Une visite chez le dentiste.



 
Le dentiste

Bonjour, monsieur.

Le patient

Bonjour, docteur.

Le dentiste

C’est pour une consultation ?

Le patient

Heu… ouais.

Le dentiste

Je vous en prie, entrez. Vous avez de la chance, pour l’instant je n’ai pas de rendez-vous. Allongez-vous confortablement. Que puis-je faire pour vous ?

Le patient

Je viens pour un petit détartrage de routine. Et puis, j’ai une dent qui me fait un peu mal des fois, en haut à gauche.

Le dentiste

Nous allons voir ça. Ouvrez bien la bouche. Voilà, j’ai trouvé. Vous avez mal là ?

Le patient

Aie…

Le dentiste

Parfait. Nous avons découvert l’ « origine du mal » ? Ah ! Ah ! Ah ! Heu… ! Pardonnez-moi. Mes blagues de dentiste ne sont pas toujours appréciées par mes patients, mais ça détend l’atmosphère. Vous êtes sûr que vous avez mal à cette dent ?

Le patient

Aie… Han…

Le dentiste

Excellent. Je préfère vérifier… Vous seriez bien embêté si je vous arrachais une dent saine. Bon, pour être encore plus sûr, on recommence ?

Le patient

Aiiie…

Le dentiste

C’est bien. Vous allez penser que je suis un peu bizarre mais, par expérience, je sais qu’il faut être très maniaque quand on fait un métier aussi difficile. Même quand on est un dentiste consciencieux et compétent comme moi, parfois on fait des bourdes. Alors je préfère contrôler dix fois plutôt qu’une. Ca vous fait toujours mal ?

Le patient

Aiiie…

Le dentiste

Parfait, parfait ! Quelquefois on tombe sur une dent avec une vilaine petite tache qui ressemble à s’y méprendre à une carie, alors, hop ! on prend la pince, on ne réfléchit pas, on arrache, et puis… on se retrouve avec une dent parfaitement saine au bout de la pince. Je peux vous dire que quand on fait ce genre d’erreur, on n’est pas trop fier. Comment annoncer à nos clients qu’on va les faire payer pour leur avoir arraché une dent intacte ? Et qu’en plus on va être obligé de les faire payer une deuxième fois pour leur arracher la vraie dent pourrie. Et puis après, ils vont devoir encore débourser une petite fortune pour qu’on leur bouche les trous laissés par les deux dents vacantes. Ha ! Que c’est un métier difficile ! On peut confondre si facilement les dents saines et les dents cariées. Je vais vous donner un exemple. Si je touche cette jolie dent toute blanche et pas abîmée du tout, vous ne sentez rien, n’est-ce pas ?

Le patient

Nan…

Le dentiste

Maintenant je touche la dent gâtée. C’est douloureux, n’est-ce pas ?

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Oui, oui, c’est douloureux, je comprends. Mais c’est une expérience. Je suis très friand de connaissances nouvelles, et la connaissance s’accroît avec l’expérience, n’est-ce pas ? Donc pour confirmer l’expérience précédente, je recommence : si je touche cette dent abîmée, ça vous fait toujours mal ?

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Oui, bon, ce n’est pas la peine de hurler, il suffit que vous fassiez une grimace et je saurai que vous avez mal. Allez, encore un petit coup pour la route…

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Ho, là, là ! Vous n’aimez pas beaucoup les expériences, vous. Mais je continue quand même, vous allez comprendre pourquoi dans un instant. Maintenant, quand je touche cette dent saine, vous ne sentez rien ?

Le patient

Nan…

Le dentiste

Bien. Elle ne vous fait pas mal, c’est pour ça, qu’a priori, on peut penser qu’elle est saine. Mais si, au lieu d’appuyer délicatement, j’enfonce la pointe de mon instrument un peu plus brutalement, que se passe-t-il ? Allez, dites-moi, que se passe-t-il ? Vous ne savez pas ? Alors, faisons l’expérience. J’enfonce la pointe bien profondément entre la gencive et la dent comme le feraient certains dentistes maladroits.

Le patient

Aiiie…

Le dentiste

Vous voyez, ça fait mal. Et pourtant, c’est une très jolie dent sans carie. Si j’étais un dentiste ordinaire, c’est cette dent que j’arracherais puisque, quand je la brutalise, elle devient douloureuse. Et vous vous retrouveriez avec une dent cariée dans la bouche et une dent saine dans la main. Alors, avouez que vous avez de la chance d’être tombé sur moi, n’est-ce pas ? Vous êtes bien d’accord avec moi ?

Le patient

Han….

Le dentiste

Si vous voulez bien, on va continuer les expériences sur les autres dents.

Le patient

Nan….

Le dentiste

Si, si, on continue. Allez, prenons celle-là. Elle est magnifique. Je prends mon bel instrument bien pointu, j’appuie doucement, puis un peu plus fort…

Le patient

Aiiie…

Le dentiste

Courage, mon ami, si vous êtes raisonnable ce sera bientôt fini. Vous savez, c’est pénible aussi pour moi. Allons-y courageusement, j’appuie doucement, puis j’enfonce un peu plus, puis je perfore profondément, puis je…

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Je vous préviens, si vous continuez à crier comme ça, je serai obligé de vous bâillonner. Et, croyez-moi, c’est très difficile de travailler sur des dents au travers d’un bâillon.

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Vous êtes insupportable. Si vous n’appréciez pas mes expériences, j’arrête tout, mais c’est vraiment dommage, nous étions si bien partis. Vous me décevez beaucoup, je vous aurais cru plus courageux. Et moi, vous pensez à moi ? Avec ma compétence exceptionnelle, vous allez m’obliger à faire de la vile besogne. Est-ce que je ne mérite pas de faire autre chose ? Enfin, tant pis, je vais vous faire ce vulgaire détartrage et après on s’occupera de traiter cette vilaine dent. On commence par le détartrage ?

Le patient

Han…

Le dentiste

Pendant que je travaille, si vous le voulez bien, je vais vous parler de choses agréables, ça vous fera oublier tous ces abominables instruments et vous serez moins tenté de hurler. De quoi allons-nous parler ? Vous avez une idée ?

Le patient

Nan….

Le dentiste

Et si je vous parlais de moi ? Ca vous intéresse ? Oui ? Alors, je commence. Comme vous le savez, je suis dentiste, c’est marqué sur la porte de mon cabinet, sur mon diplôme, sur ma carte de visite, sur l’annuaire téléphonique. C’est un beau métier dont je suis très fier. Mais je ne suis pas que dentiste. En dehors de mon cabinet, j’ai aussi une vie de famille. Je suis marié depuis dix ans avec une femme merveilleuse et j’ai deux beaux enfants, un garçon et une fille. Si vous êtes curieux, vous avez pu voir sur mon bureau une photo de famille avec ma femme, mes deux charmants bambins et moi. Vous n’avez pas vu ? C’est dommage, nous sommes très mignons sur la photo. Je l’ai mise sur mon bureau car je trouve que l’image est jolie et qu’en plus elle est représentative du bonheur qui règne dans ma famille. Et puis j’ai un chien que nous aimons beaucoup et qui malheureusement ne figure pas sur la photo. J’ai aussi un bel appartement dans le centre-ville et une maison de campagne, et également une grande voiture pour transporter toute la famille, y compris le chien qui ne nous quitte jamais. Pour compléter le tout, je vais même vous avouer que je gagne beaucoup d’argent, en espérant que vous n’êtes pas un contrôleur fiscal. Vous n’êtes pas un contrôleur fiscal ?

Le patient

Nan…

Le dentiste

Non ? C’est bien, tant mieux pour vous. Je disais donc que j’ai vraiment beaucoup de chance. Vous ne trouvez pas que j’ai de la chance ?

Le patient

Han…

Le dentiste

Si vous saviez comme c’est agréable de quitter son foyer, le matin, en embrassant sa femme, ses enfants. En leur souhaitant une bonne journée. Et le soir, quand on rentre, on se retrouve en famille, on discute, on se demande ce qu’on a fait de notre journée, on s’inquiète de savoir si tout s’est bien passé, et on se confie tous nos soucis, nos peines, on se console mutuellement. Ha ! Quel bonheur de ne pas être seul, de faire face aux difficultés ensemble ! Et puis, on fait des projets de sortie pour aller voir des spectacles le soir, on se met d’accord pour organiser nos week-ends ou nos grandes vacances. Je vous l’ai dit, je crois, on n’a pas de problèmes d’argent, donc on dépense sans compter. Nous avons prévu avec ma femme de faire un voyage à Tahiti pour les prochaines vacances scolaires. C’est sympa, en plein hiver, de pouvoir profiter du ciel éternellement bleu, du soleil, de la mer. De pouvoir revenir tout bronzés alors que nos amis sont tout pâlots. Si je vous fais mal, n’hésitez pas à me le dire. Si le mal est physique, je peux y remédier. Par contre si je vous fais souffrir moralement en vous parlant de mes vacances prochaines à Tahiti, je ne peux rien y faire. C’est vrai que tout le monde n’a pas la même chance que moi de pouvoir se payer des vacances d’hiver sous le soleil de Polynésie. Tout va bien ?

Le patient

Han…

Le dentiste

Oui ? Bon, je continue. Je vous le répète, j’ai vraiment de la chance. Ma femme est exceptionnelle, belle, compréhensive, gentille, dévouée. Elle est toujours là pour prendre soin de moi ou des enfants, quand nous sommes malades, quand nous sommes tristes ou fatigués. Elle est toujours prête à rendre service à tout le monde, même à des inconnus. J’ai eu de la veine de la trouver et c’est un miracle qu’elle ait accepté de m’épouser. Je crois que je serais perdu sans elle. J’aurais été en quelque sorte inachevé sans ma plus jolie moitié. Et mes enfants - comment vous dire ça ? - je les adore. Ils sont mignons, gentils, serviables. Quand je pars au travail le matin ils me donnent des baisers si attendrissants que j’ai du mal à les quitter. Et le soir, quand je rentre, ils se jettent à mon cou comme s’ils ne m’avaient pas vu depuis des années. Ils sont si disciplinés, si respectueux de notre autorité qu’ils nous écoutent toujours, ma femme ou moi, et ils obéissent quand on leur demande de ranger leurs chambres, de faire leurs devoirs, de venir à table. Et en plus ils sont travailleurs et intelligents, leurs notes à l’école sont excellentes et nous n’avons jamais eu de remarques de leurs instituteurs. Ma vie de famille me comble de bonheur et je dois vous avouer que j’ai du mal à partir au travail le matin, malgré le plaisir que j’ai à exercer mon métier. Je suis vraiment heureux au-delà du possible quand je suis entouré par les miens. Vous aimeriez être aussi verni que moi, n’est-ce pas ?

Le patient

Han…

Le dentiste

Oh, bien sûr, nous avons parfois de petites disputes avec ma femme, mais en général ce n’est pas bien grave, tout s’arrange très rapidement. Il suffit de faire des concessions, vous n’êtes pas d’accord ? Il arrive parfois que nos disputes soient plus sérieuses, mais c’est vraiment très rare. Tenez, avant-hier, nous nous sommes querellés car, quand je suis rentré à la maison, elle n’était pas encore là. J’admets que ce n’était pas dramatique, la bonne s’était occupée de tout, des enfants, du repas. Mais quand même, il était 20 h, ma femme n’était pas rentrée et elle n’était pas joignable sur son téléphone portable. Vous pouvez deviner sans peine mon inquiétude ; en dix ans de mariage, elle a toujours été très ponctuelle. Qu’auriez-vous fait à ma place, hein ? Vous auriez appelé la police, les pompiers, le SAMU, les hôpitaux ?

Le patient

Han…

Le dentiste

Oui ? Mais que vous êtes bête ! Il ne faut pas exagérer, pour quelques minutes de retard, on n’ameute pas tous les services d’urgence. Alors, j’ai patienté… un peu. Puis, le repas étant prêt, je me suis mis à table. La bonne fait très bien la cuisine. J’ai oublié de vous dire que j’ai une bonne exceptionnelle, une perle rare comme on dit. Elle s’occupe du ménage, des enfants, de la cuisine. Nous serions vraiment débordés sans elle. Après avoir mangé ce délicieux repas, savez-vous ce qui s’est passé ? Eh bien ! Ma femme est arrivée. Elle avait une heure de retard, c’est peu, vous me direz, mais quand même, c’était une heure de retard. Vous ne trouvez pas que c’est beaucoup, une heure de retard ?

Le patient

Han…

Le dentiste

Non ? Mais vous êtes vraiment un imbécile. Vous allez me fâcher, faites attention. Moi, j’ai trouvé que c’était une heure de trop. Savez-vous tout ce qu’on peut faire en une heure ? Nous sommes ensemble dans ce cabinet depuis seulement un petit quart d’heure et je vous ai raconté une partie de ma vie, alors imaginez tout ce que nous pourrions faire en une heure… Bon, c’est vrai que, quand je l’ai vue arriver, j’ai été soulagé. Elle n’était ni morte ni blessée, ce qui était l’essentiel. Mais on peut être soulagé tout en étant mécontent. Qu’auriez-vous fait à ma place ? Vous l’auriez embrassée, vous lui auriez demandé si sa journée avait été agréable ? Hein ? Que lui auriez-vous dit ?

Le patient

Han…

Le dentiste

Rien ? Vous n’auriez rien dit ? Mais… vous êtes non seulement un imbécile mais aussi un lâche. Réfléchissez mieux avant de répondre bêtement. Il fallait absolument que je lui fasse remarquer son manque de respect pour sa famille. Je ne pouvais pas me contenter de lui souhaiter la bienvenue avec les phrases de politesse habituelles. Elle rentrait avec une heure de retard, je ne savais pas ce qu’elle avait fait pendant cette heure et vous me voyez lui demander : « ma chérie, j’espère que tu as passé une bonne journée ». Pendant que vous y êtes, pourquoi ne pas lui demander si elle a passé un bon moment en mon absence ? Non, pas question d’être aimable et prévenant avant de savoir comment elle avait occupé sa journée et surtout la dernière heure. Donc je lui ai demandé courtoisement mais fermement : « Où étais-tu passée ? Ca fait une heure qu’on t’attend ». Il aurait suffi qu’elle me dise qu’elle avait été retardée à son travail à cause d’un dossier urgent à terminer ou qu’elle avait dû participer à une réunion imprévue ou qu’elle avait été bloquée dans un embouteillage. J’aurais admis, au pire, qu’elle ait rencontré une amie qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps et qu’elles soient allées boire un café ensemble. Mais non, elle n’a même pas cherché à me donner une excuse valable. Devinez ce qu’elle m’a dit. Vous ne savez pas ? Bah, elle m’a répondu que sa vie privée ne me regardait pas, qu’elle faisait ce qu’elle voulait, qu’elle était assez grande pour remplir ses journées comme elle l’entendait et qu’elle n’avait de comptes à rendre à personne. Quelle insolence de me dire ça, à moi son mari ! Bien sûr, vous, vous n’auriez rien répliqué, n’est-ce pas ? Répondez-moi franchement.

Le patient

Han… Aiiiie…

Le dentiste

C’est bien ce que je pensais, vous n’auriez rien dit, vous l’auriez laissée vous insulter, sans broncher, vous auriez tendu la joue pour qu’elle vous gifle, pour qu’elle vous crache au visage, vous auriez même courbé le dos pour qu’elle vous flagelle. C’est bien ça ? Vous n’êtes qu’un crétin !

Le patient

Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Moi, je ne pouvais pas laisser passer ça. Vous savez, il faut faire attention avec les femmes, quand on leur cède une fois, il faut s’attendre à ce qu’elles en abusent. Donc je lui ai répliqué du tac au tac que j’étais son mari et que j’avais le droit de savoir ce qu’elle faisait en mon absence, surtout quand elle se permettait de retarder mon repas et de briser ma tranquillité. Et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? Qu’en l’épousant, je ne l’avais pas achetée. Elle m’a dit qu’elle n’était pas une chose mais un être humain libre. C’est tout juste si elle ne m’a pas sorti un exemplaire de la déclaration des droits de l’homme ! Ce n’est même pas la peine que je vous demande comment vous auriez réagi ! Pleutre comme vous êtes, vous seriez rentré dans votre coquille pour éviter la scène de ménage, n’est-ce pas ?

Le patient

Aiiie… Aiiiie… Aiiie…

Le dentiste

Mais oui, vous avez mal, je le sais. Vous voyez, quand on m’énerve, je deviens maladroit et ma roulette dérape. Mais ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’un peu de sang. Vous n’êtes tout de même pas à quelques grammes de sang près ? Vous savez que les humains, même les imbéciles comme vous, en ont cinq litres dans le corps ? Alors, quelques millilitres en moins ne vont pas vous tuer.

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiiie…

Le dentiste

Revenons à ma femme. Je lui ai rétorqué que je voulais savoir où elle était et que les droits de l’homme ne s’appliquaient pas chez moi. Et savez-vous ce qu’elle a fait ? Vous ne devinerez jamais. Elle s’est tue. Je ne vous mens pas, elle s’est tue. Vous avez déjà vu une femme se taire ? Vous avez déjà vu une femme refuser une scène de ménage qui avait pourtant l’air de si bien démarrer ? Moi, jamais. Elle est partie tranquillement vers la cuisine, elle s’est fait réchauffer son plat, elle est revenue avec son assiette, elle a allumé la télé et elle s’est mise à manger en regardant une émission débile. Devant un tel flegme, je ne savais que dire, son silence inattendu m’a désarçonné, je dois l’avouer. Donc je me suis tu, moi aussi, je ne pouvais rien répliquer à ses propos puisqu’elle était devenue muette, et la scène de ménage s’est interrompue sans avoir vraiment commencé. Inutile de vous dire que, quand je me suis couché, je n’ai pas pu m’endormir. Savez-vous ce que c’est que l’insomnie ? C’est terrible de se retourner dans son lit, pendant des heures, de se dire qu’il faut absolument dormir, qu’il faut oublier tous ses soucis, et on continue quand même à ne penser qu’à ses soucis. Le pire, c’est de se trouver avec son souci principal juste à côté de soi, à quelques centimètres, en train de ronfler paisiblement. Ah ! L’horrible bonne femme !

Le patient

Aiiie… Aiiiie… Aiiie…

Le dentiste

Mais taisez-vous quand je vous parle de mes problèmes. Je vous raconte que je suis dans mon lit, que je suis terriblement fatigué, que je ne trouve pas le sommeil, et vous, vous me criez dans les oreilles pour une petite déchirure de gencives et pour quelques gouttes de sang qui ont giclé sur votre costume. Je vous demande de vous taire tout de suite et de cesser de vous agiter. Vous êtes en train d’éclabousser ma belle blouse blanche. Mais arrêtez donc ! Regardez tout le sang que vous avez fait couler sur mes chaussures. Mais non, ne tournez pas la tête quand vous avez la roulette dans la bouche ! Je vais vous faire mal et vous allez encore me le reprocher.

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Puisque vous refusez de vous calmer, je vais être obligé de prendre les mesures qui s’imposent. J’en suis désolé, croyez-moi, mais je dois vous attacher. Où sont passées les sangles ? Ah ! Les voilà. Ne remuez pas comme ça pendant que je sers les liens, vous mettez le désordre dans mon cabinet et vous m’énervez encore plus.

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Voilà ! Vous êtes solidement ficelé maintenant. Reconnaissez que c’est vous qui l’avez voulu. Si vous aviez été raisonnable, nous n’en serions pas là. Vous êtes vraiment intenable. Ah ! Et puis, je vais vous annoncer une nouvelle qui va, je pense, vous faire plaisir : vous pouvez crier autant que vous voulez. Vous avez dû remarquer, en entrant, que la porte est capitonnée. Quant aux murs, ils sont épais et bien insonorisés. Donc personne ne vous entendra. Bien sûr, je n’aime pas beaucoup vos hurlements et je préfèrerais que vous vous taisiez. Mais si vous persistez à vouloir crier dans l’espoir d’alerter les voisins, ne comptez pas trop sur eux, ils ne peuvent rien entendre. Alors restez calme pendant que je vous soigne et écoutez la fin de mon histoire. Dans votre intérêt, vous me promettez d’être raisonnable ?

Le patient

Han…

Le dentiste

C’est parfait. Je vais continuer mon histoire car je sens que vous êtes impatient de connaître la suite de mes aventures conjugales. Donc j’en étais resté à ma nuit d’insomnie. Le lendemain, vous devez vous en douter, je n’étais pas très frais. Migraine, dépression, etc. Comme ma femme ne me parlait pas, j’ai pensé qu’elle n’avait pas encore l’intention de se réconcilier avec moi. Alors je me suis comporté presque comme d’habitude, en faisant semblant de ne rien remarquer. Au moment de partir, j’ai donné une caresse au chien, j’ai embrassé les enfants et j’ai oublié volontairement d’embrasser ma femme. Je voulais qu’elle comprenne que notre dispute n’était pas terminée et qu’elle ne s’en sortirait pas aussi facilement. Après avoir passé la porte, au lieu de descendre l’escalier pour me rendre à mon travail, je me suis caché à l’étage supérieur, en espérant qu’on ne me prendrait pas pour un malfaiteur en train de préparer un sale coup. Quand ma femme est sortie, je l’ai suivie en veillant à ce qu’elle ne me voie pas.

Le patient

Aiiie…

Le dentiste

Elle avait à peine fait deux cents mètres quand je l’ai vue s’arrêter. Elle discutait avec un inconnu et… brusquement… elle s’est pendue à son cou. Et ils se sont mis à se bécoter, à se peloter comme deux jeunes tourtereaux en chaleur. Quelle indécence ! Dans la rue, dans mon quartier, avec tous mes voisins, tous mes amis qui auraient pu les surprendre. Et ça n’a pas duré deux secondes, ça s’est prolongé pendant plusieurs minutes qui m’ont paru être des heures, ça n’en finissait pas, ils ne voulaient plus se lâcher, ils restaient accrochés comme des imbéciles, comme les libellules en période de reproduction qu’on voit dans les reportages. Des bêtes, des vraies bêtes en rut…
 
Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Je ne pouvais pas faire de scandale en public, la situation était déjà assez compliquée comme ça. Je ne suis pas très friand des scènes de ménage à trois dans la rue. Je suis donc parti, en les laissant à leurs affaires. Je me sentais si mal que je n’ai pas pris la direction de mon cabinet, je n’aurais pas eu le courage de passer ma journée à soigner des bouches malades, en repensant aux baisers et aux gestes impudiques de ma femme avec cet inconnu. Alors j’ai décidé de me réfugier chez moi pour réfléchir sereinement. Et sur le parcours, vous savez qui j’ai rencontré ? Allez, faites un effort, dites-moi sur qui je suis tombé ?

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Vous êtes vraiment un abruti. C’est pourtant évident, j’ai rencontré la bonne conduisant les enfants à l’école. Ils ne m’ont pas vu et, je ne sais pas pourquoi, je me suis caché et je les ai suivis de loin. Je pouvais entendre leur conversation et j’ai compris rapidement qu’ils parlaient de moi. Avez-vous des enfants ?

Le patient

Nan…

Le dentiste

Oui ? Alors je suppose que vous vous imaginez pouvoir deviner la conversation des enfants parlant de leur père. Vous pensez qu’ils le vénèrent comme un dieu ? Vous pensez qu’ils l’aiment car il est à la fois leur créateur, leur père nourricier et leur protecteur. Et vous pensez que leurs gentilles conversations ne peuvent qu’être le reflet de cette adoration. Hé bien, non. Ce n’est pas du tout ça. Ce qu’ils racontaient sur moi était… méprisable. Et la bonne approuvait et riait de leurs plaisanteries. Et elle en rajoutait et mes enfants riaient. Toutes mes petites manies, même les anodines, tous mes défauts physiques, tous mes tics, ils avaient tout remarqué et ils se moquaient méchamment de moi. Ils employaient pour parler de moi des mots orduriers que je n’emploierais même pas pour injurier la plus vile des créatures. Vous imaginez mon désespoir en entendant de tels propos venant de la bouche de mes enfants adorés. Vous pouvez imaginer ça ? Quels vilains petits ingrats…

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Finalement, je suis parti en courant me cacher dans mon cabinet, en espérant que le travail me ferait oublier les horreurs auxquelles je venais d’assister, les horreurs que je venais d’entendre. Mon assistante n’était pas encore arrivée et j’en ai profité pour aller fouiller dans ses tiroirs. Et savez-vous ce que j’ai trouvé ?
 
Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Des copies de lettres adressées… devinez à qui. C’est vrai que vous êtes trop bête pour deviner quoi que ce soit. C’était des lettres de dénonciation adressées au fisc par mon assistante, en qui j’avais une totale confiance. Elle sait tellement de choses sur moi, privées ou professionnelles, qu’il ne lui avait pas été difficile de donner des détails. C’était abominable de m’avoir fait ça.

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Elle parlait de mes notes de frais un peu gonflées, des honoraires payés en liquide et que j’oubliais souvent de déclarer, des consultations et des prothèses payées deux ou trois fois par mes patients et remboursées autant de fois par la sécu. Plein de petites magouilles courantes dans notre métier, des choses en somme assez innocentes mais qu’il est préférable de ne pas révéler à n’importe qui. Et cette saleté de secrétaire qui va crier tout ça sur les toits. Et après avoir révélé les entorses fiscales dans ma vie professionnelle, elle complétait en parlant de ma vie privée et de mes dépenses qui, selon elle, dépassaient largement mes revenus déclarés. Il n’y a rien que je déteste plus que de voir déballer ma vie privée en public. Quelle abominable sal…

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Qu’auriez-vous fait à ma place, mon horrible petit monstre à la gueule puante ? Vous auriez demandé pardon à tout le monde ? Vous vous seriez prosterné devant votre femme ? Vous auriez baisé les pieds de son amant ? Vous auriez léché le derrière mal lavé de votre assistante ? Vous auriez acheté à vos enfants tout le rayon jouets d’un grand magasin ? Et pour finir, vous auriez accordé une augmentation de salaire à votre bonne ?

Le patient

Nan… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Oui ? Et en plus, vous dites oui ? Mais vous êtes une nullité, un infime petit cafard que je vais écrabouiller sous mon talon. Je vais vous arracher la mâchoire et vous allez devoir la mâcher jusqu’au dernier os. 

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Bon, je me calme. J’espère que je ne vous ai pas fait trop mal. Parfois, je m’emporte, je m’agite, mes outils dérapent et font quelques dégâts. Ne vous inquiétez pas, on va éponger tout ce sang. N’oubliez pas que je suis un pro, je vais vous réparer tout ça en deux temps trois mouvements. Quelques arrachages, quelques sutures, et on n’en parlera plus. Vos amis ne verront même pas qu’il vous manque la moitié de vos dents. Vous tiendrez le coup ?

Le patient

Nan… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Oui ? C’est parfait. Je continue mon travail et pendant ce temps je termine ma belle histoire. Vous m’avez bien dit, il y a un instant, que si vous aviez été à ma place, si vous aviez vu votre femme aimante se vautrant dans les bras de son amant en plein milieu de la rue, si vous aviez entendu vos enfants sages et votre fidèle bonne se moquant de vous, si vous aviez découvert les preuves de la trahison de votre assistante dévouée, en voyant tout ça, vous n’auriez pas réagi, vous n’auriez rien dit, rien fait, vous auriez fait semblant de ne rien savoir ?

Le patient

Nan… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Hé bien, pour une fois, je suis d’accord avec vous. Je n’ai rien fait. Non pas parce que j’avais perdu ma combativité, mais pour me laisser le temps de réfléchir calmement. La situation était trop horrible. J’avais, en une matinée, subi trop d’affronts, ma vengeance devait être proportionnelle à ma honte. Mais pour ça, je devais organiser une stratégie, établir un plan d’action. Vous êtes d’accord avec moi, mon gentil petit patient trop bruyant ?

Le patient

Han… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Quand ma secrétaire est arrivée, je l’ai saluée cordialement comme d’habitude. Pendant toute la journée, j’ai fouiné dans des bouches à la recherche des caries et, en même temps, je mettais au point mon plan. Le soir, quand je suis sorti de mon cabinet, tout était bien clair dans ma tête. Je n’avais plus qu’à mettre tout ça en pratique, ce qui ne devrait pas être trop difficile. Si vous saviez quelle jouissance on ressent quand on a la sensation, au plus profond de soi, de maîtriser totalement un problème extrêmement complexe ! Vous, vous ne connaissez pas ce genre de plaisir, vous êtes trop insignifiant, vous n’êtes pas un génie comme moi. N’est-ce pas, monsieur le rien du tout, monsieur le nunuche qui a un petit bobo aux dents ?

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Je suis rentré chez moi mais, avant de monter vers mon appartement, je suis descendu à la cave chercher l’objet qui allait tenir une place si importante dans la réalisation de mon plan. Puis j’ai pris l’ascenseur jusqu’à mon étage, j’ai mis la clé dans la serrure, j’ai ouvert la porte, je suis entré, j’ai déposé mon manteau et… voilà, j’ai fait ce que je devais faire. C’était terminé. J’avoue qu’après l’exécution de mon plan, le décor était un peu sale. Il y avait plein de taches rouges sur les tapis, sur les rideaux, sur les draps, sur les murs. Mais tout s’était déroulé comme je l’avais prévu. Un corps était allongé dans la cuisine, parmi les casseroles et les poêles renversées. Un autre corps figé se trouvait sur le divan, devant la télévision allumée. Et enfin deux petits corps gisaient immobiles au milieu de leurs draps rougis. J’ai donné une caresse au chien pour qu’il cesse de gémir, et ensuite j’ai éteint la télévision. Tout était calme. J’avais pris la précaution de munir le revolver d’un silencieux pour ne pas ameuter le quartier. Aucune des victimes n’avait fait beaucoup de bruit, à part quelques brefs cris de surprise. Ils ont été beaucoup plus courageux que vous.

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Le lendemain, donc ce matin, en arrivant au cabinet, j’ai attendu ma secrétaire et, quand elle est entrée, j’ai achevé l’exécution de mon plan. Son corps est enfoui dans un des placards de la salle d’attente.

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Mon plan était parfait et pas du tout irréaliste puisque je n’ai rencontré aucune difficulté. Mais il y avait une chose que je n’avais pas prévue, c’était… votre visite. Aujourd’hui, j’ai refusé tous les patients, j’ai annulé tous les rendez-vous. Le corps de ma secrétaire prend beaucoup de place dans le petit placard et, comme il ferme mal, j’ai eu peur qu’il s’ouvre sous les yeux de mes clients qui aurait été étonnés d’en voir le contenu. Et puis, je dois dire que je n’avais pas trop la tête à travailler et je risquais de saboter mon travail. C’est ma réputation de dentiste qui est en jeu…

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Et, soudain, alors que je ne m’y attendais pas du tout, LE miracle s’est produit. Vous avez sonné à mon cabinet et je vous ai vu dans l’oeilleton, un peu déformé mais quand même reconnaissable. Pour être sûr, j’ai ouvert la porte et vous étiez là, devant moi. Voyez-vous, je ne connaissais pas l’amant de ma femme. Je l’avais seulement entrevu quand il s’était permis de la cajoler en public, mais j’ignorais tout de lui, je n’avais ni son nom ni son adresse. Ma vengeance était belle mais incomplète, elle avait comme un arrière-goût d’inachevé. Alors imaginez le bonheur que j’ai ressenti quand je vous ai vu ! Sans que je fasse le moindre effort, sans que j’aie à enquêter, ni même à me déplacer, vous veniez vous jeter dans mes griffes. Vous arriviez chez moi comme un misérable petit cancrelat tombant dans une boîte d’insecticide.

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

Le dentiste

Je vais vous poser une dernière question. Que feriez-vous à ma place si vous teniez à votre merci l’ex-amant de votre ex-femme ? Hein ? Que feriez-vous ?

Le patient

Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie… Aiiie…

 


Le 22 novembre 2004.

Fabrice Guyot.