Les Amants - 2

XIV

Elle avait (partiellement) tort.
Au milieu des préparatifs de la "Grande Affaire" - ou de l' "Action parallèle", disait Laurent qui avait lu Musil et tenait à le faire savoir, tandis qu'il composait, en vers s'il vous plaît, les adresses des invités et que Lotte, toute langue dehors, taillait de grands pans de tissu blanc dans d'immenses draps grand-maternels et résistants -, les premiers signes d'un futur craquement dans leur belle harmonie se firent jour.
Ils vinrent - surprise! - non pas d'Yves et d'une de ses nouvelles conquêtes, ni d'un retour de Jacques à ses anciennes amours, mais de Laurent l'effacé.
Rien de très net, pour autant, durant cette semaine de troubles qui précéda le Festin. Des absences, en pleine discussion pour savoir si l'on se déguiserait ou non (le déguisement l'emporta), des moues inexpliquées, des rêveries sans but, des vacheries soudaines, crevant la brume des songes. C'est Lotte qui y fut la plus sensible. Peut-être parce que Laurent s'était mis à boire beaucoup et qu'elle avait été contrainte d'acheter du whisky, à 112 francs la bouteille, Môssieur ne supportant que le 12 ans d'âge, à trois reprises, et des sacs de cacahuètes presque quotidiennement. Et puis, surtout, il devenait irascible et gueulait, ce con, pour un oui ou pour un non.
Un soir donc, alors qu'elle s'en revenait, les mains vides, d'une expédition au Père-Lachaise sur les tombes d'Allan Kardec et de Gertrude Stein, avec Jacques (Yves était au boulot), elle provoqua une "explication" du type de celles que les anciens maoïstes, eux, nommaient autocritiques.
Laurent se mit à crier, elle réussit à crier plus fort, Jacques se taisait, morose et hargneux - mais elle n'obtint rien de satisfaisant. Finalement, au moment où ils allaient prendre le métro, Laurent s'arrêta, les regarda, s'approcha de Jacques, posa ses lèvres sur les siennes en murmurant: "Excuse-moi", et s'en alla en courant.
La nuit l'avala d'un trait. Jacques tremblait. Lotte était au bord des larmes, et toute la gaieté d'Yves, à minuit, fut à peine suffisante pour les rasséréner un peu.
La même nuit, Laurent, muet et malheureux, revint dans les bras de Jacques qui eut la gentillesse ou la paresse de ne pas poser de questions et se contenta de décapsuler le tube de YZK Jelly en retournant Laurent sur le ventre d'une main experte parce que c'était, lui dit-il en lui mordant la nuque avec adoration, la meilleure façon de panser les blessures vaporeuses de l'âme.
Ils jouirent ensemble et s'endormirent emmêlés, les lèvres fardées du même sourire.
Ce genre de scène - dite "du Père-Lachaise" - se renouvela souvent cette semaine-là, mettant aux prises tantôt Laurent et Lotte, tantôt Jacques et Laurent, et même Laurent et Yves. Y avait-il anguille sous roche, ou n'était-ce dû qu'à la monotonie de l'hiver '? Laurent esquivait toute réponse précise et s'en allait, vexé et agacé, dès qu'on le pressait de questions, sans que nul pût savoir s'il partait rejoindre quelqu'un ou simplement lui-même.
Un soir, néanmoins, il admit l'intégralité de sa responsabilité d'un air contrit, promit mystérieusement que tout reprendrait sa place avec le Dîner et argua du fait que son contrat avec sa librairie venait d'arriver à expiration pour faire excuser ses sautes d'humeur.
On le crut - ou on le lui fit croire - et Laurent, pour faire montre de sa bonne volonté retrouvée, les invita tous chez Monsieur Bœuf pour fêter ça - là même où, expliqua-t-il, un verre de champagne à l'abricot à la main, il avait tenté, à son arrivée à Paris, de draguer Aragon.
Ils claquèrent une somme folle, décidèrent que ça en avait valu la peine, et rentrèrent à moitié ivres: Lotte et Yves partirent chez Jacques et Laurent qui dormirent, eux, rue Beaubourg, sans s'en apercevoir.

XV

Mais le Dîner approchait. Les deux appartements avaient été transformés en entrepôt de bouffe et en atelier de couture. La cérémonie aurait lieu chez Jacques et Laurent, qui disposaient d'un peu plus de place et d'une meilleure insonorisation. On descendit les meubles à la cave, Lotte apporta, dans de grands sacs Uniprix, sa collection de coussins de satin, on piqua un nombre appréciable de cendriers (quatre au Bonaparte, deux au Père Tranquille, un au Flore - Jacques y eut une entrevue avec Jacques Henric pour son éventuel article sur "Jean Le Gac ou la signature impossible" -, plus une foultitude d'autres rapportés principalement par Laurent qui, chassé de son bureau pour cause de fiesta, allait, disait-il, écrire sur les tables en formica sang-de- bœuf des bars pédés du Marais), on refit des razzias dans les cimetières pour fleurir la maison, on partit en expédition au Sacré-Cœur pour y subtiliser des cierges ("il n'est pas de vraies fêtes, dit pompeusement Yves, sans bougies expirant"), on sortit des costumes de diverses malles, boîtes et valises, on décora, on installa - on fut enfin prêt.
Lotte avait décidé de placer, pour eux quatre, la soirée sous le signe de Jules et Jim qu'ils étaient allés revoir pour la sixième fois après la mort de Truffaut. Il était convenu que les garçons seraient tous les trois Catherine, et qu'elle tiendrait à elle seule les rôles de ses deux amants. Quant aux autres - les invités -, ils se costumeraient comme bon leur semblerait.

XVI

Le grand soir était arrivé. L'appartement de Laurent et Jacques avait été transformé de fond en comble. Tous les murs en étaient tendus de tissu blanc - les draps de la mémé - et les trois pièces jonchées de piles de serviettes en papier, de cendriers dépareillés, de coussins scintillants, où dominaient le rose et ses acolytes en lamé ou satiné, et de pots de bruyère en fleur.
La stéréo, dissimulée dans un placard dont seul Jacques avait la clé, se préparait à revomir à gorge déployée la centaine de cassettes qu'un ami de Laurent - portier hétéro d'une boîte gay quelconque - avait gavées des tout derniers tops des charts anglo-saxons.
La bibliothèque - monstre de chêne brun dont le poids avoisinait la tonne - avait été éviscérée de ses livres, et on avait disposé sur ses étagères vides des mandarines, posées l'une à côté de l'autre, dont certaines, quel humour! étaient en plastique.
Les cierges étaient placés savamment, de façon que leur cire odorante ne tachât rien de précieux.
Tous les quatre avaient leur costume sur le dos: robes à gros ramages et casquettes en tweed pour les garçons, dont les lèvres s'ornaient en outre d'une fine moustache en crocs dessinée au crayon à maquillage, costume de velours à grosses côtes (toujours l'inépuisable armoire de l'aïeule), dont une poche était gonflée par la présence des Affinités électives, pour Lotte.
Il était huit heures du soir. La soirée commencerait à huit heures trente - c'était précisé sur l'invitation. Il ne restait plus qu'à attendre.
Ils s'assirent en cercle au milieu de la première pièce, un coussin sous les fesses, un cendrier à portée, posé à côté d'un verre en plastique qui contenait quelques doigts de la margarita confectionnée de main de maître par Yves, et se regardèrent.
Ils étaient émus, sans très bien savoir pourquoi. Il y eut donc un grand silence presque gêné, presque pesant. Comme l'appartement donnait sur une cour intérieure, le seul bruit qui leur parvenait était celui du Niagara perpétuel et étouffé des rumeurs lointaines de Paris. Cette soirée allait-elle être l'apogée de leur quadruple histoire, après quoi ne leur resterait plus qu'un lent déclin amer, ou, banalement, une simple fête plus ou moins réussie? Il faut bien, de temps à autre, se poser des questions. Qu'elles soient ineptes, en lourds sabots crottés de paysannerie ou mal formulées n'y change rien. Si vous trouvez celle-ci stupide, vous pouvez refermer ce livre et l'offrir à l'élu(e) de vos affects ou le refiler à la concierge. Pour eux, la question était là. Ils la sentaient planer au-dessus d'eux, ailes ouvertes, faucon aveugle dans la fuite paresseuse des fumées de leurs cigarettes.
En guise de réponse, Lotte prit la main de Jacques, qui prit celle d'Yves, qui prit celle de Laurent, qui prit celle de Lotte. Ils avaient les yeux brillants (mais ce devait être l'alcool ou l'excitation) et souriaient en ayant du mal à avaler leur salive. On n'est peut-être pas sérieux quand on a dix-sept ans, mais on ne l'est, quoi qu'on en ait, guère plus quand on en a six au huit de plus. D'ailleurs, il n'y a presque plus de tilleuls sur les promenades, et les wagons Corail ne sont pas roses, mais orange - ce qui change tout.
Les deux poissons rouges - on n'avait pas jugé utile de déplacer l'aquarium, et seul Ranelagh se morfondait rue Beaubourg - tournaient paisiblement dans leur bocal, sur la cheminée, et se regardaient peut-être en passant devant le miroir qui leur faisait face et où ils étaient alors quatre.
Laurent finit par se lever, passa sa main successivement dans la chevelure de ses trois amis et dit alors d'une voix étranglée:
- Je voudrais que cela dure éternellement. Que nous ne nous quittions jamais. Je vous aime tellement. Je ne pourrais vivre sans vous. Excusez-moi pour mon humeur de dogue, ces derniers jours. Vous comprendrez bientôt. Et puis, en ces temps difficiles, pour être balayeur il faut posséder trois langues - dont l'anglais, le russe et le chinois -, avoir moins de vingt-trois ans et une expérience d'au moins cinq ans dans l'import-export des genêts d'Espagne.
Tout ça était bien trop prétentieux et sérieusement dit pour ne pas détendre aussitôt l'atmosphère. Yves partit d'un grand rire, puis Laurent. Deux secondes plus tard, ils roulaient tous quatre par terre, hurlant d'hilarité, incapables de reprendre leur souffle et, bien sûr, renversèrent leur gobelet sur la moquette, sauf Laurent, qui avait depuis longtemps vidé le sien.
Il était nerveux. Il était anxieux. Il dressait sans cesse l'oreille, écoutant intensément le moindre bruit dans le couloir, mais personne ne s'en était aperçu, comme personne, non plus, ne l'avait entendu, tout à l'heure, dans la salle de bains, supplier à voix basse, devant le miroir où pour une fois il ne se regardait pas, les deux mains agrippées à la faïence fendue du lavabo: "Viendras-tu? Dis-moi que tu viendras..."
Le fou rire se calma lentement. On se servit une nouvelle rasade de margarita. Lotte s'enquit auprès d'Yves s'il promettait, croix de bois croix de fer, qu'il n'y aurait ce soir ni seringue dans les chiottes, ni joint dans la cuisine, ni ligne de poudre blanche sur un fragment de miroir. Il jura ses grands dieux.
Laurent s'était posté près d'une fenêtre et inspectait la nuit. Jacques était allé pisser.
Ils firent ensuite, tous, une dernière fois le tour des lieux pour s'assurer que tout était bien en ordre les rôtis de porc et de bœuf froids dans l'entrée, avec une vasque de chips et une autre de fromage blanc aux herbes où tremper des bâtonnets de légumes frais, les saucissonneries et les cornichons dans la première pièce, le pain, les assiettes et les couverts dans la pièce du fond, les tartes, les fromages, les yaourts et la margarita dans la cuisine.
On vérifia du même coup que la provision de PQ était bien faite, qu'il y avait assez de verres en plastique pour que chacun pût en avoir au moins trois et que les cinq kilos de patates permettraient d'apaiser un temps les faims inextinguibles.
La sonnerie fit entendre son cri grêle. Ils sursautèrent, jetèrent un dernier coup d'œil dans le miroir aux poissons multipliés pour vérifier leur costume et leur maquillage, et ouvrirent la porte.
Lotte, rayonnante, chantonnait: "Elle avait des bagues à chaque doigt..."

XVII

L'appartement était plein à craquer, et l'on passait son temps à ouvrir les fenêtres à cause de la fumée et à les refermer aussitôt à cause du froid. Il neigeait à nouveau. Presque tout le monde était venu à l'heure. On reconnaissait la voix acide d'Anne-Marie à un bout de l'appartement, on devinait la présence de Paulo dans tel autre à l'attroupement de minous qui l'encerclaient de leurs prévenances, Nicole demandait à Georgina où elle avait trouvé cette faaaabuleuse robe à volants rose fluo, Alain draguait Rosalie qui ne s'intéressait qu'à Roxane, laquelle n'avait d'yeux, comme d'habitude, que pour Lotte, Ahmed expliquait à Frédéric les subtilités ontologiques de l'univers SM, Jean-Jacques et Marie-Chantal ne pensaient qu'à leur futur mariage, Laurent serrait la main de Jacques, Yves boudait parce qu'une connasse trouvait sa margarita moins bonne que celle qu'elle buvait, deux jours plus tôt, au Spring Street Bar de New York, quelques-uns regardaient le plafond, on distinguait dans la foule - c'était une soirée costumée, oui ou non? - deux ou trois faux punks à crête rouge, une Sheila à couettes, Spiderman en deux exemplaires, des Pierrot en veux-tu en voilà, et une dizaine de Cindy Lauper, des rires cisaillaient brusquement l'air chaud, des prénoms volaient d'un mur à l'autre, oiseaux criards, quand un ex retrouvait une ex ou s'enquérait auprès d'un tiers des performances amoureuses de cette petite rousse, là-bas, couverte de strass.
Laurent, lui, tressaillait à tous les coups de sonnette et fixait avidement la porte des yeux dès que celle-ci faisait mine de bâiller.

XVIII

Il était déjà tard lorsqu'une nouvelle venue fit son apparition. Personne ne tourna la tête. On en était à l'heure où les auditoires sont constitués, les rapports fixés, le stock d'anecdotes et de persiflage en baisse, les antagonismes déclarés et les cendriers débordants. Chacun s'engonce alors dans son histoire personnelle ou explore, les yeux distraits ou brillants d'intérêt, celle d'un autre qu'on lui déroule comme un marchand son tapis pure soie d'une voix théâtralement enjôleuse, on se sent bien - ou mal - mais on n'a plus envie de bouger, les cierges fabriquent des Noëls plus charmants que les vrais, on boit dans un autre godet que le sien et l'on passe, par force, des Benson & Hedges légères, dont on n'avait emporté qu'un paquet bientôt vidé, aux Marlboro trop âcres pour finir dans l'enfer des grands canyons desséchés de la Gauloise nationale.
Seul Laurent, lorsqu'il l'avait vue, s'était rué dans l'entrée pour la débarrasser de son manteau noir et lui offrir un verre de margarita d'une main étrangement tremblante.
Elle portait un masque et était vêtue de noir: un long fourreau de crêpe, Le masque représentait une tête de mort presque souriante, et des larmes de jais tremblaient sur sa robe. Elle n'avait pas de sac à main, Pour autant qu'on en pouvait juger, elle avait entre trente-cinq et quarante-cinq ans. Sa voix, lorsqu'elle remercia Laurent pour le verre, était rauque, mélodieuse, et parfumée d'un indéfinissable accent étranger.
Laurent paraissait hors de lui. Il transpirait abondamment sous sa robe et claquait par instants, nerveusement, des dents. Ses yeux ne quittaient pas la femme, mais, de temps à autre, brefs, inquiets, perçants, s'assuraient de la place qu'occupaient Yves, Jacques et Lotte dans la foule.
Il prit une cigarette dans sa poche, si brusquement qu'il la brisa. La femme lui dit, très doucement, qu'il n'y avait aucune raison d'être aussi nerveux, puis elle le pria de la présenter à ses amis et ajouta, en riant, que sa robe lui allait à ravir et que ses jambes poilues ressemblaient à s'y méprendre aux tiges velues des coquelicots qui y fleurissaient.
Pour entrer dans la pièce, il voulut lui prendre la main. Elle eut un mouvement violent de recul et siffla entre ses dents: - Ne refais jamais ça, tu entends? Jamais.
Interloqué, Laurent fendit la foule, la laissant attendre sur le seuil d'où il sentait ses yeux le suivre, en direction de Lotte. Celle-ci, dès qu'elle le vit, pâlit.
- Laurent! Qu'est-ce qui se passe? Tu es blanc comme une aspirine.
Il ne répondit rien, la regarda fixement, les dents serrées. Lotte fit signe à Jacques et Yves d'approcher. Ce n'est qu'alors qu'elle découvrit la nouvelle venue, toujours debout sur le seuil, toujours masquée de son carton-pâte funéraire, et dont la silhouette haute et noire paraissait corrodée par le feu des cierges, posés derrière elle, en une tremblante auréole.
- Qui c'est, celle-là? fit-elle à Jacques.
- Je n'en sais rien, dit Yves.
- Tu la connais, toi? fit Jacques en se tournant vers Laurent.
Il avait encore pâli et paraissait sur le point de tourner de l'œil. Lotte lui tendit son verre - toujours le même depuis le début de la soirée - où la margarita était devenue tiède.
- Bois, dit-elle.
Elle venait de comprendre les sautes d'humeur jusque-là inexpliquées de son pédé favori qui, semblait-il, était en train de virer sa cuti. "Pauvre Jacques!" pensa-t-elle, pour ajouter aussitôt: "Tant mieux pour moi."
Laurent but avec fièvre, puis demanda un deuxième et un troisième verre. La couleur revint un peu sur ses joues cireuses. Il se mit alors à leur parler, d'une voix hachée, mais Jacques et Yves, eux aussi, avaient compris.
Laurent expliqua que c'était une amie à lui, une nouvelle connaissance, une femme extraordinaire dont il leur réservait la surprise. C'était, continua-t-il, la crainte d'avoir enfreint une de leurs règles tacites à tous quatre - de toujours parler des nouvelles conquêtes et de n'en rien cacher qui pût affecter leurs existences - qui l'avait, tout à l'heure, bouleversé si fort. Il n'eut pas besoin - les yeux de Lotte, d'Yves et de Jacques allaient de cette "conquête" à son conquérant, et retour - d'ajouter qu'il avait aussi eu peur qu'elle ne les trouvât pas à la hauteur: cela aussi, ils l'avaient compris, mais, bonnes pâtes, ne lui en voulurent que le temps d'une brève éternité. C'était la première fois qu'une chose pareille arrivait, et que pouvaient-ils y faire? Ils acceptèrent sans mot dire et commencèrent à craindre le pire.
Les autres riaient, Tout le monde riait. La neige avait cessé. Les rues de Paris couraient à lents pas de silence, vêtues de soie crissante et vierge. çà et là, dans d'autres immeubles, dans d'autres quartiers, des je t'aime se chuchotaient dans les appartements éteints, des mains s'étreignaient, des corps s'engluaient l'un dans l'autre. Des ombres solitaires et tenaces erraient dans le dédale gelé des buissons, au Trocadéro ou aux Tuileries, les putes de la rue Saint-Denis et du Bois renouaient d'une main bleuie leurs écharpes, les cafés repliaient leurs frêles ailes de lumière et s'endormaient dans l'odeur de l'eau de Javel, les couples échangistes de la porte Dauphine clignaient de tous les yeux effarés de leurs voitures à l'arrêt, les pigeons assoupis sous les corniches suintantes de neige et de glace changeaient de position en battant des ailes pour se réchauffer, les junkies étaient chassés des couloirs du métro et s'écroulaient, la bouche collée à une poudre blanche dont ils n'avaient pas l'usage, les clochards, pareils aux Rois mages, cheminaient dans la nuit fendue de givre à la recherche d'un abri.
Jamais, depuis trente ans, il n'avait fait si froid à Mont-de-Marsan. La femme, sur le seuil, se tenait immobile. Son masque grotesque et pas même terrifiant regardait dans le vide.

XIX

Laurent, calmé, alluma une cigarette, se peigna d'une main et leur expliqua qu'il l'avait rencontrée, deux semaines auparavant, au Central - le seul bar pédé où il pût écrire l'après-midi.
En fait, il s'était aperçu qu'elle le suivait depuis longtemps déjà, trois semaines, un mois, en tout cas dès avant Venise. Par exemple, le matin, quand il prenait son premier café au bar du coin, seul ou avec Jacques, il l'avait vue chaque fois passer dans la rue et détourner la tête pour le dévisager dans les reflets des miroirs. Elle était aussi très souvent venue à la librairie, où elle n'achetait que des livres d'art, mais en s'adressant à un autre vendeur que lui, qu'elle fixait pourtant du regard, sans animosité, plutôt avec curiosité. Elle portait parfois des lunettes noires (oui, même après la nuit tombée ou sous la pluie - ce qui fit dire à Lotte que ce devait être une de ces branchées gnangnan et cucul la praline comme il en traîne au Palace ou dans les vernissages de chez Maeght), mais c'était bien lui, sans aucun doute possible, qu'elle regardait.
Quand il allait faire des courses, aussi, que ce fût des steaks rue Montorgueil, une pâtisserie juive rue des Rosiers ou un Folio à La Hune, elle s'arrangeait toujours pour se trouver, au moment de payer, devant lui, se retournant pour lui sourire.
En fait, c'était elle qui l'avait abordé.
Il faut dire qu'elle fit sensation lorsqu'elle poussa la porte du Central ("mais si, Jacques, tu y es allé avec moi; tu trouves que c'est trop crasse, jean-et-cuir et bière au litre"), peu habitué à ce type de clientèle. Elle portait une robe noire, très stricte ("mais follement élégante, Lotte, tu en aurais bavé: un peu Anne-Marie Beretta"), un simple rang de perles, un manchon de vison - noir - et une très ample cape de cuir, noir lui aussi, fourrée de loup noir toujours. Ses pieds étaient chaussés de talons aiguilles vernis. Elle était maquillée à la perfection. Ses cheveux blonds, ramassés en un savant chignon derrière sa tête, laissaient jaillir une interminable aiguille à chapeau, ornée d'un lourd cabochon de jais noir, entre Espagne et Japon, tu vois? ("C'est bien ce que je pense, fit Lotte, Anne-Marie dans quinze ans...")
Elle était venue s'asseoir à sa table, lui avait souri et, sans rien lui demander, avait commandé une bouteille de champagne. ("Ben mon salaud!" fit Jacques entre ses dents.)
Ce n'est qu'une fois la bouteille sur la table, quand les conversations eurent repris au comptoir et qu'elle se fut excusée pour la tiédeur et la mauvaise qualité du vin, qu'elle lui adressa vraiment la parole.
Au fur et à mesure qu'il les décrivait, elle et lui, et leur histoire déjà ancienne et si longtemps celée, Laurent s'animait. Quant à sa mystérieuse amie, elle était pour l'heure en grande conversation avec Camille-Dominique, et son rire leur parvenait à tous quatre par instants, profond, chaud, généreux, comme vaguement brisé. Seul Laurent, évidemment, disait le trouver beau. Les autres affirmaient au contraire qu'il était maniéré et trop émouvant pour être sincère. ("Et je m'y connais", annonça Lotte d'un ton sans réplique.)
Elle lui avait dit qu'elle le cherchait depuis longtemps, qu'elle connaissait toutes ses habitudes, son adresse, les gens qu'il fréquentait, sa mise au chômage, qu'elle savait tout de Jacques, de Lotte et d'Yves ("Mata-Hari from the KGB!" s'exclama Yves), mais qu'elle n'était pas pour autant un détective privé ou un agent de la force publique en civil.
Ils avaient ainsi bavardé plus d'une heure et Laurent, tout à fait sous le charme, avouait-il, n'avait posé aucune question, flatté, ébaubi, ébloui.
Ils s'étaient revus ensuite, toujours sur son initiative à elle, qui déboulait tout d'un coup dans la rue où il venait de s'engager ou lui souriait dans le bus où il venait de monter. Elle l'emmenait parfois au café, parfois dans un musée, parfois, si le soleil était lui aussi au rendez-vous, pour une promenade dans un parc solitaire et glacé. Même, un soir, elle vint à lui déguisée en garçon ("le plus beau que j'aie jamais vu", fit savoir Laurent qui ne vit pas la grimace de Jacques), vêtue toute de cuir noir, et lui demanda de l'emmener dans un bar gay, bruyant, enfumé et planchéié de Saint-Germain-des-Prés, où elle fit même, mais seule, un tour dans le backroom.
Le plus drôle était qu'il ne savait toujours pas son nom et lui disait "vous" ou "madame".
Tout ce qu'il en pouvait dire, au bout du compte, était qu'elle le fascinait absolument, qu'en sa présence il sentait il ne savait trop quoi - quelque chose qui ressemblait à l'effet de la coke ("tu nous fais chier avec tes poudres à la con!" glapit Lotte, furieuse) moins la tachycardie, ou à un bain glacé et brûlant à la fois, ou à une caresse de vent sous les cyprès - et qu'elle l'intimidait au-delà de ce dont il se croyait capable tout en le mettant en confiance comme - presque - personne, mais qu'il se refusait, pour le moment, à soulever le plus petit coin du voile de ce mystère.
Jacques, la tête basse, n'écoutait plus. Il marmonna, en regardant la pointe de sa chaussure:
- Je hais les sphinges! A bas Œdipe et les mères de substitution!
Laurent se rapprocha de son homme blessé et l'embrassa à pleine bouche.
- Sombre idiot, lui glissa-t-il, tu sais bien que je n'aime que toi.
Finalement, sur les instances insistantes de Laurent, ils acceptèrent tous les trois de rencontrer, comme Yves la surnomma sur-le-champ, la "prêtresse de l'invisible".

XX

La soirée battait son plein, ce qui, vu l'exiguïté des lieux, se trouvait être littéralement exact. Les coussins rescapés et le bas des murs étaient l'objet d'une convoitise générale. La fumée des cigarettes installait des quais de brume un peu partout. La margarita touchait à son terme, dont les lampions tropicaux s'étaient allumés dans presque tous les regards. Quelques bouches retardataires se refermaient avec hâte sur les dernières parts de tarte aux pommes. Tout le monde parlait à tout le monde en piquant des cigarettes dans toutes les poches et tous les sacs. Des coucheries futures ou prochaines se mettaient en place, des mains s'étreignaient déjà, des lèvres se joignaient sous des yeux qui se fermaient d'extase, et les cyniques de service ricanaient en contemplant la dérisoire stratégie des amours humaines.
Mais, en 1985, le cynisme était bien trop répandu pour qu'on y prêtât attention. Et puis, qu'importait? Le bonheur est un microbe, il lui faut des terrains favorables. Quand on en a assez, on prend une poignée d'antibiotiques, on lit quelques pages de Schopenhauer et on retourne pointer à l'ANPE des cœurs brisés.

XXI

La femme au masque fut charmante. Même Lotte était séduite. Quant à Jacques, sa résistance fut de courte durée, et il l'invita même à danser, le premier. Yves dansa alors avec Laurent, Lotte avec Roxane, Georgina avec une polytechnicienne éméchée, et Paulo enfonça sa tête dans la lourde chevelure bouclée de Jean-Jacques qui lui collait les mains sur ses fesses musclées de petit truand. L'invitée sans nom refusa, gentiment, de danser avec Laurent.
- La fatigue, expliqua-t-elle.
Ce fut même au point que personne - hormis Laurent - ne remarqua qu'elle n'était somme toute pas à sa place, vu qu'elle n'avait été ni ne cherchait à devenir l'amante de qui que ce soit. Laurent sourit de cette exception qui confirmait, une de plus, la règle. Pour la première fois de son existence, quelqu'un le hantait qu'il ne reliait - à tout le moins pas consciemment - ni à l' "amour" ni au "désir", ce qui, par contrecoup, lui permettait d'épicer son bonheur, dans le quatuor, d'un piment inconnu, parfumé et généreux qui en relevait la fadeur de Vache qui rit.

XXII

Tout le monde s'en était allé. L'aube transperçait de ses dagues grises le cœur transparent des vitres enfumées. La neige tombait à nouveau. Les fenêtres étaient grandes ouvertes. Aujourd'hui encore on n'allait voir du soleil que sa pelisse de nuages et le bout rouge de son gros cigare. Lotte et la femme au masque (qui avait fini par l'enlever pour révéler un visage impressionnant de grâce) causaient chiffons dans un coin ("Laurent m'a dit que, le jour où vous l'avez rencontré, vous portiez une robe..."), Jacques, Yves et Laurent ramassaient les restes de bouffe et les assiettes fripées qu'ils fourraient dans d'énormes sacs-poubelles de plastique bleu.
La fête était finie, qui avait été parfaite. Il est, finalement, parfois facile d'être heureux.
Quand tout fut en ordre, quand les garçons eurent regagné leurs jeans, leur T-shirt, leur pull et leurs chaussettes, ils vinrent prendre place aux côtés de Lotte et de la femme sans nom. Lotte leur fit comprendre, d'un clin d'œil, qu'elle non plus n'était pas parvenue à obtenir le nom de la visiteuse et qu'il faudrait s'en contenter pour le moment.
Laurent s'allongea en posant sa tête sur les jambes d'Yves, Jacques mit la sienne sur l'épaule de Lotte. Il y eut soudain un merveilleux silence: tous quatre regardaient cette femme dont ils ne savaient rien mais qui leur plaisait extraordinairement fort, et de se voir reflétés, chacun apparié à son chacun ou sa chacune, dans les yeux d'un noir presque pourpre de cette invitée de dernière minute qui avait peut-être le double de leur âge - ou l'âge de chacun des couples si l'on additionnait Lotte à Yves et Laurent à Jacques - leur parut à tous constituer une façon de consécration sans égale, une reconnaissance, une bénédiction quasi nuptiale par un être qui, sans qu'on cherchât vraiment à savoir pourquoi, possédait de tout temps l'autorité et la science requises pour le faire.
Ils étaient, après tout, encore à peine sortis de l'univers des contes où les oiseaux sont des princes enchantés et les grenouilles de merveilleuses nymphes, où les isbas tournent sur des pattes de poule, où l'on conquiert l'amour en portant, sept ans durant, sept fois sept paires de souliers de fer, où l'IVG n'existe pas et où les bergères à la Jeanne d'Arc font l'amour, sur le damas des légendes, avec des rois qui ressemblent à Jean Marais jeune: cette femme pouvait être - pourquoi non? - la version eighties des fées-marraines penchées sur les berceaux où les enfants de Woody Allen et des radios libres ouvrent de grands yeux incrédules et cernés de khôl.

XXIII

Ce fut précisément Viviane - à moins qu'elle ne s'appelât Mélusine - qui rompit le silence. Quand elle parlait, elle leur parlait à eux tous, mais en même temps on eût dit qu'il n'y avait que Laurent et elle dans l'univers. Non qu'elle parût en être amoureuse - les fées sont aussi dépourvues de cœur et aussi désintéressées que les pailles pour siroter le Pepsi ou les bâtonnets qui tombent dans les gobelets en plastique cannelé des distributeurs automatiques - mais elle ne s'adressait qu'à lui, et c'était sans cesse sur lui, sur son long visage d'ange arrivé trop tard pour avoir connu Lucifer et saint Michel, que venaient écumer, se briser et se reformer les feux ténébreux, purs, énigmatiques et pleins de flammes de ses regards souriants.
- Le plus drôle, mes cœurs, leur dit-elle, c'est que j'ai trouvé un appartement. À compter de demain, j'habiterai juste au-dessus de chez Jacques et Laurent.
L'encens de la bénédiction de tout à l'heure se dissipa d'un coup dans l'église soudain désertée. - Je l'aurais parié! marmonna Jacques qui, sans le savoir, pensait à l'unisson de Lotte et d'Yves. Ils eurent tous brusquement très froid. Yves ferma précipitamment les fenêtres. Lotte se mit sur ses pieds et bâilla de façon ostensible. Jacques fit mine de s'endormir en dodelinant vigoureusement de la tête. Seul Laurent avait paru ne pas entendre.
Les fées sont très bien élevées: c'est à elles de donner l'exemple à tous les Pinocchio du monde. Celle-ci se leva donc, prit le manteau que Lotte lui tendait d'un air contrit de la voir s'en aller si tôt, enfila majestueusement ses longs gants de daim noir, fit un signe de la tête à chacun mais refusa qu'on réveillât "ce cher Jacques", regarda Laurent qui regardait dans le vague, embrassa Lotte sur la joue, serra virilement la main rose d'Yves qui lui ouvrait la porte, remercia encore une fois pour cette somptueuse soirée, releva le col de sa cape, vérifia qu'il lui restait assez de rouge sur les lèvres pour affronter l'aube et les éboueurs transis qui salaient les rues enneigées, fit un ultime signe de la main et disparut dans les ténèbres de la cage d'escalier, où s'éteignit aussitôt le froufrou discret de son fourreau noir.
Seul, un très long moment après son départ, dans l'appartement tendu de blanc où Jacques et Laurent s'endormirent à même le sol, un peu fâchés peut-être mais blottis sous une couverture, bouche contre bouche, haleine contre haleine, tandis qu'Yves et Lotte passaient dans l'autre pièce et s'y confectionnaient une couche avec les coussins épars pour y baiser et s'endormir, ensemble, en plein labeur, seul régna encore, et pour deux jours entiers, le souvenir tenace et insistant d'un mystérieux parfum aux senteurs de musc, de marbre froid et de tubéreuses fanées.

XXIV

Huit personnes moururent de froid cette nuit-là en France. Venise même se pava de diamants, et les anges des palazzi se réveillèrent poudrés de blanc par le givre. Sur les grèves, les mouettes affamées durent s'y reprendre à plusieurs fois de tout l'acharnement de leur bec avant de briser les caparaçons de glace qui défendaient leur pitance contre leurs insatiables appétits.
En Camargue, des milliers de flamants roses périrent, les pattes gelées, longues statues couleur d'aurore qui ne purent se défaire de l'horreur du sol où le plumage est pris.
En Aix-en-Provence, la fontaine de la Rotonde se transforma en un lustre de cristal, façon Lalique, pour Orient-Express à l'arrêt.
On en vint à manquer de sel pour désenganguer les routes de leurs bandelettes finement tressées de verglas. Tapis au fond de leur lit, les amants d'Europe se serrèrent l'un contre l'autre et firent des rêves de printemps, entre leurs draps transformés en suaires pour gisants surgelés.

 
 
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