À l'heure venue de la récapitulation, quand le chasseur - le jour s'achève - jette sur le sol le gibier dont s'accabla tout le jour son épaule, il se penche vers la masse velue et en soupèse les membres, la graisse et la chair et il s'en trouve ou non contenté, à l'heure venue, io!, ma proie pour son gésir requiert l'espace entier du monde et dans son pelage grouille tout ce qui d'humain arpente le sol, ses yeux sont salés du sel de dix mers, est-ce l'heure du festin ou celle, plus âprement, du mécontentement? Est-ce l'heure enfin de mettre à cuire et dévorer l'énorme animal conquis et d'en révéler à la lueur des torches de la salle le squelette impérissable, la blanche architecture justificatrice de l'effort et de la tuerie? Ou celle plus dangereuse de la rage et de l'insatisfaction?
Toutes les villes, tous les ports, les caravansérails et les acropoles, les greniers et les entrepôts, et les ateliers où l'on tend aux mâts comme à la lyre épique la septième corde les cordages chantants, les forges et les cubicules sombres où grognent les esclaves, les chambres claires où nichent les femmes au chef ceint de fleurs et les échansons à la taille plus étroite qu'un empan, les routes en tous sens sur la terre diversement colorée, les palais et les forts perchés sur les rocs, - et la foule humaine contenue et compressée là-dedans, les soldats, les mendiants, les marchands, les prostituées, les prêtres, les chefs de famille inquiets pour leur patrimoine et les amitiés incertaines de leur premier-né, les amateurs de musiques rares et les bibliothécaires, les pêcheurs cuits par l'écume et les paysans accroupis pour les semis du premier blé, les enfants aux pieds teints par le pigment des teintureries et leur petite sœur devient aveugle à force de tisser des tapis, les rois, les peintres sur peau de buffle, les aveugles, les cuisinières aux bras rouges, les édiles, les astrologues, les tricheurs, les âmes simples qui se satisfont d'un vivre simple à l'ombre d'un mur chauffé par le soleil - io! je tiens au bout de mon bras Babylone, les toits plats de Babylone où une femme hume son géranium et elle tâte les sacs de grains entassés sur les terrasses supérieures par crainte des rats, les ruelles entre les blocs argileux des demeures humaines et les blocs blancs des demeures divines et des demeures royales, je les tiens et je les vois: elles courent telles des lézards agiles, telles des bras clairs dans l'eau qui fuit et les galets qui restent, je tiens et je vois l'œil jaune des fenêtres et les jardins partout, les plumets et les fleurs (et les pollens répandus forment des brumes jaunes), et je devine, aux murs blancs, les gens de Babylone et d'ailleurs lisant les signes de la nuit et les promesses du sommeil: un jeune enfant à soif et fièvre à ma semblance et ses yeux brillent mauvais, sa mère regarde la lune et prie, et un vieillard encore, barbu, écrase dans un jardin les tendres poux transparents qui s'agitent dans sa barbe, et un homme encore, il a le ventre gros de bien-manger, ronfle sous un figuier, et un amant également, il cherche de la main dans son rêve l'aimée et il porte à ses lèvres la main de l'aimée que son rêve parfume de jasmin et de pommes sûres, et quelqu'un même, ou plusieurs, pense au Roi mourant dans son palais (or, que ferai-je de leur sollicitude?) - mais le ciel immense cependant au-dessus d'eux! - , io! tout mon domaine à ma portée: tout le pressoir sous mes pieds allègrement foulé pour en tirer le vin de la gloire, est-ce l'heure de s'enivrer comme un propriétaire patient et sage et économe?
Je ne tournerai pas ma face vers la possession et le rot qui suit le bien-manger.
Quelque chose en moi encore tire et bouge, quelque chose encore s'agite et crie et fait question.
J'étends la main et l'âme et du bout des doigts et de l'âme je sens cette chose en moi agitée, et fiévreuse.
La mort encore, elle aussi agitée et fiévreuse toujours, ainsi que le nouveau-né.
La mort, à même voix que le désir et le vivre et l'enfant elle crie!, impérieusement - et cependant si faiblement qu'on pourrait n'entendre pas.
Une question presque inaudible, un brasillement de feu qui s'éteint et dissimule sa braise sous la cendre et l'odeur froide du bois brûlé et le souvenir du foyer quitté.
Encore un dernier et terrible désir: la mort comme un dernier et terrible désir dépouillé de tout possible objet; - mais quel, le désir, ô ma mort à quoi tu corresponds si étroitement? Quelle, cette instance appelante à laquelle tu coïncides si exactement qu'il n'y a plus de place que pour un oui ou pour un non?
Plus même pour moi qui porte et nourris ce désir, mais simplement pour ce oui ou ce non que tout autre à ma place peut fournir, même cette herbe safranée, même cette prescience d'un moineau tout à l'heure chantant - un oui ou un non donné à ce qui ne demande rien?
Celui qui est tout, celui qui fut tout et la volonté même sans fléchissement du tout et de son au-delà, qui vécut jusqu'à ce fleuve là-bas grommelant tout le danger et toute l'entièreté de son désir, il ne lui est pas plus demandé qu'à cette herbe qui s'incline au gré des souffles? Or: oui, il n'est pas même requis de lui un oui ou un non, mais simplement s'il donne l'un ou l'autre, l'un ou l'autre sera reçu...
Une herbe, et un oiseau, et un triangle de ciel, et un peu de pluie par une jointure aux toiles de la tente s'infiltrant.
Vers qui tournerai-je vers ma face, si ce n'est vers ce qui ne regarde pas? Vers qui tournerai-je ma face si ce n'est vers ce qui n'assiste pas? Vers qui tournerai-je ma face, si ce n'est vers le ciel qui est à la semblance même de la mort: le soleil immense y brûle qui ne regarde pas; le soleil immense y désire qui ne désire rien mais reçoit le oui ou le non des choses sous sa loi. Je tournerai ma face vers le ciel et vers la terre et son fleuve vert, vers les javelines bruissantes et cette herbe odorante. Je tournerai, mais non comme celui qui regrette et désire d'un désir qui attend le oui ou le non, qui exige réponse et coïncidence à son irruption, mais d'un désir qui assiste et reçoit, que ce soit un oui ou un non, ou que ce soit les deux ensemble ou que ce ne soit l'un ni l'autre mais le vide seulement, le silence seulement, épouvantables, le vide et le silence ardents jusqu'à l'insoutenablement aigu et il n'y a plus rien que ce moment effaré sur le moyeu duquel tout pivote et rayonne et affirme, quand il n'est lui-même ni rayonnement ni affirmation mais vide, seulement, et silence, seulement.
Le vide et le silence seulement et la mort seulement insoutenablement.
Il n'est que de coïncider avec ce qui de la coïncidence n'a rien à faire.
Ô Alexandre, il n'est que d'ajuster exactement - et vois! tu ajustes exactement non ce que tu eus et conquis mais ce que tu n'eus jamais et ne pus conquérir à ton désir encore et c'est, io!, cela et cela insoutenablement qui te porte et t'amène au rebord même du gouffre le plus intérieur.
Et ta face tourne, d'elle-même tournant comme l'herbe au goût de safran.
Ô Alexandre insoutenablement: car c'est dans la dépense et le gâchis, c'est dans le débordement même de ce qui, de la jarre, ne connut pas les limites (qui, dis-moi, resserre et thésaurise la vendange avant que la vigne ait crû au sol - et de vigne, sur ce sol, il n'en poussera cependant jamais quand cependant je suis ivre déjà de son vin?), c'est dans l'usage jusqu'à sa disparition de ce qui n'existe pas ailleurs que dans le soupçon de son possible, de ce qui de la limite est incessamment extérieur, que la vie trouve accomplissement et le désir son ciel...
Et la plante son parfum, ce safran merveilleusement supplémentaire...
Je tournerai et je tournerai et je tournerai ma face vers cela qui, parce qu'il désire, désire au-delà même de son désir et du contentement ou de l'insatisfaction de son désir.
Je tournerai et je tournerai.
Comme l'herbe à tête de safran dans le vent - et comme le moineau, quand il a bu, tourne son bec ici et là et ne demande rien mais, s'il lui est donné, le reçoit.
Et comme à son pieu, peut-être, la chèvre au pieu liée pour appâter le lion, elle tourne et tourne et qui sait à quoi violemment elle consent dans la violence de son refus au milieu des arbres noirs et des yeux jaunes qui la cernent?
Et c'est le soir.
Et la pluie cesse.
Or, voici qu'un moineau va chanter.
Et comme la mort, Babylone non loin est très ancienne.

Trois sentinelles: deuxième sentinelle - 10