Modélisation et activité mathématique

Extraits du livre de Grigori TOMSKI, Fonctions et modélisation mathématique, Editions du JIPTO, 2005 

 

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 © Editions du JIPTO

Nicola Bouleau souligne dans son livre Philosophie des mathématiques et de la modélisation (L’Harmattan, 1999, p. 14) que l’art de la modélisation, ses enjeux, ses méthodes se comprennent grâce à des exemples. Nous avons commencé à étudier les exemples des modèles mathématiques des JIP et nous pouvons maintenant aborder les discussions sur la modélisation.
Notons d’abord que l’utilisation trop large du terme « activité mathématique » est une des causes principales des difficultés conceptuelles en mathématiques pour les élèves. Citons Stella Baruk : « Mais ni le berger qui compte les bêtes d’un troupeau, ni le paysan qui s’assure que la grandeur d’un terrain permettra une récolte suffisante ne préparent la théorie des nombres ou celle des polygones réguliers ; pas plus que le commerçant qui enregistre un bénéfice ou un déficit, ou le propriétaire qui vérifie qu’il n’est pas lésé par un remembrement, ne font d’algèbre et de géométrie…
Pour désigner l’ensemble très complexe de ce processus mettant en jeu la quantité, les formes et les modes qui leur sont liés d’argumentation et de décision, on manque, au moins, d’un mot. Peut-être est-il alors possible d’en forger provisoirement un, en attendant mieux : avec praxis, « pratique des affaires », « action » - dont la racine prag -, du grec « faire », a donné pragmatique, pratique - , et le suffixe – métrie qui renvoie à l’idée de mesure, on obtient praximétrie. » (S.Baruk, Dictionnaire de mathématiques élémentaires, 1992, p. 691).
Baruk se demande ensuite : « Que serait donc la mathématique ? » et répond à cette question de la façon suivante :
« D’abord, un tout autre rapport au temps : si les pratiques praximétriques répondent dans l’immédiat à des nécessités de survivre, de vivre ou de bien vivre, on pourrait dire que par les mathématiques les mathématiciens travaillent à se survivre. A quoi il pourrait être opposé qu’elles ne se distinguent donc en rien des arts ou de la poésie, auxquels il arrive d’ailleurs souvent qu’elles soient comparées. Elles s’en distinguent par le choix de leurs objets, qui sont des idées à la permanence assurée …
Les mathématiques : des idées à partir desquelles pourront être obtenues d’autres idées, par l’exercice de la pensée ; soit, dira-t-on, mais les mathématiques ne se distinguent en rien, alors, de la philosophie. Eh bien si, les objets, toujours ; et la possibilité qu’ils donnent de produire des énoncés éternellement et universellement vrais, et de prouver la vérité de nouveaux énoncés entraînés par la considération de ceux déjà produits, les preuves ne devant emprunter aux formes de discussion ou d’argumentation que ce qu’elles auront de permanent dans le temps et l’espace. » (Ibid, p. 694).
Baruk souligne que les praximétries « sont préoccupations d’adultes ou carrément un métier. Artificiellement assimilées à des mathématiques, elles constituent une entrave à la pensée et faussent, parfois à jamais, la relation qu’un enfant aura à la fois à l’un et l’autre champ d’activités. » (Ibid, p. 701).
Pour de nombreux spécialistes des sciences de l’éducation dont la pensée était faussée « parfois à jamais » les praximétries sont une partie des mathématiques. L’art de calculer est ainsi trop souvent confondu avec l’arithmétique. Pourtant les Grecs, il y a 2400 ans, les désignaient déjà par deux mots différents : logistique pour l’art de calculer et arithmétique pour la science des nombres. Jean Dieudonné note : « D’abord, avant 1700 environ, personne n’aurait jamais osé soutenir cette croyance un peu stupide que seule la technique est à l’origine des mathématiques. Les Grecs étaient exactement de l’avis opposé. Des textes de Platon et d’Archimède foudroient de mépris les malheureux qui font servir les mathématiques à des viles besognes de calcul ou de mesure. Archimède lui-même dit – c’est Plutarque qui le rapporte – qu’il était honteux des fameuses machines qu’il avait construites pour le siège de Syracuse, qu’il n’aurait jamais osé y consacrer un article parce que c’était de l’application et qu’il méprisait profondément ceux qui étaient assez vils pour s’occuper de choses pareilles. Aucun doute donc : l’idée que les mathématiques proviennent de besoins techniques est extrêmement récente et – comme je vous l’ai dit – tout à fait fausse. » (J. Dieudonné, « Mathématiques vides et mathématiques significatives » // Penser les mathématiques, Seuil, 1982, p. 23).
Bien sûr, Dieudonné ne nie pas que les problèmes issus du monde réel stimulent le développement des mathématiques, il souligne seulement qu’une partie importante des problèmes mathématiques sont « les problèmes de pure curiosité, les devinettes » (Ibid, p. 24). Baruk note : « L’art de l’ingénieur aujourd’hui est typiquement une praximétrie sophistiquée qui s’est approprié des outils de calcul qui lui ont été fournis par les mathématiques ou qu’elle y a suscités » (S.Baruk, Dictionnaire de mathématiques élémentaires, 1992, p. 693).
Afin de préciser la notion de la modélisation citons l’article de Nicolas Bouleau « Sur le rôle des mathématiques dans la société d’aujourd’hui », publié sur Internet :
« Les décisions publiques et privées se prennent dans des situations complexes où non seulement les points de vue, intérêts, systèmes de valeurs, divergent et s’affrontent, mais où leur expression fait intervenir des savoirs techniques. La modélisation comme outil de représentation, d’analyse et de prospective devient une langue interdisciplinaire de plus en plus importante...
Distinguons en premier lieu modèle et modélisation. Le terme de modèle est arrivé en français de l’italien à la Renaissance. Il désignait originellement celui ou celle qui pose dans l’atelier du peintre ou du sculpteur ainsi que les maquettes de bois accompagnant les plans pour faciliter la conduite des chantiers des édifices délicats tels qu’en sont conservés pour le dôme de Florence de Brunelleschi. Puis le mot s’est vu associer l’idée d’exemplarité, petites filles modèles, ouvriers modèles, etc. Dans la science cependant, il prit le sens particulier de schéma simple qui fait comprendre, proche du paradigme de Kuhn, modèles de l’atome, modèle d’Ehrenfest, puis, la simplicité étant finalement affaire relative, modèle standard en physique quantique, etc.
Par modélisation nous entendrons quelque chose d’assez différent : la construction d’une représentation pour l’action et la décision qui n’utilise pas uniquement le langage ordinaire. C’est donc très général, et ce n’est pas lié à une démarche scientifique nécessairement. Nous avons à l’esprit typiquement les dossiers que réalisent les ingénieurs qui, le plus souvent, ne disposent pas d’une théorie générale comme cadre de leur action...
Par le simple fait que la modélisation utilise en plus du langage ordinaire des symboles issus directement ou indirectement des sciences, les mathématiques y jouent un rôle fondamental : elles sont le lieu de pensée où l’on peut évaluer que deux modélisations reviennent au même, ou sont un cas particulier l’une de l’autre, etc. L’analyse sémantique de la modélisation relève des mathématiques pour une part importante, souvent cruciale...
Est-il possible dès le secondaire d’aborder ne serait-ce que comme sensibilisation le domaine de la modélisation ? Même si son niveau naturel est celui des filières scientifiques du supérieur, elle est un tel enjeu de société qu’il est important de familiariser les élèves à l’idée de représenter grâce à des outils mathématiques et à communiquer avec ces représentations. »
Ce livre, basé presque exclusivement sur la notion de fonction, destiné à montrer qu’on peut aborder le domaine de la modélisation dès le secondaire.
La modélisation qui « consiste à représenter, grâce aux symbolismes mathématisés des sciences et des sciences de l'ingénieur (qui en sont des versions simplifiées utiles) des situations rencontrées dans l'industrie, en économie ou dans les questions d'environnement et de les calculer pour en dégager des propriétés ou en prévoir l'évolution, grâce à des procédures algorithmiques » (N. Bouleau, Philosophie des mathématiques et de la modélisation, L’Harmattan, 1999, p. 14) est souvent, dans la terminologie de Baruk, une praximétrie sophistiquée. Dans ce livre nous étudions les modèles mathématiques qui represent et décrivent des situations réelles dans la langue mathématique à l’aide des objets mathématiques : fonctions, équations, ensembles, objets géométriques, etc.
Jean Dieudonné écrit :
« Il y a toute une partie importante des mathématiques, qui a pris naissance pour fournir des modèles aux autres sciences, et il n’est pas question de la minimiser. Mais elles ne constituent certainement pas plus de 30 à 40 % de l’ensemble des mathématiques contemporaines, comme fi est facile de s’en rendre compte en parcourant la publication mensuelle Mathematical Reviews, qui donne des analyses sommaires de tout ce qui se publie en mathématiques et dans les plus importantes de leurs applications. » ( J. Dieudonné, Pour l’honneur de l’esprit humain : les mathématiques aujourd’hui, Hachette, 1987, p. 39 ).
Mais il souligne que la raison principale qui pousse un mathématicien à faire de la recherche, c’est la curiosité intellectuelle, l’attrait des énigmes, le besoin de connaître la vérité.
Henri Poncaré explique l’importance des recherches purement mathématiques dans les termes suivants :
« Sans doute il arrive quelquefois que le mathématicien aborde un problème pour satisfaire à un besoin de la physique ; que le physicien ou l’ingénieur lui demandent de calculer un nombre en vue d’une application. Dira-t-on que, nous autres géomètres, nous devons nous borner à attendre les commandes, et, au lieu de cultiver notre science pour notre plaisir, n’avoir d’autre souci que de nous accommoder au goût de la clientèle ? Si les mathématiques n’ont d’autre objet que de venir en aide à ceux qui étudient la nature, c’est de ces derniers que nous devons attendre le mot d’ordre. Cette façon de voir est-elle légitime ? Certainement non ; si nous n’avions pas cultivé les sciences exactes pour elles-mêmes, nous n’aurions pas créé l’instrument mathématique, et le jour où serait venu le mot d’ordre du physicien, nous aurions été désarmés. » (H. Poincaré, Science et méthode, Editions Kimé, 1999, p. 26 ).
En effet, les mathématiciens professionnels s’occupent des problèmes mathématiques et dans ce sens les mathématiques sont l’art et la science de construction et de résolution des problèmes. Les problèmes mathématiques ont une double origine : d’une part, problèmes issus de la pratique humaine et des recherches sur le monde réel, de l’autre, les problèmes de pure curiosité.
Les problèmes issus de la pratique sont posés au mathématicien le plus souvent par les scientifiques (physiciens, économistes, biologistes, etc.) et les spécialistes de l’industrie ou d’un autre domaine d’activité humaine. Ces problèmes alors sont formulés le plus souvent dans des termes non mathématiques et la première étape consiste à la mathématisation de ces problèmes, c’est-à-dire de la construction d’un ou plusieurs modèles mathématiques des processus étudiés.
Les activités mathématiques commencent après la construction des modèles mathématiques de base car les objets de l’activité mathématique doivent être évidemment des objets mathématiques abstraits, des idéalités.
Ces activités comprennent : l’étude des propriétés des modèles construits, la modélisation mathématique des solutions, la démonstration de l’existence des solutions proposées, la recherche des algorithmes numériques ou géométriques, si c’est possible, des expressions analytiques pour ces solutions, l’étude des solutions approximatives et de leur convergence satisfaisante vers les solutions exactes, etc.
Une partie des mathématiques, consacrée à l’étude des modèles de problèmes issus de la réalité, est appelée les mathématiques appliquées. Soulignons que la construction d’un modèle mathématique de base, par exemple, d’un modèle JIPTO mathématique, consiste à la création des objets mathématiques. Avec cette matière première, le mathématicien crée les autres objets mathématiques, définit les solutions (stratégies optimales), il construit ainsi son modèle mathématique qui sera l’objet de ses activités mathématiques.
Ainsi la construction d’un modèle mathématique, après l’étape initiale de mathématisation, qui consiste à l’idéalisation des notions de base, est une activité purement mathématique. Cette construction des modèles mathématiques de processus réels frappe les non spécialistes par la complexité et la longueur des définitions mathématiques des éléments de ces modèles, certaines définitions prennent plusieurs pages de textes.
Après le mathématicien commence l’étude de son modèle, formule les théorèmes d’existence, de convergence des approximations, etc. Après plusieurs mois de travail, il trouve parfois que les solutions voulues n’existent pas. Il recommence ses efforts en utilisant d’autres concepts mathématiques inspirés par les réalités étudiées, ou bien, il renonce à continuer sa recherche. Même dans le cas d’existence des solutions, le mathématicien doit effectuer des efforts considérables avant de trouver une solution ou une méthode numérique. On ne les trouve très souvent que dans les cas particuliers, plus faciles à analyser.
Il existe aujourd’hui, sous l’influence de l’industrie des ordinateurs, la croyance qu’aucune partie du réel n’échappe à la modélisation mathématique. Cette croyance est renforcée par la confusion généralisée des activités mathématiques avec tous les cas de traitement statistique et de calcul numérique.
Passons aux problèmes de deuxième type, sans rapport direct avec la réalité. Ce sont les Grecs qui ont commencé il y a 2500 ans à se poser des problèmes dont il est impossible d’assigner les éventuelles origines pratiques :
« De véritables problèmes de mathématiques étaient ainsi lancés comme des défis, problèmes qui se révéleront souvent par la suite comme les points de départ de futures théories mathématiques. Citons le problème de la duplication du cube, proposé par l’oracle d’Apollon (à Délos ou à Chios, selon les versions), résolu successivement, d’une manière différente à chaque fois, par Ménechme (IV siècle av. J.-C.), Nicomède et Dioclées (II siècle av. J.-C.), puis, plus tard, par Descartes (XVII siècle).
Les Anciens avaient également le goût des paradoxes, qui exerçaient alors une véritable fascination. Un exemple célèbre est le paradoxe d’Achille et de la tortue, dont une autre version est celui de la flèche de Zénon d’Elée, qui n’atteint jamais son but. » (M. Criton, Les jeux mathématiques, Paris, PUF, 1997, p.17).
Les problèmes mathématiques, sans rapport direct avec la réalité, se perpétuent dans les branches des mathématiques actuelles telles que la théorie des nombres, la combinatoire, la théorie des groupes.
Ces deux types de problèmes ne sont que le fondement de l’édifice mathématique. La solution de certains problèmes engendrent des méthodes qui peuvent servir à résoudre les autres problèmes. On commence alors à raffiner, améliorer et diversifier ces méthodes.
Il arrive rarement que la solution d’un problème engendre des idées nouvelles qui dépassent de façon incommensurable le problème qui leur a donné naissance. Ces idées révèlent des possibilités complètement insoupçonnées et ouvrent la voie à des applications tout aussi insoupçonnées. Dieudonné explique :
« alors qu’il y a des milliers de problèmes de ce genre, je ne sais pas si on arriverait à en trouver une douzaine qui aient donné naissance à des théories aussi grandioses, aussi fondamentales et aussi profondes … Donc c’est vraiment l’exception et non la règle.
Que se passe-t-il ensuite ? Eh bien, il faut un temps énorme, un ou deux siècles en général, pour débrouiller toutes les idées et mettre sous une forme assimilable par tout le monde ce que les génies ont vu très en avance sur leur temps … Puis, progressivement, on réussit à saisir ce que les génies avaient voulu dire et, quand on arrive à assimiler leurs idées, à les enseigner et à les utiliser partout, c’est qu’on est vraiment entré au paradis. Toutefois, ce paradis évolue encore pour engendrer ce qu’on appelle les structures … Si l’on veut savoir utiliser tout ce que l’étude des grands problèmes révèle, il est indispensable d’étudier ces structures et d’apprendre à les manier de mieux en mieux, ce qui entraîne, inévitablement, une abstraction grandissante. » (J. Dieudonné, «Mathématiques vides et mathématiques significatives», Penser les mathématiques, Editions du Seuil, 1982, p.30).
Les choses ne s’arrêtent pas là : on modifie les axiomes des théories créées et produit ainsi de nouvelles théories par la pure curiosité intellectuelle.

En résumé, les activités mathématiques supposent que les objets de ces activités sont des objets mathématiques, qui sont créés par la mathématisation de la réalité étudiée ou ce sont des objets mathématiques préexistants. Dans le cadre de ces activités un mathématicien peut réfléchir, effectuer les raisonnements logiques et parfois même calculer.
Sans objets mathématiques idéaux on ne peut pas parler de « situations mathématiques » et de la « production de la connaissance mathématique ». Ainsi, nous ne pouvons admettre qu’avec une très grande réserve l’existence des « connaissances mathématiques quotidiennes » par opposition aux « connaissances mathématiques scientifiques », car il s’agit de choses absolument incomparables et incommensurables.