Dans le RER. Il est 19h, les visages des voyageurs sont
fatigués, les regards sont hagards. Pour la plupart d’entre eux,
la journée de travail a été longue et
pénible, parfois ennuyeuse et interminable. Ils ont
supporté la colère de leur chef, ils ont entendu
malgré eux les crises de jalousie de leurs collègues, ils
ont participé à des conversations insignifiantes, et
maintenant ils rentrent chez eux où ils espèrent pouvoir
se reposer, ils pensent à leurs canapés moelleux
où ils vont s’affaler, ils pensent à la chaleur du foyer,
au silence, à la tranquillité.
Mais non, ils savent bien que ce n’est pas le calme qui les attend.
Dès leur arrivée, quand ils auront retiré leurs
épais manteaux, quand ils voudront se blottir dans le
canapé pour jouir de cette tranquillité dont ils ont tant
besoin, ils vont entendre les cris assourdissants de leurs enfants qui
ne savent pas exprimer autrement leur joie, et ces cris qui devraient
en temps normal les réconforter, les aider à supporter
leur triste existence, vont les agacer, car on ne rit pas quand le
monde est si triste, et puis ils sont vraiment trop fatigués
pour se réjouir de l’insouciance de leur progéniture,
alors ils vont s’énerver, ils vont leur demander de se calmer,
et surtout de se taire, ils vont les envoyer faire leurs devoirs, non
pas pour qu’ils deviennent plus intelligents ou plus instruits, mais
pour être débarrassés de cette marmaille bruyante,
pour être tranquilles un instant, rien qu’un instant, et si les
enfants refusent, en prétextant qu’ils ont déjà
fait leurs devoirs, qu’ils ont déjà appris toutes leurs
leçons, ou que leur maîtresse ne leur a rien donné
à faire, et s’ils continuent à hurler et à
s’agiter et à courir dans tous les sens, alors les parents, qui
au fond ne sont pas méchants, qui sont simplement des gens
harassés et déprimés, les parents vont
peut-être se fâcher, ou vraiment s’énerver, et ils
vont gifler ces enfants trop vivants, et ils vont peut-être les
gifler fort, trop fort, et ils vont peut-être même les
battre jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que c’est une
bêtise de martyriser ses enfants, parce que les voisins vont
entendre les hurlements et qu’ils vont appeler la police, parce que les
policiers vont venir les arrêter, alors en prenant conscience
qu’ils risquent de commettre un acte irréparable, ces braves
parents finalement pas plus tortionnaires que n’importe qui, ils vont
se calmer, et au lieu de dire à leurs enfants de se taire, et au
lieu de se reposer, ils vont se résigner, et préparer le
repas du soir, et ils vont allumer la télé, et ils vont
manger en regardant les jeux, ou le tirage du loto, ou le journal
télévisé au cours duquel le présentateur va
leur parler des milliers de morts du jour qui sont censés les
réconforter, puis ils se coucheront, et le lendemain, tout
recommencera comme la veille, et le surlendemain, ainsi que tous les
jours qui suivront jusqu’à la fin de leur vie, quand ils auront
droit enfin au repos éternel.
Comment s’étonner en voyant toute cette
désespérance étalée sur les visages, en
contemplant tous ces individus habitués à la soumission,
presque à la servilité, éduqués dès
l’enfance à accepter le renoncement, à admettre sans
rechigner la capitulation, comment ne pas comprendre que certains
d’entre eux choisissent de devenir des renégats, et se mettent
à piller les magasins, à brûler les voitures, ou
deviennent des tortionnaires, des meurtriers ?
Aujourd’hui, c’est un jour d’hiver, tout est gris et laid comme
d’habitude, et le décor est triste à mourir. Le wagon est
sale et ses vitres embuées ne laissent voir du quai que des
ombres sans visage se déplaçant de manière
mécanique. L’humeur des voyageurs s’accorde à la
tristesse du lieu, leurs vêtements épais sentent le gras
et l’humidité, leur haleine empeste l’alcool ou l’ail. Leurs
têtes sont penchées sur des livres ou des revues qui leur
permettent de vivre virtuellement pendant le temps du voyage en
compagnie des rois, des stars, des criminels, des sportifs, des hommes
politiques. Parfois ils lèvent la tête et leur vie
cauchemardesque se lit dans leurs yeux rougis. Quelques-uns s’endorment
d’un sommeil inquiet de peur de rater leur arrêt. D’autres
parlent dans un téléphone portable, le regard dans le
vague. Leurs paroles hurlées ou murmurées, semblent si
absurdes, si insipides, qu’on a du mal à s’imaginer qu’ils
s’adressent à quelqu’un de vivant. Peut-être n’y a-t-il
personne en ligne, ils ont composé le numéro de l’horloge
parlante pour s’occuper, pour consommer leurs forfaits
téléphoniques, pour faire semblant d’être des gens
importants. Au milieu de ce bourdonnement inhumain, de ce bruit si
monotone qu’il en devient presque silencieux, un enfant pousse parfois
un cri, et alors tous les visages se relèvent cherchant cet
importun qui les arrache à leurs pensées sombres. Quelle
honte de laisser un enfant perturber ainsi la tranquillité des
voyageurs ! Les parents sont inconscients de laisser cette parcelle de
vie pénétrer dans ce monde rempli de morts en sursis !
Le RER démarre doucement. Soudain, retentit un hurlement aigu et
bref. La rame s’arrête violemment, les corps des voyageurs sont
projetés vers le siège face à eux. Tous sont
surpris par la violence de cet événement qui rompt la
monotonie à laquelle ils sont habitués. Après
s’être remis de leur stupeur, quelques voyageurs ouvrent les
portes du wagon pour tenter de voir et de comprendre. Les passagers qui
s’étaient endormis mettent plus de temps à sortir de leur
torpeur, et ils reprennent peu à peu conscience de la
présence de leurs voisins. Les yeux grands ouverts encore
remplis du brouillard du sommeil, ils regardent autour d’eux,
réceptifs aux moindres bribes d’information. Certains commencent
à parler, pour émettre des hypothèses sur la
raison de l’incident, ou pour donner leur point de vue, et les autres
les écoutent attentivement. Grâce à cet incident,
le wagon s’est réveillé, les voyageurs sont redevenus des
vivants, et même des humains, et quelques-uns ont retrouvé
leur esprit inventif.
- Que s’est-il passé ? dit une femme dont le regard brille
de curiosité.
- Un passager a été traîné par le train sur
le quai, affirme un autre, très sûr de ses informations
inventées ou glanées auprès de personnes plus ou
moins bien informées.
- Mais c’est terrible, dit une vieille dame tenant en laisse un petit
chien.
Et elle a effectivement l’air inquiète, la pauvre dame.
Peut-être a-t-elle connu une expérience semblable, la
montée lente dans le wagon due à son âge, le chien
resté sur le quai, les portes qui se referment en bloquant la
laisse du chien, et le train qui démarre en traînant la
pauvre bête hurlante sur le quai très longtemps avant que
le conducteur ne daigne arrêter la rame.
Les passagers se dévisagent, dans l’espoir que l’un d’entre eux
leur fournisse des informations intéressantes. Des conversations
brèves s’amorcent, ponctuées de
« peut-être » et de « je ne sais
pas ». Certains expriment leur colère contre le
voyageur qui se serait coincé dans la porte du wagon, d’autres
s’apitoient sur son triste sort, tout en regrettant que ça se
soit produit sur leur train, car après tout, cet imbécile
leur fait perdre leur temps alors qu’ils ont tellement de choses
importantes à faire chez eux.
L’équipe de secours arrive très vite, comme si l’accident
était prévu depuis longtemps et qu’il était
même attendu avec impatience. Pendant que les secours
s’affairent, les passagers restent agglutinés sur le quai ou
dans les wagons, avec l’espoir que tout sera réglé
bientôt. La foule est dense et ne permet pas de voir
l’arrière de la rame, là où les secouristes sont
allés. Personne n’est capable de dire ce qui s’est passé
réellement et les hypothèses les plus invraisemblables
continuent à circuler.
- Moi, je vous dis que c’est un attentat.
- Mais non, si c’était un attentat, y aurait de la fumée
et on aurait entendu une explosion.
- Et on aurait évacué le quai. C’est plutôt un
assassinat.
- Ou une bagarre entre deux malfrats. C’est une ligne mal
fréquentée.
- Ha ! C’est vrai qu’il y a des bandes de jeunes qui sèment la
terreur.
- C’est certainement un suicide, c’est la saison des suicides. Y en a
eu deux sur cette ligne la semaine dernière.
- Il n’aurait pas pu aller se suicider sur une autre ligne ? Pourquoi
nous embêter, nous. On ne lui avait rien fait à ce type.
Le bruit des conversations s’interrompt dès qu’une voix
robotisée annonce officiellement l’incident dans les
haut-parleurs de la station :
- Suite à un incident voyageur, le trafic est
momentanément interrompu sur la ligne. Les voyageurs sont
invités à prendre les lignes de correspondance.
Ce que tous craignaient vient de se produire. C’est la catastrophe, la
ligne est coupée et ça va être la galère
pour rentrer chez eux. Certains, ceux qui n’ont pas un grand trajet
à faire, se dirigent vers les couloirs de correspondance sans
trop rouspéter. Les autres, ceux qui ont encore des heures de
transport devant eux, ne savent pas comment ils vont s’en sortir. Les
téléphones portables sont extraits nerveusement des
poches, les doigts pianotent maladroitement sur les touches, certaines
communications aboutissent rapidement, mais les malchanceux attendent,
le téléphone à l’oreille, en trépignant
d’impatience, en insultant cet abruti d’appareil qui refuse de les
mettre en contact avec leurs conjoints ou leurs amis. Les femmes sont
plus inquiètes que les hommes, à cause de leurs enfants
qui vont attendre, leur bon à rien de mari ne va pas être
foutu de leur faire à manger, alors les gosses vont devoir
patienter tant que leur maman est coincée dans cette cochonnerie
de train, et ils vont se coucher tard, et demain ils auront du mal
à se lever et ils vont ronchonner et traînasser, alors la
mère va être en retard à son travail et son patron
va l’enguirlander ou appliquer une retenue sur son salaire. Ceux qui
ont réussi à obtenir leur communication sont plus
détendus, ils ont l’impression de maîtriser la situation.
Ils attendent. Certains, incapables de maîtriser leurs nerfs,
font les cents pas d’un bout à l’autre du quai en contournant la
foule, en bousculant ceux qui n’ont pas le temps de s’effacer pour leur
laisser le passage. Bien sûr, ils se font insulter, et des
regards noirs de haine se posent sur leurs dos, mais ils n’y font pas
attention, ils sont trop perdus dans leurs pensées. Vont-ils
rater un rendez-vous vital pour leur avenir ? Ou sont-ils simplement
nerveux à cause du fait que les circonstances ne se plient pas
à leurs désirs ? D’autres se mettent à parler
à haute voix, en tenant des propos peut-être
cohérents pour eux-mêmes mais incompréhensibles
pour les autres. Enfin il y a les placides, les résignés,
ceux qui sont habitués à subir, eux savent qu’ils ne sont
pas maîtres des évènements et qu’ils ne peuvent
rien faire à part attendre, ce sont les défaitistes, les
victimes soumises, presque consentantes, de la fatalité. La
malchance, elle leur tombe toujours sur le dos, alors ils font le gros
dos pour amortir le choc, pour ne plus penser, pour éviter de
souffrir plus, et ils attendent, ils sont même prêts
à attendre des heures ou des jours s’il le faut.
L’attente est interminable, le quai se remplit de gens qui n’ont pas
d’autre moyen de transport pour rentrer chez eux. Ils croisent les
indécis qui, après avoir patienté si longtemps, et
après mûre réflexion et de savants calculs,
viennent de découvrir une alternative pour leur retour et se
précipitent vers le couloir de correspondance en bousculant et
en pestant contre tous ces imbéciles qui les retardent. Ils sont
pressés d’abandonner le quai surpeuplé, heureux de
quitter cet endroit triste et sale, cette promiscuité malsaine.
Au loin, il y a de la musique. Est-elle audible depuis longtemps ?
Apparemment non, puisque les gens ont l’air étonnés de
l’entendre. Le chef de station, conscient de la tension qui monte sur
le quai, a peut-être décidé de calmer les esprits
avec de la musique douce. Mais curieusement, il ne s’agit pas de
musique douce, c’est une mélodie simple mais gaie et
entraînante. Les bavards se sont tus, les agités se sont
immobilisés, tout le monde semble en attente de quelque chose.
La musique ne provient pas des haut-parleurs nasillards de la station,
elle vient de l’avant du quai, et tous les regards sont dirigés
dans cette direction. Est-il possible que, par le plus grand des
hasards, un orchestre se soit trouvé dans cette rame ?
Insensiblement, les corps des voyageurs se mettent à bouger. Au
début, ce n’est qu’un frémissement lent et
désordonné, presque imperceptible, puis le mouvement
devient de plus en plus ample et gracieux, de plus en plus rapide,
comme s’il se mettait en phase avec le rythme de la musique. La foule,
qui n’était jusqu’alors qu’un groupe de gens retenus par
nécessité dans ce lieu triste, des gens très
différents, pensant et agissant individuellement, chacun ayant
ses soucis et son comportement propre, cette foule devient peu à
peu un ensemble cohérent, presque parfait, elle se transforme en
un corps unique n’ayant qu’une seule âme, un seul désir,
celui de s’abandonner dans les méandres de l’entraînante
mélodie.
La musique se fait plus forte, l’orchestre s’est peut-être rendu
compte de l’attrait qu’il suscitait, et il se déchaîne
pour satisfaire le public qu’il vient de conquérir. Des couples
s’improvisent et se mettent à danser doucement. Ils ne semblent
pas gênés par le manque d’espace, ils en profitent au
contraire pour se serrer plus fort, ils prennent ainsi moins de place
et la proximité du corps de leur partenaire ne leur paraît
nullement déplaisante. Ceux qui ne dansent pas encore jettent
des coups d’œil d’envie autour d’eux. Pourquoi ne profiteraient-ils pas
de la fête eux aussi ? Des regards se croisent, d’abord
intimidés puis plus téméraires, des sourires
s’échangent, des corps s’enlacent, de nouveaux couples se
forment de manière naturelle, sans nécessiter de longs
palabres, des poitrines se serrent, des lèvres se frôlent,
des langues se rencontrent.
Pendant ce temps, l’orchestre continue à jouer, alternant les
rythmes lents et les rythmes endiablés. Mais les danseurs,
quelle que soit la musique, par manque de place mais aussi par
volonté délibérée, se contentent de tourner
en rond en restant bien collés les uns aux autres, pour jouir du
contact du nouveau partenaire, pour savourer son odeur, pour
goûter sa saveur. Les clochards, emballés par l’ambiance
festive, proposent gentiment à la ronde un petit coup de pinard,
et ils tendent généreusement leurs litrons à qui
en veut. Des danseurs assoiffés acceptent de quitter un instant
leurs partenaires afin de boire quelques gouttes de ce vin acide, puis
ils font circuler la bouteille pour se remettre à danser. Si les
partenaires qu’ils ont lâchés quelques secondes avant ont
disparu dans la foule, ou ont rejoint d’autres bras, ils ne sont pas
vexés, ils enlacent les premières proies disponibles, et
ils reprennent leur danse langoureuse en serrant fermement ces nouveaux
corps accueillants.
Des pétards éclatent au loin. Quelques personnes se
mettent à chanter en couvrant le son de l’orchestre. Tout le
monde semble avoir oublié la raison de cette fête dans ce
lieu habituellement si sinistre. Qui se souvient de l’incident ?
Où est partie l’équipe de secours ? A-t-on emmené
le blessé ou le mort ? Plutôt que de penser à des
choses si tristes, la foule préfère s’amuser, il sera
toujours temps plus tard de se rappeler les soucis. D’ailleurs, quel
bonheur de ne plus penser à rien et de se laisser aller ! Ne
plus penser aux épouses, aux époux, aux enfants, aux
parents malades, au travail, aux problèmes de fin de mois
difficile, d’emprunts impossibles à rembourser, d’augmentation
de salaire refusée. Tout ça, pour l’instant, c’est
oublié. Vive la fête ! Tout le monde doit en profiter,
tout le monde danse avec tout le monde, sans distinction de rang social
ou de race, sans distinction d’âge, les infirmes avec les
valides, les clochards avec les bon chic bon genre, les vieux avec les
jeunes, les propres avec les crades, tous se pelotent et se
bécotent. Les moins hardis sont partis se cacher dans les
recoins sombres d’où de légers gémissements
s’échappent de temps en temps. Les plus
dévergondés ont trouvé assez de place pour
s’étendre sur les bancs du quai ou dans les wagons, et
finalement l’un sur l’autre ils occupent assez peu de place, surtout
quand un troisième vient se joindre à eux.
La réserve de vin des clochards devait être assez
conséquente, les voyageurs ont en effet atteint un niveau
d’ivresse avancée. Sur ce quai, il n’y a plus d’inhibition, plus
de timidité. Les « s’il vous
plaît », les « permettez-moi »,
les « excusez-moi » ne sont plus
nécessaires. Ici, à cet instant, tout est possible, il
est devenu inutile de demander puisqu’il n’y a plus de refus, tout le
monde est disponible pour tout le monde, tout le monde s’offre et il
suffit de se servir, autant de fois qu’on veut, tant qu’on peut.
D’ailleurs, les voyageurs ont presque tous retiré leurs
vêtements et, serrés les uns contre les autres, ils
dansent nus, leurs regards brillants exprimant une jouissance
indicible. Quelques-uns se taisent, préférant l’extase
silencieuse à l’extase bruyante, d’autres au contraire ne
peuvent pas s’empêcher de parler à qui veut les entendre,
car c’est leur manière de se comporter quand ils sont heureux,
et même s’ils savent que personne ne les écoute, ils
parlent tout de même fort pour couvrir le joyeux brouhaha et
s’entendre eux-mêmes, et aussi un peu pour se prouver que tout
cela est bien réel et qu’ils ne sont pas en train de
rêver. Le bruit de la fête est devenu si assourdissant
qu’on entend à peine la musique, ce dont personne ne se soucie,
la joie est à son comble, et ce n’est pas l’absence de musique
qui va empêcher la foule de danser et de rire et de jouir.
Insensiblement, la danse a changé, elle ne ressemble plus
vraiment à une danse, elle est devenue une espèce de
parade nuptiale débridée destinée à
séduire le maximum de partenaires. Elle permet à chacun
de montrer au grand jour ses attributs habituellement cachés et
de convaincre ainsi les autres que l’on dispose des atouts les plus
dynamiques à défaut d’être les plus volumineux. Au
cours de cette parade, les couples se font et se défont à
un rythme effréné, ne laissant personne
indifférent ou insatisfait. Les corps s’enlacent, se
chevauchent, les bouches se remplissent, les langues s’activent, les
mains malaxent inlassablement des chairs. Nul ne sait qui fait quoi au
sein de ce capharnaüm indescriptible, mais personne ne s’en
inquiète, tout est permis, il n’y a plus d’interdits, c’est
devenu un espace de liberté infinie.
Tout à coup, couvrant les gémissements, un coup de
sifflet strident retentit. C’est ce genre de sifflet dont le bruit est
bien connu de tous, il provoque habituellement de la crainte chez les
braves gens, presque de la terreur quand ils l’entendent juste
après avoir grillé un feu rouge ou traversé une
ligne blanche. Instantanément, le brouhaha cesse, la foule n’ose
plus parler, la grande masse de corps nus entassés les uns sur
les autres s’est immobilisée dans l’attente de ce qui va suivre.
Ils ont peut-être l’impression de se réveiller et, abrutis
par le vin et la fête, ils se demandent ce qu’ils faisaient deux
minutes avant, dans des positions pour le moins étranges : ils
sont nus, avec une multitude de partenaires de tous sexes et de tous
âges sur eux et sous eux, lesquels partenaires étant aussi
dénudés qu’eux. Ils se regardent les uns et les autres,
et ils se rendent compte qu’ils n’ont même pas l’excuse
d’être dans des positions équivoques ; la situation
est en effet sans ambiguïté, même si nul ne se
souvient des enchaînements d’évènements qui les ont
mis dans un tel état.
Après un deuxième coup de sifflet rageur, une
épaisse fumée suffocante se répand sur le quai,
elle irrite les yeux et la gorge. Les pauvres malheureux
piégés dans cet endroit clos se mettent à pleurer
et à tousser. Ils sont terrorisés, ils ne savent pas ce
qui se passe, ils ne sont pas habitués aux luttes sociales et
aux manifestations qui dégénèrent en
émeute, alors ils n’ont aucune idée de la suite des
évènements. Qui a envoyé ces gaz
lacrymogènes ? Quel mal faisaient-ils pour qu’on les traite
ainsi, comme des délinquants ? Va-t-on leur tirer dessus avec
des balles en caoutchouc ? Avec des balles réelles ? Va-t-on
leur envoyer les canons à eau qu’ils ont vus à la
télévision ? Vont-ils être chargés par des
hommes féroces équipés de masques, de boucliers et
de matraques ? En fait, ils n’ont guère envie d’attendre la
suite. Dès qu’ils ont retrouvé un peu de leur
énergie, comme si un signal de départ venait d’être
donné, ils se précipitent sur les premiers
vêtements qui leur tombent sous la main, sales ou propres,
déchirés ou intacts, pantalons, robes, soutiens-gorge,
porte-jarretelles, culottes ou caleçons, tout est bon pour
couvrir leur nudité et se protéger du froid. L’essentiel
est de s’enfuir au plus vite de cet enfer où des gaz
pestilentiels leur arrachent toutes les larmes du corps et leur
brûlent la gorge et les poumons.
Ils fuient en direction de tous les couloirs de sortie. Les policiers
s’étaient installés devant une de ces sorties, croyant
naïvement que cette foule, composée de gens
dépravés mais finalement inoffensifs, les contournerait
gentiment et en bon ordre. Larges comme des montagnes, solides comme
des rocs, protégés par des boucliers et armés de
matraques, ils pensaient être suffisamment intimidants pour que
personne n’ose toucher à aucun de leurs cheveux.
Malheureusement, ils n’ont pas prévu la puissance et
l’impétuosité de cette foule compacte, et ils se
retrouvent soudainement sur le trajet de cette marée humaine
qui, même si elle l’avait voulu, n’aurait pas pu les
éviter. Alors les policiers, costauds et bardés de leurs
puissantes armes de combat, prêts à écraser les
foules les plus déchaînées, ont payé leur
grave erreur de jugement, ils ont eu la malchance de se trouver au
mauvais endroit et au mauvais moment, et ces glorieux tortionnaires,
ces garants de la sécurité et des biens des plus riches,
sont violemment bousculés par une multitude de pauvres sans
défense. Ils tombent, puis ils essaient de se relever, puis ils
retombent lourdement, et ils sont finalement piétinés,
éventrés, démembrés, réduits en une
bouillie infâme et puante. Quant à la foule, elle s’enfuie
sans attendre, sans s’attarder devant ces flaques écarlates qui
recouvrent le sol et le rendent glissants. Ils sont enfin libres et ils
ont hâte d’aller respirer le bon air pur de la ville.
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Le lendemain matin, tous les journaux remplissaient leurs unes avec les
évènements qui s’étaient produits la veille dans
une station de RER, où habituellement il ne se passe rien,
à part quelques agressions ou actes de vandalisme qui ne
méritent guère que de minuscules entrefilets en
avant-dernière page, lesquels entrefilets ne sont lus que par
les insomniaques et les oisifs. Ce jour-là, les titres
étaient, selon les journaux, du genre « La vengeance
de la horde sauvage » ou « Règlements de
comptes en sous-sol » ou « La charge de la
canaille ouvrière ». Les journalistes ne
parlèrent guère de ce qui s’était passé
avant l’intervention de la police, peut-être parce qu’ils
n’avaient pas réussi à se procurer les photos pour
illustrer leurs articles. Par contre, ils s’attardèrent
longuement sur la ruée populaire en direction des forces de
l’ordre après que celles-ci aient bombardé le quai avec
leurs gaz lacrymogènes. On avait dénombré 25
policiers morts en service. Sur l’un des journaux, les photos de
chacune des victimes, prises avant l’assaut de la foule, et donc
lorsque leurs visages avaient encore une apparence humaine, occupaient
toute la moitié inférieure de la première page.
Le préfet de police fut sévèrement
réprimandé puis limogé pour avoir autorisé
les policiers à faire usage de gaz
délétères sur une foule sans défense qui
n’était coupable finalement que d’avoir voulu passer le temps de
la manière la plus agréable possible.
Dans les semaines qui suivirent, un journal publia une série
d’articles sur ces évènements. Les journalistes avaient
enquêté afin de retrouver la trace des gens ayant fait
partie de cette foule innocemment meurtrière. Nul ne sait
comment ils y étaient parvenus, mais les journalistes avaient
découvert que ces gens n’étaient jamais rentrés
chez eux, ni ce soir-là, ni les jours suivants. En fait,
d’après eux, ils avaient disparu, comme s’ils s’étaient
volatilisés, et ils faisaient partie de ces milliers d’individus
qui, chaque année, d’après les statistiques
policières, ne donnent plus signe de vie et ne laissent aucune
trace ou indice pour les retrouver. Dans leur conclusion, les
journalistes essayaient de démontrer fort judicieusement, mais
malheureusement sans apporter la moindre preuve, que la police
n’était pas étrangère à ces disparitions.
Ce serait, selon eux, une sorte de vengeance du corps solidaire de la
police. Et finalement, les journalistes ne reprochaient rien aux
policiers, ils admettaient que l’élimination de 1000 ou 2000
personnes ordinaires (c’est-à-dire sans star du show-biz, ni
homme politique, ni footballeur, ni journaliste), pour venger les 25
policiers décédés, était indiscutablement
une bonne chose, la proportion de 80 individus standard pour un
policier étant raisonnable.
Bien sûr, je n’ai pas la prétention d’être ni plus
intelligent ni plus compétent que ces journalistes. Mais comme,
après tout, je ne suis pas plus bête qu’eux, je vais vous
confier mon hypothèse personnelle pour expliquer ces
disparitions.
Je vais commencer par une question : avez-vous compris la logique
de l’architecture d’une station de RER ? Non ? C’est normal,
il n’y en a pas. Ces stations n’ont pas été
conçues par des humains mais par un programme informatique
spécial qui avait pour mission de générer
automatiquement des couloirs et des escaliers. Les humains se sont
contentés de définir l’emplacement des rails et des
quais, et ils ont fait en sorte qu’au moins un des couloirs aboutisse
aux quais. Tout le reste a été fait par le
générateur automatique de couloirs et d’escaliers. Et,
pour corser la chose, le programme n’a pas été
conçu afin d’obtenir un résultat optimisé et
fonctionnel. Bien au contraire, il a été
créé dans le but d’établir les plans les plus
tordus possibles. Pourquoi faire compliqué quand on peut faire
simple, me direz-vous ? Le but est, à mon avis, purement
mercantile. Réfléchissez : plus il y a de couloirs et
d’escaliers, plus la construction coûte cher, et plus les
entreprises de travaux publics gagnent des sous. Alors, pourquoi
celles-ci se priveraient-elles de cette aubaine ?
Regardez bien une de ces stations, Magenta, elle est typique : tout y
est gris, sombre, comme si les architectes n’avaient pas disposé
d’un budget suffisant pour terminer les travaux d’embellissement et
qu’ils avaient tout laissé en l’état après avoir
coulé le béton. En fait, je les soupçonne d’avoir
dépensé tout le budget qui leur était
alloué à construire des escaliers et des couloirs
inutiles. Et ils n’ont pas raté leur coup : il y en a partout,
qui vont dans tous les sens, vers le haut, vers le bas, à
droite, à gauche. C’est en voyant cette profusion que j’ai
commencé à douter de l’utilité de tous ces
escaliers et couloirs. Je pense que si on est patient et
méticuleux, et si on décide de les suivre tous, un par
un, en les numérotant pour ne pas se tromper, on en
découvrirait beaucoup qui ne mènent nulle part, ou qui
aboutissent à un autre escalier qui se dirige dans le sens
inverse et qui ramène donc au point de départ.
Il est possible aussi que certains de ces escaliers se perdent dans des
méandres indéfinissables. Si on est un rêveur, on
peut imaginer que, peut-être, l’un d’entre eux, un escalier
unique, un couloir exceptionnel, sûrement très difficile
à découvrir car il est caché dans les
labyrinthiques replis escaliérifères de la station,
aboutisse à un passage secret menant vers une autre dimension.
Vous comprenez maintenant où je veux en venir quand je
prétends savoir la raison de la disparition de notre foule. Je
suis sûr que ce jour-là, c’était un jour de
chance pour ces gens. Après s’être donné du bon
temps, en voulant
s’échapper précipitamment de la station, ils se sont
égarés dans les couloirs et les escaliers, et alors, par
le plus grand des hasards, ils ont découvert ce passage secret
qu’ils ont franchi, et ils se trouvent en ce moment dans un autre monde.
Ma seule crainte, c’est que ce passage secret ait été
bâclé, les constructeurs de la station ayant
été à bout de ressources au moment de le
construire. Et dans ce cas, les pauvres gens qui l’ont emprunté
se sont retrouvés... autre part ou nulle part ou partout ou
n’importe où.