Une photo de vacances.


 
Noir. Tout est noir. Presque noir. Une lueur.

Je me lève. Il fait froid. Je frissonne. Il est tôt. C'est l'aube.

J'ouvre la fenêtre. Quelques pas dans la chambre. Je vacille. Le sommeil. La fatigue.

Je m'éloigne de la fenêtre. Et je vois.

Le cadre de la fenêtre. Du jaune, du rouge, du noir. Beaucoup de noir.

Un tableau. Encadré par la fenêtre. Un tableau fait de sons, d'odeurs, de couleurs, de goûts, de toucher.

Les sons du tableau. Le murmure des vagues qui roulent et se déroulent et frappent sans fin la plage. Le roulement des galets entraînés par le flux et le reflux. Le chant tendre et insolent des oiseaux qui s'éveillent, le battement des ailes, le claquement des becs. L'envol des derniers papillons nocturnes et des premiers papillons diurnes qui se croisent. Le frémissement des feuilles agitées par la brise matinale. Les branches qui se cognent et qui grincent et qui craquent en s'entrechoquant. Le chuchotis du gazon qui gonfle et se plie et se déplie et se couche et se redresse et tremble comme un grand animal frissonnant qui ne parvient pas à s'éveiller. Le cri des proies prises au piège, le cri des prédateurs saluant une victoire. Les sons de la vie et de la mort qui se mêlent et s'emmêlent.

Les odeurs du tableau. La mer, le sel. Les fleurs gorgées de nectar qui exhalent des senteurs délicates et sauvages et irrésistibles. Le bois mouillé, le bois brûlé, le bois pourrissant. L'odeur pénétrante de l'herbe trempée par la rosée. La puanteur du fumier, les algues qui croupissent dans les mares d'eau. Les charognes méconnaissables, suintantes d’humeurs pestilentielles, infestées de vermine grouillante. Les feuilles mortes, gonflées par l'humidité, qui se décomposent lentement dans l'humus. Les fruits tombés des arbres dont la chair insipide et écœurante se couvre d'insectes et de moisissures. La terre, le sable. Les odeurs de mort et de renaissance qui se mélangent.

Les couleurs du tableau. Le noir des troncs déformés, le noir de la terre qui abrite et nourrit et se nourrit de la vie et la mort, le noir des branches qui se déforment sous le vent, les ombres grises qui s'étirent comme des mains diaboliques. La noirceur du ciel qui se couvre de bleu, de vert, de jaune et de rouge près de l'horizon en feu. Le noir et le gris de la mer, tachée par le blanc laiteux des crêtes de vagues. Le vert sombre de la végétation en sommeil. Les feuilles qui s'embrasent, envahies par l'or du jour naissant. La nuit cède la place au jour, comme la mort qui s'efface galamment devant la vie en sachant que sa défaite annonce son triomphe prochain.

Le goût du tableau. Le sel. Les embruns. Le poisson. La viande grillée sur le barbecue. Le pain. Le poivre, la menthe, le thym, le romarin. Le goût du tilleul qui descend lentement dans le gosier. Les légumes, le pot-au-feu. Les fruits mûrs, gorgés de sucre et de saveurs acides ou douceâtres ou amers, les fruits huileux ou juteux ou secs. Le goût de la sueur, le goût des larmes. Le goût du bonheur et de la détresse, le goût de la vie et de la mort.

Mes doigts suivent les contours du paysage. Les frisettes des vagues. Les nuances de couleurs mélangées, les fleurs et les herbes, les branches des arbres et des arbustes entremêlées, les cailloux multiformes et multicolores. La rosée qui s'égoutte des feuilles et des fleurs pour se répandre sur la terre sèche et craquelée. Le froid matinal qui hérisse les poils, bientôt la brûlure due à l'ardeur du soleil, la sueur qui coule sous les aisselles et sur le front, la fraîcheur du premier bain de mer, l’éternelle froideur du dernier bain. Les premiers frissons de la vie, les derniers frissons de la mort.

C’est beau. L’aube encadrée dans une fenêtre. Une toile immense, peinte par la nature, faite de sons, d'odeurs, de couleurs, de goûts, de toucher. Une toile mouvante et émouvante, vivante et éphémère, floue et incertaine, une toile si belle qu'on a envie de tout arrêter, le temps et l'espace, on souhaite retenir cette beauté qui, dans un instant, va nous échapper et disparaître pour toujours, on veut enfermer cet instant magique dans une boîte hermétique pour le conserver intact, aussi parfait qu'à l'origine, pour ne jamais l'oublier, pour s’y plonger parfois quand on a tout perdu, quand on est perdu.

Je pense instinctivement à un appareil photo. Mais à quoi bon ? Une photographie, aussi réussie soit-elle, est toujours incomplète, elle est dépourvue de ce petit quelque chose qui est à l'origine de la magnificence d'un instant. Cette impression de pur bonheur que je ressens est due à l'excitation de tous mes sens et ces sensations ne peuvent pas être mises en boîte. Au mieux, la photo sera jolie, au pire, elle ne sera qu'un assemblage hétéroclite et incompréhensible de couleurs criardes ou fades. La vraie beauté de cette scène se situe dans ma tête, dans mes souvenirs, et aucune photo ne sera jamais capable de reproduire une symbiose aussi parfaite que fragile.

Je songe à toutes ces photos du passé que je conserve dans une boîte en carton, une antique boîte de chaussures dont la durée de vie a largement dépassé celle de son contenant d'origine. Ces photos ont été faites par moi ou par d'autres. Quand j'ouvre la boîte, je les vois ces vieilles photos jaunies, craquelées, cornées. Certaines ont été déchirées puis recollées, gardant ainsi la trace d'une ancienne colère suivie d'un apaisement ou d'une réconciliation. Parfois, ces photos peuvent réveiller en moi des souvenirs. Des souvenirs incomplets et incertains, assez vraisemblables pour être réels, mais trop imprécis pour l'être totalement. Ces souvenirs, ces vestiges de souvenirs, sont aussi vieux que moi, aussi délabrés que ces photos à moitié effacées. Des souvenirs qui disparaîtront pour toujours quand je les aurai oubliés.

Parmi ces photos, il y en a une que j'affectionne particulièrement. Elle n’est pas datée mais elle a été prise il y a très longtemps. Je fais partie des trois adolescents qui posent devant l'objectif, les deux autres sont mes frères. Je ne me rappelle pas du jour où la photo a été faite, certainement pendant les vacances puisque le décor est champêtre alors que nous habitions en ville. Nous étions alors des gamins et nous faisions les imbéciles devant l'objectif, mimant bêtement les chanteurs de rock de l'époque, ou interprétant comme des acteurs le personnage que nous avions choisi d'être à ce moment précis, celui que nous étions dans nos rêves et que nous aurions voulu être dans la réalité. Mais qui étions-vous vraiment ? Trois gosses, inconscients du bonheur présent, pensant bêtement que l'avenir serait meilleur, et qu'il serait éternel puisque, à notre échelle d'enfant, nous étions incapables d'en voir la fin. Éternel...

J'avais douze ans et mes deux frères quatorze et dix-sept. Par qui cette photo a-t-elle été prise ? Par mon père, sûrement. Je l'imagine, derrière l'objectif, stoïque comme toujours, essayant de cadrer ses trois enfants turbulents et chahuteurs. Cet aspect solennel, il l'avait en permanence, même en vacances avec sa cravate et ses chaussures bien cirées. Au moment où la photo a été prise, je pense que ma mère était à côté de lui. Derrière son regard sévère, sous son attitude indifférente et parfois rêveuse, elle cachait habilement sa gentillesse et sa tendresse qu'elle ne savait exprimer qu’à de rares instants. Pendant que mon père tentait de faire une photo à peu près correcte de ses trois gamins qui, de leur côté, faisaient tout pour saboter cette image qu'ils allaient pourtant laisser à la postérité, ma mère nous exhortait certainement à cesser de faire les ânes, tout en étant au fond bien contente de nous voir si agités et bien portants.

Après cette photo, les années se sont écoulées, nous avons grandi, nous sommes devenus des adultes, puis nous avons vieilli sans nous en rendre compte. Maintenant, je réfléchis souvent à ce que j'ai fait de ces années. Qu'ai-je laissé derrière moi, à part quelques photos jaunies qui seront jetées aux ordures après ma mort ? Et quand j'aurai quitté ce monde, que restera-t-il ? Et mes frères, qu'ont-ils laissé ? Quelques souvenirs que je suis le seul à posséder encore et que j'emporterai avec moi. Rien, il ne restera plus rien après ma disparition. Alors je veux noter ici les rares souvenirs qui subsistent dans ma mémoire, et ce manuscrit, un jour, peut-être, sera lu par quelqu'un. Ainsi, ces quelques parcelles de souvenirs seront transmises dans la mémoire d'un survivant, même de manière diffuse et confuse, et pendant quelques temps, tout n'aura pas disparu, et nos trois vies n'auront pas été totalement vaines.

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La tradition familiale voulait que nous ayons tous des prénoms qui commencent par un A. Comme il y a peu de prénoms masculins dans ce cas, et que nous étions trois garçons, ce qui n'était pas prévisible au départ, l'attribution du prénom à chaque naissance avait été une gageure, compensée heureusement par le fait que le choix était plus réduit.

Mon frère aîné avait hérité du prénom le plus classique, Antoine, mais pour nous c'était Toine, ou Toto les grandes jambes quand nous voulions l'énerver. Il était grand et maigre, avec le dos un peu voûté, et il avait le regard noir des myopes sans lunettes. Sa tenue vestimentaire était le cadet de ses soucis, et il serait volontiers sorti en pyjama si mes parents l'avaient laissé faire. Dans la rue, il avait un aspect rêveur, un peu bohème, dégingandé, et sa démarche hésitante et saccadée était facilement reconnaissable de très loin.

Mon deuxième frère s'appelait Alexandre, mais nous l'appelions Alex, ou Alex les grands pieds, surnom qu'il devait peut-être à son habitude de traîner partout, surtout dans les endroits où il n'était pas censé aller. Il était plus petit que Toine et moi, beaucoup plus beau aussi. D'ailleurs, il attachait beaucoup d'importance à son aspect physique et il passait énormément de temps à se pomponner et à s'admirer dans le miroir, à la recherche des quelques boutons qui auraient pu enlaidir son visage. Nous nous moquions de lui quand il sortait de la salle de bains, sa figure et ses mains parfaitement nettoyés, ses ongles coupés et récurés, ses cheveux peignés et fixés avec du Pento qui lui servait à faire disparaître la mèche rebelle qu'il avait toujours sur le haut du crâne.

Quant à moi, j'aurais pu m'appeler Arnaud, Alain, Albert, Anatole ou Amédée, mais c'est le prénom Alexis qui a été adopté, ce qui, de l'avis de tout le monde, n'a pas été un choix judicieux puisque le surnom d'Alex était déjà pris. Je suis donc devenu Six (en prononçant le x comme un x), ou Six la petite cervelle, ou plus souvent Six le tubard à cause de la tuberculose que j'avais attrapée à six ans.

Le départ en vacances.

En revoyant la photo de ces trois gamins, je me souviens de nos départs en vacances. Nos bagages avaient été préparés et enregistrés à la gare une semaine avant notre départ, et quand nous sortions du train, nous les reprenions à la consigne de la gare d’arrivée. Nous partions le soir avec les quelques valises qui restaient et le chat bouclé dans son panier. En général, ça démarrait assez mal, et tout le monde était de mauvaise humeur. Ma mère était inquiète, elle voyait le temps passer alors que personne n’était prêt, elle avait peur d’oublier quelque chose et elle vérifiait et re-vérifiait les bagages et les armoires et les tiroirs. Mon père était embêté à l’idée d’abandonner son train-train quotidien. Le chat miaulait et s’agitait dans son panier, mécontent qu'on l’enferme et qu’on le trimballe pour l'emmener dans un lieu inconnu. Et nous les trois gosses, nous étions les seuls à être bien contents. Malheureusement, comme notre plaisir s'accompagnait d'un chahut formidable, nos parents se mettaient en colère et nous enguirlandaient, ce qui énervait le chat et l’incitait à miauler plus fort.

Une fois arrivés à la gare et installés dans notre compartiment, nous faisions un dernier raffut avant de nous endormir profondément. Je n'ai jamais compris comment elle faisait, mais ma mère ne dormait pas dans le train. À chaque fois que je me réveillais, quand je la regardais, elle avait toujours les yeux grands ouverts. D'ailleurs, elle nous disait souvent qu'elle était incapable de s'endormir dans un train. Bizarrement, elle ne s'ennuyait pas à rester ainsi, les yeux ouverts et dans le vague, sans lire, sans écouter la radio, en ne pensant apparemment à rien pendant les huit heures que durait le voyage. Je me suis souvent demandé si elle n'avait pas un don particulier qui lui permettait de vivre dans sa tête une existence riche et intense qui compensait la sobriété de sa vie réelle.

Le café crème.

Quand le train arrivait le lendemain matin vers sept heures, nous allions prendre notre petit-déjeuner dans un café très luxueux. Un énorme et succulent café crème, accompagné de croissants tout frais, faisait disparaître comme par miracle les dernières traces de fatigue du voyage. Ensuite, nous traînions en ville en attendant l'heure du déjeuner. La tournée des grands magasins, ou plus précisément du Grand Magasin puisqu'il n'y en avait qu'un seul, nous permettait de profiter une dernière fois des avantages de la société de consommation. Nous savions que, là où nous allions passer les deux prochains mois, hormis l'épicerie du village, le seul magasin se trouvait à dix kilomètres, et ce magasin n'était qu'une petite librairie de quinze mètres carrés, avec une centaine de livres exposés sur un présentoir, et une petite pile de journaux qui dataient de deux jours.

Le restaurant de la gare.

A l'heure du déjeuner, on allait au grand restaurant de la gare. Je n'ai jamais su combien coûtait le repas dans ce restaurant mais le service y était du genre grand luxe, avec plusieurs serveurs pour nous apporter les plats et nous servir les boissons et nous demander si tout allait bien. Je ne me rappelle pas si mes frères et moi étions agités au cours du repas. Je pense que le cadre solennel de ce restaurant haut de gamme devait trop nous impressionner pour que nous ayons envie de nous faire remarquer. Après le déjeuner, c'était le deuxième grand départ. Nous prenions un taxi qui nous conduisait sur notre lieu de vacances, à trente kilomètres de la ville. C’était, en quelque sorte, un adieu à la civilisation. Nous nous dirigions vers un monde différent, plus austère, plus primitif.

Les vers luisants et les étoiles.

Je me souviens des longues balades que nous faisions avec nos parents quand nous étions en vacances. Nous partions le matin de bonne heure, en emportant le déjeuner, sans savoir exactement où nous allions. Parfois, nous revenions dans l'après-midi, après avoir mangé sur l'herbe dans un pré, en compagnie des vaches qui nous regardaient d'abord avec méfiance, puis qui s'approchaient pour nous voir de plus près et nous renifler. Il arrivait aussi que notre balade nous conduise très loin et notre retour se faisait alors après la tombée du jour. En prévision de ces échappées nocturnes, nous avions toujours sur nous au moins une lampe de poche car souvent le seul éclairage que nous rencontrions sur les chemins et les petites routes départementales provenait des vers luisants et des étoiles, et parfois de la lune.

La planète rouge.

De retour d'une longue promenade, quand il faisait nuit, nous nous arrêtions quelquefois sur le bas-côté de la route pour nous reposer et regarder le ciel, et nous cherchions les étoiles filantes en poussant des hurlements de joie quand nous avions la chance d'en voir une. Lorsqu'un point lumineux se déplaçait lentement parmi les étoiles, nous prétendions qu'il s'agissait d'une soucoupe volante, en rigolant un peu mais pas trop, car nous étions attirés par ces histoires étranges de vaisseaux, grands comme des villes, parcourant l'immensité de l'univers, des vaisseaux habités par des extraterrestres partis à la recherche de la vie, et qui viendraient peut-être un jour sur la Terre pour signer un pacte avec les humains ou pour les combattre. Notre analyse du ciel était quand même studieuse puisque, à cette époque, je découvrais le grand chariot, le petit chariot, l'étoile polaire.

Quand nous regardions Mars, mon père disait que c'était une planète facile à reconnaître grâce à sa teinte rouge. Mes frères semblaient la voir cette planète rouge, mais pas moi. Qu'elles aient un éclat fixe ou scintillant, toutes les planètes et étoiles me semblaient blanches, et je n'en voyais aucune qui ait cette couleur rouge que les autres prétendaient voir. Quelques mois plus tard, je portais des lunettes pour corriger ma myopie. Mais, même avec des lunettes, à mon grand regret, je n'ai jamais vu de planète rouge.

La soucoupe volante.

Après le repas du soir, quelles qu'aient été nos occupations de la journée, nous faisions toujours une promenade que nous appelions digestive. Ce n'était qu'une petite balade de santé qui durait trente minutes, ou une heure au maximum, et nous rentrions avant la tombée du jour ou juste après. D'ailleurs, afin de ne pas nous perdre dans le noir, nous n'empruntions que les chemins connus et facilement praticables. Une fois, alors qu'il ne faisait pas encore tout à fait nuit, nous étions sur un petit sentier. Comme il n'y avait rien d'intéressant à voir et à faire, puisque nous connaissions ce chemin par cœur, nous regardions le ciel, comme d’habitude à la recherche de soucoupes volantes, et nous avons vu une petite lumière qui se déplaçait au milieu des étoiles. Bien évidemment, nous nous sommes empressés de baptiser ce point lumineux et mobile une soucoupe volante, ou OVNI comme on commençait à les appeler à l'époque.

Il fallait regarder longtemps cet objet, et ne pas le quitter un instant des yeux, pour le voir bouger. Lorsqu'on le fixait tout en marchant, en faisant attention à ne pas glisser sur un caillou, on voyait nettement qu'il se déplaçait plus lentement qu'un avion mais plus vite qu'une étoile. Avec cette allure atypique, ce ne pouvait être qu'un objet atypique, et donc les grands scientifiques que nous étions ont décidé à l'unanimité, père et mère et enfants, que c'était un OVNI.

Alors que, fiers de notre découverte, nous étions en train de parler fort, un  paysan assez rustique, que nous n'avions pas entendu approcher, nous a salués poliment en nous croisant. Il avait un bâton de vacher à la main (c'était un cow-boy comme on les appelait), il portait un bleu de travail, il avait un béret sur la tête, des groles boueuses aux pieds, un mégot de gitane papier maïs pendait entre ses lèvres. Nous le connaissions un peu (c'était, je crois, le frère du propriétaire de la maison qu'on louait), alors mes parents se sont mis à causer avec lui de la pluie et du beau temps, pendant que nous les gamins, continuions à nous extasier devant notre merveilleux OVNI. Avant de partir, alors qu'il allait nous dire au revoir, le brave paysan regarda le ciel dans la direction que nous pointions avec nos doigts, et il nous dit : « Vindieu, c'est-y pas le satellite que vous regardez là ? ». Hé oui ! Il a brisé d'un coup toute la magie de notre découverte, mais il avait bien évidemment raison, ce n'était qu'un satellite.

La cité abandonnée.

Nous allions souvent voir le barrage et le lac. En fait, le lac était artificiel, c'était un grand bassin de rétention où se déversait l'eau de la rivière en travers de laquelle le barrage avait été construit. Pour parvenir jusqu'au barrage, nous traversions une espèce de ville morte. Les maisons semblaient presque neuves mais inachevées, comme si, en les bâtissant, on s'était rendu compte que cette ville était inutile et qu'il fallait l'abandonner. Le contraste était assez frappant entre cette ville semi-construite et désertique, et le barrage grandiose qui retenait une fabuleuse masse d'eau ayant la couleur verte des forêts qui la surplombaient.

On nous avait raconté que cette ville avait été habitée pendant plusieurs années par les ouvriers qui avaient construit le barrage. À cette époque, ces maisons avaient été de vraies maisons avec des hommes, des femmes, des enfants. Le matin, on devait y sentir l'odeur du café et des tartines beurrées, le midi, les odeurs de grillades et de légumes frais. Le soir, on devait y entendre le bruit des conversations des hommes discutant de leur journée de travail et des problèmes qu'ils avaient dû résoudre. Les femmes parlaient de l'éducation des enfants, ou colportaient les ragots du coin, ou proposaient le menu du lendemain soir. Quant aux enfants, ils s'agitaient comme le font tous les enfants. Et puis, un jour, le dernier ouvrier avait posé la dernière pierre, il avait étalé la dernière pelletée de ciment. Alors, le barrage étant terminé, la ville avait été évacuée. C'était devenu une ville morte. Je n'ai jamais su pourquoi les maisons avaient gardé leurs murs mais pas leurs toits. Peut-être parce que les paysans du coin avaient récupéré les matériaux réutilisables, comme la charpente des toits, les tuiles ou l'ardoise.

La maison vide.

Pour aller jusqu’au barrage, nous passions près d'une ferme où habitaient les deux frères de notre propriétaire. Ils n'étaient pas encore trop vieux pour se marier mais ils devaient faire partie de ces paysans qui avaient du mal à trouver une épouse acceptant de vivre recluse dans une ferme, et obligée de trimer toute la journée, traire les vaches, nourrir les animaux, s'occuper des enfants, du ménage, de la lessive, des repas, et tout ça pour mener une existence à la limite de la pauvreté. Comme mes parents connaissaient les deux paysans, un jour que nous passions devant chez eux, ils ont voulu leur dire un petit bonjour, et éventuellement leur acheter quelques produits de la ferme, des œufs ou un poulet.

La porte de la maison était ouverte, mais nous étions des gens polis et, avant d'entrer, nous avons appelé : « Y a quelqu’un ? », nous avons frappé sur la porte, sur les vitres des fenêtres du rez-de-chaussée. Puis, comme on ne venait pas nous accueillir et que personne ne nous répondait, nous sommes entrés lentement tout en continuant à appeler : « Coucou ! Y a quelqu’un ? ». Il n'y avait pas âme qui vive à l'intérieur. Nous sommes ressortis, un peu honteux d'avoir pénétré, presque malgré nous, dans une maison vide sans la permission des habitants.

Nous les citadins, nous avions l'habitude, avant de sortir, de fermer les portes, les volets, les fenêtres. Nous retrouver dans une maison dont les occupants s'étaient absentés, sans fermer ni porte ni fenêtre, nous a beaucoup surpris. Les deux frères étaient vraisemblablement partis travailler dans les champs, sans penser que des maraudeurs auraient pu venir les dévaliser.

Les pochettes-surprises.

Nous avions peu d'occasions de voir du monde, à part, assez rarement, les paysans des fermes des environs, et les gens du village quand nous allions faire nos courses. Le départ vers le village était assez joyeux, tout au moins au début des vacances. On accompagnait nos parents pour aider à porter les sacs à provisions mais aussi parce que nous en tirions un profit inestimable : l'épicerie vendait des pochettes-surprises, et nous les gamins, nous ne pouvions pas résister à l'attraction irrésistible de ces pochettes-surprises, même si on savait depuis belle lurette qu'il n'y avait que des trucs nuls à l'intérieur. Nos parents étaient bien obligés de céder de temps en temps quand on regardait ces pochettes-surprises avec nos regards malheureux d'enfants pauvres.

Nous étions de très bons clients pour l'épicier et l'épicière, peut-être appréciés pour nos qualités humaines, mais surtout pour nos dépenses. Quoique n'étant pas riches, mes parents économisaient toute l'année pour ne pas avoir à se priver pendant les vacances. Alors, quand nous étions sur place, ils achetaient beaucoup de choses inutiles, et l'essentiel de ce qu'ils dépensaient tombait dans les poches de l'épicier et de l'épicière, qui en échange nous servaient avec de grands sourires chaleureux mais néanmoins pas désintéressés.

Premier amour.

La première balade des vacances nous conduisait souvent au bord du lac. Il se trouvait à six ou sept kilomètres de la maison et nous marchions pendant des heures, ce qui nous permettait de nous dérouiller les jambes avant les grandes balades de vingt ou trente kilomètres. Bizarrement, peut-être à cause du poids, nous n'emportions jamais de gourde pour nous désaltérer en cours de route. Alors, au retour, quand nous repassions près du village, nous étions si assoiffés que nous faisions une halte dans un bar pour boire un Coca, un Orangina ou un Pschitt (orange ou citron : les deux étaient si acides que je n'étais capable de les différencier que par la couleur mais pas au goût).

La patronne du bar était veuve et elle vivait avec ses deux filles. L'aînée avait dix-huit ans et l'autre quatorze. La cadette, Marlène, ne m'intéressait pas trop, je devais la trouver trop jeune, mais l'aînée, Ghislaine, me faisait un effet terrible. Je n'étais qu'un gamin mais je ne pouvais pas m'empêcher de l'admirer. Elle avait des yeux bleus magnifiques. Elle était blonde et ses beaux cheveux soyeux lui tombaient sur les épaules. J'aurais aimé prendre ses doux cheveux dans mes mains et les entourer autour de mes doigts, j'aurais voulu y plonger mon visage et humer leur odeur que j'imaginais enivrante. Elle portait une robe d'été légère et moulante qui mettait merveilleusement en valeur les formes arrondies de son corps. Elle se déplaçait avec grâce, en balançant légèrement les bras, avec un mouvement souple des hanches. Quand je la voyais, je me sentais planer, et je devenais silencieux et taciturne.

C'était une grande fille (elle avait des poils sous les aisselles et, je suppose autre part, mais à cette époque je ne me posais pas ce genre de question), elle était presque adulte, alors que moi, je n'étais qu'un gosse de passage, trop vieux pour bénéficier de son instinct maternel, et trop jeune et pas assez beau pour intéresser la femme qui s'éveillait en elle. La seule parole que je lui ai adressée en bégayant avait dû être du genre : « Un Pschitt, s'il vous plaît », quand elle remplaçait sa mère pour le service. C'était mon premier amour, le seul dont je me souviens avec un peu de plaisir et beaucoup de regret.

Le carnet.

Alors que je fouillais partout dans la maison, comme le font tous les gamins normalement curieux, je trouvai un jour, dans les affaires de ma mère, un petit carnet. J'aurais pu le remettre à sa place, sans l'ouvrir, ce qui aurait été plus respectueux pour ma mère qui, justement, l'avait caché pour qu'on ne le voie pas, mais la tentation était trop forte et je l'ouvris. Son contenu m'a beaucoup intrigué, il était rempli de dates passées ou futures, notées au stylo avec la belle écriture de ma mère. Ces dates s'échelonnaient de trente jours en trente jours, comme s'il s'agissait des phases de la lune. J'étais jeune et je connaissais aussi mal le fonctionnement de la lune que le fonctionnement des femmes, et donc je n'ai rien compris à ce carnet et je l'ai remis en place.

J'ai failli obtenir une explication quelques semaines plus tard. En effet, j'étais tellement curieux, et ce carnet m'avait tant troublé, que je demandai à ma mère, l'air un peu penaud puisqu'elle allait comprendre que j'avais fouiné dans ses affaires, pourquoi elle notait toutes ces dates. Ce genre de discussions ne faisait pas partie de son répertoire courant et elle n'a rien voulu me dire, à part que c'était naturel et que toutes les femmes étaient faites pareil et qu'elles étaient toutes obligées de faire ça. Cette explication était encore plus énigmatique que le carnet. Elle m'a vu pensif, essayant de comprendre l'incompréhensible, et elle s'est rendu compte qu'elle ne se débarrasserait pas de moi tant que je n'aurais pas eu ne serait-ce qu'un début de morceau d'explication succincte.

Elle s'en sortit finalement en voyant mon grand frère qui passait par là. Elle le chargea officiellement de faire mon éducation sur le sujet dont elle ne voulait pas me parler. Bien sûr, Toine promit de me dire tout, dès qu'il aurait le temps, peut-être le soir même. Je dois avouer que j'attends toujours. Vraisemblablement, lui-même ignorait la réponse à cette question somme toute assez scientifique. C'est bien plus tard que j'ai compris ce que ces dates signifiaient, et j'ai trouvé ridicule le fait que personne n'ait voulu m'en parler plus tôt.

La verrue.

Par contre, quand il s'agissait de blaguer sur ce même sujet, Toine était toujours disponible. Quand il s'était fait enlever une verrue au doigt par un chirurgien, celui-ci lui avait donné une sorte de protection pour recouvrir la plaie. Cette protection peu épaisse était en caoutchouc très souple, et elle avait une forme particulière qui permettait d'y introduire et de maintenir serré le doigt opéré. Il l'a gardée pendant plusieurs jours et, pendant tout ce temps, il n'a pas arrêté de lui donner des noms bizarres. Moi, je ne voyais qu'un truc en caoutchouc, très pratique pour empêcher les cochonneries de salir sa blessure, mais lui semblait faire allusion à quelque chose que je ne connaissais pas, et que personne n'a voulu m'expliquer. D'ailleurs ma mère, qui admettait volontiers ses plaisanteries tant qu'elles restaient incompréhensibles pour ses petits frères, n'aurait pas apprécié qu'il se lance dans des détails trop précis concernant par exemple les zizis, ou l'élasticité et la résistance au frottement du caoutchouc, etc.

L'horloge.

Certes, Toine ne m'a rien appris sur les deux sujets (qui n'en font finalement qu'un) qui m'ont préoccupé pendant longtemps. Cependant, je dois dire que c'est lui qui m'a montré comment lire l'heure sur une horloge. Dans la vieille maison de vacances, il y avait une antique horloge au rez-de-chaussée, et son balancier faisait tic-tac en permanence quand on pensait à remonter le ressort deux fois par semaine. Elle sonnait tous les quarts d'heure (un seul coup) et toutes les heures (autant de coups que d'heures), y compris la nuit. Ce jour-là, mon frère devait être bien luné car, quand il comprit que je n'avais rien pigé à l'école lorsque la maîtresse nous avait expliqué l'heure, il m'emmena avec lui face à l'horloge et il me montra comment il fallait faire. « Y a la p'tite aiguille et y a la grande. Avec la p'tite, on compte jusqu'à douze, avec la grande, on compte jusqu'à soixante. On r'garde la p'tite d'abord et ça donne l'heure. Ensuite, on r'garde la grande et ça donne les minutes. Et c'est tout ». A priori, il était très pédagogue, même s'il ne le montrait pas souvent, puisqu'en quelques minutes, j'avais tout compris. Et depuis ce temps, je n'ai pas oublié.

Les autres gosses.

Je ne me rappelle pas avoir rencontré beaucoup de gamins de mon âge en vacances, ils étaient cachés ou il n'y en avait peut-être pas. Une fois, sur une route, alors que j'étais allé seul faire une course au village, je suis passé devant un groupe de jeunes un peu plus grands que moi. En ce temps-là, j'étais quelqu'un de sociable, intéressé par toute nouvelle relation, même dans le cadre éphémère des vacances. Ces gamins n'avaient pas l'air trop aimables mais j'ai quand même fait un effort en leur souriant aimablement et en leur disant bonjour. Je les ai fixés peut-être avec trop d'insistance, pour savoir si je pourrais être admis dans leur groupe. L'un d'entre eux, en me voyant le regarder, me dit : « Tu veux ma photo ? ». J'ai détourné mon regard et j'ai continué mon chemin.

Ces quatre mots ont mis fin à mon désir d’entrer en relation avec les gosses du village. J'ai compris à ce moment qu'une barrière infranchissable nous séparait, j'étais le plouc de la grande ville et eux les bouseux du coin, et aucun contact n'était possible.

Le cinéma.

Pour nous occuper, nous allions parfois au cinéma. La salle la plus proche se trouvait à dix kilomètres. Nous faisions le trajet à pied, en fin d'après-midi, et on arrivait sur place pour la séance unique de vingt heures. C'était un petit cinéma de province, dans une ville de deux mille habitants, et donc il ne fallait pas s'attendre à un confort comparable à celui des cinémas d’une grande ville. La salle était assez miteuse mais c’était sans importance. Ce qui nous embêtait, c'était la qualité de la projection qui était calamiteuse, ce qui gâchait beaucoup le plaisir de la soirée. On voyait que les copies des films avaient beaucoup vécu, elles étaient rayées et pleines de poussière, les couleurs étaient fades, les images étaient souvent floues. Il y avait presque à chaque séance des interruptions dues à la cassure du film, et le pauvre projectionniste devait le recoller avant de reprendre la projection. J'ai vu dans cette salle des superproductions comme « Spartacus » ou « il était une fois dans l'ouest », et il m'a fallu des années avant que j'aie le courage de les revoir dans des conditions meilleures.

Après la séance, il fallait rentrer, et si nous avions dû refaire les dix kilomètres à pied en sens inverse, on ne se serait pas couchés avant une heure ou deux heures du matin. Nous avions donc passé un accord avec un garagiste de la ville, qui était également taxi et ambulancier. Nous frappions à la porte de son garage en sortant du cinéma et il nous ramenait en voiture. Il est arrivé une fois qu'il nous oublie, tout au moins c'est ce qu'il a prétendu quand on l'a revu quelques jours plus tard. Mais on a eu quelques doutes concernant sa sincérité, on a pensé que, ce soir-là, il n'avait tout simplement pas eu envie de sortir, et qu'il nous avait donc laissé tomber. Sans véhicule pour nous reconduire, la seule ressource qui nous restait était de rentrer à pied, presque dans le noir (par malchance, nous n'avions pas emporté de lampe torche). Nous avons dû nous contenter des étoiles pour éclairer notre route.

La photo.

Les touristes étaient quasiment inexistants là où nous étions. Cependant, un jour, un groupe, composé d’une dizaine de randonneurs, est passé devant notre maison. Ils ont pris des photos de tout ce qu'ils voyaient, jugeant très pittoresques des choses que nous, les habitués, nous considérions comme normales car elles faisaient partie de notre décor quotidien pendant les vacances. Ils s'extasiaient devant l'abreuvoir dans lequel un tuyau laissait s'écouler quelques gouttes d'une eau qui provenait de je ne sais où, ils s'émerveillaient à la vision de l'immense tilleul planté sur le sentier conduisant vers la maison, ils s'intéressaient à la grange avec ses accessoires agricoles rouillés, ils admiraient le local à bois plein de vipères. Ils n'ont pas osé photographier les toilettes au fond de la cour, et pourtant ils auraient dû puisque c'était la dernière chose qui, par sa rusticité, nous semblait encore pittoresque, à nous autres autochtones de passage.

Avant de partir, ils ont voulu me photographier moi aussi, en me prenant certainement pour un indigène. Clic-clac. En quelques secondes, j'étais dans leurs boîtes magiques. Je n'ai jamais aimé être pris en photo. Heureusement, quand mon père s'apprêtait à en prendre une, il n'était pas rapide, et j'avais largement le temps de me carapater avant le clic-clac fatal. Devant ces touristes qui voulaient tous me conserver dans leurs boîtes à images, je n'ai pas pu me défiler et j'ai dû poser. Étais-je bien coiffé ? Avais-je fait un sourire au moment précis où le petit oiseau était sorti ? Ou une grimace ? Comment étais-je habillé ? Un pantalon long ? Une culotte courte ? Avais-je les bras nus ? Un pull ? Une chemise ? Quelles chaussures ? Quelles chaussettes ?

Je n'aimais pas être pris en photo, mais ce n'était qu'une petite phobie ou une lubie sans conséquence. Même quand je voyais, après le développement des pellicules, que j'avais été pris par hasard, je n'en faisais pas tout un foin. Par contre, le fait d'être pris en photo et de ne pas avoir la possibilité de voir ces photos est presque insupportable. Je ne saurai jamais comment j'étais ce jour-là, ni quelle attitude j'avais. Je ne saurai jamais si ces photos ont été réussies ou ratées, si elles ont été conservées, si quelqu'un les regarde encore en se disant : « Ha, mais oui. C'était le petit paysan du coin. Tu te rappelles ? ». Mon image traîne quelque part et je ne verrai jamais cette image. Je n'entendrai jamais ce que les gens en disent, que leurs commentaires soient gentils ou méchants, justes ou erronés, sensibles ou indifférents. Cette idée me perturbe depuis des années et, tant que je vivrai, elle me poursuivra partout.

« Tou vas aller en prison ».

Mon frère Alex était un grand-maître pour faire des bêtises. Elles étaient souvent commises avec ma complicité mais, comme j'étais plus jeune que lui, on estimait que j'étais moins responsable, et c'est lui qui prenait le plus gros des engueulades et des punitions. Une fois, nous étions allés dans une ferme et nous avions fait une bêtise, certainement pas très grave mais je ne sais plus laquelle. Le principe de base, quand on fait sciemment une bêtise, est de ne pas se faire chopper. Ce jour-là, nous avons eu moins de chance que d'habitude puisque la vieille matrone de la ferme nous a surpris en pleine action. Voyant que mon frère était le plus âgé, c'est bien évidemment lui qui a tout pris. Elle n'était pas bien méchante, la brave dame, elle s'est contentée de lui faire des remontrances qui se sont terminées par : « Tou vas aller en prison ». En disant cette phrase mémorable, comme elle était d'origine italienne, et donc habituée à s'exprimer avec son corps et ses mains, elle n'a pas su vraisemblablement trouver le geste le plus expressif pour représenter un prisonnier enfermé dans sa cellule, alors elle a fait un mouvement ample encore plus mémorable que ses paroles, elle a fait mine de le prendre entre ses bras et de l'emprisonner contre sa poitrine.

Bien sûr, dès que nous sommes rentrés, j'ai raconté ça à tout le monde et on en a rigolé pendant des années. On s'imaginait le pauvre Alex terrorisé, écrasé contre la poitrine généreuse de la matrone, pleurant et suppliant qu'elle le lâche. J'espère que la pauvre paysanne n'a jamais appris tout ce qu'on a raconté sur elle, notamment sa façon de punir les petits garçons indisciplinés en les étouffant entre ses lourdes mamelles.

Les cigarettes.

À cette époque, je n'avais pas le droit de fumer. Ma première cigarette officielle, je l'ai eue à douze ans, le jour de ma communion solennelle, en même temps que je recevais ma première montre. À partir de cette cérémonie, j'ai eu le droit de fumer une cigarette tous les dimanches après le repas du midi. J'attendais donc le dimanche avec impatience et, pour compenser le besoin que j'éprouvais déjà à cette époque, j'arrachais des plantes à tige creuse, je découpais les tiges pour qu'elles aient la bonne longueur, et je faisais semblant de fumer en inspirant au travers de ces cigarettes improvisées. Pour que la sensation soit encore plus proche de la réalité, je coupais un petit bout d'un centimètre à l'extrémité de ma tige que je recollais ensuite avec de la salive, puis je tapotais ma fausse cigarette avec le bout de l'index, comme si je secouais la cendre, et le petit bout tombait comme de la vraie cendre d'une vraie cigarette. Ça ne remplaçait pas le tabac mais j’avais l’impression d’être un grand.

Bien sûr, avant ma première cigarette officielle, et même après, il y a eu quelques authentiques cigarettes malhonnêtement acquises. Avec mon frère Alex, nous volions dans le paquet de Craven de mes parents une ou deux cigarettes de temps en temps et nous allions fumer dans un coin où nous étions sûrs de ne pas être surpris. Et, en effet, on ne s'est jamais fait prendre, quoique je ne sois pas certain que ma mère n'ait pas remarqué qu'il lui manquait parfois quelques cigarettes. Cependant, comme nous étions très habiles à ce jeu, elle n’avait pas de preuves, et elle ne nous a jamais rien dit.

La météorite.

Une fois, il est arrivé un événement extraordinaire mais je ne suis pas sûr qu'il se soit vraiment produit. Avec le recul des années, il me semble trop improbable. Mais j'y ai cru pendant si longtemps, j'en ai gardé un souvenir tellement précis, et en plus il m'a laissé une impression si forte, que j'ai du mal à ne pas le considérer comme réel.

Nous étions tous les cinq, mes deux frères, mes parents et moi, sur une petite route, et nous arrivions au sommet d'une côte que nous appelions le calvaire parce qu'il y avait à cet endroit une croix de métal rouillée scellée sur un socle en pierre. C'était le crépuscule et il faisait suffisamment clair pour que nous marchions sans lampe torche. Soudain un objet, qui ressemblait à un immense caillou en flamme, est apparu dans le ciel, suivi d'une grande traînée de feu. Le phénomène m'a semblé silencieux, tout au moins je n'ai pas gardé le souvenir d'un bruit qui, étant donné l'aspect spectaculaire de l’apparition, aurait dû être terrible. L'objet incandescent s'est éloigné très rapidement et il a disparu derrière les montagnes.

Je n'ai jamais su s'il s'agissait d'une hallucination ou du passage d'une vraie météorite tombée très loin, peut-être à des milliers de kilomètres de là. Maintenant que tant d'années se sont écoulées, je me demande souvent si ce n'était pas un rêve ou si je n'ai pas inventé ce souvenir en m'inspirant d'un livre. On n'a jamais eu l'occasion d'en reparler en famille. Il ne me semble pas qu'on ait annoncé cet événement à la radio ou dans les journaux, mais je ne peux pas l'affirmer car notre lieu de vacances était très éloigné de toute source d'information. Le village le plus proche était à trois kilomètres, c'était une vallée cernée de montagnes où nous ne pouvions pas capter la télévision et où les ondes radio étaient trop souvent brouillées par les parasites, et on ne lisait les journaux qu'au compte-goutte quand nous allions faire nos commissions au village tous les deux ou trois jours. Donc, l’information a pu être diffusée sans que nous soyons au courant. En plus, cet événement, qui était quelque chose d'exceptionnel pour moi, n'était peut-être considéré que comme un simple fait-divers ne nécessitant qu'un petit entrefilet dans un journal.

A moins que personne n'ait vu passer ce météorite, à part nous cinq, ou moi seul. Ce caillou, après avoir parcouru des milliards et des milliards de kilomètres, après avoir rencontré des millions de soleils, après avoir échappé à des collisions, à des trous noirs, à des supernovae, ce caillou s'est peut-être échoué dans l'océan, à l'insu de tout le monde, ou il est tombé dans un désert aride et inaccessible où seuls quelques touaregs austères l'ont entrevu, ou il a explosé avant d'atteindre le sol, ne laissant derrière lui que des cendres venues des confins de l’univers.

Les sandales.

Un jour, avant les vacances, nos voisins de palier ont proposé à mes parents une magnifique paire de sandales en épais cuir jaune. Ces charmantes personnes n'ont rien demandé en échange, nous nous sommes donc demandés, sans trop nous appesantir sur la question, pourquoi on avait droit à une telle faveur. Ces sandales étaient si luxueuses que nous avons pensé naïvement qu'il s'agissait d'un vulgaire problème de pointure qui ne convenait pas au monsieur. Et puis, comme mes parents n'étaient pas riches, nous avons profité de l'occasion inespérée et nous avons accepté les sandales. C'était une chance pour moi puisque, parmi les quatre hommes du foyer, j'étais le seul à pouvoir les porter, c'était exactement ma pointure. Malheureusement, il a fallu que j'attende les vacances puisque c'était des sandales et que c'était incorrect de porter des sandales en ville. L'attente des vacances m'a semblé encore plus interminable que d'habitude.

Quand, enfin, les vacances sont arrivées, j'étais comblé et je les ai portées pendant toute une journée. J’étais fier comme un paon avec mes nouvelles sandales, personne n’en avait d’aussi belles que les miennes. Le soir du premier jour, en les retirant, je vis une petite rougeur douloureuse sur le haut du talon de mon pied droit, mais c'était sans gravité et la douleur était superficielle. Je me suis dis qu’après tout, c'était des sandales neuves et qu’il fallait les utiliser quelques jours pour qu'elles s'adaptent à mes pieds délicats.

Le deuxième jour, la rougeur du pied droit s'était transformée en ampoule : je l'ai crevée bravement (une petite aiguille que je tenais avec un mouchoir pour éviter de me brûler les doigts, je chauffais l'aiguille avec la flamme d'une allumette, et splash, je l'enfonçais dans l'ampoule que je pressais ensuite bien fort entre mes doigts pour extraire le liquide), j'ai mis une bonne dose de mercurochrome et j'ai recouvert le tout d'un pansement. Le pied gauche commençait à me faire mal, mais je ne m'en suis pas trop inquiété.

Le lendemain, le pied gauche me faisait très mal à cause d'une grosse ampoule qui avait crevé sans mon consentement. J'ai soigneusement nettoyé la plaie et je l'ai désinfectée avant de mettre un pansement. Le pied droit était encore douloureux, mais je n'ai pas retiré le pansement, je savais que le trou laissé par l'ampoule crevée ne se cicatriserait pas avant quelques jours. À ce stade, je me sentais un peu éclopé avec mes deux pieds en compote mais c'était encore supportable.

Le jour suivant, j'avais extrêmement mal au pied droit. J'ai dû tirer fort sur le pansement pour l’enlever, il était collé au talon à cause d'une épaisse croûte de sang et de matière jaunâtre qui s'était formée sur la plaie. Le talon était dans un état épouvantable. Sous la croûte, un large morceau de peau avait été arraché, laissant presque à nu l'os du talon. J'ai eu le courage de nettoyer la plaie avec de l'alcool, j'ai arrosé le tout avec du mercurochrome, et j'ai entouré le talon avec une bande Velpeau pour le protéger du frottement de la sandale. Le pied gauche n'était pas non plus très joli à voir, mais j'avais assez souffert pour ce soir et j'ai décidé de ne pas y toucher.

Le lendemain, en marchant, le bord de la sandale frottait sur la bande Velpeau et la faisait glisser en laissant à nu la plaie. Ça faisait si mal que je boitillais en faisant des grimaces. Je m'arrêtais toutes les cinq minutes pour remettre la bande en place et la resserrer. Malheureusement, en essayant de ne pas forcer sur le pied droit, j'étais obligé de m'appuyer un peu plus sur le pied gauche, et celui-ci se mit également à me faire souffrir. Je ne savais plus comment marcher et je commençais à me faire du souci, en me demandant comment j'allais rentrer à la maison si je devais m'arrêter tous les dix mètres.

Le soir, en voyant l'état de mon pied droit sanguinolent et purulent, et de mon pied gauche qui ne valait guère mieux, ma mère prit ces belles et néanmoins horribles sandales et les jeta à la poubelle. Le lendemain, elle m'acheta des sandales en plastique, affreusement moches mais qui me permirent de terminer les vacances avec mes deux pieds au complet et sans chaise roulante. Je sais que tous les cadeaux ne font pas aussi mal mais, depuis cet épisode douloureux, avant d'accepter un cadeau gratuit, je cherche toujours à savoir quelle peut être la motivation du généreux donateur.

Les vipères.

La maison que nous louions pour les vacances était une ancienne ferme. Nous occupions le corps de bâtiment principal, et seulement le premier étage car le rez-de-chaussée était composé de la cuisine, avec sa volumineuse cuisinière à bois, et de deux pièces humides et inhabitables.

Devant la maison, à gauche, il y avait un ancien atelier dont la porte était fermée à clé. Pour nous les gamins, le seul attrait de cet atelier venait de son abondance de vitres que nous pouvions casser impunément à coups de cailloux (à condition de le faire en cachette). Le lancer de pierres était devenu notre spécialité et nous fabriquions des frondes artisanales avec des bouts de tissu et de la ficelle (c’était l’époque de Thierry la fronde), et des lance-pierres avec du bois et des gros élastiques.

A droite de la maison, se trouvait une grange où étaient entreposés de vieux outils agraires rouillés. La grange servait peut-être encore en notre absence puisqu'il y avait un entassement de bottes de foin sur lesquelles nous nous roulions avec délectation. C'était un endroit tranquille où nous pouvions nous amuser presque sans danger et surtout sans être embêtés par les parents. Notre seule crainte était de nous trouver face à face avec une vipère venue y chasser des rongeurs. Personnellement, j'ai vu souvent des souris dans cette grange mais aucune vipère.

Par contre, j'en ai vu quelques-unes dans le local qui faisait face à la maison. On y entreposait des fagots de bois et, quand j’allais y prendre le petit bois nécessaire pour allumer la cuisinière, avant d'entrer je frappais les murs en pierre avec la hachette, en espérant naïvement effrayer et faire sortir les vipères qui se cachaient traîtreusement sous le bois.

Le mûrier.

La maison était entourée d'arbres fruitiers. Un mûrier se trouvait juste devant la maison. Nous l'appelions mûrier peut-être parce que le propriétaire nous l'avait dit, ou parce que mes parents s'étaient renseignés, mais je ne suis pas sûr que c’ait été un vrai mûrier. En tout cas, certaines années, il produisait des fruits violets, sucrés et sans goût, qui attiraient les abeilles, les guêpes, les bourdons, et toutes sortes de bêtes infâmes. Je n'aimais pas cet arbre et j'évitais de m'en approcher, à cause des vilaines rencontres qu’on y faisait avec le dard cruel des insectes. Malheureusement ses grandes branches pendaient face à ma chambre au premier étage, et je devais fermer la fenêtre le soir avant de me coucher, pour éviter d'entendre tous ces insectes malfaisants bourdonner autour de moi à mon réveil.

Il y avait aussi des pommiers, dont les petits fruits acides étaient détestables, des pruniers qui produisaient de succulents fruits à condition de patienter jusqu'à la fin du mois d'août. J'adorais aussi les noix, et j'essayais toujours de les consommer avant qu'elles ne soient mûres. Avec mon Opinel, je retirais la partie externe verte, puis je cassais la coquille molle pour en extraire la chair encore verte que j’avalais. C’était tellement mauvais que je recrachais le tout assez rapidement. Malheureusement, chaque année, la fin des vacances arrivait trop tôt et nous quittions la région avant que les noix ne soient arrivées à maturité. Je n'ai donc jamais pu en manger des bonnes, mais je tentais quand même l'expérience chaque fois que j'en avais l'occasion.

Les groseilles.

Il y avait également des cerisiers, des groseilliers. La grande aventure des vacances était le ramassage des groseilles. Les grappes épaisses étaient placées très bas et la récolte se faisait à genoux, presque à plat ventre. Le goût acide mais intense des fruits ne me rebutait pas, et un bon tiers de ma récolte était consommé sur place. Quelques abeilles paisibles, venues des ruches proches, m’accompagnaient. J’en avais un peu peur mais l’attraction des groseilles était trop forte. Et puis, quand j'étais seul à faire le ramassage, quel calme ! quelle tranquillité ! Je n’entendais que le bourdonnement des insectes et le bruit des feuilles agitées par le vent.

Les jours de chance, quand il faisait beau et qu’il avait plu la nuit précédente, l’eau s’évaporait doucement sous les rayons du soleil et faisait scintiller les feuilles et les fruits. Les odeurs d’herbes, de bois et de fruits se mélangeaient. Après quelques heures de récolte silencieuse, lorsque j'avais rempli un saladier entier avec les jolis petits fruits rouge pâle, je l’apportais à ma mère. Et nous avions droit à une bonne ration de groseilles au sucre pour le dessert pendant plusieurs jours.

Les cerises.

L’autre grande aventure des vacances était la récolte des cerises, quand le propriétaire nous autorisait à le faire, en général lorsqu'il avait pris lui-même les plus beaux fruits. Souvent, nous n'attendions pas son autorisation, et sans en parler à nos parents qui nous semblaient trop honnêtes et trop respectueux des règles de savoir-vivre, nous montions sur notre cerisier préféré, celui qui produisait en abondance les meilleures cerises, et perchés sur les branches, nous consommions le résultat de notre récolte, sans avoir l'impression de mal faire puisque nous prenions des risques pour satisfaire notre gourmandise. Nous n'étions pas non plus trop regardants sur la qualité. Quand il nous arrivait, avant de les avaler goulûment, d'ouvrir les cerises pour en étudier le contenu, nous constations souvent que nous n'étions pas les seuls amateurs : elles étaient occupées par un ou plusieurs asticots qui, dérangés pendant leur repas, s'empressaient de pénétrer plus profondément dans la chair pour se cacher.

Les confitures.

Quand le propriétaire nous donnait officiellement son feu vert pour cueillir les dernières cerises, nous répartissions notre récolte en trois parts inégales. La première part, la plus grosse, nous revenait à nous les ramasseurs, et elle passait directement de la branche à nos estomacs affamés. La deuxième part était rapportée à la maison et elle nous servait de dessert. Et la troisième part était utilisée par ma mère pour faire des confitures maison. Je ne me souviens plus quand on mangeait cette confiture, vraisemblablement pendant les vacances car je ne vois pas comment on aurait pu transporter tous les bocaux par le train, en plus de nos bagages.

Les voyages fantastiques de Jules Verne.

Jules Verne

Pour trouver une librairie digne de ce nom, il fallait parcourir à pied les dix kilomètres qui nous séparaient de la ville la plus proche. C'était une toute petite ville, construite sur le flanc d'une colline. Elle n'était en fait qu'un alignement de maisons jouxtant la route nationale sur laquelle ne cessaient de défiler les voitures et les poids lourds auxquels se mêlaient parfois les tracteurs. En plein milieu de la ville, la route se rétrécissait tellement que les poids lourds en occupaient toute la largeur, empêchant les autres véhicules de passer, ce qui créait de spectaculaires embouteillages avec coups de klaxons et insultes.

La librairie était petite mais j'y trouvais exactement ce que je voulais : Jules Verne. Quand j'entrais dans la boutique, je me précipitais à un endroit précis, le présentoir sur lequel le libraire plaçait la collection « Livre de Poche, Les Voyages Fantastiques par Jules Verne » et je vérifiais fébrilement parmi les livres exposés celui qui me manquait. Quand il y en avait plusieurs qui me tentaient, je devais faire un choix difficile entre eux car je n'avais pas assez d'argent pour tous les emporter.

C'est là-bas que j'ai lu presque toute la collection Jules Verne. J'avoue ne jamais avoir réussi à me mettre en tête les noms des voiles et des cordes des voiliers du XIXe siècle, et je confondais toujours le foc, le cabestan, le perroquet, la hune, les haubans, et parfois la poupe et la proue, le bâbord et le tribord, la longitude et la latitude, mais il m'a fait voyager dans l'espace et dans le temps comme jamais je n'aurais pu le faire dans la réalité. Je passais souvent des journées entières, allongé sur un lit, avec mon livre à la main, et je partais en direction de la Lune, projeté par un canon gigantesque, je descendais au centre de la terre à la recherche de cités et de civilisations disparues, je passais cinq semaines en ballon pour découvrir les fabuleuses sources du Nil, je parcourais vingt mille lieues au fond des mers en compagnie d'un fou misanthrope, j'étais coincé au milieu de l'océan sur un bateau dont la cale était en feu, je suivais le têtu Kéraban qui, voulant aller d'un quartier à l'autre d'Istanbul, devait faire le tour de la mer Noire pour ne pas payer le péage sur le Bosphore, j'avais quatre-vingts jours pour boucler un tour du monde et je trépignais d'impatience quand un contretemps retardait les héros, et je sautais de joie quand, croyant être en retard de quelques minutes, ils apprenaient qu’ils étaient en avance de vingt-quatre heures.

Michel strogoff

Tout en restant allongé sur mon lit, dans cette maison éloignée de tout, dans cette région où les distractions étaient rares, je faisais cent voyages, je rencontrais des milliers de gens, je me battais bravement contre des méchants, j'aimais et j'étais aimé par les plus belles femmes du monde, j'étais beau, j'étais ingénieux, j'étais intelligent. Le soir, il fallait me forcer à quitter mon livre quand le dîner était prêt et que tout le monde m'attendait à table. Ils devaient tous se demander quel plaisir j'éprouvais à lire ces livres, remplis de mots compliqués, et ornés de dessins gris et vieillots. Impossible de leur expliquer que j'y trouvais la vie, pas celle que je vivais dans le présent, ni celle que j'étais presque sûr de connaître plus tard. Je vivais la seule vie qui vaille la peine d'être vécue, la vraie vie, celle de mon imaginaire.

Feux interdits.

Un jour de désœuvrement, mon frère Alex et moi avons organisé une belle flambée champêtre pour nous tout seuls. Je ne sais pas comment cette idée nous est venue, mais nous nous sommes retrouvés dans une belle clairière bien dégagée, armés d'une boite d'allumettes, et nous avons tout organisé pour créer un beau spectacle. Nous avons aménagé, au milieu de la clairière, un grand espace libre, en retirant les quelques branches de bois mort qui nous gênaient et en installant un foyer avec un amoncellement de pierres comme on l’avait vu faire dans les films. Nous avions l'intention de faire un beau feu, le plus beau feu que ce coin ait jamais connu. Au début, nous avons été déçus en constatant que le feu ne voulait pas prendre, le bois que nous avions ramassé était trop humide. N'ayant pas de papier journal à notre disposition, nous sommes allés dans la grange près de la maison, et nous en avons ramené de la paille sèche. Grâce à la paille, le feu a bien pris et nous y avons ajouté des petites brindilles de bois qui se sont enflammées rapidement, puis des branches plus grosses. Le résultat était magnifique, à la mesure de ce que nous escomptions.

Malheureusement, nos parents, ces trouble-fêtes jamais contents et un peu trouillards, sont arrivés à ce moment pour tout éteindre et nous enguirlander. Ils avaient vu nos allées et venues en direction de la grange, avec nos paquets de paille dans les bras, et ils s'étaient demandés quel usage nous pouvions faire de cette paille. En plus, notre agitation silencieuse, assez inhabituelle, avait dû les inquiéter. Ils n'avaient pas eu trop de difficulté pour nous retrouver, il suffisait de se diriger dans la direction de la fumée qui était très abondante à cause du bois humide. Ils ont prétendu que avions manqué mettre le feu à la clairière, peut-être à toute la forêt, ce que j’ai trouvé profondément injuste et totalement faux, puisque Alex et moi avions bien construit notre feu selon les règles de l’art et qu'il était parfaitement maîtrisé. Je ne sais plus quelle a été notre punition, peut-être une journée supplémentaire de ramassage de groseilles, ce qui pour moi n'était pas une punition puisque j'adorais ça.

Le bois et les bûcherons.

A la suite de cette mésaventure, nous avons compris qu'il était interdit de faire du feu n'importe où. Mais nous étions chargés officiellement, et c'était notre seule activité obligatoire avec le lavage de la vaisselle, de ramasser et de couper le bois. Ce bois servait à alimenter la cuisinière qui se trouvait au rez-de-chaussée et qui était la seule source de chaleur de la maison. Les étés étaient souvent froids dans cette région montagneuse, surtout quand le mois de septembre approchait, et comme la cuisinière devait être allumée dès le matin, nous avions besoin de beaucoup de bois. Nous allions chercher dans les environs les grandes branches tombées naturellement des arbres. Quelquefois, mais sans le dire à nos parents qui auraient trouvé notre technique un peu trop hardie et franchement malhonnête, quand nous n'avions rien trouvé, au lieu de revenir bredouilles, nous montions dans un arbre et nous forcions brutalement une de ses branches à tomber, avec l'aide de la scie et de la hachette.

Il arrivait aussi que l'on trouve de grands morceaux de bois bien réguliers de deux ou trois mètres de long, peut-être destinés à servir de barrière pour délimiter un champ, et nous n'avions aucun scrupule à les emporter avec nous. C'étaient parfois de petits bouts de bois que nous découvrions près d'un champ, et étant donné la taille et la coupe, nous savions qu'il s'agissait de piquets destinés à construire une clôture, mais tant pis, c'était du bois quand même, et on les emmenait en espérant que personne ne nous verrait trimballer notre butin. Nous revenions à la maison, en traînant notre provision de bois derrière nous, et nous débitions tout ça, avec la scie et la hache, en bûches suffisamment petites pour entrer dans la cuisinière.

Après cette activité de force, nous avions en général les mains pleines d'ampoules et nous nous amusions à les crever avec une petite aiguille. Ensuite nous répandions du mercurochrome dessus et ça faisait mal pendant quelques secondes. Puis, dans les jours ou les semaines qui suivaient, nous étions fiers de montrer nos mains meurtries et rougeâtres, ces plaies symbolisant nos exploits de bûcherons.

Le brouillard.

La maison se trouvait dans une vallée entourée de hautes montagnes. Cette configuration avait pour effet, paraît-il, non seulement de nous apporter assez souvent le mauvais temps, mais aussi d'être à l'origine d'épaisses et persistantes nappes de brouillard. En fait, je ne me rappelle que d'une journée où le brouillard était opaque au point qu'on ne voyait plus rien à un mètre de distance. C'est curieux l'effet que peut produire un tel brouillard. C'est humide et cotonneux, on ne sait plus où on pose les pieds, on entend des sons atténués mais on est incapable d'en déterminer l'origine et même la provenance, on perd tous ses repères, on ne sait plus où on se trouve. Quelque chose, n'importe quoi, peut surgir brutalement sous nos yeux. On est perdu comme au milieu d'un océan immense, comme dans un cauchemar, quand on sait qu'on fait un cauchemar mais qu'on ne parvient pas à se réveiller, on a envie de s'asseoir et d'attendre. Je me rappelle le brouillard de cette journée-là, il était dense et effrayant, presque fantomatique. Dans un tel brouillard, on a l'impression que tout peut arriver, surtout les pires choses comme dans les films d’horreur où il permet de créer, à peu de frais, un climat angoissant. C'est dans un brouillard comme celui-là que les monstres se cachent, c'est de ce brouillard qu'ils sortent brutalement pour terroriser les humains sans défense.

Heureusement, lorsque le brouillard se dissipe, quand le soleil réapparaît, la vie reprend son cours normal, les oiseaux se remettent à voler et à chanter, les reptiles reprennent leur reptation à la poursuite de leurs proies, les rongeurs effrayés courent pour rejoindre leurs trous, les abeilles repartent à l'assaut des fleurs brillantes d'humidité, les papillons reprennent leur vol chaotique. Et les humains se sentent revivre quand le soleil inonde de nouveau le paysage et lui redonne son aspect habituel et rassurant.

L'orage.

Je me souviens d'un orage particulièrement violent. Nous étions en balade, il faisait beau et très chaud. Au loin, quelques nuages blancs sont apparus, perdus au milieu de l'immensité bleu azur. Ces nuages se sont rapprochés imperceptiblement. Alors j'ai vu un phénomène dont les livres parlent mais que je n'avais jamais vu et que je n'ai jamais revu depuis. Des nuages bas se sont formés et rassemblés pour former un grand nuage qui, peu à peu, puis de plus en plus vite, s'est mis à monter. On voyait nettement le nuage gris blanc, déjà immense, grandir et s'étendre vers le haut. Rapidement, le beau ciel bleu avait complètement disparu, il avait cédé la place à l'énorme nuage d’orage. Impressionnés, nous sommes rentrés à la maison presque en courant. Heureusement, il nous restait peu de chemin à faire pour nous mettre à l'abri, et nous avons été peu mouillés. De toute façon, même si la pluie s'est mise à tomber à verse, ce qui nous inquiétait en priorité était l'orage. Ce que nous avions vu, quelques minutes avant, était la formation d'un cumulo-nimbus titanesque, et l'orage n'a pas tardé.

Les coups de tonnerre répétés, les éclairs qui se succédaient toutes les deux secondes, la pluie qui tombait en trombe et qui frappait le toit en faisant un bruit d'enfer, j'assistais au plus bel orage que j'aie connu et j'étais un peu effrayé. D'ailleurs, je devinais que nous étions tous terrorisés. Personne ne parlait et les seuls bruits que nous entendions étaient ceux du tonnerre et de la pluie et du vent qui faisait vaciller les arbres. Lorsqu'on se trouve face à un tel phénomène naturel, contre lequel on ne peut rien faire, on prend conscience qu’on est bien petit et bien fragile.

À un moment, alors que nous étions tous dans la salle à manger du premier étage, il y a eu un choc terrible contre la porte donnant sur le jardin, c'était comme un coup de bélier gigantesque. Ce n'était pas une petite porte minable, elle devait avoir au moins dix ou douze centimètres d'épaisseur avec quatre grosses charnières d'un côté et une solide serrure de l'autre. Malgré sa taille et sa résistance, elle a vibré comme si elle allait être arrachée de ses gonds ou fracassée en mille morceaux. Le coup était si puissant que j'ai sursauté, j’avais l’impression qu’une bombe venait d'éclater près de moi. Je devais être blanc de frayeur, comme mes frères qui pour une fois ne semblaient pas d'humeur à plaisanter.

Nous avons attendu patiemment la fin de l'orage, il n'y avait rien d'autre à faire. Je me sentais incapable de lire, de parler ou de penser tant qu'il serait suspendu au-dessus de nos têtes à tonner comme un diable en colère. Après quelques heures, le délai entre les éclairs et les coups de tonnerre s'est espacé, l'orage s'éloignait. Nous avons pu nous remettre à réfléchir et émettre des pensées profondes du genre : « Il faut compter le nombre de secondes qui sépare l'éclair et le tonnerre, et diviser par trois, le résultat donne la distance de l'éclair », « Donc quand on entend l'éclair en même que le tonnerre, on divise zéro par trois, et ça fait… », « Zéro. Mais avant d'avoir commencé à calculer, l'éclair nous est tombé sur la poire ». Tout allait bien, nous avions retrouvé notre humour potache.

Quand les éclairs ont cessé, quand la pluie et le vent se sont calmés, nous sommes sortis dans le jardin afin de voir l'étendue des dégâts après l’effroyable choc qui avait ébranlé la porte. Nous n'avons rien vu, rien n'avait été brisé. Seules les plantes du jardin avaient un peu souffert de la pluie et de la violence du vent mais il n'y avait aucune trace ni de brûlure ni de cassure sur la porte. Nous n'avons jamais su ce qui s'était passé derrière cette porte. Peut-être s'agissait-il d'un appel d'air phénoménal à la mesure du grandiose orage qui nous était tombé dessus. Ou peut-être était-ce un de ces phénomènes exceptionnels et mystérieux, la foudre en boule, que seules de très rares personnes ont pu voir.

Les tremblements de terre.

La région était sujette à des tremblements de terre peu violents mais assez fréquents. Nous n'occupions cette maison que pendant deux mois et demi par an, et nous avons assisté en tout à une petite dizaine de tremblements de terre. Je m’en souviens d'un en particulier. C'était le soir, j'étais allongé sur mon lit et je lisais. Tout à coup, j'ai entendu un grondement sourd et le lit a commencé à s'agiter violemment. Les murs tremblaient, l'ampoule électrique au plafond se balançait de manière désordonnée comme un pendule fou. En arrière plan, il y avait des bruits divers, les casseroles et les assiettes tombaient et se fracassaient sur le carrelage, les chaises basculaient, les meubles craquaient. Le tremblement de terre n'a pas duré plus de trois ou quatre secondes, mais s’il s’était prolongé, la maison se serait effondrée sur ma tête sans me laisser le temps de descendre le petit escalier pour sortir.

Quand les tremblements ont cessé, je me suis précipité dehors sans prendre le temps de réfléchir, je savais qu'il allait se passer des choses intéressantes. De la cour de la maison, on voyait le barrage dans la vallée en contrebas. Lorsqu’un tremblement de terre se produisait quand il faisait nuit, les employés du barrage allumaient de gros projecteurs pour éclairer l'immense ouvrage et ils faisaient circuler pendant quelques heures la lumière sur toute la surface de béton pour vérifier si les secousses n'avaient pas provoqué de fissures. Et nous, nous étions là-haut, presque aux premières loges, à regarder ce beau spectacle « sons et lumières, spécial tremblement de terre ». Les sons, bien sûr, provenaient de nos commentaires, et les lumières étaient fournies gratuitement par EDF. Quand les projecteurs s’éteignaient, le spectacle était terminé, et on se disait que c’était dommage qu’il n’y ait pas plus de tremblements de terre dans la région.

Une autre fois, alors que nous étions presque tous au rez-de-chaussée, nous avons ressenti de violentes secousses, plus effrayantes que celles auxquelles nous étions habitués. Au lieu de durer trois secondes, celles-ci se sont éternisées pendant une trentaine de secondes. Affolés, nous sommes tous sortis en courant pour attendre que ça se calme mais dès que nous avons mis les pieds dehors, les tremblements se sont arrêtés.

Nous sommes ensuite rentrés pour constater les dégâts. Au rez-de-chaussée, il n'y avait rien de cassé et tout semblait normal. Rassurés, nous nous sommes rappelés tout à coup que Toine manquait à l'appel. Il devait être resté coincé au premier étage. Inquiets, nous sommes montés et, en effet, il était bien là, mais bizarrement, au lieu d'être effrayé comme nous, il était radieux comme s’il venait d’assister à la plus belle des plaisanteries. Il a fallu le cuisiner pendant longtemps pour qu’il abandonne son sourire idiot et qu’il nous avoue ce qu'il venait de faire. Ce soir-là, excepté lui, personne n'a trouvé son gag très drôle. Nous étions encore tremblants et nous l'avons traité de con merdeux et autres qualificatifs qu'il méritait largement. Qu'avait-il encore inventé ? En s'asseyant sur son lit, les genoux pliés, et en se frappant le haut des cuisses avec ses poings, il avait provoqué des vibrations qui s’étaient transmises dans toute la structure de la maison. Pour quelqu'un qui en ignorait l'origine et qui se trouvait dans la pièce en dessous, ces vibrations ressemblaient étonnamment à un tremblement de terre. Je ne sais pas comment il avait découvert cet étrange phénomène, mais en tout cas, dans les semaines qui ont suivi, nous nous sommes tous amusés à l'imiter. Malheureusement, c'est ce genre de blague qui ne réussit qu'une fois.

Le calvaire.

Pour aller au village, nous devions gravir une côte au sommet de laquelle se trouvait ce qu'on appelait le calvaire. C'était localement le point culminant. À cet endroit, nous embrassions du regard un immense paysage qui s'étendait sur plusieurs kilomètres à la ronde. Au-dessus de nous, il n'y avait que le ciel bleu ou gris, et des oiseaux. À nos pieds, on voyait au loin les champs couverts de blé blond prêt à être moissonné, les prés sur lesquels paissaient les vaches accompagnées de leurs veaux, les bois sombres au milieu desquels grouillaient une vie intense et invisible.

Ce sommet ne me faisait pas vraiment peur mais je sentais mon cœur battre la chamade à chaque fois que je devais y passer. J'avais certainement une sorte de phobie de ces grands espaces, désolés et sauvages, où vivaient et mouraient des formes de vie qui m’étaient étrangères et vaguement hostiles. Les hirondelles légères et rapides volaient autour de moi, les éperviers ou autres rapaces planaient en tournoyant à l'affût d'une proie. À cette époque, je rêvais souvent d'un grand oiseau planant lentement au-dessus de ma tête, attendant l'instant propice pour m'attaquer. Je le voyais descendre en formant un grand cercle dont j'étais le centre, il venait me prendre dans ses serres puissantes et je ne parvenais pas à lui échapper, et il m'emportait vers cette immense étendue de ciel, au-dessus de ce paysage rempli de vie et de mort. Je me réveillais alors en sursaut, le corps couvert de sueur, et je me rendormais difficilement.

Le ballon sur le toit.

Un jour, nous avions jeté peut-être volontairement un ballon sur le toit de l'atelier qui jouxtait la maison. Mais au lieu de redescendre en roulant sur le toit, comme il aurait dû le faire, il était resté coincé contre un morceau de bois qui se trouvait là. Nous avions essayé toutes les méthodes possibles pour le décrocher de là-haut, mais les branches les plus grandes n'atteignaient pas le toit, et les pierres lancées contre le ballon n'avaient fait que le coincer plus solidement. Alors, il ne restait qu'une solution : monter sur le toit et récupérer le ballon avec nos mains.

Le toit n'était pas très haut, ce qui rendait la chose possible. J'étais le plus jeune et le plus léger, c'est donc moi qui logiquement fus choisi pour faire ces acrobaties. Mon frère Toine me fit la courte échelle et, les pieds sur ses épaules, je montai presque au niveau de toit, et je tentai de m'accrocher à la gouttière et aux ardoises de la toiture mais je n'avais aucune prise solide et j’avais peur de glisser.

À un moment, je regardai en bas, pour voir quel effet ça faisait d'être plus grand que les autres, et j'éprouvai un choc. Pour moi qui étais petit, le sol me semblait très lointain. J'avais le vertige à deux mètres de hauteur. Je fus pris de panique, je me voyais m’écraser sur le sol, le corps déchiqueté par les crochets qui maintenaient les ardoises. Je demandai à mon frère de me redescendre mais il ne voulut pas. Selon lui, je m'étais engagé à récupérer le ballon et je devais le récupérer, coûte que coûte. De peur, je repoussai ses mains qui me soutenaient, je lui donnai de violents coups de pied, je hurlai, je le sentis vaciller à cause de mes coups, et j'eus encore plus peur qu'il me lâche, et je hurlai encore plus fort, et je pleurai peut-être. Enfin, grâce à mon attitude quasi-autodestructrice, et parce qu’il a eu peur que nos parents soient alertés par mes cris de terreur, il a été obligé de me ramener sur la terre ferme, en me traitant bien sûr de petit con et de trouillard.

110 volts.

La maison était équipée de l'électricité mais l'installation avait été faite de manière peu conforme aux règles. Les fils électriques traînaient hors des plinthes et ils étaient souvent dénudés ou, au mieux, enrobés dans du chatterton desséché et effrité. Certains interrupteurs étaient cassés et on voyait à l'intérieur les contacts électriques. Bien évidemment, nos parents nous interdisaient d'y toucher, et ils avaient raison, même si je n'étais pas de cet avis à cette époque. Ce qu'ils semblaient ignorer, c'est que l'interdiction était très stimulante pour nous les gamins et qu'elle nous incitait justement à y mettre nos petits doigts.

D’ailleurs, ces interrupteurs déglingués étaient très utiles, ils nous servaient de rite de passage dans la confrérie des grands et des courageux. Le jeu consistait à enfoncer au moins un doigt à l'intérieur et, au moment de la châtaigne, à ne pas hurler. Heureusement à l'époque le courant était distribué en 110 volts, et donc le choc n'était pas trop violent et il n'y a eu aucune victime à déplorer dans la maison.

La panne d'électricité.

Un jour, l'électricité a été coupée dans la maison, ce qui était assez prévisible au regard de la rusticité de l'installation. Comme nos voisins les plus proches se trouvaient à des kilomètres, on ignorait si la panne était générale ou seulement dans notre secteur. Nous nous sommes tous mis à enquêter, en cherchant partout dans la maison l'origine de la coupure. Nous avons remué les fils, donné des coups de poings et des coups de pieds sur les plinthes, sur les interrupteurs, mais nous n'avons pas trouvé l'emplacement de l'éventuel faux contact.

Finalement, mes parents ont dû faire appel au propriétaire, qui habitait à quatre ou cinq kilomètres de la maison. Il est venu, il a vu et... il a remis en marche le disjoncteur. Malgré ma jeunesse, je me suis senti tout bête et je me suis juré de ne plus jamais faire appel à quelqu'un avant d'avoir tout essayé. C'était simplement le disjoncteur qui avait disjoncté, ce qui est sa mission normale quand il détecte quelque chose d'inhabituel, et personne n'avait pensé à le réenclencher. Nous étions donc de parfaits imbéciles et le propriétaire est devenu un héros (il faut dire qu'il était électricien sur le barrage EDF, il était donc bien obligé de trouver la panne, sinon il nous aurait paru bien peu doué pour ne pas dire totalement incompétent). Après cet épisode, nos parents ont cherché à savoir qui avait coupé « volontairement » ce disjoncteur. Ils n’ont bien sûr jamais trouvé le coupable puisqu’il n’y en avait pas, le disjoncteur ayant tout bêtement disjoncté tout seul.

Les toilettes.

En dehors de l'électricité, la maison ne possédait aucun des équipements de base qui sont maintenant considérés comme indispensables à la survie de tout individu. Il n'y avait pas le téléphone, pas de réfrigérateur, pas de salle de bains, pas de toilettes. Pour satisfaire nos besoins naturels, nous devions traverser la cour et entrer dans un petit local. Au sol, un trou avait été creusé, il était surplombé d’un trône en bois, et le tout était recouvert d'une planchette. L'odeur était infecte et, quand j'y pénétrais, poussé par un besoin pressant, je me bouchais le nez et je respirais par la bouche, en essayant de ne pas gober une des nombreuses mouches qui voltigeaient au dessus du trou puant. Un jour, un de mes frères me dit qu'en respirant par la bouche, j'avalais toutes les mauvaises odeurs. Naïvement, je suivis ses conseils et je me remis à respirer par le nez car, étant plus grand que moi, mon frère avait obligatoirement raison.

Pour les petits besoins, j'évitais comme mes frères d'aller dans ces toilettes. Le soir, j'urinais dans l'évier et le jour, dans la nature, si possible au pied d'un arbre. Pour les gros besoins, je me retenais le plus longtemps possible avant d’aller dans ce cabinet malsain. Le pire, c'était le soir, quand il fallait sortir seul et parcourir ce grand espace noir rempli d'ombres mouvantes et effrayantes. En y allant, je pensais aux bêtes féroces qui me guettaient et qui attendaient que je fasse un faux pas pour m'attaquer et me dévorer.

Face à mes frères, je faisais bien sûr semblant de ne pas avoir peur mais j'étais en fait mort de trouille, et dès que j'arrivais dans les lieux, je fermais le loquet pour que les monstres qui m'attendaient derrière la porte ne puissent pas entrer. Ensuite, je satisfaisais mon besoin en essayant de ne pas traîner, et en gardant un œil sur la petite lucarne qui s'ouvrait sur le monde hostile de la nuit. Cette lucarne était grillagée mais un monstre aurait pu pénétrer quand même et, accroupi comme je l'étais, je me sentais en position d'infériorité.

Le retour vers la maison était moins terrible, je voyais les points de lumière qui passait au travers des fentes des volets de la cuisine, et il suffisait que je coure assez vite pour abréger mon supplice. Avant de pousser la porte pour rentrer, je bloquais ma respiration pour qu'on ne voie pas que j'étais essoufflé, sinon on m'aurait traité de froussard, ce que finalement j'aurais mérité.

Le tue-mouche.

À côté de ces antiques toilettes, il y avait des ruches mais curieusement nous n'étions jamais dérangés par les abeilles. Ces paisibles bêtes se contentaient de passer de fleur en fleur, de fruit en fruit, et il suffisait, quand l'une d'elles s'approchait trop près de nous, de lui donner une petite claque pour l'éloigner.

Pour les insectes plus envahissants, mes parents avaient installé au plafond de la salle à manger du papier tue-mouches, l’instrument de torture le plus abominable jamais inventé par les humains. C’était un ruban adhésif sur lequel les insectes volants se collaient et dont ils ne pouvaient plus se détacher, à moins de s'automutiler en s'arrachant les ailes et les pattes. Au lieu de mourir instantanément, écrasés sous une tapette ou gobés par un prédateur, ils mouraient très lentement, d'épuisement, de faim, et qui sait, peut-être de douleur et de désespoir.

A l'époque, j'étais trop jeune pour éprouver de la pitié envers ces petites bêtes. Les abeilles ou les guêpes me faisaient peur, les mouches me dégoûtaient, donc ça m'amusait beaucoup de les voir s'agiter inutilement sur le ruban, sans risquer de me faire piquer. Quand une grosse mouche venait se coller sur le papier adhésif, elle faisait vibrer violemment ses ailes pour essayer de s’échapper, et le mouvement se transmettait au ruban qui valsait à droite et à gauche, comme le balancier d’une horloge mal réglée. Le balancement cessait au bout de quelques minutes pour reprendre ensuite de manière sporadique dans les heures qui suivaient, puis il s’arrêtait définitivement quand la mouche avait épuisé toute son énergie.

La lessive.

Le lundi était le jour de la grande lessive. Le dimanche soir, ma mère mettait tout le linge à laver dans une grande bassine pleine d'eau qu'elle posait sur la cuisinière encore chaude. Pendant toute la nuit, une odeur forte de lessive et de crasse se répandait dans la maison. Le lundi matin, dès la première heure, ma mère s'activait au-dessus de l'évier, avec sa brosse et son savon, et elle frottait avec énergie le linge qui avait bouilli pendant une partie de la nuit. Cette tâche était pénible et je voyais ma mère en sueur s'éponger souvent le front avec son avant-bras et se relever en massant son dos endolori.

Elle était plutôt de mauvaise humeur ce jour-là, et elle nous le faisait savoir en criant plus fort que d'habitude, comme si c'était de notre faute à nous si elle devait lessiver notre linge. À cette époque, ça me semblait normal que ce boulot soit fait par une femme et il ne me serait jamais venu à l'idée de lui proposer mon aide. Elle-même, consciente de son devoir, ne s'épargnait pas les efforts, même si ça ne l'empêchait pas de ronchonner et de se plaindre. Pendant ce temps, nous on s'amusait, on lisait, on écoutait les crachouillis de la radio. On avait tellement l'habitude de l'entendre râler le lundi qu'on ne faisait même plus attention à ce qu'elle disait, et on considérait que tout ça, ce n'était que des jérémiades de bonne femme.

La guêpe.

Il est arrivé une fois que ma mère réussisse à attirer notre attention au cours de sa lessive hebdomadaire. Alors qu’elle prenait le linge à laver dans une cuvette pleine d'eau, comme elle avait l'habitude de faire, elle vit une guêpe immobile qui surnageait au milieu du linge. Ma mère s'imagina qu'elle était morte noyée depuis longtemps, et au lieu de la retirer avec une spatule ou une cuillère, elle la prit avec ses doigts et... elle se fit piquer par la guêpe qui était encore suffisamment vivante pour s'inquiéter de l'approche de cette dangereuse main de géante. Je ne sais pas ce que fit la guêpe après son forfait, mais je pense qu'elle a pu s'échapper. Ma mère n'en tira aucune gloire, mais je suis sûr que ce jour-là, elle a sauvé cette pauvre guêpe d'une mort certaine.

La moissonneuse-batteuse.

L'été était la saison des moissons. Je ne me souviens plus très bien, mais il me semble avoir aidé une fois à la moisson. Je ne pense pas avoir été très utile, mais mon grand frère y participait activement et il y gagnait un salaire sous la forme de quelques paquets de gauloises. Ce qui m'impressionnait le plus, c'était la moissonneuse-batteuse. Tout en se déplaçant sur le champ à moissonner, cette immense machine coupait et avalait les tiges de blé à l'avant, puis elle battait ces tiges à l’intérieur de ses entrailles pour séparer le grain de la paille, et à l'arrière, elle rejetait d'un côté les grains qui s'amassaient dans de grands sacs de toile, et de l'autre côté, elle déposait les bottes de paille, parallélépipédiques et bien ficelées, sur le champ coupé à ras.

Parfois, on rencontrait la moissonneuse-batteuse sur la route du village. L'énorme machine occupait toute la largeur de la route et nous devions lui céder le passage en descendant sur le bas-côté ou en gravissant un surplomb. Elle se déplaçait à une allure d'escargot car la route avait été creusée sur le flanc d'une colline, elle était donc étroite et bordée d'un précipice, et son parcours était semé de virages serrés. Alors nous attendions patiemment que la moissonneuse-batteuse nous ait dépassés, et nous étions épatés de voir une machine aussi géante. Quand elle s'était éloignée, on revenait sur la route en jacassant sans fin sur l'utilité des différentes parties mécaniques qui la constituaient.

Les sauterelles et le néant.

Je m'allongeais parfois sur l'herbe et j'attendais, sans rien faire. Je regardais les sauterelles bondir de tige en tige sans but apparent, les abeilles qui achevaient leur courte vie en s'affairant sur les fleurs dont le nectar était presque tari, les mouches posées sur mes bras qui essayaient d'absorber ma sueur en ignorant que je pouvais écrabouiller leurs petits corps fragiles d'une seule claque, je voyais les brins d'herbe desséchés qui frissonnaient sous le vent. Au milieu du silence apparent, il y avait des milliers de bruits naturels qui me faisaient penser à tous ces êtres vivants et presque morts qui rampaient, sautaient, marchaient, couraient sous mon corps, à la recherche d'une proie à dévorer, ou d'un abri pour échapper à un prédateur, ou d'une femelle pour s'accoupler et laisser une descendance avant de mourir. Le soleil me réchauffait. Je songeais, je dormais peut-être, je rêvais sûrement.

Je rêvais… J'adorais les orties. J'étais fait ainsi, j'aimais les orties. Je ne comprenais pas les gens qui les évitaient, qui les craignaient au point de faire des détours vertigineux pour s'épargner quelques cloques sur les mollets. Moi, quand je voyais des orties, je me précipitais, je les prenais à pleine main, je les embrassais, je me baignais dans leur velours toxique, je me noyais dans leur douceur vénéneuse. Mes mains se couvraient de cloques et la démangeaison était jouissive et intolérable, aussi intense que mille piqûres de mille moustiques. Quand je voyais un champ d'orties de belle dimension, je me jetais au milieu de cette manne généreuse, je coupais les tiges une par une et je les dévorais goulûment, je savourais leur bienfaisant poison, j'absorbais leur sublime venin. Ensuite, l'estomac gonflé par ce brûlant festin, je frottais les orties sur mon visage, sur mes bras, sur mes jambes, sur mon corps. Rouge, je devenais rouge comme un écorché.

Caché derrière les innombrables cloques qui me défiguraient, mon visage devenait méconnaissable, presque inhumain. Je m'allongeais alors au milieu de mon parterre préféré, parmi mes amies les orties, et j'étais heureux, j'attendais que la vie passe au-dessus de moi et qu'elle me dépasse sans me voir, sans m'atteindre, sans me blesser. Quand elle s'était éloignée, cette maudite vie déjà à moitié morte, quand elle avait disparu, quand tout était mort autour de moi, totalement mort, je me relevais et je me dirigeais vers nulle part. J'étais le vivant, le seul vivant visitant les morts, visitant la non-vie, me promenant dans le néant dont l’inexistence était comparable à la vie que j'avais connue jusque-là.

Et quand j'avais voyagé, quand j'avais découvert que le néant n'était que du néant, quand je m'étais repu de cet insignifiant rien, je me recouchais et j'attendais que la vie renaisse autour de moi, éventuellement plus belle, peut-être plus vivable. Combien de temps fallait-il attendre cette renaissance ? Longtemps, très longtemps, et quand elle venait, comme un printemps sans soleil, comme un automne froid et pluvieux, je restais couché, insatisfait de cette mort vivante, de cette vie morte, et j’attendais encore, et j’attendais toujours. J'attendrai peut-être éternellement une vraie renaissance, jusqu'à ma propre métamorphose en néant, un néant perdu dans le grand vide de l'inexistence et de la mort.

Je me réveillais. J'avais chaud, trop chaud, j'étais fiévreux. J'avais attrapé un coup de soleil qui me brûlait le visage et le corps.

Le vin.

Le propriétaire passait de temps en temps à la maison pour prendre du vin. Celui-ci était entreposé dans une pièce fermée à clé qui était très mystérieuse car nous n'avons jamais réussi à la visiter. En fait, elle ne devait contenir que des tonneaux de vin, ce qui pour moi n'était pas très intéressant à l'époque. C'est vrai que nous n'avons pas fait beaucoup d'effort pour y pénétrer, la pièce étant au rez-de-chaussée, en bas de l'escalier qui montait au premier, nous risquions d'être surpris si nous avions essayé de forcer la serrure.

D'ailleurs, le propriétaire ne devait pas être très fier de la piquette qu'il produisait peut-être lui-même. Lorsqu'il venait récolter les fruits de ses arbres, ils étaient si beaux qu’il nous en donnait toujours un panier. Par contre, il n'a jamais, à ma connaissance, proposé de son vin à mes parents (lesquels, étant des adeptes convaincus des bienfaits de l'eau, auraient de toute façon refusé poliment).

Les familles ennemies.

On racontait que la famille du propriétaire était fâchée à mort, depuis la guerre, avec une famille de paysans exploitant une ferme à deux kilomètres de nous. Cette querelle était réelle puisque, lorsque ma grand-mère était tombée malade, mes parents avaient dû demander une autorisation au propriétaire pour que le paysan ennemi puisse pénétrer dans la maison. C’était en effet la seule personne apte à lui faire sa piqûre hebdomadaire. Le paysan ne faisait que passer en vitesse, il n’aimait apparemment pas plus le propriétaire que celui-ci ne l’aimait, et il ne venait que pour nous rendre service. On le voyait arriver dans sa 2 CV, il entrait dans la chambre de ma grand-mère, et il ressortait quelques minutes plus tard pour reprendre sa 2 CV et repartir.

Ne connaissant pas l'origine de cette querelle ancienne (la guerre était terminée depuis longtemps), nous faisions des suppositions nombreuses, toutes erronées certainement, où il était question de l'occupation, de dénonciation, de collaboration, de résistance, d'arrestation, de torture, de déportation, de mort, etc. et en associant tout ça, nous fabriquions une belle histoire triste : sous l’occupation, un homme est dénoncé par un collaborateur, il est accusé d’être un résistant, il est arrêté et torturé, puis il meurt en déportation.

Mais il est possible que nous ayons vu trop de films sur le sujet. En fait, il ne s'agissait peut-être que d'une petite dispute de voisinage, contestation concernant la propriété d'un champ, ou relation illicite entre des enfants des deux familles, et cette dispute, avec le temps, s'était transformée en haine profonde et tenace. Et comme les deux familles refusaient de se rencontrer, il n'y avait aucune chance pour qu'elles se réconcilient avant plusieurs générations.

Le taureau jaloux.

J'allais parfois me promener seul dans les champs aux alentours de la maison. Quand je traversais les prés, en évitant de marcher dans les bouses fraîches, les vaches me regardaient avec leurs grands yeux gentils et stupides, se demandant ce que je faisais sur leur territoire. Une fois, alors que je venais juste de passer sous les barbelés pour entrer dans un pré, je rencontrai un beau taureau bien mastoc. Lui aussi a dû se demander pourquoi j'envahissais son territoire mais sa nature était moins paisible que celle de ses congénères femelles. Je le vis frapper et gratter le sol avec sa patte de devant, puis baisser la tête et la relever puis la rebaisser tout en continuant à agiter la poussière avec sa patte. C'était la première fois que je croisais de près un taureau et je n’étais pas censé connaître ses mœurs belliqueuses, mais son attitude était suffisamment éloquente pour que je comprenne que je n'étais pas le bienvenu sur son terrain. Il allait me charger et je ne me sentis pas le courage de l'affronter comme un toréador au milieu de l'arène. Illico presto, je lui ai tourné le dos et je me suis faufilé sous les barbelés.

Malgré sa façon agressive de me saluer, je ne lui en tiens pas rigueur. La pauvre bête a dû penser que je venais lui piquer une de ses femelles et il a réagi finalement de la même manière que les humains dans des circonstances semblables.

Les escapades du chat.

Le chat

Le chat que nous forcions à nous suivre en vacances était un beau félin, paisible et dodu. C'était l'icône parfaite du chat domestique, heureux de ne rien faire et satisfait d'être nourri régulièrement avec la pitance pourtant peu ragoûtante d'une boîte de ronron. Cette vie casanière ne semblait pas le perturber tant qu'il était enfermé dans un appartement. Mais quand nous arrivions sur notre lieu de vacances et que nous le sortions de son panier, après les quelques heures d'adaptation pendant lesquelles il explorait son nouveau territoire, il retrouvait son instinct d'animal sauvage. Bien qu'il ait été castré et qu’il n’ait aucune raison de courir la gueuse, il disparaissait parfois pendant plusieurs jours. Le soir, nous l'appelions pour le faire rentrer, en agitant sa gamelle au cas où il aurait faim. Quelquefois, il accourait immédiatement parce qu'il n'était pas caché très loin. D'autres fois, on ne le voyait pas revenir, il s’était égaré et il lui fallait du temps pour retrouver son chemin, ou il était occupé à faire des choses que les humains sont incapables de comprendre.

Il réapparaissait en général de manière abrupte, la nuit, quand tout le monde dormait. Il miaulait avec tant d'énergie et d'insistance sous nos fenêtres que l'un d'entre nous, énervé, devait se lever pour lui ouvrir la porte. Après ces escapades prolongées, il reprenait sa petite vie bourgeoise, mangeant et dormant nuit et jour, jusqu'à ce que l'envie le reprenne de faire une nouvelle fugue. Le dernier jour des vacances, nous faisions attention à le garder attaché car, ignorant les problèmes de rentrée scolaire et les horaires de la SNCF, il était capable d’entamer une virée à ce moment-là, et il aurait fallu soit l'abandonner sur place, soit rater le train (je pense qu’on aurait choisi de rater le train, mais le pauvre chat aurait passé un sale quart d’heure à son retour).

La musaraigne.

De retour de ses escapades, le chat nous ramenait parfois son butin. Il s'agissait en général de rongeurs ou de lézards qu'il avait estropiés et trucidés, et qu'il nous présentait fièrement. Quand on le voyait avec ces petites bestioles fragiles serrées entre ses dents pointues, le pauvre chat était très mal accueilli. Quelle méchanceté de tuer des animaux aussi mignons et inoffensifs ! Dans ces moments, on oubliait de se rappeler le veau ou le lapin, qui sont également des animaux adorables, qu'on avait mangé au cours du précédent repas. Écœurés par sa cruauté, on lui confisquait immédiatement sa prise, ce dont le chat ne s'offusquait nullement. Il se contentait de nous tourner autour, en se frottant sur nos jambes, la queue fièrement dressée, puis il se précipitait sur sa gamelle pour terminer ses restes de ronron.

Une fois, il est revenu tout guilleret avec, dans sa gueule, une musaraigne blessée qui poussait des petits cris aigus. Comme la proie était encore vivante, le chat fût moins tolérant lorsqu'on essaya de la lui retirer de la gueule. Il voulait peut-être continuer à jouer avec elle jusqu'à ce que mort s'ensuive. Après une lutte acharnée, nos mains et nos bras étaient couverts de griffures et de morsures, mais nous étions parvenus à lui faire lâcher prise. J'ai tenu alors pendant un bref instant cette gracieuse musaraigne frétillante dans ma petite main que je devais serrer fermement pour qu'elle ne s'échappe pas, mais pas trop fort pour éviter de lui faire mal. Elle était salement amochée, son sang s'échappait de son flanc déchiré et se répandait entre mes doigts. J'aurais voulu avoir le pouvoir d’arrêter l'hémorragie, ou connaître quelqu’un qui me donne le remède miracle pour guérir et sauver cette douce petite bête, mais je ne savais pas quoi faire. Et il n’y avait rien à faire.

Pour la consoler et lui faire oublier sa douleur, j'ai voulu l'embrasser. En approchant mes lèvres de son museau pointu, j'ai ressenti comme une petite piqûre. La musaraigne, pensant que j'allais la dévorer, m'avait mordu la lèvre. Je n’ai pas compris sa réaction agressive. J’étais vexé qu'elle ait refusé mon amitié et j'étais fâché contre elle. Je l'ai relâchée dans la nature où elle est sûrement morte peu de temps après. Quant à ma mère, elle s'est précipitée sur le flacon d'alcool à 90° afin de désinfecter ma lèvre.

Le chien vagabond.

Le chien

Un chien venait nous rendre visite parfois. Au début, il était difficile à entrevoir, il se tenait à distance, le corps caché dans les hautes herbes. Il ne s'approchait jamais, il avait peur de nous, mais il était suffisamment curieux pour revenir souvent nous épier. Nous ne savions pas ce qu'il voulait, ni d'où il venait. Il avait l'air d'être assez bien nourri, il n'était pas du tout famélique. En général, un chien n'aime pas vivre seul, il a besoin d'une meute, donc celui-ci cherchait peut-être de la compagnie, tout en ne sachant pas s’il pouvait nous faire confiance.

Il était presque sauvage et nous avons eu beaucoup de mal à l'approcher. A chaque fois qu'on le voyait, on essayait de réduire la distance qui nous séparait de lui et il a fallu gagner quasiment mètre par mètre. La première fois, il était à cent mètres et, dès que nous nous sommes dirigés vers lui, il s'est enfui. Une autre fois, nous avons pu nous approcher un peu plus mais il a tout de même disparu assez vite. Puis, à chaque rencontre, nous avons réduit progressivement la distance. Il a peut-être fallu trois ou quatre semaines pour qu'on puisse se trouver à cinq mètres de lui sans qu'il se carapate. A cette distance, tant que nous ne bougions pas, il restait tranquillement assis en nous regardant, on sentait qu'il n'avait pas encore totalement confiance mais qu’il en avait vraiment envie. Les derniers mètres ont été très difficiles à conquérir et la première caresse a été comme une victoire.

C'était un chien de chasse assez ordinaire mais très gentil et très fidèle. À partir du moment où nous avons réussi à l'apprivoiser, il a pris l'habitude de venir nous voir tous les jours. Il ne réclamait pas à manger, même s'il ne dédaignait pas les petites gourmandises qu'on lui donnait. Il venait pour nous voir, pour être avec nous parce qu'il nous aimait bien. Nous étions fiers de lui, et nous étions aussi très fiers de nous, puisque nous avions gagné sa confiance, ce qui n'était pas à la portée de tout le monde. Il nous avait fallu de la patience, de la constance, de l'opportunisme pour faire de lui notre copain.

Non seulement il était gentil, mais il était peut-être aussi intelligent. En tout cas, il avait de la mémoire. En effet, les étés qui ont suivi, il passait sans faute nous saluer quelques jours après notre arrivée. Peut-être avait-il deviné la saison qui nous faisait revenir. Ou bien il venait tous les jours de l'année, quand nous étions absents, même en hiver, dans l'espoir de nous trouver. En tout cas, quand il nous voyait, il montrait sa joie en tournant autour de nous, en frétillant de la queue, en cherchant nos caresses, en nous léchant les mains.

Une année, il n'est pas venu et on ne l'a plus jamais revu.

La tournée du boulanger.

Un boulanger itinérant faisait en camionnette la tournée des fermes de la région, deux fois par semaine. Pendant l'été, il étendait sa tournée jusqu'à notre maison. Ma mère lui achetait du pain, bien sûr, mais aussi des tartelettes faites avec une pâte particulière, un peu molle, qu'il appelait de la pogne. Ma mère lui prenait également les divers produits d'épicerie qu'il transportait dans sa camionnette. Quand nous étions absents le jour de son passage, nous lui laissions un petit mot sur lequel nous indiquions notre commande et on faisait les comptes quand il repassait la fois suivante.

En voyant le contenu de sa camionnette, j'étais toujours étonné de voir tout ce qu'il pouvait trimballer là-dedans. Ce n'était qu'un petit véhicule mais le boulanger était obligé d’y transporter suffisamment de marchandises pour les ventes de la journée entière. Il entassait ça de manière apparemment anarchique mais en fait très ordonnée. En effet, il n’hésitait jamais lorsqu’on lui demandait quelque chose, il allait droit au bon emplacement.

On racontait qu'il commençait sa tournée très tôt le matin et que, quand il rentrait à sa boulangerie le soir, il n'avait pas le temps de souffler, il fallait qu'il prépare le pain pour le lendemain. Et le lendemain, il devait se lever avant l'aube pour cuire le pain et préparer sa tournée de la journée. J'étais jeune, j'occupais l'essentiel de mon temps à ne rien faire, alors j'avais du mal à comprendre comment on pouvait vivre comme lui, à trimer sans cesse jusqu'à l'épuisement. L'argent qu'il gagnait devait essentiellement servir à payer l'essence, et le petit quelque chose qu'il réussissait à économiser lui permettait tout juste d'acheter une nouvelle camionnette de temps en temps.

Le lait et le fermier.

Ma mère préférait acheter le lait à l'épicerie du village, peut-être parce qu'elle n'était pas très sûre de la qualité hygiénique du vrai lait sorti directement d'une vraie vache originaire d'une vraie ferme. Et, en effet, je ne peux pas lui donner tort car, un jour, je ne sais plus pour quelle raison, je fus chargé d'aller chercher du lait chez un paysan (c'était l'ennemi du propriétaire mais nous avions le droit de lui acheter du lait). Sa ferme se trouvait à plus de deux kilomètres de nous et il commençait à faire nuit. Je n'étais pas très rassuré, je n'avais jamais fait un trajet aussi long, tout seul et presque dans le noir. Quand j'arrivai enfin, je frappai à la porte du bâtiment d'habitation et la fermière vint m'ouvrir. « B'soir, mon p'tiout, quèque tou veux à c't'heure ? ». Je lui dis que je voulais du lait et je lui tendis mon pot en fer. « Bondiou, mon p'tit bounhoumme, t'as pas d'chance, y en a plous. Mais mon houmme, y traite les vaches, tou peux loui d'mander à l'étable ».

Ça faisait encore deux cents mètres à parcourir jusqu'à l'étable, mais je ne pouvais pas revenir sans le lait, c'était une mission de confiance que ma mère m'avait confiée. Je suis donc allé le plus vite possible à l'étable, pour me débarrasser de cette corvée. En m'approchant, alors que j'étais encore loin, l'odeur puissante des vaches me parvenait aux narines. En entrant dans l'étable, je vis les vaches bien rangées et un peu agitées devant leurs mangeoires. Elles me tournaient le dos et je regardai leurs grosses fesses, leurs cuisses, leurs pis barbouillés d'excréments séchés. En voyant toute cette merde puante, je me dis que le lait pasteurisé du commerce avait peut-être moins de goût mais il était certainement préférable pour la santé. Je m'approchai quand même, on m'avait demandé du lait de la ferme, j'allais donc ramener du lait de la ferme, que j'éviterai bien sûr de boire (d’ailleurs, je n’aimais pas le lait). En avançant, je gardai une distance raisonnable entre moi et le derrière des vaches, par peur d'un éventuel coup de sabot. Elles étaient vraiment énormes, c'était des géantes par rapport à moi qui étais tout petit.

Je n'avais pas non plus envie de m'approcher du fermier car je l'entendais hurler des grossièretés que ma mère n'aurait sûrement pas appréciées si elle les avait entendues. Le fermier avait un seau près de lui et il essayait, semble-t-il, de positionner la vache à traire de la façon la plus confortable pour lui-même. La vache n'était peut-être pas d'accord, ou le fermier était de mauvaise humeur ce soir-là, en tout cas, il avait pris son bâton et, furieux, il frappait la pauvre vache avec une violence et une cruauté insupportables. Il ne lui donnait pas des petits coups, pour lui faire comprendre qu'elle devait se placer correctement face à sa mangeoire, les coups qu'il lui infligeait ressemblaient presque à de la torture, comme s'il voulait se venger d'un mauvais tour qu'on lui avait joué et que la vache lui servait d'exutoire, de bouc émissaire. Celle-ci affolée ne savait plus où se mettre pour éviter les coups. Elle tournait en rond, elle se cognait la tête contre la mangeoire, elle tremblait, ses doux yeux jetaient des regards affolés, elle bousculait ses congénères qui commençaient, elles aussi, à avoir peur en entendant les coups et les hurlements du fermier rageur.

Je n'ai jamais été courageux, mais ce soir-là je ne sais pas ce qui me passa par la tête. Je m'imaginai peut-être à la place de cette malheureuse bête, trop douce pour se défendre, je me vis, coincé dans un coin de cuisine et prenant des coups de ceinturon sur le dos, sans pouvoir m'échapper, j'étais bâillonné et incapable de hurler, et je continuais à prendre des coups de plus en plus violents et personne ne pouvait me venir en aide.

Furieux contre ce tortionnaire, je pris mon élan et je lançai, le plus fort possible, le pot de lait dans sa direction. Je n’avais pas visé avec précision mais par hasard il le reçut en plein milieu du front. J'accompagnai mon geste de cris et d'insultes, en le traitant de salaud, de con, de dégueulasse, de pourri, d'enculé, de merde en branche, tous les gros mots que mes frères s'étaient fait une joie de m'apprendre et que j'étais heureux de connaître à ce moment pour les jeter à la tête de cet affreux bonhomme. Je quittai l'étable en courant, et j'espérais lui avoir fait très mal, lui avoir fait une bosse qu'il garderait pendant très longtemps sur le front comme un symbole de sa méchanceté.

Je revins à la maison, sans le lait, sans même avoir ramené le pot que j'avais oublié dans l'étable. Je ne dis rien de ce que j'avais vu, de ce que j'avais fait. Je ne sais plus quelle excuse j'ai inventée pour expliquer l’absence de lait et le pot perdu, peut-être aucune. En tout cas, ma mère, qui a peut-être compris que j'avais vécu une expérience épouvantable, ne me reprocha rien et ne m'en parla jamais. Mes frères ont sûrement pensé que j'avais eu la trouille dans le noir et que j'avais rebroussé chemin avant même d'arriver à la ferme. Mais ce n'est pas grave qu'ils aient pensé ça. En fait, moi je savais que, ce soir-là, j'avais fait ce qu'il fallait faire et je suis certain de ne jamais avoir été plus courageux.

Après cet épisode, ma mère reprit l'habitude d'acheter le lait chez l'épicier. Je ne sais pas ce qu'est devenue la vache martyre, je suppose qu'elle a fini sa carrière comme toutes les vaches, dans l'assiette d'amateurs de viande bovine.

Le cambriolage.

Mon père prenait ses quatre semaines de vacances au mois de juillet. Il partait donc avec nous début juillet et, avant la fin du mois, il reprenait seul le train du retour. Un jour, alors que mon père avait déjà repris son travail, ma mère sortit pour faire des courses au village avec mes deux frères. Je ne sais pas pourquoi, peut-être avais-je un livre à terminer, j'avais décidé de rester seul à la maison. Cependant, mon désir de solitude ne devait pas être bien sérieux puisque, quelques minutes après leur départ, j'ai changé d'avis. Je me suis préparé en vitesse et je suis sorti en courant pour les rejoindre. Avant de quitter la maison, nous avions l'habitude de fermer les deux portes à clé. La porte du premier étage, qui donnait sur un petit jardin, était fermée de l'intérieur et la porte du rez-de-chaussée était fermée de l'extérieur. Cette fois-là, je suis sorti si vite que je ne me rappelle plus si j'ai pris le temps de fermer toutes les portes correctement.

Après les courses, nous sommes revenus tranquillement en portant nos sacs à provisions. Nous n'avions aucune raison d'être inquiets. Il faisait beau et chaud, nous étions en vacances, nous étions heureux. En arrivant devant la maison, nous avons été surpris de voir que la porte du premier étage était ouverte. Nous sommes entrés et nous avons constaté les dégâts. Tous les meubles, tous les tiroirs avaient été ouverts et leur contenu avait été répandu sur le sol. Visiblement, nous avions reçu de la visite et nos visiteurs s'étaient servis à nos dépens. Ma mère se précipita sur le tiroir où elle cachait ses objets de valeur. Tout avait été pris. Les bijoux qu'elle avait hérités de sa mère et de sa grand-mère, et qu'elle ne laissait pas dans notre appartement en ville par crainte d'un cambriolage, avaient disparu. L'argent du ménage s’était envolé. Ma mère était atterrée, choquée, blessée, et elle se mit à pleurer. C'était la première fois que je la voyais dans cet état depuis le décès de ma grand-mère quelques années plus tôt.

Mes frères et moi, nous ne savions pas quoi faire pour la réconforter. Il n'y avait rien à faire, d'ailleurs. Je suis allé dans la cuisine, j'ai pris dans le tiroir où nous rangions les couverts un grand couteau et j'ai exploré la maison de fond en comble. Malheureusement, ou heureusement, les voleurs étaient partis depuis longtemps et je n'avais aucune chance de tomber sur l'un d'entre eux. Si j'en avais rencontré un, je ne sais pas ce que je lui aurais fait. J'étais dans un tel état d'excitation, j’éprouvais tellement de haine que je me sentais le courage de me jeter sur n’importe quel inconnu qui se serait trouvé là, pour le transpercer avec mon couteau de cuisine. Je n’étais certainement pas assez fort, les cambrioleurs devaient être des adultes beaucoup plus costauds que moi, mais je n'y pensais pas à ce moment-là. Je voulais venger ma mère et faire subir aux responsables tout le mal qu’ils venaient de lui faire. Et je voulais surtout récupérer les bijoux et l'argent pour qu'elle cesse de pleurer.

Dans l'après-midi, un peu rétablie mais encore très choquée, ma mère partit au village avec mon frère aîné pour téléphoner aux gendarmes. Ceux-ci vinrent à la maison. Ils furent très gentils et extrêmement patients. Ils établirent le constat et ils remplirent des pages et des pages de papiers officiels que ma mère fut obligée de signer. Sur un miroir d'une des pièces de la maison, il y avait une grande empreinte digitale bien belle et bien nette. Cette empreinte de pouce avait peut-être été faite longtemps avant le cambriolage mais les gendarmes, pour nous faire plaisir, et pour nous donner l’impression de faire quelque chose, emmenèrent le miroir pour étudier l'empreinte en labo. Nous apprîmes plus tard que cette empreinte, qui paraissait si belle à l'œil nu, était en fait floue et donc inutilisable.

Dans les jours qui suivirent, en attendant que mon père nous envoie de l'argent par mandat, les finances du ménage étaient au plus bas. Bien sûr, l'épicier du village nous fit crédit, mais ma mère refusa de manger, comme si elle se jugeait responsable du cambriolage et qu'elle voulait s'infliger une pénitence.

Pendant longtemps, nous avons pensé à ces cambrioleurs inconnus. Qui étaient-ils ? Des voisins fermiers ? Des gens qui nous souriaient tous les jours en nous souhaitant une bonne journée ? Des gens de passage qui avaient profité de l'occasion en voyant la maison vide ? On ne l'a jamais su. Les cambrioleurs sont peut-être encore vivants. Ou ils sont peut-être morts depuis des années. À l'époque, je leur souhaitais une mort lente et douloureuse, et il me semblait que j'étais trop clément. Maintenant, j'aimerais les rencontrer pour qu'on discute tranquillement de ce cambriolage. J’espère qu’il leur a laissé au moins un bon souvenir.

Le retour.

Le retour de vacances était aussi chaotique que le départ. Les valises étaient préparées quelques jours avant puis envoyées par le service des livraisons de la SNCF. Le taxi était commandé pour le matin du départ. Quand nous nous levions ce jour-là, il fallait préparer les derniers bagages et attendre que le taxi arrive. Au moment de quitter la maison, nous emballions le chat dans son panier et nous montions dans le taxi qui nous conduisait jusqu'à la gare.

Avant de prendre le train, nous prenions le petit-déjeuner dans le même café qu’à l'arrivée mais l'ambiance était nettement moins agréable. Le café crème était écœurant, les croissants étaient gras et insipides. On s'installait dans notre compartiment, puis le train partait, et tout à coup on se rendait compte qu'une étape de notre vie venait de s'achever. C'était bientôt l'automne et un long semestre de froid nous attendait. Nous pensions à la rentrée des classes prochaine et aux interminables journées d'ennui.

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Les années se sont écoulées. De cette époque, il ne reste que ces quelques photos et mes souvenirs. En regardant toutes ces vieilleries, et en repensant à ce passé révolu, je me rends compte tout à coup que je me souviens mieux des événements qui se sont passés quand j’avais douze ans que de la journée d'hier, comme s'il y avait un âge pour enregistrer les souvenirs et un autre pour s'en rappeler et les regretter.

Depuis cette époque, tout a changé. Mes parents sont morts. Mes frères sont morts. Je suis le seul survivant. Lorsque cette photo a été prise, nous étions le futur, la jeune garde prête à prendre la relève des anciens. Maintenant, je suis le passé, je suis devenu l'ancien. Cette photo de trois gamins est tout ce qu'il reste de cet instant de bonheur. Bientôt, je disparaîtrai et j'emporterai avec moi le souvenir de ces jours heureux.

Et la photo, un jour, sera jetée aux ordures.

Et alors… tout sera fini.

 


Le 4 décembre 2005.

Fabrice Guyot.