Quand il nous arrivait, avant de les avaler goulûment, d'ouvrir
les cerises pour en étudier le contenu, nous constations souvent
que nous n'étions pas les seuls amateurs : elles étaient
occupées par un ou plusieurs asticots qui,
dérangés pendant leur repas, s'empressaient de
pénétrer plus profondément dans la chair pour se
cacher.
Les confitures.
Quand le propriétaire nous donnait officiellement son feu vert
pour cueillir les dernières cerises, nous répartissions
notre récolte en trois parts inégales. La première
part, la plus grosse, nous revenait à nous les ramasseurs, et
elle passait directement de la branche à nos estomacs
affamés. La deuxième part était rapportée
à la maison et elle nous servait de dessert. Et la
troisième part était utilisée par ma mère
pour faire des confitures maison. Je ne me souviens plus quand on
mangeait cette confiture, vraisemblablement pendant les vacances car je
ne vois pas comment on aurait pu transporter tous les bocaux par le
train, en plus de nos bagages.
Les voyages fantastiques de Jules
Verne.
Pour trouver une librairie digne de ce nom, il fallait parcourir
à pied les dix kilomètres qui nous séparaient de
la ville la plus proche. C'était une toute petite ville,
construite sur le flanc d'une colline. Elle n'était en fait
qu'un alignement de maisons jouxtant la route nationale sur laquelle ne
cessaient de défiler les voitures et les poids lourds auxquels
se mêlaient parfois les tracteurs. En plein milieu de la ville,
la route se rétrécissait tellement que les poids lourds
en occupaient toute la largeur, empêchant les autres
véhicules de passer, ce qui créait de spectaculaires
embouteillages avec coups de klaxons et insultes.
La librairie était petite mais j'y trouvais exactement ce que je
voulais : Jules Verne. Quand j'entrais dans la boutique, je me
précipitais à un endroit précis, le
présentoir sur lequel le libraire plaçait la collection
« Livre de Poche, Les Voyages Fantastiques par Jules
Verne » et je vérifiais fébrilement parmi les
livres exposés celui qui me manquait. Quand il y en avait
plusieurs qui me tentaient, je devais faire un choix difficile entre
eux car je n'avais pas assez d'argent pour tous les emporter.
C'est là-bas que j'ai lu presque toute la collection Jules
Verne. J'avoue ne jamais avoir réussi à me mettre en
tête les noms des voiles et des cordes des voiliers du XIXe
siècle, et je confondais toujours le foc, le cabestan, le
perroquet, la hune, les haubans, et parfois la poupe et la proue, le
bâbord et le tribord, la longitude et la latitude, mais il m'a
fait voyager dans l'espace et dans le temps comme jamais je n'aurais pu
le faire dans la réalité. Je passais souvent des
journées entières, allongé sur un lit, avec mon
livre à la main, et je partais en direction de la Lune,
projeté par un canon gigantesque, je descendais au centre de la
terre à la recherche de cités et de civilisations
disparues, je passais cinq semaines en ballon pour découvrir les
fabuleuses sources du Nil, je parcourais vingt mille lieues au fond des
mers en compagnie d'un fou misanthrope, j'étais coincé au
milieu de l'océan sur un bateau dont la cale était en
feu, je suivais le têtu Kéraban qui, voulant aller d'un
quartier à l'autre d'Istanbul, devait faire le tour de la mer
Noire pour ne pas payer le péage sur le Bosphore, j'avais
quatre-vingts jours pour boucler un tour du monde et je
trépignais d'impatience quand un contretemps retardait les
héros, et je sautais de joie quand, croyant être en retard
de quelques minutes, ils apprenaient qu’ils étaient en avance de
vingt-quatre heures.
Tout en restant allongé sur mon lit, dans cette maison
éloignée de tout, dans cette région où les
distractions étaient rares, je faisais cent voyages, je
rencontrais des milliers de gens, je me battais bravement contre des
méchants, j'aimais et j'étais aimé par les plus
belles femmes du monde, j'étais beau, j'étais
ingénieux, j'étais intelligent. Le soir, il fallait me
forcer à quitter mon livre quand le dîner était
prêt et que tout le monde m'attendait à table. Ils
devaient tous se demander quel plaisir j'éprouvais à lire
ces livres, remplis de mots compliqués, et ornés de
dessins gris et vieillots. Impossible de leur expliquer que j'y
trouvais la vie, pas celle que je vivais dans le présent, ni
celle que j'étais presque sûr de connaître plus
tard. Je vivais la seule vie qui vaille la peine d'être
vécue, la vraie vie, celle de mon imaginaire.
Feux interdits.
Un jour de désœuvrement, mon frère Alex et moi avons
organisé une belle flambée champêtre pour nous tout
seuls. Je ne sais pas comment cette idée nous est venue, mais
nous nous sommes retrouvés dans une belle clairière bien
dégagée, armés d'une boite d'allumettes, et nous
avons tout organisé pour créer un beau spectacle. Nous
avons aménagé, au milieu de la clairière, un grand
espace libre, en retirant les quelques branches de bois mort qui nous
gênaient et en installant un foyer avec un amoncellement de
pierres comme on l’avait vu faire dans les films. Nous avions
l'intention de faire un beau feu, le plus beau feu que ce coin ait
jamais connu. Au début, nous avons été
déçus en constatant que le feu ne voulait pas prendre, le
bois que nous avions ramassé était trop humide. N'ayant
pas de papier journal à notre disposition, nous sommes
allés dans la grange près de la maison, et nous en avons
ramené de la paille sèche. Grâce à la
paille, le feu a bien pris et nous y avons ajouté des petites
brindilles de bois qui se sont enflammées rapidement, puis des
branches plus grosses. Le résultat était magnifique,
à la mesure de ce que nous escomptions.
Malheureusement, nos parents, ces trouble-fêtes jamais contents
et un peu trouillards, sont arrivés à ce moment pour tout
éteindre et nous enguirlander. Ils avaient vu nos allées
et venues en direction de la grange, avec nos paquets de paille dans
les bras, et ils s'étaient demandés quel usage nous
pouvions faire de cette paille. En plus, notre agitation silencieuse,
assez inhabituelle, avait dû les inquiéter. Ils n'avaient
pas eu trop de difficulté pour nous retrouver, il suffisait de
se diriger dans la direction de la fumée qui était
très abondante à cause du bois humide. Ils ont
prétendu que avions manqué mettre le feu à la
clairière, peut-être à toute la forêt, ce que
j’ai trouvé profondément injuste et totalement faux,
puisque Alex et moi avions bien construit notre feu selon les
règles de l’art et qu'il était parfaitement
maîtrisé. Je ne sais plus quelle a été notre
punition, peut-être une journée supplémentaire de
ramassage de groseilles, ce qui pour moi n'était pas une
punition puisque j'adorais ça.
Le bois et les bûcherons.
A la suite de cette mésaventure, nous avons compris qu'il
était interdit de faire du feu n'importe où. Mais nous
étions chargés officiellement, et c'était notre
seule activité obligatoire avec le lavage de la vaisselle, de
ramasser et de couper le bois. Ce bois servait à alimenter la
cuisinière qui se trouvait au rez-de-chaussée et qui
était la seule source de chaleur de la maison. Les
étés étaient souvent froids dans cette
région montagneuse, surtout quand le mois de septembre
approchait, et comme la cuisinière devait être
allumée dès le matin, nous avions besoin de beaucoup de
bois. Nous allions chercher dans les environs les grandes branches
tombées naturellement des arbres. Quelquefois, mais sans le dire
à nos parents qui auraient trouvé notre technique un peu
trop hardie et franchement malhonnête, quand nous n'avions rien
trouvé, au lieu de revenir bredouilles, nous montions dans un
arbre et nous forcions brutalement une de ses branches à tomber,
avec l'aide de la scie et de la hachette.
Il arrivait aussi que l'on trouve de grands morceaux de bois bien
réguliers de deux ou trois mètres de long,
peut-être destinés à servir de barrière pour
délimiter un champ, et nous n'avions aucun scrupule à les
emporter avec nous. C'étaient parfois de petits bouts de bois
que nous découvrions près d'un champ, et étant
donné la taille et la coupe, nous savions qu'il s'agissait de
piquets destinés à construire une clôture, mais
tant pis, c'était du bois quand même, et on les emmenait
en espérant que personne ne nous verrait trimballer notre butin.
Nous revenions à la maison, en traînant notre provision de
bois derrière nous, et nous débitions tout ça,
avec la scie et la hache, en bûches suffisamment petites pour
entrer dans la cuisinière.
Après cette activité de force, nous avions en
général les mains pleines d'ampoules et nous nous
amusions à les crever avec une petite aiguille. Ensuite nous
répandions du mercurochrome dessus et ça faisait mal
pendant quelques secondes. Puis, dans les jours ou les semaines qui
suivaient, nous étions fiers de montrer nos mains meurtries et
rougeâtres, ces plaies symbolisant nos exploits de
bûcherons.
Le brouillard.
La maison se trouvait dans une vallée entourée de hautes
montagnes. Cette configuration avait pour effet, paraît-il, non
seulement de nous apporter assez souvent le mauvais temps, mais aussi
d'être à l'origine d'épaisses et persistantes
nappes de brouillard. En fait, je ne me rappelle que d'une
journée où le brouillard était opaque au point
qu'on ne voyait plus rien à un mètre de distance. C'est
curieux l'effet que peut produire un tel brouillard. C'est humide et
cotonneux, on ne sait plus où on pose les pieds, on entend des
sons atténués mais on est incapable d'en
déterminer l'origine et même la provenance, on perd tous
ses repères, on ne sait plus où on se trouve. Quelque
chose, n'importe quoi, peut surgir brutalement sous nos yeux. On est
perdu comme au milieu d'un océan immense, comme dans un
cauchemar, quand on sait qu'on fait un cauchemar mais qu'on ne parvient
pas à se réveiller, on a envie de s'asseoir et
d'attendre. Je me rappelle le brouillard de cette
journée-là, il était dense et effrayant, presque
fantomatique. Dans un tel brouillard, on a l'impression que tout peut
arriver, surtout les pires choses comme dans les films d’horreur
où il permet de créer, à peu de frais, un climat
angoissant. C'est dans un brouillard comme celui-là que les
monstres se cachent, c'est de ce brouillard qu'ils sortent brutalement
pour terroriser les humains sans défense.
Heureusement, lorsque le brouillard se dissipe, quand le soleil
réapparaît, la vie reprend son cours normal, les oiseaux
se remettent à voler et à chanter, les reptiles
reprennent leur reptation à la poursuite de leurs proies, les
rongeurs effrayés courent pour rejoindre leurs trous, les
abeilles repartent à l'assaut des fleurs brillantes
d'humidité, les papillons reprennent leur vol chaotique. Et les
humains se sentent revivre quand le soleil inonde de nouveau le paysage
et lui redonne son aspect habituel et rassurant.
L'orage.
Je me souviens d'un orage particulièrement violent. Nous
étions en balade, il faisait beau et très chaud. Au loin,
quelques nuages blancs sont apparus, perdus au milieu de
l'immensité bleu azur. Ces nuages se sont rapprochés
imperceptiblement. Alors j'ai vu un phénomène dont les
livres parlent mais que je n'avais jamais vu et que je n'ai jamais revu
depuis. Des nuages bas se sont formés et rassemblés pour
former un grand nuage qui, peu à peu, puis de plus en plus vite,
s'est mis à monter. On voyait nettement le nuage gris blanc,
déjà immense, grandir et s'étendre vers le haut.
Rapidement, le beau ciel bleu avait complètement disparu, il
avait cédé la place à l'énorme nuage
d’orage. Impressionnés, nous sommes rentrés à la
maison presque en courant. Heureusement, il nous restait peu de chemin
à faire pour nous mettre à l'abri, et nous avons
été peu mouillés. De toute façon,
même si la pluie s'est mise à tomber à verse, ce
qui nous inquiétait en priorité était l'orage. Ce
que nous avions vu, quelques minutes avant, était la formation
d'un cumulo-nimbus titanesque, et l'orage n'a pas tardé.
Les coups de tonnerre répétés, les éclairs
qui se succédaient toutes les deux secondes, la pluie qui
tombait en trombe et qui frappait le toit en faisant un bruit d'enfer,
j'assistais au plus bel orage que j'aie connu et j'étais un peu
effrayé. D'ailleurs, je devinais que nous étions tous
terrorisés. Personne ne parlait et les seuls bruits que nous
entendions étaient ceux du tonnerre et de la pluie et du vent
qui faisait vaciller les arbres. Lorsqu'on se trouve face à un
tel phénomène naturel, contre lequel on ne peut rien
faire, on prend conscience qu’on est bien petit et bien fragile.
À un moment, alors que nous étions tous dans la salle
à manger du premier étage, il y a eu un choc terrible
contre la porte donnant sur le jardin, c'était comme un coup de
bélier gigantesque. Ce n'était pas une petite porte
minable, elle devait avoir au moins dix ou douze centimètres
d'épaisseur avec quatre grosses charnières d'un
côté et une solide serrure de l'autre. Malgré sa
taille et sa résistance, elle a vibré comme si elle
allait être arrachée de ses gonds ou fracassée en
mille morceaux. Le coup était si puissant que j'ai
sursauté, j’avais l’impression qu’une bombe venait
d'éclater près de moi. Je devais être blanc de
frayeur, comme mes frères qui pour une fois ne semblaient pas
d'humeur à plaisanter.
Nous avons attendu patiemment la fin de l'orage, il n'y avait rien
d'autre à faire. Je me sentais incapable de lire, de parler ou
de penser tant qu'il serait suspendu au-dessus de nos têtes
à tonner comme un diable en colère. Après quelques
heures, le délai entre les éclairs et les coups de
tonnerre s'est espacé, l'orage s'éloignait. Nous avons pu
nous remettre à réfléchir et émettre des
pensées profondes du genre : « Il faut compter le
nombre de secondes qui sépare l'éclair et le tonnerre, et
diviser par trois, le résultat donne la distance de
l'éclair », « Donc quand on entend
l'éclair en même que le tonnerre, on divise zéro
par trois, et ça fait… », « Zéro.
Mais avant d'avoir commencé à calculer, l'éclair
nous est tombé sur la poire ». Tout allait bien, nous
avions retrouvé notre humour potache.
Quand les éclairs ont cessé, quand la pluie et le vent se
sont calmés, nous sommes sortis dans le jardin afin de voir
l'étendue des dégâts après l’effroyable choc
qui avait ébranlé la porte. Nous n'avons rien vu, rien
n'avait été brisé. Seules les plantes du jardin
avaient un peu souffert de la pluie et de la violence du vent mais il
n'y avait aucune trace ni de brûlure ni de cassure sur la porte.
Nous n'avons jamais su ce qui s'était passé
derrière cette porte. Peut-être s'agissait-il d'un appel
d'air phénoménal à la mesure du grandiose orage
qui nous était tombé dessus. Ou peut-être
était-ce un de ces phénomènes exceptionnels et
mystérieux, la foudre en boule, que seules de très rares
personnes ont pu voir.
Les tremblements de terre.
La région était sujette à des tremblements de
terre peu violents mais assez fréquents. Nous n'occupions cette
maison que pendant deux mois et demi par an, et nous avons
assisté en tout à une petite dizaine de tremblements de
terre. Je m’en souviens d'un en particulier. C'était le soir,
j'étais allongé sur mon lit et je lisais. Tout à
coup, j'ai entendu un grondement sourd et le lit a commencé
à s'agiter violemment. Les murs tremblaient, l'ampoule
électrique au plafond se balançait de manière
désordonnée comme un pendule fou. En arrière plan,
il y avait des bruits divers, les casseroles et les assiettes tombaient
et se fracassaient sur le carrelage, les chaises basculaient, les
meubles craquaient. Le tremblement de terre n'a pas duré plus de
trois ou quatre secondes, mais s’il s’était prolongé, la
maison se serait effondrée sur ma tête sans me laisser le
temps de descendre le petit escalier pour sortir.
Quand les tremblements ont cessé, je me suis
précipité dehors sans prendre le temps de
réfléchir, je savais qu'il allait se passer des choses
intéressantes. De la cour de la maison, on voyait le barrage
dans la vallée en contrebas. Lorsqu’un tremblement de terre se
produisait quand il faisait nuit, les employés du barrage
allumaient de gros projecteurs pour éclairer l'immense ouvrage
et ils faisaient circuler pendant quelques heures la lumière sur
toute la surface de béton pour vérifier si les secousses
n'avaient pas provoqué de fissures. Et nous, nous étions
là-haut, presque aux premières loges, à regarder
ce beau spectacle « sons et lumières, spécial
tremblement de terre ». Les sons, bien sûr,
provenaient de nos commentaires, et les lumières étaient
fournies gratuitement par EDF. Quand les projecteurs
s’éteignaient, le spectacle était terminé, et on
se disait que c’était dommage qu’il n’y ait pas plus de
tremblements de terre dans la région.
Une autre fois, alors que nous étions presque tous au
rez-de-chaussée, nous avons ressenti de violentes secousses,
plus effrayantes que celles auxquelles nous étions
habitués. Au lieu de durer trois secondes, celles-ci se sont
éternisées pendant une trentaine de secondes.
Affolés, nous sommes tous sortis en courant pour attendre que
ça se calme mais dès que nous avons mis les pieds dehors,
les tremblements se sont arrêtés.
Nous sommes ensuite rentrés pour constater les
dégâts. Au rez-de-chaussée, il n'y avait rien de
cassé et tout semblait normal. Rassurés, nous nous sommes
rappelés tout à coup que Toine manquait à l'appel.
Il devait être resté coincé au premier
étage. Inquiets, nous sommes montés et, en effet, il
était bien là, mais bizarrement, au lieu d'être
effrayé comme nous, il était radieux comme s’il venait
d’assister à la plus belle des plaisanteries. Il a fallu le
cuisiner pendant longtemps pour qu’il abandonne son sourire idiot et
qu’il nous avoue ce qu'il venait de faire. Ce soir-là,
excepté lui, personne n'a trouvé son gag très
drôle. Nous étions encore tremblants et nous l'avons
traité de con merdeux et autres qualificatifs qu'il
méritait largement. Qu'avait-il encore inventé ? En
s'asseyant sur son lit, les genoux pliés, et en se frappant le
haut des cuisses avec ses poings, il avait provoqué des
vibrations qui s’étaient transmises dans toute la structure de
la maison. Pour quelqu'un qui en ignorait l'origine et qui se trouvait
dans la pièce en dessous, ces vibrations ressemblaient
étonnamment à un tremblement de terre. Je ne sais pas
comment il avait découvert cet étrange
phénomène, mais en tout cas, dans les semaines qui ont
suivi, nous nous sommes tous amusés à l'imiter.
Malheureusement, c'est ce genre de blague qui ne réussit qu'une
fois.
Le calvaire.
Pour aller au village, nous devions gravir une côte au sommet de
laquelle se trouvait ce qu'on appelait le calvaire. C'était
localement le point culminant. À cet endroit, nous embrassions
du regard un immense paysage qui s'étendait sur plusieurs
kilomètres à la ronde. Au-dessus de nous, il n'y avait
que le ciel bleu ou gris, et des oiseaux. À nos pieds, on voyait
au loin les champs couverts de blé blond prêt à
être moissonné, les prés sur lesquels paissaient
les vaches accompagnées de leurs veaux, les bois sombres au
milieu desquels grouillaient une vie intense et invisible.
Ce sommet ne me faisait pas vraiment peur mais je sentais mon cœur
battre la chamade à chaque fois que je devais y passer. J'avais
certainement une sorte de phobie de ces grands espaces,
désolés et sauvages, où vivaient et mouraient des
formes de vie qui m’étaient étrangères et
vaguement hostiles. Les hirondelles légères et rapides
volaient autour de moi, les éperviers ou autres rapaces
planaient en tournoyant à l'affût d'une proie. À
cette époque, je rêvais souvent d'un grand oiseau planant
lentement au-dessus de ma tête, attendant l'instant propice pour
m'attaquer. Je le voyais descendre en formant un grand cercle dont
j'étais le centre, il venait me prendre dans ses serres
puissantes et je ne parvenais pas à lui échapper, et il
m'emportait vers cette immense étendue de ciel, au-dessus de ce
paysage rempli de vie et de mort. Je me réveillais alors en
sursaut, le corps couvert de sueur, et je me rendormais difficilement.
Le ballon sur le toit.
Un jour, nous avions jeté peut-être volontairement un
ballon sur le toit de l'atelier qui jouxtait la maison. Mais au lieu de
redescendre en roulant sur le toit, comme il aurait dû le faire,
il était resté coincé contre un morceau de bois
qui se trouvait là. Nous avions essayé toutes les
méthodes possibles pour le décrocher de là-haut,
mais les branches les plus grandes n'atteignaient pas le toit, et les
pierres lancées contre le ballon n'avaient fait que le coincer
plus solidement. Alors, il ne restait qu'une solution : monter sur le
toit et récupérer le ballon avec nos mains.
Le toit n'était pas très haut, ce qui rendait la chose
possible. J'étais le plus jeune et le plus léger, c'est
donc moi qui logiquement fus choisi pour faire ces acrobaties. Mon
frère Toine me fit la courte échelle et, les pieds sur
ses épaules, je montai presque au niveau de toit, et je tentai
de m'accrocher à la gouttière et aux ardoises de la
toiture mais je n'avais aucune prise solide et j’avais peur de glisser.
À un moment, je regardai en bas, pour voir quel effet ça
faisait d'être plus grand que les autres, et j'éprouvai un
choc. Pour moi qui étais petit, le sol me semblait très
lointain. J'avais le vertige à deux mètres de hauteur. Je
fus pris de panique, je me voyais m’écraser sur le sol, le corps
déchiqueté par les crochets qui maintenaient les
ardoises. Je demandai à mon frère de me redescendre mais
il ne voulut pas. Selon lui, je m'étais engagé à
récupérer le ballon et je devais le
récupérer, coûte que coûte. De peur, je
repoussai ses mains qui me soutenaient, je lui donnai de violents coups
de pied, je hurlai, je le sentis vaciller à cause de mes coups,
et j'eus encore plus peur qu'il me lâche, et je hurlai encore
plus fort, et je pleurai peut-être. Enfin, grâce à
mon attitude quasi-autodestructrice, et parce qu’il a eu peur que nos
parents soient alertés par mes cris de terreur, il a
été obligé de me ramener sur la terre ferme, en me
traitant bien sûr de petit con et de trouillard.
110 volts.
La maison était équipée de
l'électricité mais l'installation avait été
faite de manière peu conforme aux règles. Les fils
électriques traînaient hors des plinthes et ils
étaient souvent dénudés ou, au mieux,
enrobés dans du chatterton desséché et
effrité. Certains interrupteurs étaient cassés et
on voyait à l'intérieur les contacts électriques.
Bien évidemment, nos parents nous interdisaient d'y toucher, et
ils avaient raison, même si je n'étais pas de cet avis
à cette époque. Ce qu'ils semblaient ignorer, c'est que
l'interdiction était très stimulante pour nous les gamins
et qu'elle nous incitait justement à y mettre nos petits doigts.
D’ailleurs, ces interrupteurs déglingués étaient
très utiles, ils nous servaient de rite de passage dans la
confrérie des grands et des courageux. Le jeu consistait
à enfoncer au moins un doigt à l'intérieur et, au
moment de la châtaigne, à ne pas hurler. Heureusement
à l'époque le courant était distribué en
110 volts, et donc le choc n'était pas trop violent et il n'y a
eu aucune victime à déplorer dans la maison.
La panne d'électricité.
Un jour, l'électricité a été coupée
dans la maison, ce qui était assez prévisible au regard
de la rusticité de l'installation. Comme nos voisins les plus
proches se trouvaient à des kilomètres, on ignorait si la
panne était générale ou seulement dans notre
secteur. Nous nous sommes tous mis à enquêter, en
cherchant partout dans la maison l'origine de la coupure. Nous avons
remué les fils, donné des coups de poings et des coups de
pieds sur les plinthes, sur les interrupteurs, mais nous n'avons pas
trouvé l'emplacement de l'éventuel faux contact.
Finalement, mes parents ont dû faire appel au
propriétaire, qui habitait à quatre ou cinq
kilomètres de la maison. Il est venu, il a vu et... il a remis
en marche le disjoncteur. Malgré ma jeunesse, je me suis senti
tout bête et je me suis juré de ne plus jamais faire appel
à quelqu'un avant d'avoir tout essayé. C'était
simplement le disjoncteur qui avait disjoncté, ce qui est sa
mission normale quand il détecte quelque chose d'inhabituel, et
personne n'avait pensé à le réenclencher. Nous
étions donc de parfaits imbéciles et le
propriétaire est devenu un héros (il faut dire qu'il
était électricien sur le barrage EDF, il était
donc bien obligé de trouver la panne, sinon il nous aurait paru
bien peu doué pour ne pas dire totalement incompétent).
Après cet épisode, nos parents ont cherché
à savoir qui avait coupé
« volontairement » ce disjoncteur. Ils n’ont bien
sûr jamais trouvé le coupable puisqu’il n’y en avait pas,
le disjoncteur ayant tout bêtement disjoncté tout seul.
Les toilettes.
En dehors de l'électricité, la maison ne possédait
aucun des équipements de base qui sont maintenant
considérés comme indispensables à la survie de
tout individu. Il n'y avait pas le téléphone, pas de
réfrigérateur, pas de salle de bains, pas de toilettes.
Pour satisfaire nos besoins naturels, nous devions traverser la cour et
entrer dans un petit local. Au sol, un trou avait été
creusé, il était surplombé d’un trône en
bois, et le tout était recouvert d'une planchette. L'odeur
était infecte et, quand j'y pénétrais,
poussé par un besoin pressant, je me bouchais le nez et je
respirais par la bouche, en essayant de ne pas gober une des nombreuses
mouches qui voltigeaient au dessus du trou puant. Un jour, un de mes
frères me dit qu'en respirant par la bouche, j'avalais toutes
les mauvaises odeurs. Naïvement, je suivis ses conseils et je me
remis à respirer par le nez car, étant plus grand que
moi, mon frère avait obligatoirement raison.
Pour les petits besoins, j'évitais comme mes frères
d'aller dans ces toilettes. Le soir, j'urinais dans l'évier et
le jour, dans la nature, si possible au pied d'un arbre. Pour les gros
besoins, je me retenais le plus longtemps possible avant d’aller dans
ce cabinet malsain. Le pire, c'était le soir, quand il fallait
sortir seul et parcourir ce grand espace noir rempli d'ombres mouvantes
et effrayantes. En y allant, je pensais aux bêtes féroces
qui me guettaient et qui attendaient que je fasse un faux pas pour
m'attaquer et me dévorer.
Face à mes frères, je faisais bien sûr semblant de
ne pas avoir peur mais j'étais en fait mort de trouille, et
dès que j'arrivais dans les lieux, je fermais le loquet pour que
les monstres qui m'attendaient derrière la porte ne puissent pas
entrer. Ensuite, je satisfaisais mon besoin en essayant de ne pas
traîner, et en gardant un œil sur la petite lucarne qui s'ouvrait
sur le monde hostile de la nuit. Cette lucarne était
grillagée mais un monstre aurait pu pénétrer quand
même et, accroupi comme je l'étais, je me sentais en
position d'infériorité.
Le retour vers la maison était moins terrible, je voyais les
points de lumière qui passait au travers des fentes des volets
de la cuisine, et il suffisait que je coure assez vite pour
abréger mon supplice. Avant de pousser la porte pour rentrer, je
bloquais ma respiration pour qu'on ne voie pas que j'étais
essoufflé, sinon on m'aurait traité de froussard, ce que
finalement j'aurais mérité.
Le tue-mouche.
À côté de ces antiques toilettes, il y avait des
ruches mais curieusement nous n'étions jamais
dérangés par les abeilles. Ces paisibles bêtes se
contentaient de passer de fleur en fleur, de fruit en fruit, et il
suffisait, quand l'une d'elles s'approchait trop près de nous,
de lui donner une petite claque pour l'éloigner.
Pour les insectes plus envahissants, mes parents avaient
installé au plafond de la salle à manger du papier
tue-mouches, l’instrument de torture le plus abominable jamais
inventé par les humains. C’était un ruban adhésif
sur lequel les insectes volants se collaient et dont ils ne pouvaient
plus se détacher, à moins de s'automutiler en s'arrachant
les ailes et les pattes. Au lieu de mourir instantanément,
écrasés sous une tapette ou gobés par un
prédateur, ils mouraient très lentement,
d'épuisement, de faim, et qui sait, peut-être de douleur
et de désespoir.
A l'époque, j'étais trop jeune pour éprouver de la
pitié envers ces petites bêtes. Les abeilles ou les
guêpes me faisaient peur, les mouches me
dégoûtaient, donc ça m'amusait beaucoup de les voir
s'agiter inutilement sur le ruban, sans risquer de me faire piquer.
Quand une grosse mouche venait se coller sur le papier adhésif,
elle faisait vibrer violemment ses ailes pour essayer de
s’échapper, et le mouvement se transmettait au ruban qui valsait
à droite et à gauche, comme le balancier d’une horloge
mal réglée. Le balancement cessait au bout de quelques
minutes pour reprendre ensuite de manière sporadique dans les
heures qui suivaient, puis il s’arrêtait définitivement
quand la mouche avait épuisé toute son énergie.
La lessive.
Le lundi était le jour de la grande lessive. Le dimanche soir,
ma mère mettait tout le linge à laver dans une grande
bassine pleine d'eau qu'elle posait sur la cuisinière encore
chaude. Pendant toute la nuit, une odeur forte de lessive et de crasse
se répandait dans la maison. Le lundi matin, dès la
première heure, ma mère s'activait au-dessus de
l'évier, avec sa brosse et son savon, et elle frottait avec
énergie le linge qui avait bouilli pendant une partie de la
nuit. Cette tâche était pénible et je voyais ma
mère en sueur s'éponger souvent le front avec son
avant-bras et se relever en massant son dos endolori.
Elle était plutôt de mauvaise humeur ce jour-là, et
elle nous le faisait savoir en criant plus fort que d'habitude, comme
si c'était de notre faute à nous si elle devait lessiver
notre linge. À cette époque, ça me semblait normal
que ce boulot soit fait par une femme et il ne me serait jamais venu
à l'idée de lui proposer mon aide. Elle-même,
consciente de son devoir, ne s'épargnait pas les efforts,
même si ça ne l'empêchait pas de ronchonner et de se
plaindre. Pendant ce temps, nous on s'amusait, on lisait, on
écoutait les crachouillis de la radio. On avait tellement
l'habitude de l'entendre râler le lundi qu'on ne faisait
même plus attention à ce qu'elle disait, et on
considérait que tout ça, ce n'était que des
jérémiades de bonne femme.
La guêpe.
Il est arrivé une fois que ma mère réussisse
à attirer notre attention au cours de sa lessive hebdomadaire.
Alors qu’elle prenait le linge à laver dans une cuvette pleine
d'eau, comme elle avait l'habitude de faire, elle vit une guêpe
immobile qui surnageait au milieu du linge. Ma mère s'imagina
qu'elle était morte noyée depuis longtemps, et au lieu de
la retirer avec une spatule ou une cuillère, elle la prit avec
ses doigts et... elle se fit piquer par la guêpe qui était
encore suffisamment vivante pour s'inquiéter de l'approche de
cette dangereuse main de géante. Je ne sais pas ce que fit la
guêpe après son forfait, mais je pense qu'elle a pu
s'échapper. Ma mère n'en tira aucune gloire, mais je suis
sûr que ce jour-là, elle a sauvé cette pauvre
guêpe d'une mort certaine.
La moissonneuse-batteuse.
L'été était la saison des moissons. Je ne me
souviens plus très bien, mais il me semble avoir aidé une
fois à la moisson. Je ne pense pas avoir été
très utile, mais mon grand frère y participait activement
et il y gagnait un salaire sous la forme de quelques paquets de
gauloises. Ce qui m'impressionnait le plus, c'était la
moissonneuse-batteuse. Tout en se déplaçant sur le champ
à moissonner, cette immense machine coupait et avalait les tiges
de blé à l'avant, puis elle battait ces tiges à
l’intérieur de ses entrailles pour séparer le grain de la
paille, et à l'arrière, elle rejetait d'un
côté les grains qui s'amassaient dans de grands sacs de
toile, et de l'autre côté, elle déposait les bottes
de paille, parallélépipédiques et bien
ficelées, sur le champ coupé à ras.
Parfois, on rencontrait la moissonneuse-batteuse sur la route du
village. L'énorme machine occupait toute la largeur de la route
et nous devions lui céder le passage en descendant sur le
bas-côté ou en gravissant un surplomb. Elle se
déplaçait à une allure d'escargot car la route
avait été creusée sur le flanc d'une colline, elle
était donc étroite et bordée d'un
précipice, et son parcours était semé de virages
serrés. Alors nous attendions patiemment que la
moissonneuse-batteuse nous ait dépassés, et nous
étions épatés de voir une machine aussi
géante. Quand elle s'était éloignée, on
revenait sur la route en jacassant sans fin sur l'utilité des
différentes parties mécaniques qui la constituaient.
Les sauterelles et le néant.
Je m'allongeais parfois sur l'herbe et j'attendais, sans rien faire. Je
regardais les sauterelles bondir de tige en tige sans but apparent, les
abeilles qui achevaient leur courte vie en s'affairant sur les fleurs
dont le nectar était presque tari, les mouches posées sur
mes bras qui essayaient d'absorber ma sueur en ignorant que je pouvais
écrabouiller leurs petits corps fragiles d'une seule claque, je
voyais les brins d'herbe desséchés qui frissonnaient sous
le vent. Au milieu du silence apparent, il y avait des milliers de
bruits naturels qui me faisaient penser à tous ces êtres
vivants et presque morts qui rampaient, sautaient, marchaient,
couraient sous mon corps, à la recherche d'une proie à
dévorer, ou d'un abri pour échapper à un
prédateur, ou d'une femelle pour s'accoupler et laisser une
descendance avant de mourir. Le soleil me réchauffait. Je
songeais, je dormais peut-être, je rêvais sûrement.
Je rêvais… J'adorais les orties. J'étais fait ainsi,
j'aimais les orties. Je ne comprenais pas les gens qui les
évitaient, qui les craignaient au point de faire des
détours vertigineux pour s'épargner quelques cloques sur
les mollets. Moi, quand je voyais des orties, je me précipitais,
je les prenais à pleine main, je les embrassais, je me baignais
dans leur velours toxique, je me noyais dans leur douceur
vénéneuse. Mes mains se couvraient de cloques et la
démangeaison était jouissive et intolérable, aussi
intense que mille piqûres de mille moustiques. Quand je voyais un
champ d'orties de belle dimension, je me jetais au milieu de cette
manne généreuse, je coupais les tiges une par une et je
les dévorais goulûment, je savourais leur bienfaisant
poison, j'absorbais leur sublime venin. Ensuite, l'estomac
gonflé par ce brûlant festin, je frottais les orties sur
mon visage, sur mes bras, sur mes jambes, sur mon corps. Rouge, je
devenais rouge comme un écorché.
Caché derrière les innombrables cloques qui me
défiguraient, mon visage devenait méconnaissable, presque
inhumain. Je m'allongeais alors au milieu de mon parterre
préféré, parmi mes amies les orties, et
j'étais heureux, j'attendais que la vie passe au-dessus de moi
et qu'elle me dépasse sans me voir, sans m'atteindre, sans me
blesser. Quand elle s'était éloignée, cette
maudite vie déjà à moitié morte, quand elle
avait disparu, quand tout était mort autour de moi, totalement
mort, je me relevais et je me dirigeais vers nulle part. J'étais
le vivant, le seul vivant visitant les morts, visitant la non-vie, me
promenant dans le néant dont l’inexistence était
comparable à la vie que j'avais connue jusque-là.
Et quand j'avais voyagé, quand j'avais découvert que le
néant n'était que du néant, quand je
m'étais repu de cet insignifiant rien, je me recouchais et
j'attendais que la vie renaisse autour de moi, éventuellement
plus belle, peut-être plus vivable. Combien de temps fallait-il
attendre cette renaissance ? Longtemps, très longtemps, et quand
elle venait, comme un printemps sans soleil, comme un automne froid et
pluvieux, je restais couché, insatisfait de cette mort vivante,
de cette vie morte, et j’attendais encore, et j’attendais toujours.
J'attendrai peut-être éternellement une vraie renaissance,
jusqu'à ma propre métamorphose en néant, un
néant perdu dans le grand vide de l'inexistence et de la mort.
Je me réveillais. J'avais chaud, trop chaud, j'étais
fiévreux. J'avais attrapé un coup de soleil qui me
brûlait le visage et le corps.
Le vin.
Le propriétaire passait de temps en temps à la maison
pour prendre du vin. Celui-ci était entreposé dans une
pièce fermée à clé qui était
très mystérieuse car nous n'avons jamais réussi
à la visiter. En fait, elle ne devait contenir que des tonneaux
de vin, ce qui pour moi n'était pas très
intéressant à l'époque. C'est vrai que nous
n'avons pas fait beaucoup d'effort pour y pénétrer, la
pièce étant au rez-de-chaussée, en bas de
l'escalier qui montait au premier, nous risquions d'être surpris
si nous avions essayé de forcer la serrure.
D'ailleurs, le propriétaire ne devait pas être très
fier de la piquette qu'il produisait peut-être lui-même.
Lorsqu'il venait récolter les fruits de ses arbres, ils
étaient si beaux qu’il nous en donnait toujours un panier. Par
contre, il n'a jamais, à ma connaissance, proposé de son
vin à mes parents (lesquels, étant des adeptes convaincus
des bienfaits de l'eau, auraient de toute façon refusé
poliment).
Les familles ennemies.
On racontait que la famille du propriétaire était
fâchée à mort, depuis la guerre, avec une famille
de paysans exploitant une ferme à deux kilomètres de
nous. Cette querelle était réelle puisque, lorsque ma
grand-mère était tombée malade, mes parents
avaient dû demander une autorisation au propriétaire pour
que le paysan ennemi puisse pénétrer dans la maison.
C’était en effet la seule personne apte à lui faire sa
piqûre hebdomadaire. Le paysan ne faisait que passer en vitesse,
il n’aimait apparemment pas plus le propriétaire que celui-ci ne
l’aimait, et il ne venait que pour nous rendre service. On le voyait
arriver dans sa 2 CV, il entrait dans la chambre de ma
grand-mère, et il ressortait quelques minutes plus tard pour
reprendre sa 2 CV et repartir.
Ne connaissant pas l'origine de cette querelle ancienne (la guerre
était terminée depuis longtemps), nous faisions des
suppositions nombreuses, toutes erronées certainement, où
il était question de l'occupation, de dénonciation, de
collaboration, de résistance, d'arrestation, de torture, de
déportation, de mort, etc. et en associant tout ça, nous
fabriquions une belle histoire triste : sous l’occupation, un
homme est dénoncé par un collaborateur, il est
accusé d’être un résistant, il est
arrêté et torturé, puis il meurt en
déportation.
Mais il est possible que nous ayons vu trop de films sur le sujet. En
fait, il ne s'agissait peut-être que d'une petite dispute de
voisinage, contestation concernant la propriété d'un
champ, ou relation illicite entre des enfants des deux familles, et
cette dispute, avec le temps, s'était transformée en
haine profonde et tenace. Et comme les deux familles refusaient de se
rencontrer, il n'y avait aucune chance pour qu'elles se
réconcilient avant plusieurs générations.
Le taureau jaloux.
J'allais parfois me promener seul dans les champs aux alentours de la
maison. Quand je traversais les prés, en évitant de
marcher dans les bouses fraîches, les vaches me regardaient avec
leurs grands yeux gentils et stupides, se demandant ce que je faisais
sur leur territoire. Une fois, alors que je venais juste de passer sous
les barbelés pour entrer dans un pré, je rencontrai un
beau taureau bien mastoc. Lui aussi a dû se demander pourquoi
j'envahissais son territoire mais sa nature était moins paisible
que celle de ses congénères femelles. Je le vis frapper
et gratter le sol avec sa patte de devant, puis baisser la tête
et la relever puis la rebaisser tout en continuant à agiter la
poussière avec sa patte. C'était la première fois
que je croisais de près un taureau et je n’étais pas
censé connaître ses mœurs belliqueuses, mais son attitude
était suffisamment éloquente pour que je comprenne que je
n'étais pas le bienvenu sur son terrain. Il allait me charger et
je ne me sentis pas le courage de l'affronter comme un toréador
au milieu de l'arène. Illico presto, je lui ai tourné le
dos et je me suis faufilé sous les barbelés.
Malgré sa façon agressive de me saluer, je ne lui en
tiens pas rigueur. La pauvre bête a dû penser que je venais
lui piquer une de ses femelles et il a réagi finalement de la
même manière que les humains dans des circonstances
semblables.
Les escapades du chat.
Le chat que nous forcions à nous suivre en vacances était
un beau félin, paisible et dodu. C'était l'icône
parfaite du chat domestique, heureux de ne rien faire et satisfait
d'être nourri régulièrement avec la pitance
pourtant peu ragoûtante d'une boîte de ronron. Cette vie
casanière ne semblait pas le perturber tant qu'il était
enfermé dans un appartement. Mais quand nous arrivions sur notre
lieu de vacances et que nous le sortions de son panier, après
les quelques heures d'adaptation pendant lesquelles il explorait son
nouveau territoire, il retrouvait son instinct d'animal sauvage. Bien
qu'il ait été castré et qu’il n’ait aucune raison
de courir la gueuse, il disparaissait parfois pendant plusieurs jours.
Le soir, nous l'appelions pour le faire rentrer, en agitant sa gamelle
au cas où il aurait faim. Quelquefois, il accourait
immédiatement parce qu'il n'était pas caché
très loin. D'autres fois, on ne le voyait pas revenir, il
s’était égaré et il lui fallait du temps pour
retrouver son chemin, ou il était occupé à faire
des choses que les humains sont incapables de comprendre.
Il réapparaissait en général de manière
abrupte, la nuit, quand tout le monde dormait. Il miaulait avec tant
d'énergie et d'insistance sous nos fenêtres que l'un
d'entre nous, énervé, devait se lever pour lui ouvrir la
porte. Après ces escapades prolongées, il reprenait sa
petite vie bourgeoise, mangeant et dormant nuit et jour, jusqu'à
ce que l'envie le reprenne de faire une nouvelle fugue. Le dernier jour
des vacances, nous faisions attention à le garder attaché
car, ignorant les problèmes de rentrée scolaire et les
horaires de la SNCF, il était capable d’entamer une virée
à ce moment-là, et il aurait fallu soit l'abandonner sur
place, soit rater le train (je pense qu’on aurait choisi de rater le
train, mais le pauvre chat aurait passé un sale quart d’heure
à son retour).
La musaraigne.
De retour de ses escapades, le chat nous ramenait parfois son butin. Il
s'agissait en général de rongeurs ou de lézards
qu'il avait estropiés et trucidés, et qu'il nous
présentait fièrement. Quand on le voyait avec ces petites
bestioles fragiles serrées entre ses dents pointues, le pauvre
chat était très mal accueilli. Quelle
méchanceté de tuer des animaux aussi mignons et
inoffensifs ! Dans ces moments, on oubliait de se rappeler le veau ou
le lapin, qui sont également des animaux adorables, qu'on avait
mangé au cours du précédent repas.
Écœurés par sa cruauté, on lui confisquait
immédiatement sa prise, ce dont le chat ne s'offusquait
nullement. Il se contentait de nous tourner autour, en se frottant sur
nos jambes, la queue fièrement dressée, puis il se
précipitait sur sa gamelle pour terminer ses restes de ronron.
Une fois, il est revenu tout guilleret avec, dans sa gueule, une
musaraigne blessée qui poussait des petits cris aigus. Comme la
proie était encore vivante, le chat fût moins
tolérant lorsqu'on essaya de la lui retirer de la gueule. Il
voulait peut-être continuer à jouer avec elle
jusqu'à ce que mort s'ensuive. Après une lutte
acharnée, nos mains et nos bras étaient couverts de
griffures et de morsures, mais nous étions parvenus à lui
faire lâcher prise. J'ai tenu alors pendant un bref instant cette
gracieuse musaraigne frétillante dans ma petite main que je
devais serrer fermement pour qu'elle ne s'échappe pas, mais pas
trop fort pour éviter de lui faire mal. Elle était
salement amochée, son sang s'échappait de son flanc
déchiré et se répandait entre mes doigts. J'aurais
voulu avoir le pouvoir d’arrêter l'hémorragie, ou
connaître quelqu’un qui me donne le remède miracle pour
guérir et sauver cette douce petite bête, mais je ne
savais pas quoi faire. Et il n’y avait rien à faire.
Pour la consoler et lui faire oublier sa douleur, j'ai voulu
l'embrasser. En approchant mes lèvres de son museau pointu, j'ai
ressenti comme une petite piqûre. La musaraigne, pensant que
j'allais la dévorer, m'avait mordu la lèvre. Je n’ai pas
compris sa réaction agressive. J’étais vexé
qu'elle ait refusé mon amitié et j'étais
fâché contre elle. Je l'ai relâchée dans la
nature où elle est sûrement morte peu de temps
après. Quant à ma mère, elle s'est
précipitée sur le flacon d'alcool à 90° afin
de désinfecter ma lèvre.
Le chien vagabond.
Un chien venait nous rendre visite parfois. Au début, il
était difficile à entrevoir, il se tenait à
distance, le corps caché dans les hautes herbes. Il ne
s'approchait jamais, il avait peur de nous, mais il était
suffisamment curieux pour revenir souvent nous épier. Nous ne
savions pas ce qu'il voulait, ni d'où il venait. Il avait l'air
d'être assez bien nourri, il n'était pas du tout
famélique. En général, un chien n'aime pas vivre
seul, il a besoin d'une meute, donc celui-ci cherchait peut-être
de la compagnie, tout en ne sachant pas s’il pouvait nous faire
confiance.
Il était presque sauvage et nous avons eu beaucoup de mal
à l'approcher. A chaque fois qu'on le voyait, on essayait de
réduire la distance qui nous séparait de lui et il a
fallu gagner quasiment mètre par mètre. La
première fois, il était à cent mètres et,
dès que nous nous sommes dirigés vers lui, il s'est
enfui. Une autre fois, nous avons pu nous approcher un peu plus mais il
a tout de même disparu assez vite. Puis, à chaque
rencontre, nous avons réduit progressivement la distance. Il a
peut-être fallu trois ou quatre semaines pour qu'on puisse se
trouver à cinq mètres de lui sans qu'il se carapate. A
cette distance, tant que nous ne bougions pas, il restait
tranquillement assis en nous regardant, on sentait qu'il n'avait pas
encore totalement confiance mais qu’il en avait vraiment envie. Les
derniers mètres ont été très difficiles
à conquérir et la première caresse a
été comme une victoire.
C'était un chien de chasse assez ordinaire mais très
gentil et très fidèle. À partir du moment
où nous avons réussi à l'apprivoiser, il a pris
l'habitude de venir nous voir tous les jours. Il ne réclamait
pas à manger, même s'il ne dédaignait pas les
petites gourmandises qu'on lui donnait. Il venait pour nous voir, pour
être avec nous parce qu'il nous aimait bien. Nous étions
fiers de lui, et nous étions aussi très fiers de nous,
puisque nous avions gagné sa confiance, ce qui n'était
pas à la portée de tout le monde. Il nous avait fallu de
la patience, de la constance, de l'opportunisme pour faire de lui notre
copain.
Non seulement il était gentil, mais il était
peut-être aussi intelligent. En tout cas, il avait de la
mémoire. En effet, les étés qui ont suivi, il
passait sans faute nous saluer quelques jours après notre
arrivée. Peut-être avait-il deviné la saison qui
nous faisait revenir. Ou bien il venait tous les jours de
l'année, quand nous étions absents, même en hiver,
dans l'espoir de nous trouver. En tout cas, quand il nous voyait, il
montrait sa joie en tournant autour de nous, en frétillant de la
queue, en cherchant nos caresses, en nous léchant les mains.
Une année, il n'est pas venu et on ne l'a plus jamais revu.
La tournée du boulanger.
Un boulanger itinérant faisait en camionnette la tournée
des fermes de la région, deux fois par semaine. Pendant
l'été, il étendait sa tournée
jusqu'à notre maison. Ma mère lui achetait du pain, bien
sûr, mais aussi des tartelettes faites avec une pâte
particulière, un peu molle, qu'il appelait de la pogne. Ma
mère lui prenait également les divers produits
d'épicerie qu'il transportait dans sa camionnette. Quand nous
étions absents le jour de son passage, nous lui laissions un
petit mot sur lequel nous indiquions notre commande et on faisait les
comptes quand il repassait la fois suivante.
En voyant le contenu de sa camionnette, j'étais toujours
étonné de voir tout ce qu'il pouvait trimballer
là-dedans. Ce n'était qu'un petit véhicule mais le
boulanger était obligé d’y transporter suffisamment de
marchandises pour les ventes de la journée entière. Il
entassait ça de manière apparemment anarchique mais en
fait très ordonnée. En effet, il n’hésitait jamais
lorsqu’on lui demandait quelque chose, il allait droit au bon
emplacement.
On racontait qu'il commençait sa tournée très
tôt le matin et que, quand il rentrait à sa boulangerie le
soir, il n'avait pas le temps de souffler, il fallait qu'il
prépare le pain pour le lendemain. Et le lendemain, il devait se
lever avant l'aube pour cuire le pain et préparer sa
tournée de la journée. J'étais jeune, j'occupais
l'essentiel de mon temps à ne rien faire, alors j'avais du mal
à comprendre comment on pouvait vivre comme lui, à trimer
sans cesse jusqu'à l'épuisement. L'argent qu'il gagnait
devait essentiellement servir à payer l'essence, et le petit
quelque chose qu'il réussissait à économiser lui
permettait tout juste d'acheter une nouvelle camionnette de temps en
temps.
Le lait et le fermier.
Ma mère préférait acheter le lait à
l'épicerie du village, peut-être parce qu'elle
n'était pas très sûre de la qualité
hygiénique du vrai lait sorti directement d'une vraie vache
originaire d'une vraie ferme. Et, en effet, je ne peux pas lui donner
tort car, un jour, je ne sais plus pour quelle raison, je fus
chargé d'aller chercher du lait chez un paysan (c'était
l'ennemi du propriétaire mais nous avions le droit de lui
acheter du lait). Sa ferme se trouvait à plus de deux
kilomètres de nous et il commençait à faire nuit.
Je n'étais pas très rassuré, je n'avais jamais
fait un trajet aussi long, tout seul et presque dans le noir. Quand
j'arrivai enfin, je frappai à la porte du bâtiment
d'habitation et la fermière vint m'ouvrir. « B'soir,
mon p'tiout, quèque tou veux à c't'heure ? ».
Je lui dis que je voulais du lait et je lui tendis mon pot en fer.
« Bondiou, mon p'tit bounhoumme, t'as pas d'chance, y en a
plous. Mais mon houmme, y traite les vaches, tou peux loui d'mander
à l'étable ».
Ça faisait encore deux cents mètres à parcourir
jusqu'à l'étable, mais je ne pouvais pas revenir sans le
lait, c'était une mission de confiance que ma mère
m'avait confiée. Je suis donc allé le plus vite possible
à l'étable, pour me débarrasser de cette
corvée. En m'approchant, alors que j'étais encore loin,
l'odeur puissante des vaches me parvenait aux narines. En entrant dans
l'étable, je vis les vaches bien rangées et un peu
agitées devant leurs mangeoires. Elles me tournaient le dos et
je regardai leurs grosses fesses, leurs cuisses, leurs pis
barbouillés d'excréments séchés. En voyant
toute cette merde puante, je me dis que le lait pasteurisé du
commerce avait peut-être moins de goût mais il était
certainement préférable pour la santé. Je
m'approchai quand même, on m'avait demandé du lait de la
ferme, j'allais donc ramener du lait de la ferme, que j'éviterai
bien sûr de boire (d’ailleurs, je n’aimais pas le lait). En
avançant, je gardai une distance raisonnable entre moi et le
derrière des vaches, par peur d'un éventuel coup de
sabot. Elles étaient vraiment énormes, c'était des
géantes par rapport à moi qui étais tout petit.
Je n'avais pas non plus envie de m'approcher du fermier car je
l'entendais hurler des grossièretés que ma mère
n'aurait sûrement pas appréciées si elle les avait
entendues. Le fermier avait un seau près de lui et il essayait,
semble-t-il, de positionner la vache à traire de la façon
la plus confortable pour lui-même. La vache n'était
peut-être pas d'accord, ou le fermier était de mauvaise
humeur ce soir-là, en tout cas, il avait pris son bâton
et, furieux, il frappait la pauvre vache avec une violence et une
cruauté insupportables. Il ne lui donnait pas des petits coups,
pour lui faire comprendre qu'elle devait se placer correctement face
à sa mangeoire, les coups qu'il lui infligeait ressemblaient
presque à de la torture, comme s'il voulait se venger d'un
mauvais tour qu'on lui avait joué et que la vache lui servait
d'exutoire, de bouc émissaire. Celle-ci affolée ne savait
plus où se mettre pour éviter les coups. Elle tournait en
rond, elle se cognait la tête contre la mangeoire, elle
tremblait, ses doux yeux jetaient des regards affolés, elle
bousculait ses congénères qui commençaient, elles
aussi, à avoir peur en entendant les coups et les hurlements du
fermier rageur.
Je n'ai jamais été courageux, mais ce soir-là je
ne sais pas ce qui me passa par la tête. Je m'imaginai
peut-être à la place de cette malheureuse bête, trop
douce pour se défendre, je me vis, coincé dans un coin de
cuisine et prenant des coups de ceinturon sur le dos, sans pouvoir
m'échapper, j'étais bâillonné et incapable
de hurler, et je continuais à prendre des coups de plus en plus
violents et personne ne pouvait me venir en aide.
Furieux contre ce tortionnaire, je pris mon élan et je
lançai, le plus fort possible, le pot de lait dans sa direction.
Je n’avais pas visé avec précision mais par hasard il le
reçut en plein milieu du front. J'accompagnai mon geste de cris
et d'insultes, en le traitant de salaud, de con, de dégueulasse,
de pourri, d'enculé, de merde en branche, tous les gros mots que
mes frères s'étaient fait une joie de m'apprendre et que
j'étais heureux de connaître à ce moment pour les
jeter à la tête de cet affreux bonhomme. Je quittai
l'étable en courant, et j'espérais lui avoir fait
très mal, lui avoir fait une bosse qu'il garderait pendant
très longtemps sur le front comme un symbole de sa
méchanceté.
Je revins à la maison, sans le lait, sans même avoir
ramené le pot que j'avais oublié dans l'étable. Je
ne dis rien de ce que j'avais vu, de ce que j'avais fait. Je ne sais
plus quelle excuse j'ai inventée pour expliquer l’absence de
lait et le pot perdu, peut-être aucune. En tout cas, ma
mère, qui a peut-être compris que j'avais vécu une
expérience épouvantable, ne me reprocha rien et ne m'en
parla jamais. Mes frères ont sûrement pensé que
j'avais eu la trouille dans le noir et que j'avais rebroussé
chemin avant même d'arriver à la ferme. Mais ce n'est pas
grave qu'ils aient pensé ça. En fait, moi je savais que,
ce soir-là, j'avais fait ce qu'il fallait faire et je suis
certain de ne jamais avoir été plus courageux.
Après cet épisode, ma mère reprit l'habitude
d'acheter le lait chez l'épicier. Je ne sais pas ce qu'est
devenue la vache martyre, je suppose qu'elle a fini sa carrière
comme toutes les vaches, dans l'assiette d'amateurs de viande bovine.
Le cambriolage.
Mon père prenait ses quatre semaines de vacances au mois de
juillet. Il partait donc avec nous début juillet et, avant la
fin du mois, il reprenait seul le train du retour. Un jour, alors que
mon père avait déjà repris son travail, ma
mère sortit pour faire des courses au village avec mes deux
frères. Je ne sais pas pourquoi, peut-être avais-je un
livre à terminer, j'avais décidé de rester seul
à la maison. Cependant, mon désir de solitude ne devait
pas être bien sérieux puisque, quelques minutes
après leur départ, j'ai changé d'avis. Je me suis
préparé en vitesse et je suis sorti en courant pour les
rejoindre. Avant de quitter la maison, nous avions l'habitude de fermer
les deux portes à clé. La porte du premier étage,
qui donnait sur un petit jardin, était fermée de
l'intérieur et la porte du rez-de-chaussée était
fermée de l'extérieur. Cette fois-là, je suis
sorti si vite que je ne me rappelle plus si j'ai pris le temps de
fermer toutes les portes correctement.
Après les courses, nous sommes revenus tranquillement en portant
nos sacs à provisions. Nous n'avions aucune raison d'être
inquiets. Il faisait beau et chaud, nous étions en vacances,
nous étions heureux. En arrivant devant la maison, nous avons
été surpris de voir que la porte du premier étage
était ouverte. Nous sommes entrés et nous avons
constaté les dégâts. Tous les meubles, tous les
tiroirs avaient été ouverts et leur contenu avait
été répandu sur le sol. Visiblement, nous avions
reçu de la visite et nos visiteurs s'étaient servis
à nos dépens. Ma mère se précipita sur le
tiroir où elle cachait ses objets de valeur. Tout avait
été pris. Les bijoux qu'elle avait hérités
de sa mère et de sa grand-mère, et qu'elle ne laissait
pas dans notre appartement en ville par crainte d'un cambriolage,
avaient disparu. L'argent du ménage s’était
envolé. Ma mère était atterrée,
choquée, blessée, et elle se mit à pleurer.
C'était la première fois que je la voyais dans cet
état depuis le décès de ma grand-mère
quelques années plus tôt.
Mes frères et moi, nous ne savions pas quoi faire pour la
réconforter. Il n'y avait rien à faire, d'ailleurs. Je
suis allé dans la cuisine, j'ai pris dans le tiroir où
nous rangions les couverts un grand couteau et j'ai exploré la
maison de fond en comble. Malheureusement, ou heureusement, les voleurs
étaient partis depuis longtemps et je n'avais aucune chance de
tomber sur l'un d'entre eux. Si j'en avais rencontré un, je ne
sais pas ce que je lui aurais fait. J'étais dans un tel
état d'excitation, j’éprouvais tellement de haine que je
me sentais le courage de me jeter sur n’importe quel inconnu qui se
serait trouvé là, pour le transpercer avec mon couteau de
cuisine. Je n’étais certainement pas assez fort, les
cambrioleurs devaient être des adultes beaucoup plus costauds que
moi, mais je n'y pensais pas à ce moment-là. Je voulais
venger ma mère et faire subir aux responsables tout le mal
qu’ils venaient de lui faire. Et je voulais surtout
récupérer les bijoux et l'argent pour qu'elle cesse de
pleurer.
Dans l'après-midi, un peu rétablie mais encore
très choquée, ma mère partit au village avec mon
frère aîné pour téléphoner aux
gendarmes. Ceux-ci vinrent à la maison. Ils furent très
gentils et extrêmement patients. Ils établirent le constat
et ils remplirent des pages et des pages de papiers officiels que ma
mère fut obligée de signer. Sur un miroir d'une des
pièces de la maison, il y avait une grande empreinte digitale
bien belle et bien nette. Cette empreinte de pouce avait
peut-être été faite longtemps avant le cambriolage
mais les gendarmes, pour nous faire plaisir, et pour nous donner
l’impression de faire quelque chose, emmenèrent le miroir pour
étudier l'empreinte en labo. Nous apprîmes plus tard que
cette empreinte, qui paraissait si belle à l'œil nu,
était en fait floue et donc inutilisable.
Dans les jours qui suivirent, en attendant que mon père nous
envoie de l'argent par mandat, les finances du ménage
étaient au plus bas. Bien sûr, l'épicier du village
nous fit crédit, mais ma mère refusa de manger, comme si
elle se jugeait responsable du cambriolage et qu'elle voulait
s'infliger une pénitence.
Pendant longtemps, nous avons pensé à ces cambrioleurs
inconnus. Qui étaient-ils ? Des voisins fermiers ? Des gens qui
nous souriaient tous les jours en nous souhaitant une bonne
journée ? Des gens de passage qui avaient profité de
l'occasion en voyant la maison vide ? On ne l'a jamais su. Les
cambrioleurs sont peut-être encore vivants. Ou ils sont
peut-être morts depuis des années. À
l'époque, je leur souhaitais une mort lente et douloureuse, et
il me semblait que j'étais trop clément. Maintenant,
j'aimerais les rencontrer pour qu'on discute tranquillement de ce
cambriolage. J’espère qu’il leur a laissé au moins un bon
souvenir.
Le retour.
Le retour de vacances était aussi chaotique que le
départ. Les valises étaient préparées
quelques jours avant puis envoyées par le service des livraisons
de la SNCF. Le taxi était commandé pour le matin du
départ. Quand nous nous levions ce jour-là, il fallait
préparer les derniers bagages et attendre que le taxi arrive. Au
moment de quitter la maison, nous emballions le chat dans son panier et
nous montions dans le taxi qui nous conduisait jusqu'à la gare.
Avant de prendre le train, nous prenions le petit-déjeuner dans
le même café qu’à l'arrivée mais l'ambiance
était nettement moins agréable. Le café
crème était écœurant, les croissants
étaient gras et insipides. On s'installait dans notre
compartiment, puis le train partait, et tout à coup on se
rendait compte qu'une étape de notre vie venait de s'achever.
C'était bientôt l'automne et un long semestre de froid
nous attendait. Nous pensions à la rentrée des classes
prochaine et aux interminables journées d'ennui.
-----------------------
Les années se sont écoulées. De cette
époque, il ne reste que ces quelques photos et mes souvenirs. En
regardant toutes ces vieilleries, et en repensant à ce
passé révolu, je me rends compte tout à coup que
je me souviens mieux des événements qui se sont
passés quand j’avais douze ans que de la journée d'hier,
comme s'il y avait un âge pour enregistrer les souvenirs et un
autre pour s'en rappeler et les regretter.
Depuis cette époque, tout a changé. Mes parents sont
morts. Mes frères sont morts. Je suis le seul survivant. Lorsque
cette photo a été prise, nous étions le futur, la
jeune garde prête à prendre la relève des anciens.
Maintenant, je suis le passé, je suis devenu l'ancien. Cette
photo de trois gamins est tout ce qu'il reste de cet instant de
bonheur. Bientôt, je disparaîtrai et j'emporterai avec moi
le souvenir de ces jours heureux.
Et la photo, un jour, sera jetée aux ordures.
Et alors… tout sera fini.