Vers qui alors tournerai-je ma face?
Vers qui alors le très simple de cet ensemble d'os et de cartilage et de possibilités, d'attentes et de mots insuffisants, de vocables insatisfaisants, vers qui ce qui depuis tant guette le terrible dans la réfutation allègre du terrible en son fondement propre?
Vers qui les plus grandes joies et les plus grandes peines et les yeux les plus grands pour le plus grand désir avec le goût du sang, de la sueur et des potions médicinales aux commissures qui tremblent - vers qui maintenant cet ensemble fiévreux et de sueur luisant à gros grains translucides au rebord de l'anéantissement?
Or le sable est jaune qui vient du remuement fluviatile immense non loin dont la rumeur me point comme une nostalgie exécrable - et des colonnes montent!, de fumée dans l'air épais et de cuissons diverses, pour le linge à bouillir ou la pitance des très pauvres qui gîtent sur les berges de boue et ne font feux que de roseaux secs glanés.
Aahaah!
Ah!, tel le souffrant le plus souffreteux je ne sais plus parler que parler de cela qui me rend tel et semblable à tous les autres sur la même couche éternelle où les sanies et le pus badigeonnent leurs piètres fresques dans l'intimité même cependant du plus-que-roi, avec un goût de sel sale aux lèvres.
Mais, d'exécrable, qu'y a-t-il?
Mais à demander qu'y a-t-il, pour qui du désir a reçu des dieux moqueurs de faire son désir, de le former, comme la femme de son désir de femme et du vouloir éperdu de l'homme forme l'enfant qui les dévorera, le désir même à sa plus haute expression, qu'y a-t-il, à cette heure que les faibles et les timides croient énorme, qu'y a-t-il encore qui tire comme à sa longe un âne rétif, et exige accomplissement, respect et salutation selon son rang, qu'y a-t-il pour celui qui reçut charge entière du monde entier comme, à la naissance, l'enfant, ce corps qu'il s'agit de conquérir et d'explorer et de rendre sien, la chaude main droite autour du pied chaud et la main gauche sur le ventre rampant?
Ah!, encore, et: ah!, encore et: AH! perpétuellement, pour le désordre et l'assurance de plus désirable, au-delà du plus désirable, dans l'ahan de la chose inconnue à mettre au jour.
Pourtant, il y a la douleur, la souffrance épouvantable qui presse et comprime et parfois pourtant ouvre des abîmes, et la certitude, avec, terrible et pour la première fois véridique de la mort et de la revanche, en soi, des choses inouïes, vers le rétrécissement et la compression... Or qui ne bâtirait là-dessus un royaume plus que les autres sans limites?
Car: pourtant;
                      et: encore;
                                        et surtout et parmi:
                                                                     je meurs.
Vers qui?
Vers qui ce vers quoi le goût, non la certitude et la présence mais le goût de toute chose à la narine revient, de toute et chaque sur la surface de la terre sans restriction, et celui même des choses immondes, pêle-mêle avec celui même des choses sublimes et des choses sans raison, sans poids, sans butin à offrir en paiement d'elles après le rapt, le goût de toute chose vivante et morte et même celui des demi-choses et des choses à demi, mortes ni vivantes, comme ce vol de cormorans au matin d'hier et cette très ancienne remembrance d'un goût de thym sur la chair cuite du sanglier? - vers qui l'idée même tourner du plus vorace désir pour les choses les plus réelles dans la nostalgie de ce qui fut pâture et n'est plus qu'irréfutable et torturante fumée?
Les javelines dans le vent...
Et les tentes, également, dans le vent, comme des oies qui attendent le départ, leur bec claque, leurs ailes s'ouvrent qui perdent du duvet qu'on mâchera longtemps après leur départ...
Et cette odeur que fait la mort autour de ma couche, ce respect effrayé que même la mort me montre au bord du fleuve, qui se réduit si vilement à une chose entre les choses, telle un autre royaume où ficher le javelot et conquérir et mettre à sac et régenter, une et rien qu'une dans la diversité infinie de ses sœurs, et n'est pas l'ouverture sans limite que le désir comblé et aiguisé par ce comblement même attend avec un cri et avec une lance et avec tout l'appareil de la suprématie...
Pauvre mort qui croit aux choses à saisir et ne croit pas à l'unicité éperdue du désir ni à la force de sa force mais travaille à la division éperdue de ce qu'elle ne saisit jamais...
Je les entends à l'entour dans le murmure du respect, moi, le moins respectueux. Je les entends et leurs sanglots et leurs plaintes et la crainte et l'ambition, sous le gémir, de régenter ce qui jamais ne fut que par la prise - je les entends jouer très bas du chalumeau aigre de l'affliction et je participe. Ils s'interrogent, ils sondent leur effroi, ils se rassurent et s'effraient et demandent - comme si la mort était une question. Mourant, j'agrée à ce marbre qu'ils sculptent déjà de moi, cette froide chose à la mesure de leur petite taille où seule la chiure du moineau et du pigeon, seuls le lichen et le chèvrefeuille entêtant d'été auront véritablement et vainement et vaguement souvenir au plié de mon bras ou au gras de ma hanche.
Ils m'appelleront conquérant du monde et plus que mon souvenir ils chériront dans mon ombre l'amertume paisible et rassurée de leur échec...
Ils m'appelleront de tous ces noms dont ils nomment leurs tentations sans jamais céder au vertige d'elles ni même au nom qu'ils leur octroient pour les repousser, eux qui ne connaissent de la tentation que la question, du miel âcre que le grésillant essaim dissimulateur et foudroyant, non la pâte empoissée où l'on plonge les doigts et que l'on dépense sans compter, que l'on avale gloutonnement sans songer à l'indigestion ni l'aigreur stomacale.
Mais ils ne savent pas, ni moi.
Ils ne savent rien ni moi.
Et le miel, à la fourche de l'arbre, demeurant pour quelle faim?
Ah, encore, cette bénédiction de souffrir qui me ramène terriblement auprès de mes semblables et me rend à eux semblable et me porte presque à les comprendre et les admettre et partager ce qui, du partage, ne veut rien entendre que son soupçon!
Ah!
Aaah!
Et encore, poussivement:
AH
comme l'ahan du paysan et de son bœuf ensemble liés à la même peine et au même sillon, à la même terre et à la même tâche sans fin, à l'étroite profondeur où les voici l'un et l'autre, l'un du fait de l'autre, progressant et liés et sans autre liberté que de s'y soumettre, que de condescendre et de vouloir, voulant d'un même élan et d'un même allant cette peine semblable.
Cette peine qui ne déporte pas, mais qui ramène...
Qui me ramène...
Moi-même à mon tour victime et réduit à ce territoire douloureux très étroitement pris dans ses frontières de déplaisir et d'attention aiguë au si proche que plus proche tuerait, et va tuer...
Mais il y a, à l'entrée de la tente, une touffe d'herbes très sèches, dont la tête est jaune et l'odeur de safran, l'odeur telle de fièvre du safran.
Sentinelle...
Et il y aura, quand il pleuvra - car tout à l'heure il va pleuvoir, qui en moi ou quoi m'en assure: à l'heure où la trame cède, et la chaîne cède, et l'étoffe s'éfaufile dont les motifs se dissolvent, d'où soudain surgie cette certitude au goût de pluie? -, il y aura un tout petit oiseau gris qui viendra boire entre ses feuilles et jettera là son cri et définira là son court royaume de soif et de plumes...
Mais il y aura cet oiseau si simple et si tentant qui montrera une autre attirante face de la soif insatiable de vivre, une très infime quoique très intense manière...
Tournerai-je ma face vers cette herbe là, humble et parfumée, et cet oiseau là rassasié dans son inquiétude et son qui-vive, pour demander pardon et connaissance, à travers elle et lui, à toutes les choses sous mes pieds écrasées, toutes les choses sous mes pieds froissées et rompues et sans forme désormais, et toutes celles délaissées ou méprisables, toutes celles qui si diligemment jettent leur cri dans la limite de leur voix et pèsent encore d'un poids d'inconnaissable, pardon entier de l'entièreté de mon être afin de résoudre et de dénouer les contrats entre toutes et moi noués?
Ô bec d'oiseau...
Ô pierre à plumes dans l'émotion...
Ô grandes petites étroitesses...
La figure du monde comme, au plié du bras de l'amant, la tête hirsute et suante, après l'amour, de l'aimé, qui geint pour plus de virulence et plus de désir et plus d'inaccessible encore, les lèvres mi-closes, et l'œil moins rassasié que furibond de découvrir qu'il y a toujours un après à tout extrême, encore une autre montagne plus haute après la plus haute franchie...
Je ne tournerai point ma face vers cette odeur friable et humble, vers cette minutie de l'ajustement des pennes et rémiges et vers la justification des fonctions.
Je ne tournerai pas ma face vers la paix mais vers la perturbation et le désordre, encore vers le désordre et la perturbation, vers cela qui dans l'heure de mourir sait parler encore et susciter toujours l'absence de paix et l'insurrection la plus tenace et la plus irraisonnée.
La plus haute montagne effrayante...
Non plus, je ne la tournerai vers l'insatisfaction gémissante qui exige son dû, la pointe tremblante d'où sourd le sang, la lèvre tremblante d'où naît le chant et la folie de la promesse et l'aspiration haletante au débordement et au débondement...
Plutôt encore vers le vent qui étête la fleur et l'effroi qui dissipe l'oiseau: vois, il n'est plus qu'un point gris qui file!
et n'a plus été
et n'abandonne après soi pas même son regret mais le consume en sa totalité dans le feu du vol et de la fuite...
Pourtant, comme une nostalgie exécrable, le parfum du fleuve, partout, jusqu'à la mort, pourtant comme l'idée quintessenciée, dans ses pliures vertes et ses repliures vertes encore, de l'abandon et de cette restriction qu'on nomme dégoût.
Puis cette herbe têtue survivant en toute paix et quiétude et dans l'humilité de l'ordre des choses: elle appelle à voix d'herbe tenacement au consentement qui de tous temps demeure le sien, son Tartare et son Élysée ensemble, et dont son parfum porte marque. Le consentement à soi de qui coïncide exactement à soi, en deçà peut-être de toute justification, ou au-delà, peut-être, de toute résignation: et de là naît le parfum...
Et ce frémir de javelines à l'entour de moi, ainsi que dans le marais les roseaux s'entrechoquent et font musique duveteuse, musique vitreuse...
Ce rappel plein de charme et de nostalgie, cette rumeur guerrière et paisiblement telle: de cette coïncidence sourd la musique.
Mais où le débordement?
Où l'évasement immense écumant et la dépense sans restriction ouïs dans l'appel à voix impérieuse?
Où, comme la tempête et les eaux en furie et, ah! les ais fendus en désordre s'abattent qui emplissent la bouche d'un tourment de bois et de sel et de rage?...
Combien parfois souffrir est un besoin et une bénédiction pourtant insuffisante...
Vers qui tournerai-je ma face avant que la mort ne me la vole et ne la tourne que vers l'arrière, ne me force à voir l'arrière et seulement!, dans la poussière que soulevèrent mes pas en arrière et les milliers d'herbes froissées dans le parfum de leur plaintes à l'arrière de moi telles une armée, oh!, une armée, une suite empressée pour m'accompagner jusqu'à l'en-dessous de la terre, avec leurs révérences inquiètes et leurs sollicitude effrayée, tandis que l'on mesure et calcule la surface que mon cadavre requiert pour son accommodation princière?...
Tant de choses et de liens vers l'arrière tirant et tractant et ahanant, comme ces câbles que j'ai vus, entre les bras de pierre des ports, au lancer d'une nef nouvelle, ils refusent de céder à sa liberté nouvelle, ils renâclent à la voir partir et, rompus, claquent comme des hyènes devant le lion leurs mâchoires au rebord enthousiaste du barattement bleu.
Mais un tout menu cri d'oiseau futur et, pour le soir, un grillon et un crapaud et des papillons aux antennes branchues et des noctuelles et des traînées roses et rousses à l'horizon où transpire le fleuve: ainsi, dans la nuit immense et la solitude nocturne sans recours, ces faibles choses mal-éclairantes qui brillent et forcent à l'étrécissement de la vision...
Mais encore, à l'ouvert de la tente, au-dessus d'elles, et comme réfutation de leur instance peut-être et peut-être seulement comme accompagnement (comme, entre les étoiles, le noir! plus éclatant qu'elles), ce morceau de ciel comme à l'ouvert de sa tunique la poitrine lisse de l'ami - ce morceau de chair comme poitrine d'un jeune homme nu...
Je n'avais jamais vu le ciel.
Je n'avais jamais vu ce sein lisse.
Je n'avais jamais vu.
À l'ouvert de la tente, cet ami qui s'appuie sur la lance après le combat et songe à la mort avec un sourire léger...
Le soleil joue dans ses cheveux et si c'est la pluie, la pluie ruisselle dans ses cheveux et sur sa nuque.

Trois sentinelles: deuxième sentinelle - 2