Voyage au bout du RER.


 

Dans le RER. Il est 19h, les visages des voyageurs sont fatigués, les regards sont hagards. Pour la plupart d’entre eux, la journée de travail a été longue et pénible, parfois ennuyeuse et interminable. Ils ont supporté la colère de leur chef, ils ont entendu malgré eux les crises de jalousie de leurs collègues, ils ont participé à des conversations insignifiantes, et maintenant ils rentrent chez eux où ils espèrent pouvoir se reposer, ils pensent à leurs canapés moelleux où ils vont s’affaler, ils pensent à la chaleur du foyer, au silence, à la tranquillité.

Mais non, ils savent bien que ce n’est pas le calme qui les attend. Dès leur arrivée, quand ils auront retiré leurs épais manteaux, quand ils voudront se blottir dans le canapé pour jouir de cette tranquillité dont ils ont tant besoin, ils vont entendre les cris assourdissants de leurs enfants qui ne savent pas exprimer autrement leur joie, et ces cris qui devraient en temps normal les réconforter, les aider à supporter leur triste existence, vont les agacer, car on ne rit pas quand le monde est si triste, et puis ils sont vraiment trop fatigués pour se réjouir de l’insouciance de leur progéniture, alors ils vont s’énerver, ils vont leur demander de se calmer, et surtout de se taire, ils vont les envoyer faire leurs devoirs, non pas pour qu’ils deviennent plus intelligents ou plus instruits, mais pour être débarrassés de cette marmaille bruyante, pour être tranquilles un instant, rien qu’un instant, et si les enfants refusent, en prétextant qu’ils ont déjà fait leurs devoirs, qu’ils ont déjà appris toutes leurs leçons, ou que leur maîtresse ne leur a rien donné à faire, et s’ils continuent à hurler et à s’agiter et à courir dans tous les sens, alors les parents, qui au fond ne sont pas méchants, qui sont simplement des gens harassés et déprimés, les parents vont peut-être se fâcher, ou vraiment s’énerver, et ils vont gifler ces enfants trop vivants, et ils vont peut-être les gifler fort, trop fort, et ils vont peut-être même les battre jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que c’est une bêtise de martyriser ses enfants, parce que les voisins vont entendre les hurlements et qu’ils vont appeler la police, parce que les policiers vont venir les arrêter, alors en prenant conscience qu’ils risquent de commettre un acte irréparable, ces braves parents finalement pas plus tortionnaires que n’importe qui, ils vont se calmer, et au lieu de dire à leurs enfants de se taire, et au lieu de se reposer, ils vont se résigner, et préparer le repas du soir, et ils vont allumer la télé, et ils vont manger en regardant les jeux, ou le tirage du loto, ou le journal télévisé au cours duquel le présentateur va leur parler des milliers de morts du jour qui sont censés les réconforter, puis ils se coucheront, et le lendemain, tout recommencera comme la veille, et le surlendemain, ainsi que tous les jours qui suivront jusqu’à la fin de leur vie, quand ils auront droit enfin au repos éternel.

Comment s’étonner en voyant toute cette désespérance étalée sur les visages, en contemplant tous ces individus habitués à la soumission, presque à la servilité, éduqués dès l’enfance à accepter le renoncement, à admettre sans rechigner la capitulation, comment ne pas comprendre que certains d’entre eux choisissent de devenir des renégats, et se mettent à piller les magasins, à brûler les voitures, ou deviennent des tortionnaires, des meurtriers ?

Aujourd’hui, c’est un jour d’hiver, tout est gris et laid comme d’habitude, et le décor est triste à mourir. Le wagon est sale et ses vitres embuées ne laissent voir du quai que des ombres sans visage se déplaçant de manière mécanique. L’humeur des voyageurs s’accorde à la tristesse du lieu, leurs vêtements épais sentent le gras et l’humidité, leur haleine empeste l’alcool ou l’ail. Leurs têtes sont penchées sur des livres ou des revues qui leur permettent de vivre virtuellement pendant le temps du voyage en compagnie des rois, des stars, des criminels, des sportifs, des hommes politiques. Parfois ils lèvent la tête et leur vie cauchemardesque se lit dans leurs yeux rougis. Quelques-uns s’endorment d’un sommeil inquiet de peur de rater leur arrêt. D’autres parlent dans un téléphone portable, le regard dans le vague. Leurs paroles hurlées ou murmurées, semblent si absurdes, si insipides, qu’on a du mal à s’imaginer qu’ils s’adressent à quelqu’un de vivant. Peut-être n’y a-t-il personne en ligne, ils ont composé le numéro de l’horloge parlante pour s’occuper, pour consommer leurs forfaits téléphoniques, pour faire semblant d’être des gens importants. Au milieu de ce bourdonnement inhumain, de ce bruit si monotone qu’il en devient presque silencieux, un enfant pousse parfois un cri, et alors tous les visages se relèvent cherchant cet importun qui les arrache à leurs pensées sombres. Quelle honte de laisser un enfant perturber ainsi la tranquillité des voyageurs ! Les parents sont inconscients de laisser cette parcelle de vie pénétrer dans ce monde rempli de morts en sursis !

Le RER démarre doucement. Soudain, retentit un hurlement aigu et bref. La rame s’arrête violemment, les corps des voyageurs sont projetés vers le siège face à eux. Tous sont surpris par la violence de cet événement qui rompt la monotonie à laquelle ils sont habitués. Après s’être remis de leur stupeur, quelques voyageurs ouvrent les portes du wagon pour tenter de voir et de comprendre. Les passagers qui s’étaient endormis mettent plus de temps à sortir de leur torpeur, et ils reprennent peu à peu conscience de la présence de leurs voisins. Les yeux grands ouverts encore remplis du brouillard du sommeil, ils regardent autour d’eux, réceptifs aux moindres bribes d’information. Certains commencent à parler, pour émettre des hypothèses sur la raison de l’incident, ou pour donner leur point de vue, et les autres les écoutent attentivement. Grâce à cet incident, le wagon s’est réveillé, les voyageurs sont redevenus des vivants, et même des humains, et quelques-uns ont retrouvé leur esprit inventif.

- Que s’est-il passé ? dit une femme dont le regard brille de curiosité.
- Un passager a été traîné par le train sur le quai, affirme un autre, très sûr de ses informations inventées ou glanées auprès de personnes plus ou moins bien informées.
- Mais c’est terrible, dit une vieille dame tenant en laisse un petit chien.

Et elle a effectivement l’air inquiète, la pauvre dame. Peut-être a-t-elle connu une expérience semblable, la montée lente dans le wagon due à son âge, le chien resté sur le quai, les portes qui se referment en bloquant la laisse du chien, et le train qui démarre en traînant la pauvre bête hurlante sur le quai très longtemps avant que le conducteur ne daigne arrêter la rame.

Les passagers se dévisagent, dans l’espoir que l’un d’entre eux leur fournisse des informations intéressantes. Des conversations brèves s’amorcent, ponctuées de « peut-être » et de « je ne sais pas ». Certains expriment leur colère contre le voyageur qui se serait coincé dans la porte du wagon, d’autres s’apitoient sur son triste sort, tout en regrettant que ça se soit produit sur leur train, car après tout, cet imbécile leur fait perdre leur temps alors qu’ils ont tellement de choses importantes à faire chez eux.

L’équipe de secours arrive très vite, comme si l’accident était prévu depuis longtemps et qu’il était même attendu avec impatience. Pendant que les secours s’affairent, les passagers restent agglutinés sur le quai ou dans les wagons, avec l’espoir que tout sera réglé bientôt. La foule est dense et ne permet pas de voir l’arrière de la rame, là où les secouristes sont allés. Personne n’est capable de dire ce qui s’est passé réellement et les hypothèses les plus invraisemblables continuent à circuler.

- Moi, je vous dis que c’est un attentat.
- Mais non, si c’était un attentat, y aurait de la fumée et on aurait entendu une explosion.
- Et on aurait évacué le quai. C’est plutôt un assassinat.
- Ou une bagarre entre deux malfrats. C’est une ligne mal fréquentée.
- Ha ! C’est vrai qu’il y a des bandes de jeunes qui sèment la terreur.
- C’est certainement un suicide, c’est la saison des suicides. Y en a eu deux sur cette ligne la semaine dernière.
- Il n’aurait pas pu aller se suicider sur une autre ligne ? Pourquoi nous embêter, nous. On ne lui avait rien fait à ce type.

Le bruit des conversations s’interrompt dès qu’une voix robotisée annonce officiellement l’incident dans les haut-parleurs de la station :

- Suite à un incident voyageur, le trafic est momentanément interrompu sur la ligne. Les voyageurs sont invités à prendre les lignes de correspondance.

Ce que tous craignaient vient de se produire. C’est la catastrophe, la ligne est coupée et ça va être la galère pour rentrer chez eux. Certains, ceux qui n’ont pas un grand trajet à faire, se dirigent vers les couloirs de correspondance sans trop rouspéter. Les autres, ceux qui ont encore des heures de transport devant eux, ne savent pas comment ils vont s’en sortir. Les téléphones portables sont extraits nerveusement des poches, les doigts pianotent maladroitement sur les touches, certaines communications aboutissent rapidement, mais les malchanceux attendent, le téléphone à l’oreille, en trépignant d’impatience, en insultant cet abruti d’appareil qui refuse de les mettre en contact avec leurs conjoints ou leurs amis. Les femmes sont plus inquiètes que les hommes, à cause de leurs enfants qui vont attendre, leur bon à rien de mari ne va pas être foutu de leur faire à manger, alors les gosses vont devoir patienter tant que leur maman est coincée dans cette cochonnerie de train, et ils vont se coucher tard, et demain ils auront du mal à se lever et ils vont ronchonner et traînasser, alors la mère va être en retard à son travail et son patron va l’enguirlander ou appliquer une retenue sur son salaire. Ceux qui ont réussi à obtenir leur communication sont plus détendus, ils ont l’impression de maîtriser la situation.

Ils attendent. Certains, incapables de maîtriser leurs nerfs, font les cents pas d’un bout à l’autre du quai en contournant la foule, en bousculant ceux qui n’ont pas le temps de s’effacer pour leur laisser le passage. Bien  sûr, ils se font insulter, et des regards noirs de haine se posent sur leurs dos, mais ils n’y font pas attention, ils sont trop perdus dans leurs pensées. Vont-ils rater un rendez-vous vital pour leur avenir ? Ou sont-ils simplement nerveux à cause du fait que les circonstances ne se plient pas à leurs désirs ? D’autres se mettent à parler à haute voix, en tenant des propos peut-être cohérents pour eux-mêmes mais incompréhensibles pour les autres. Enfin il y a les placides, les résignés, ceux qui sont habitués à subir, eux savent qu’ils ne sont pas maîtres des évènements et qu’ils ne peuvent rien faire à part attendre, ce sont les défaitistes, les victimes soumises, presque consentantes, de la fatalité. La malchance, elle leur tombe toujours sur le dos, alors ils font le gros dos pour amortir le choc, pour ne plus penser, pour éviter de souffrir plus, et ils attendent, ils sont même prêts à attendre des heures ou des jours s’il le faut.

L’attente est interminable, le quai se remplit de gens qui n’ont pas d’autre moyen de transport pour rentrer chez eux. Ils croisent les indécis qui, après avoir patienté si longtemps, et après mûre réflexion et de savants calculs, viennent de découvrir une alternative pour leur retour et se précipitent vers le couloir de correspondance en bousculant et en pestant contre tous ces imbéciles qui les retardent. Ils sont pressés d’abandonner le quai surpeuplé, heureux de quitter cet endroit triste et sale, cette promiscuité malsaine.

Au loin, il y a de la musique. Est-elle audible depuis longtemps ? Apparemment non, puisque les gens ont l’air étonnés de l’entendre. Le chef de station, conscient de la tension qui monte sur le quai, a peut-être décidé de calmer les esprits avec de la musique douce. Mais curieusement, il ne s’agit pas de musique douce, c’est une mélodie simple mais gaie et entraînante. Les bavards se sont tus, les agités se sont immobilisés, tout le monde semble en attente de quelque chose. La musique ne provient pas des haut-parleurs nasillards de la station, elle vient de l’avant du quai, et tous les regards sont dirigés dans cette direction. Est-il possible que, par le plus grand des hasards, un orchestre se soit trouvé dans cette rame ?

Insensiblement, les corps des voyageurs se mettent à bouger. Au début, ce n’est qu’un frémissement lent et désordonné, presque imperceptible, puis le mouvement devient de plus en plus ample et gracieux, de plus en plus rapide, comme s’il se mettait en phase avec le rythme de la musique. La foule, qui n’était jusqu’alors qu’un groupe de gens retenus par nécessité dans ce lieu triste, des gens très différents, pensant et agissant individuellement, chacun ayant ses soucis et son comportement propre, cette foule devient peu à peu un ensemble cohérent, presque parfait, elle se transforme en un corps unique n’ayant qu’une seule âme, un seul désir, celui de s’abandonner dans les méandres de l’entraînante mélodie.

La musique se fait plus forte, l’orchestre s’est peut-être rendu compte de l’attrait qu’il suscitait, et il se déchaîne pour satisfaire le public qu’il vient de conquérir. Des couples s’improvisent et se mettent à danser doucement. Ils ne semblent pas gênés par le manque d’espace, ils en profitent au contraire pour se serrer plus fort, ils prennent ainsi moins de place et la proximité du corps de leur partenaire ne leur paraît nullement déplaisante. Ceux qui ne dansent pas encore jettent des coups d’œil d’envie autour d’eux. Pourquoi ne profiteraient-ils pas de la fête eux aussi ? Des regards se croisent, d’abord intimidés puis plus téméraires, des sourires s’échangent, des corps s’enlacent, de nouveaux couples se forment de manière naturelle, sans nécessiter de longs palabres, des poitrines se serrent, des lèvres se frôlent, des langues se rencontrent.

Pendant ce temps, l’orchestre continue à jouer, alternant les rythmes lents et les rythmes endiablés. Mais les danseurs, quelle que soit la musique, par manque de place mais aussi par volonté délibérée, se contentent de tourner en rond en restant bien collés les uns aux autres, pour jouir du contact du nouveau partenaire, pour savourer son odeur, pour goûter sa saveur. Les clochards, emballés par l’ambiance festive, proposent gentiment à la ronde un petit coup de pinard, et ils tendent généreusement leurs litrons à qui en veut. Des danseurs assoiffés acceptent de quitter un instant leurs partenaires afin de boire quelques gouttes de ce vin acide, puis ils font circuler la bouteille pour se remettre à danser. Si les partenaires qu’ils ont lâchés quelques secondes avant ont disparu dans la foule, ou ont rejoint d’autres bras, ils ne sont pas vexés, ils enlacent les premières proies disponibles, et ils reprennent leur danse langoureuse en serrant fermement ces nouveaux corps accueillants.

Des pétards éclatent au loin. Quelques personnes se mettent à chanter en couvrant le son de l’orchestre. Tout le monde semble avoir oublié la raison de cette fête dans ce lieu habituellement si sinistre. Qui se souvient de l’incident ? Où est partie l’équipe de secours ? A-t-on emmené le blessé ou le mort ? Plutôt que de penser à des choses si tristes, la foule préfère s’amuser, il sera toujours temps plus tard de se rappeler les soucis. D’ailleurs, quel bonheur de ne plus penser à rien et de se laisser aller ! Ne plus penser aux épouses, aux époux, aux enfants, aux parents malades, au travail, aux problèmes de fin de mois difficile, d’emprunts impossibles à rembourser, d’augmentation de salaire refusée. Tout ça, pour l’instant, c’est oublié. Vive la fête ! Tout le monde doit en profiter, tout le monde danse avec tout le monde, sans distinction de rang social ou de race, sans distinction d’âge, les infirmes avec les valides, les clochards avec les bon chic bon genre, les vieux avec les jeunes, les propres avec les crades, tous se pelotent et se bécotent. Les moins hardis sont partis se cacher dans les recoins sombres d’où de légers gémissements s’échappent de temps en temps. Les plus dévergondés ont trouvé assez de place pour s’étendre sur les bancs du quai ou dans les wagons, et finalement l’un sur l’autre ils occupent assez peu de place, surtout quand un troisième vient se joindre à eux.

La réserve de vin des clochards devait être assez conséquente, les voyageurs ont en effet atteint un niveau d’ivresse avancée. Sur ce quai, il n’y a plus d’inhibition, plus de timidité. Les  « s’il vous plaît », les « permettez-moi », les « excusez-moi » ne sont plus nécessaires. Ici, à cet instant, tout est possible, il est devenu inutile de demander puisqu’il n’y a plus de refus, tout le monde est disponible pour tout le monde, tout le monde s’offre et il suffit de se servir, autant de fois qu’on veut, tant qu’on peut. D’ailleurs, les voyageurs ont presque tous retiré leurs vêtements et, serrés les uns contre les autres, ils dansent nus, leurs regards brillants exprimant une jouissance indicible. Quelques-uns se taisent, préférant l’extase silencieuse à l’extase bruyante, d’autres au contraire ne peuvent pas s’empêcher de parler à qui veut les entendre, car c’est leur manière de se comporter quand ils sont heureux, et même s’ils savent que personne ne les écoute, ils parlent tout de même fort pour couvrir le joyeux brouhaha et s’entendre eux-mêmes, et aussi un peu pour se prouver que tout cela est bien réel et qu’ils ne sont pas en train de rêver. Le bruit de la fête est devenu si assourdissant qu’on entend à peine la musique, ce dont personne ne se soucie, la joie est à son comble, et ce n’est pas l’absence de musique qui va empêcher la foule de danser et de rire et de jouir.

Insensiblement, la danse a changé, elle ne ressemble plus vraiment à une danse, elle est devenue une espèce de parade nuptiale débridée destinée à séduire le maximum de partenaires. Elle permet à chacun de montrer au grand jour ses attributs habituellement cachés et de convaincre ainsi les autres que l’on dispose des atouts les plus dynamiques à défaut d’être les plus volumineux. Au cours de cette parade, les couples se font et se défont à un rythme effréné, ne laissant personne indifférent ou insatisfait. Les corps s’enlacent, se chevauchent, les bouches se remplissent, les langues s’activent, les mains malaxent inlassablement des chairs. Nul ne sait qui fait quoi au sein de ce capharnaüm indescriptible, mais personne ne s’en inquiète, tout est permis, il n’y a plus d’interdits, c’est devenu un espace de liberté infinie.

Tout à coup, couvrant les gémissements, un coup de sifflet strident retentit. C’est ce genre de sifflet dont le bruit est bien connu de tous, il provoque habituellement de la crainte chez les braves gens, presque de la terreur quand ils l’entendent juste après avoir grillé un feu rouge ou traversé une ligne blanche. Instantanément, le brouhaha cesse, la foule n’ose plus parler, la grande masse de corps nus entassés les uns sur les autres s’est immobilisée dans l’attente de ce qui va suivre. Ils ont peut-être l’impression de se réveiller et, abrutis par le vin et la fête, ils se demandent ce qu’ils faisaient deux minutes avant, dans des positions pour le moins étranges : ils sont nus, avec une multitude de partenaires de tous sexes et de tous âges sur eux et sous eux, lesquels partenaires étant aussi dénudés qu’eux. Ils se regardent les uns et les autres, et ils se rendent compte qu’ils n’ont même pas l’excuse d’être dans des positions équivoques ; la situation est en effet sans ambiguïté, même si nul ne se souvient des enchaînements d’évènements qui les ont mis dans un tel état.

Après un deuxième coup de sifflet rageur, une épaisse fumée suffocante se répand sur le quai, elle irrite les yeux et la gorge. Les pauvres malheureux piégés dans cet endroit clos se mettent à pleurer et à tousser. Ils sont terrorisés, ils ne savent pas ce qui se passe, ils ne sont pas habitués aux luttes sociales et aux manifestations qui dégénèrent en émeute, alors ils n’ont aucune idée de la suite des évènements. Qui a envoyé ces gaz lacrymogènes ? Quel mal faisaient-ils pour qu’on les traite ainsi, comme des délinquants ? Va-t-on leur tirer dessus avec des balles en caoutchouc ? Avec des balles réelles ? Va-t-on leur envoyer les canons à eau qu’ils ont vus à la télévision ? Vont-ils être chargés par des hommes féroces équipés de masques, de boucliers et de matraques ? En fait, ils n’ont guère envie d’attendre la suite. Dès qu’ils ont retrouvé un peu de leur énergie, comme si un signal de départ venait d’être donné, ils se précipitent sur les premiers vêtements qui leur tombent sous la main, sales ou propres, déchirés ou intacts, pantalons, robes, soutiens-gorge, porte-jarretelles, culottes ou caleçons, tout est bon pour couvrir leur nudité et se protéger du froid. L’essentiel est de s’enfuir au plus vite de cet enfer où des gaz pestilentiels leur arrachent toutes les larmes du corps et leur brûlent la gorge et les poumons.

Ils fuient en direction de tous les couloirs de sortie. Les policiers s’étaient installés devant une de ces sorties, croyant naïvement que cette foule, composée de gens dépravés mais finalement inoffensifs, les contournerait gentiment et en bon ordre. Larges comme des montagnes, solides comme des rocs, protégés par des boucliers et armés de matraques, ils pensaient être suffisamment intimidants pour que personne n’ose toucher à aucun de leurs cheveux. Malheureusement, ils n’ont pas prévu la puissance et l’impétuosité de cette foule compacte, et ils se retrouvent soudainement sur le trajet de cette marée humaine qui, même si elle l’avait voulu, n’aurait pas pu les éviter. Alors les policiers, costauds et bardés de leurs puissantes armes de combat, prêts à écraser les foules les plus déchaînées, ont payé leur grave erreur de jugement, ils ont eu la malchance de se trouver au mauvais endroit et au mauvais moment, et ces glorieux tortionnaires, ces garants de la sécurité et des biens des plus riches, sont violemment bousculés par une multitude de pauvres sans défense. Ils tombent, puis ils essaient de se relever, puis ils retombent lourdement, et ils sont finalement piétinés, éventrés, démembrés, réduits en une bouillie infâme et puante. Quant à la foule, elle s’enfuie sans attendre, sans s’attarder devant ces flaques écarlates qui recouvrent le sol et le rendent glissants. Ils sont enfin libres et ils ont hâte d’aller respirer le bon air pur de la ville.

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Le lendemain matin, tous les journaux remplissaient leurs unes avec les évènements qui s’étaient produits la veille dans une station de RER, où habituellement il ne se passe rien, à part quelques agressions ou actes de vandalisme qui ne méritent guère que de minuscules entrefilets en avant-dernière page, lesquels entrefilets ne sont lus que par les insomniaques et les oisifs. Ce jour-là, les titres étaient, selon les journaux, du genre « La vengeance de la horde sauvage » ou « Règlements de comptes en sous-sol » ou « La charge de la canaille ouvrière ». Les journalistes ne parlèrent guère de ce qui s’était passé avant l’intervention de la police, peut-être parce qu’ils n’avaient pas réussi à se procurer les photos pour illustrer leurs articles. Par contre, ils s’attardèrent longuement sur la ruée populaire en direction des forces de l’ordre après que celles-ci aient bombardé le quai avec leurs gaz lacrymogènes. On avait dénombré 25 policiers morts en service. Sur l’un des journaux, les photos de chacune des victimes, prises avant l’assaut de la foule, et donc lorsque leurs visages avaient encore une apparence humaine, occupaient toute la moitié inférieure de la première page.

Le préfet de police fut sévèrement réprimandé puis limogé pour avoir autorisé les policiers à faire usage de gaz délétères sur une foule sans défense qui n’était coupable finalement que d’avoir voulu passer le temps de la manière la plus agréable possible.

Dans les semaines qui suivirent, un journal publia une série d’articles sur ces évènements. Les journalistes avaient enquêté afin de retrouver la trace des gens ayant fait partie de cette foule innocemment meurtrière. Nul ne sait comment ils y étaient parvenus, mais les journalistes avaient découvert que ces gens n’étaient jamais rentrés chez eux, ni ce soir-là, ni les jours suivants. En fait, d’après eux, ils avaient disparu, comme s’ils s’étaient volatilisés, et ils faisaient partie de ces milliers d’individus qui, chaque année, d’après les statistiques policières, ne donnent plus signe de vie et ne laissent aucune trace ou indice pour les retrouver. Dans leur conclusion, les journalistes essayaient de démontrer fort judicieusement, mais malheureusement sans apporter la moindre preuve, que la police n’était pas étrangère à ces disparitions. Ce serait, selon eux, une sorte de vengeance du corps solidaire de la police. Et finalement, les journalistes ne reprochaient rien aux policiers, ils admettaient que l’élimination de 1000 ou 2000 personnes ordinaires (c’est-à-dire sans star du show-biz, ni homme politique, ni footballeur, ni journaliste), pour venger les 25 policiers décédés, était indiscutablement une bonne chose, la proportion de 80 individus standard pour un policier étant raisonnable.

Bien sûr, je n’ai pas la prétention d’être ni plus intelligent ni plus compétent que ces journalistes. Mais comme, après tout, je ne suis pas plus bête qu’eux, je vais vous confier mon hypothèse personnelle pour expliquer ces disparitions.

Je vais commencer par une question : avez-vous compris la logique de l’architecture d’une station de RER ? Non ? C’est normal, il n’y en a pas. Ces stations n’ont pas été conçues par des humains mais par un programme informatique spécial qui avait pour mission de générer automatiquement des couloirs et des escaliers. Les humains se sont contentés de définir l’emplacement des rails et des quais, et ils ont fait en sorte qu’au moins un des couloirs aboutisse aux quais. Tout le reste a été fait par le générateur automatique de couloirs et d’escaliers. Et, pour corser la chose, le programme n’a pas été conçu afin d’obtenir un résultat optimisé et fonctionnel. Bien au contraire, il a été créé dans le but d’établir les plans les plus tordus possibles. Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple, me direz-vous ? Le but est, à mon avis, purement mercantile. Réfléchissez : plus il y a de couloirs et d’escaliers, plus la construction coûte cher, et plus les entreprises de travaux publics gagnent des sous. Alors, pourquoi celles-ci se priveraient-elles de cette aubaine ?

Regardez bien une de ces stations, Magenta, elle est typique : tout y est gris, sombre, comme si les architectes n’avaient pas disposé d’un budget suffisant pour terminer les travaux d’embellissement et qu’ils avaient tout laissé en l’état après avoir coulé le béton. En fait, je les soupçonne d’avoir dépensé tout le budget qui leur était alloué à construire des escaliers et des couloirs inutiles. Et ils n’ont pas raté leur coup : il y en a partout, qui vont dans tous les sens, vers le haut, vers le bas, à droite, à gauche. C’est en voyant cette profusion que j’ai commencé à douter de l’utilité de tous ces escaliers et couloirs. Je pense que si on est patient et méticuleux, et si on décide de les suivre tous, un par un, en les numérotant pour ne pas se tromper, on en découvrirait beaucoup qui ne mènent nulle part, ou qui aboutissent à un autre escalier qui se dirige dans le sens inverse et qui ramène donc au point de départ.

Il est possible aussi que certains de ces escaliers se perdent dans des méandres indéfinissables. Si on est un rêveur, on peut imaginer que, peut-être, l’un d’entre eux, un escalier unique, un couloir exceptionnel, sûrement très difficile à découvrir car il est caché dans les labyrinthiques replis escaliérifères de la station, aboutisse à un passage secret menant vers une autre dimension.

Vous comprenez maintenant où je veux en venir quand je prétends savoir la raison de la disparition de notre foule. Je suis sûr que ce jour-là, c’était un jour de chance pour ces gens. Après s’être donné du bon temps, en voulant s’échapper précipitamment de la station, ils se sont égarés dans les couloirs et les escaliers, et alors, par le plus grand des hasards, ils ont découvert ce passage secret qu’ils ont franchi, et ils se trouvent en ce moment dans un autre monde.

Ma seule crainte, c’est que ce passage secret ait été bâclé, les constructeurs de la station ayant été à bout de ressources au moment de le construire. Et dans ce cas, les pauvres gens qui l’ont emprunté se sont retrouvés... autre part ou nulle part ou partout ou n’importe où.


Les escaliers du RER

 


Le 4 mars 2006.

Fabrice Guyot.