Sous le vent, près du port, dans la foule, la litière est immobile et cependant, sous le vent, celui de la foule s’il prête l’oreille malgré le vent il peut entendre, comme il entend le vent, et s’il écoute, voici ce qu’il entend :
 
je perds Alexandrie
je perds Alexandrie
Je perds Alexandrie
Je vais mourir ô mon amour
Je vais mourir
Ô mon amour
Ce matin cette fausse bataille ce matin
Ce matin du haut du palais Lochias et dieux ! la mer est dans mon dos comme un manteau noir soumis au vent j’ai regardé Alexandrie
Couchée à mes pieds telle une image merveilleuse telle un tapis et l’on s’y vautre l’on s’y roule et sous les doigts la mèche rêche et colorée et si douce pourtant : ce matin Alexandrie
Je vais mourir Alexandrie je vais mourir ô mon amour je vais te perdre
Je
vais
te
perdre !
Les rues d’Alexandrie ce matin vides les rues pleines de vent et le vent sèche la bouche il fait la bouche amère
Les mille toits et les palais les jardins les collines les temples : là-bas un jardin comme une pierre bleue je tends la main et je le saisis là-bas une chose bleue je tends la main et je m’en réjouis
Les arbres comme des piques des flèches tombées du ciel : elles vibrent !
Et la musique du désert
Et les torches publiques malgré le vent les rues les places les cours intérieures les murs les fenêtres les portes le torchis fragile et dans le désert ah ! dans le désert écoute Antoine ! le souffle secret de l’Asie !
L’empire si vaste que la mort et plus riche même qu’elle
Le Maréotis aussi comme un bouclier avant le combat il tremble oint d’huile et il brille oint d’huile parmi les anémones
Et je vais mourir
M’as-tu trahi
Je vais mourir
Je t’ai perdue
M’as-tu trahi
Égypte Oh !
Égypte
est
morte Égypte est morte et je perds Alexandrie
Je te perds je t’ai perdue ma précieuse ma catin mon charme sans recours
Or vois ! je ne puis plus ouvrir les yeux : à l’heure de mourir je ne puis plus ouvrir les yeux je vais mourir
Ce matin les remparts si rouges et les roseaux là-bas le vent les plie et le vent y chante
Tu m’as trahi
Tu m’as trahi et tu es morte
Égypte !
Égypte je meurs !
Égypte mon amour
Ce matin : je perds
Je me souviens te souviens-tu Leucé Comé
Leucé Comé te souviens-tu la ville est blanche et je t’attends te souviens-tu
Je perds
Te souviens-tu la ville est blanche et je t’attends et il pleut
Te souviens-tu la barque d’or sur le Cydnus et notre pêche pour l’empire et les poissons que tu promis
Leucé Comé Égypte est morte ce matin mourir d’amour est difficile à moins qu’on ait trahi peut-être
Te souviens-tu : je vais mourir
Oh ce bruit d’eau cette cataracte que j’entends est-ce le Styx
Comme un fleuve de voix mais la tienne
Ô Cléopâtre
M’as tu aimé ce matin m’as-tu trahi m’as tu aimé ce matin ô Cléopâtre
Je vais mourir mon amour
Je vais te perdre
Comme je perds Alexandrie
Je perds Alexandrie
Je perds Alexandrie

Trois brèves légendes: première brève légende - 6