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- De ma Reine, j’ai défait le vêtement, je l’ai fait glisser sur
le sol entre mes mains comme, à la fin de l’été, la graine s’extrait
de sa cosse et la voit sur le sol à ses pieds qui choit et rend son
office : le corps de ma souveraine est blanc, il se tient
dans sa blancheur ainsi qu’un rameau dans l’ombre se tient des
autres arbres : il est blanc dans la lumière du jour, et
empli d’ombres en paix, entre les cuisses, comme la nuit, et d’ombres
douces empli, entre les seins, comme la pluie.
- J’ai saisi les mains de ma Reine entre mes mains – deux arbres
inquiets dans le feu de mes mains –, j’ai saisi encore le visage
de ma Reine entre mes mains – source d’eau fraîche entre le feu
inquiet de mes mains –, j’ai conduit ma Reine vers ma couche, je l’ai
couchée sur ma couche, je me suis allongé près d’elle –, et mon
désir se tint entre ma Reine et moi tel un tambour, tel le bruit
vaste d’un tambour, et la faim d’un loup avec sa soif – et la
nuit de mon désir forma une fraîcheur dans le jour de la maison –,
mon désir entier brûlant mon corps entier comme une fête (ma main
ne tremble pas, l’une ni l’autre de mes mains ne tremblent, mais
mon corps frissonne), comme une retrouvaille, comme une bienvenue dans
le grésil des pépites de sel –, mon désir à forme de montagne
secrète.
- Alors (je veux, je sens, je brûle, je vis), alors – de la salive
un peu entre ses lèvres, et de la sueur sur son front et, entre ses
seins griffés d’épines, de la sueur encore, un peu – ma Reine s’est
endormie. J’aurais voulu qu’elle dît un mot, j’aurais voulu qu’elle
prodiguât un signe, qu’elle partageât ou me fît montre d’un
secret, et d’une familiarité avec d’autres secrets, et d’autres
secrètes voies à côté des voies que j’avais commencé de suivre,
j’aurais, d’elle, voulu un cri, un feulement, une griffe et une
morsure et comme, encore, une invitation ou une confirmation ou
seulement : un geste, dans sa pure négligence de geste
gratuit et son élan également. Mais ma Reine s’est endormie – et
l’exil, comme le jour après la nuit, s’est dissocié de moi.
- Ce que je sais, pourtant, le voici : le jour, ici, il te
trompe. Il t’offre l’ouvert, il t’offre son ciel immense ouvert,
mais il te trompe et te cloue et te crucifie dans la séparation et le
décompte et l’exactitude cadastrale en surplomb de leur forme d’ombre.
Dans le jour d’ici, l’ouvert se dérobe et tu te trouves à
toi-même dérobé et soumis seulement à la tyrannie de l’exclusion
de cela qui se prétend ouvert : or ce n’est point par la
souffrance dans son nombre exact et reconnu que tu accèdes, ni les
choses avec toi accèdent, mais peut-être par l’abondance et le
renversement. Ainsi que d’une table de la main d’ivrogne basculée
qui répand en criant ses jarres et ses plats et montre enfin sa panse
de bois brut entre ses quatre pattes immobiles : par le
renversement des signes et le basculement (et le tohu-bohu, encore, d’une
congrégation de tabourets hagards et offusqués). Et
encore : ce n’est point par la certitude que tu accèdes,
ni sa dérobation et ta crainte subséquente, et ton attachement
subséquent et plaintif à ce qui te fut ôté et arraché. Ce n’est
point par le lien et sa loi et son ombre. Tu es une
demeure : ouvre-toi. Y chante une
source : assoiffe-toi pour connaître ta soif. Affame-toi
pour connaître ta faim : alors la nuit monte et, dans l’accueil,
elle s’empare de toi. Puis la nuit monte et se retire de toi. Alors
tu es délégué : comme toutes choses autour de toi, tu es
délégué et tu sieds dans l’offrande : tu es, au pied du
trône d’offrir, assis et vautré peut-être ou peut-être accroupi
seulement ainsi qu’un fou, un bouffon, un contrefacteur comique qui
agite ses grelots et reçoit sur sa face l’éclat d’une grande
lumière et connaît dans son cœur autre éclat : reflet,
en son cœur, de la compassion et de son exclusion d’elle tissue de
son désir pour elle.
- Et ce que je sais, également, le voici : la Reine m’est
déléguée par la nuit. La Reine est souveraine de mon exil. Elle est
à mon côté postée par la montagne, que jamais je n’oublie l’exil,
que jamais je ne m’y installe et en tire certitude ou profit, jamais
n’en fasse paresse de riche repu de sa richesse. La Reine est là,
elle se tient là où elle est pour me rappeler que jamais je ne me
tiens (et rien jamais non plus ne se tient) à ma place, mais me tiens
toujours dans le poing, autour de moi serré et sur mon cœur serré,
de cela impossible qui nous point – le poing de l’être, avec sa
douceur et son terrible, avec sa chaleur également et ses phalanges
dures. Je te le dis, je te le lègue, ô toi qui sans le savoir m’écoute
(et ce bourdonnement, à tes oreilles, que tu ne parviens à chasser,
il est de cigale, peut-être, ou d’autre insecte sonore en gouttes
distillé au bord de ton oreille tandis que ton œil malgré toi
parcourt le ciel de la capitale et, non : non, ce n’est
pas l’été, mais l’étouffement, seulement, et simplement, de la
capitale sous son soleil monnayable et tarifé : or,
soudain, l’insecte dit mots que tu saisis et mots encore dont tu as
tressailli ainsi qu’au souvenir d’un ami on tressaille qui vous
fait signe du fond de sa mort et de son oubli : et tu
pénètres, avec l’instant qui t’entoure et te forme, tu
pénètres pour un instant dans le royaume impénétrable), et cela je
le fais ainsi qu’il est d’un ami le devoir, à la fin du jour de
vivre et dans l’incertitude de l’autre jour à venir et l’incertitude
encore de la dernière nuit venue et l’approche cependant de la mort
entre ses mâchoires grommelant son bruit d’oubli : nous
ne passons ni ne demeurons. Nous ne sommes instance de rien, ni
insistance de rien, mais ces laboureurs seulement du défaut dont ils
défaillent, ces êtres frustres, ces paysans de la terre vide vers le
désert de la terre courbés et penchés et comme : par la
sollicitude et l’intérêt attendri touchés et penchés dans leur
penchement même, courbés à l’oblique même de leur courbure dans
la tangente de la terre avec ce trop gros ciel au-dessus qui les avale
et leur agrippe les épaules à gros bouillons de lessive frustre et
à leurs épaules joint ce joug bleu inutile et désolant,
penchés !, avec, sous leurs pas et leurs houes et l’attirail
dérisoire de leur suprématie inquiète, toujours la terre seulement
croulante et friable et effritée et stérile. Nous sommes cela qui
toujours est tenu à l’écart, dans le repoussement et l’exclusion
et l’incertitude même qu’il y ait eu exclusion (peut-être tout
cela vient-il d’un malentendu ? peut-être trouverons-nous
manière de faire entendre nos raisons et nos questions – et nos
mots raclent le sol de notre âme comme nos galoches raclent le sol de
vivre et un très bas oiseau très las se plaint entre les herbes
fanées), nous sommes cela fastidieux qui est en rebord tenu d’un
domaine sans accès : or notre devoir est de maintenir l’instable : comme
l’oiseau qui, s’il ne chante, sa patte lâchera la branche, son
aile oubliera l’air, son poids l’attirera vers le poids du sol (et
seuls les obscurcis et les obscurs se rassurent à dire que, s’il
chante, c’est pour saluer cette baie de lueurs entre les feuilles
écrasant la pourpre de sa chair grenue de graines de splendeur, et
cette autre grappe de lumière encore dans le ciel, et cette senteur
qui macère et fermente entre les herbes à grands pas tout le jour
par le soleil foulées) et il mourra alors, jusque dans sa mort même
il sera par la mort dénié: mais et cependant, il chante, et l’impossible
même qu’est le chant s’ouvre alors dans sa gorge et par sa gorge
le monde se voit dans l’instable du chant tenu et maintenu et
balancé, garanti et posé à l’entre de ces deux dagues de corne
jaune où pointe une dure langue souillée de jus de graine. Or tu
diras : peut-être l’instable est-il une porte, et
peut-être gardons-nous le seuil pour la venue d’un Grand ou la
survenue d’une Puissance, mais je te dis : baisse ta
tête, et ta voix baisse, et tes yeux aussi, tiens-toi à ta seule
place, qui est celle de n’en avoir que le soupçon et le désir avec
l’angoisse et la quiétude qui accompagnent et forment suite
obédiente au désir, et celle de ne savoir pas, et celle de ne
présumer pas, dans l’amitié rétive des graviers et des mottes
effritées et des choses indéfinissables au sol chues. Car même l’humilité,
elle nous est offerte dans son refus : toute instance pour
nous se tient dans le refus et son opiniâtreté, le front entre les
mains et la bouche close. Or la Reine, sache, elle est mon danger,
elle est mon énigme, elle est ma torturante question sans
bord : je suis sur son bord, et dans ses eaux je baigne mes
mains et le reflet de ma face, je le baigne encore entre ses eaux et
les cailloux ronds de son lit – mais que reste-t-il, sur ce
bord-là, que me revient-il, sur ce bord où me voici, que l’éblouissement
du soleil plongé et le bruit également écumant et plongeant, du
monde entier des choses, quand je lui pose ma question et je le crois
tenir dans la nasse de ma question ; que me reste-t-il, que
peut-être cette tentation et cette tentative et cette tension
attentante à quoi je vais céder peut-être de lui céder
entièrement avec toutes mes questions, avec mes nasses et mes filets,
avec la prise du sol entre mes pieds et la prise du roc glissant entre
mes doigts où une touffe de fleurs en grains mauves vient de fleurir
dans la suffocation d’un parfum comme de glycines jadis fleuries aux
tonnelles de l’enfance : et voici que je roule en ses eaux
et que je suis dans ses eaux et ne suis plus, de ces eaux, séparé,
mais porté par leur mouvement même et leur clair même de mouvements
d’eaux, moi-même alors sans bord ni berge et eaux seulement
identiques à soi-même dans la perpétuation de mon absence et de ma
fermeture au brillant roulis éclaboussé de leur confusion ?
- Et la Reine, encore, elle exige. Il n’est rien qu’elle exige, et
il n’est rien que nous puissions elle et moi partager et soumettre
au partage de l’exigence, mais elle exige encore et en même temps
mon acquiescement entier et sans rétribution : car entre
ses mains est la clef du domaine (même si le domaine, s’il se ferme
sur soi, le verrou n’y a part, ni le mur, ni la haie : car
il demeure le domaine dans la fermeture, il demeure, de l’obstrué
et de l’inaccessible, cela pourtant dans l’obstruction qui
mentionne l’ouvert et de l’ouvert entonne la louange en creusant,
à l’ouvert et en frayant, à sa simple question, la
voie : il demeure : l’ouvert entier fermé
seulement de notre côté et par notre cécité offusqué et obstrué.
Or que faire, alors, d’une clef ? Et encore : que
faire, cependant, devant une porte, sans clef, que céder à l’obstruction
du désespoir et à la tentation de la satisfaction
désespérée ?). Aussi sache (car voici que je ne te parlerai
plus, de mon vivant, jamais et à jamais) : la Reine m’attend,
et je la rejoins, et nous ne serons jamais unis. Chacun sur le bord
qui est le nôtre – et ces bords, à quoi ressemblent-ils plus qu’à
la lèvre qui ne sait pas, qui ne peut pas se fermer sur le dernier
mot et le dernier baiser et le dernier soupir ? comme, le domaine
et le royaume encore : jamais tout à fait il ne se ferme de
notre côté : car voici qu’un rayon de soleil le perce
jusqu’au cœur, et qu’un rayon de mon regard le perce jusqu’au
cœur, et que, de ton regard, un rayon pénètre jusqu’en son cœur : et
des fleurs y sont vues, entre des herbes visibles et des pierres, avec
des sentiers pour les pas humains, leurs aventures et leurs
hésitations, et des lointains pour les rêves humains entre des
arbres et sous des arbres et dans les arbres, bleus et vaporeux et
déchirés et proches dans la proximité de leur distance – jamais
nous ne serons unis. Et encore : l’exil jamais ne sera la
demeure entre nous ouverte dans le partage : car l’exil n’est
que l’ombre du royaume. Et encore : il n’y a pas de
royaume : il n’y a que son ombre. Et encore : ma
Reine a les yeux jaunes, et les jambes griffées de ronces ; elle
a les mains bleues de griffures de ronces – et elle porte une robe
de coton blanc.
- Ma Reine dormait, ma tête reposait sur son ventre et, de son
ventre, je humais l’odeur de peau et celle de blessure avec celle
également de promesse, l’odeur et la senteur et le parfum de la
nuit et de la chair qui repose après s’être convertie à l’empire
de la nuit. Il y eut, autour de nous, pour cette nuit première et
cette première nuit où, de la nuit, retentit dans ma vie l’adieu
définitif, la rumeur comme de branche qui se brise !
-
sous le poids de son fruit ou le poids, seul et seulement, de son
ennui de branche portefaix, il y eut : la lune. Il y eut les
astres, et les étoiles, et les frémissements du ciel froissé de
feux, il y eut : l’éclat total de la nuit totale, pareil
à un nœud, dans la trame de vivre et pareil, également, au tapis de
tes jours, à la découverte d’un motif jusque là inconnu et
ravissant tandis que tu remplis ton office de prière, le cœur entre
tes mains élevées dans l’oraison et le front parmi la poussière
avec ta bouche collée à la poussière et l’œil occupé de son
habituel vagabondage. Il y eut : un arbre, un arbre intense
et tyrannique, un arbre plus vaste et plus plein et plus sonore que le
mot arbre, un immobile, et muet en même temps, cependant,
que : murmuré encore en même temps, un arbre, au centre de
la nuit, dans son gonflement de sève et sa torsion d’écorce, dans
sa puissance d’époumonement et sa passion de poids pliable, un
arbre avec son pelage de voix et sa population de vents, un arbre
ainsi qu’une source au centre de la nuit, source de fleuve de
feuilles et de ramures et de rumeurs et de murmures, fleuve de brames
et de bruits et de brisures. Il y eut : une chasse, et une
fuite, et un cri. Il y eut : un vol d’insecte, aussi court
qu’un instant. Il y eut : la terre, la grande couchée, la
gisante inconsciente et dolente vautrée dans son odeur de sol et de
pierres et qui d’une main sans mémoire égrène son chapelet de
rochers et de rocs. Il y eut : un animal. Et il y en
eut : un autre. Et il y en eut : un autre encore
et partout. Il y eut des toisons et des cris, des frissons et des
attentes. Il y eut un mufle brillant de bave. Il y eut des lapements,
des yeux, des langues et des griffes, il y eut une patte, et une
gueule, avec son croc, et une autre gueule également, avec son
cri : autour de nous, il y eut l’être entier, vêtu de
son entièreté comme le lynx, là, à la pointe de mon regard entre
deux points herbues très noires, était vêtu de son poil et de son
masque de lynx, et vêtu encore de sa variabilité entière, et de son
immuabilité entière, avec également et encore : sa
douceur, et sa cruauté, et son essentielle bonté, et son tressaillir
d’être si entièrement soi qu’il en frémit comme de l’approche
ou de la conclusion d’un très intense plaisir amoureux crispé sur
sa brièveté et blessé de sa brièveté et soulagé de sa
brièveté : il y eut, autour de nous, ambassades par
centaines et par milliers de mille : ambassades de la roche
et des montagnes, agenouillées sur le tapis des poussières et des
pollens perdus, et des choses végétales ambassades, sous leurs
ombelles et leurs lampions à parfum et leurs grelots de graines,
entre leurs colonnes de bois lourd et sous leur dais de vert immense,
et des animaux ambassades mêlée à l’ambassade grésillante de l’insecte.
- Il nous fut dit : voici le dernier moment.
- Il nous fut dit : nous ne reviendrons plus vous montrer
notre face.
- Il nous fut dit : nous ne viendrons plus exhiber notre
face devant votre face pour la contemplation sans merci et le
fouissement sans merci de la prunelle par la prunelle jusqu’à ce
très plat terrain nu entre nous par elles établi où nous nous
saluons et nous tenons dans la différence irréductible et la
communion indicible.
- Il nous fut dit : vous retournerez à votre office d’humains
et nous regagnerons la nuit.
- Il nous fut dit : demain vous nous chasserez, vous nous
tuerez vous nous apprivoiserez, vous nous moissonnerez, nous
retomberons dans le cercle clos du pacte ancien.
- Il nous fut dit : la nuit se referme, le grand manteau de
la nuit : elle porte la main à son cou, elle y ferme l’agrafe
de lune (un papillon de nuit passait sur mon front).
- Il nous fut dit : l’ouvert se ferme, l’oubli de l’ouvert
s’annonce pour vous : demain le soleil vous aveuglera et
vous retrouverez sa loi et vous cueillerez sous sa loi l’anémone
des remords. Or déjà le jour se lève et tant de choses demeurent
entre nous qui sont à dire et ne sont qu’à dire et encore, et
surtout celle-ci la plus importante : –
- Et il fut ajouté : –
- mais déjà je dormais.
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