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- Cela a duré longtemps.
- La peur a duré longtemps.
- Et, plus longtemps encore, cela qui se tient dans l’au-delà de la
peur et dont la peur se nourrit et engraisse et grossit et s’affaisse,
dura.
- Or, sache, je devins le Roi de ma peur.
- Or, encore, sache : je devins le suzerain incontesté du
royaume de ma peur. Dans l’odeur immense du cadavre d’âne, sous
le dais de cette puanteur où les mouches forment grelots et franges
sombres tintinnabulantes, je tiens cour. A mes pieds passe le cortège
de la nuit, passent ses fifres, ses buccins, passent ses esclaves
musiciens liant aux arbres torturés l’aile des lyres éoliennes,
passent ses pages et ses aides de camp, et ses armées passent, et ses
écoles de prêtrise avec ses écoles de traîtrises, passent ses
formes et ses forces, passent ses monstres et ses masques – et je
tiens cour. Jalousement, et dans l’irritation et l’arbitraire, je
tiens cour et mon règne n’est par nul discuté, mon règne jaloux
et méchant, mon règne de tortures et de crabes, mon règne
immémorial sur le trône de la nuit.
- Chaque jour, et chaque nuit : dans le cœur même du jour,
je tiens cour et le jour se soumet à moi, son genou dans la
poussière et mon pied sur sa nuque, avec le bruit de ma peur et celui
de la source pour chambellans opinant de la tête à la soumission et
de la soumission prenant inscription sur le grand livre des annales de
mon règne.
- Parfois, il pleut : mais la pluie encore a part à mon
règne. La pluie d’ici, elle est colère épouvantable. Elle
établit la nuit dans le cœur du jour et elle y imprime ses talons.
Elle saisit le jour, elle le piétine, elle le foule et le pétrit et
elle en tire le jus mauve de la nuit noire. Sous la pluie, sous son
poids, ce qui est n’est que sa peur dans l’odeur écœurée de la
sueur, et les grands arbres crient, les herbes crient dans le
hurlement du silence outré.
- La pluie, ici, elle ne lave rien : elle arrache.
- La pluie, ici, elle ne lave rien : elle extirpe et
éviscère et elle éventre.
- Puis elle secoue son mufle et elle hennit. Sur toutes choses, elle
fait passer le vent fou de son hennissement. Et j’ai vu les arbres
hurler sous la pluie, et les herbes hurler, et les roches avec les
hôtes des arbres, des herbes et des roches, et ceux du ciel
également, les intimes du soleil et du vent : la même
peur, la même horreur venue de la nuit, venue des dangers de la nuit,
des yeux écarquillés qui guettent la moindre faiblesse, le premier
faux-pas – le même arrachement hurlant.
- Je suis Roi : la pluie a couleur de ma peur, elle est ivre
autant que la nuit, et brillante plus que le soleil, et mauvaise plus
qu’un fauve mauvais, et ouverte également, plus que toute gueule
ouverte prête à mordre dans la crampe et la crispation des muscles
tendus.
- Chaque nuit, mon royaume s’étendait. Il gonflait, il enflait et
se tendait comme une hydropisie. Chaque nuit – et que sais-tu, toi,
de l’étendue et de son extension, toi qui ne connais que la façon
dont s’étendent, dans la capitale, les ombres sur les rues aux
arbres faux, et dans les chambres aux cœurs faux et aux draps blancs ?
et la façon encore dont tu étends ta vie entre le mât du juste et l’autre
mât de l’injustice où elle bave et rit et craque ainsi qu’une
lessive carrée dans sa propreté et sa propriété ? – mille
nouveaux sujets me prêtaient allégeance, et, de provinces, mille, et
de contrées et de fleuves et de saisons, mille et mille et mille
fois, et de collines, et de vergers, et de champs de bataille, de
grèves de gravier et d’autres de galets, mille fois plus encore, et
de déserts, et de charniers : mille, dans leur nouveauté
et leur étendue, dans leur soumission et leur adhésion et leur
assimilation. Comme tapis déployés d’un geste de l’épaule avec
celui de la main qui l’accompagne et vois ! le bleu ici avec le
vert lié, et le presque rose au rebord du presque or, et cette forme
complexe ici achevée en plusieurs formes simples de dessin simple,
avec le rouge aussi, et l’autre bleu plus bleu que bleu, et le
pourtour est de frange ou de galon. Comme –
- Chaque nuit, mille sujets nouveaux : mille ronces, mille
dragons, mille peurs enfantant des peurs.
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