XIV

L'alerte était donc passée. Le quatuor reprit sa partition habituelle. La femme en noir pouvait faire ce qu'elle voulait, la musique courait quand même, égale à elle-même.
Le bonheur, bien sûr, est une illusion. Trois siècles de moralistes nous l'ont appris. Mais, une fois acquise la précieuse preuve de son inexistence, qu'est-ce qui empêche d'y croire quand même et de lui permettre d'allumer, chaque jour ou chaque nuit que le malheur fait, ses petites bougies d'anniversaire? Et tant pis si elles sont aussitôt soufflées - avec ou sans vœu. Pour un court instant, du moins, elles auront, vacillantes et colorées, illuminé quatre visages penchés avec une anxiété rieuse au-dessus de leur bref baiser de feu.

XV

Mais les moralistes ont toujours raison: une semaine après l'anniversaire, les cartes avaient été à nouveau battues par une main invisible mais ferme, sans que nul ne sût plus très bien si l'on jouait au bridge, à la simple bataille ou au menteur.
Laurent avait retrouvé ses absences et n'écrivait rien. L'ANPE ne le voyait jamais mais ne s'en plaignait pas. Il se contentait de harasser une vieille et digne employée des ASSEDIC pour sa prise en charge quand il n'avait vraiment rien d'autre à faire.
Lotte s'ennuyait (Yves y était pour quelque chose) et avait donc changé de coiffure.
Yves en avait marre de la plonge, comme Lotte de ses contrats sans cesse avortés - et de Lotte aussi sans doute. Ses heures libres, il les passait au café du coin, à claquer un fric dingue pour faire hoqueter le flipper.
Jacques était parti dans sa famille à Orléans: il venait de perdre brutalement son père.

XVI

La mort du père de Jacques fut un rude coup pour tous. C'était arrivé sans crier gare. Il était monté sur une échelle pour réparer la gouttière engorgée et - pof! - son cœur avait lâché.
Dans sa chute, en soi sans gravité comme l'avait dit Jacques d'une voix brisée au téléphone, il avait entraîné avec lui tout le rosier grimpant qui courait sur la façade de la maison, et le plus triste avait été que, même mort, il saignait encore, au doigt, à cause des épines qui s'y étaient fichées.
Lotte, Yves et Laurent avaient proposé de l'accompagner jusque là-bas, de prendre un hôtel dans les environs et de l'assister si faire se pouvait. Mais il avait refusé et était parti, petit pantin désarticulé, vers la gare, les mains dans les poches de la moumoute de Lotte - plus chaude que ses vestes de fripe -, une cigarette au coin de ses lèvres qu'il ne pensa pas même à allumer, tandis que sur son visage de papier broyé s'acharnait une pluie acariâtre en guise de larmes introuvables.
Ç'avait eu lieu trois jours après Marly. Ce que la vie est mal foutue, tout de même. C'était Laurent qui l'avait appris au téléphone ("qu'est-ce que tu fabriquais chez toi, à cette heure? tu l'espionnais, hein?" demanda Lotte d'une voix mauvaise, deux jours plus tard) et qui l'avait annoncé, seul il valait mieux, à Jacques, tandis que Lotte et Yves, dans le bar d'en bas, se rongeaient les ongles en comptant les pieds des tables.
Résultat: ce con de Laurent, lui qui d'habitude avait du tact, de la diplomatie, avait tout déballé d'un coup, comme ça, tout à trac, la chute, l'ambulance, les massages cardiaques sur la route griffée de pluie, les sirènes qui hurlent, les perfusions, le moniteur aux lignes plates, l'affolement de la mère et des deux sœurs, l'horreur bête, c'est pas possible, d'un corps qui se laisse vaincre et d'un cœur qui se lance dans la grève illimitée.
Jacques n'avait rien dit. Ses lèvres avaient tremblé un peu. Il avait écouté, sans sembler entendre, Laurent lui expliquer ensuite qu'il avait un train pour Orléans dans deux heures, qu'on n'avait pas pu mettre la main sur une voiture, que sa place était réservée, en première, compartiment fumeurs, qu'est-ce que je peux faire, mon amour?
Il s'était laissé enlacer par Laurent, embrasser par des lèvres mouillées de larmes que lui n'arrivait pas à trouver, puis, soudain, avait bondi dans la cuisine, claqué la porte, et s'était servi une gigantesque rasade de whisky.
Le téléphone avait sonné: Lotte et Yves, qui étaient arrivés aussitôt. Ils étaient allés dans la cuisine et, à leur tour, avaient pris Jacques par les épaules, sans savoir que dire, la gorge nouée, les yeux brûlants, la tête vide, mon pauvre Jacques, mon pauvre trésor, se sentant tout d'un coup devenus si bêtes, si cons, avec leur gentillesse, avec leurs blagues, avec leur amour, si gamins tout d'un coup - en face de ce scandale inadmissible qui, jusque-là, était réservé aux Vietnamiens, aux Chiliens, aux Juifs, à tout le monde et même à des arrière-petits-cousins ou à des vieilles tantes à peine connues, mais pas à eux, pas si près - qu'ils en auraient giflé quelqu'un.
Jacques avait bu un deuxième whisky, Lotte lui avait passé son blouson, Laurent avait donné le numéro de la réservation puis était parti, inutile et déchiré de se savoir l'être, dans la chambre, Yves s'était fait un café en tremblant et avait cassé deux tasses, Lotte avait essayé de ne pas pleurer, sans succès: la mort avait quitté le royaume des images et des mots pour s'installer un temps chez le quatuor. Puis Jacques s'en était allé, ombre solitaire, vieux jeune homme incrédule, peint à brosses de pluie méchante sur les trottoirs qui le menaient à la gare.
Il avait téléphoné deux jours plus tard à Laurent. Lotte et Yves étaient là, à tourner en rond comme des écureuils affolés, s'engueulant pour un rien, pour un thé trop tiède ou trop chaud, pour un canard qui traînait et qu'ils voulaient lire tous les deux, mais pas ensemble, pour des bêtises. Laurent, pendant ce temps, se taisait et fixait le téléphone des yeux comme s'il allait exploser.
Jacques annonça que la crémation aurait lieu l'après-midi même et qu'il reviendrait, lui, dans trois ou quatre jours. Il essayait de se contrôler - on entendait sa voix se crisper sur chaque mot -, mais il craqua en racontant l'épisode du rosier.
Laurent, ne sachant que dire, passa le récepteur à Lotte qui se mit aussitôt à pleurer et le tendit à Yves qui, seul, put articuler quelques mots - banals, comme toujours - en réitérant leur offre à tous trois de descendre le rejoindre. Jacques remercia d'une voix hachée. Il raccrocha en disant qu'à son retour il allait avoir besoin d'eux très fort.
Le reste de la journée fut maussade. Au lieu de les rapprocher les uns des autres pour qu'ils puissent être à même de l'affronter, cette mort les séparait insidieusement - débandade de gosses devant une bêtise si grosse qu'ils ont peur d'en être accusés. Laurent se saoula à la bière. Lotte partit voir une pièce brésilienne complètement idiote à la Cité universitaire internationale. Yves alla bosser, la mort dans l'âme. Même Ranelagh ne se laissait pas approcher.
En plus il pleuvait, un dégueulis infect, mi-pluie mi-neige, et l'on était obligé de se tenir aux murs pour ne pas glisser.

XVII

La première mort, c'est comme le premier amour. On s'en trouve fouetté jusques au sang. Celle-ci chevauchait un cheval de bois, pareil à celui des manèges où ils avaient tous tourné en riant durant leur enfance, mais le pompon qu'ils avaient attrapé était vraiment moche, et les empreintes des sabots peints de cette bête fabuleuse laissèrent des marques profondes sur la moquette de la pièce imaginaire où, soudain, un drôle de vent coulis soufflait dans les angles et les frigorifiait tous.

XVIII

Jacques, en fait, ne revint pas de dix jours. Durant son absence, Lotte et Yves, pris par leurs propres craquements, se firent plus rares; ils voyaient quand même Laurent - pour un bavardage sans rime ni raison dans un café, sur les contrats de Lotte ou la nouvelle lubie micro-informatique d'Yves, pour un film, pour un demi -, mais l'absence de Jacques les gênait tous.
Lotte avait fini par être acceptée dans un stage par un brillant inconnu plein d'avenir, à cent cinquante balles la séance créative, et ne fut bientôt guère visible.
Yves, lui, s'enfonçait dans un mutisme bougon et commençait à prêter de plus en plus d'attention aux êtres emmitouflés qu'il frôlait dans le métro ou dans la rue.
Laurent avait repris son guet, sans se l'avouer tout à fait, prenant prétexte de ce que Jacques pouvait appeler à l'improviste pour écouter, inlassablement, ce qui se passait au-dessus. Parfois, les grêles sonneries des clochettes du clavecin résonnaient dans l'appartement, et il montait aussitôt à l'étage sur la pointe des pieds, après avoir décroché le téléphone, pour coller son oeil à la serrure, toujours munie de sa clef, malheureusement.
La concierge l'y surprit un matin, et il dut bredouiller, rouge comme ne l'étaient pas encore les tomates, qu'il cherchait son fugueur de chat.

XIX

Cette attente sans but qu'éloigné - de Jacques, devenu muet, de cette femme insaisissable - tournait à l'obsession et lui rongeait les entrailles avec le même entrain que le vautour le foie de Prométhée. Il en rêvait chaque nuit. Il ne se rasait plus. Il ne sortait que si Lotte et Yves appelaient pour l'inviter, afin d'éventer leurs soupçons éventuels. Il avalait n'importe quoi: des yaourts tournés, des oeufs, un infect vin échoué Dieu sait comment dans le placard, des quignons de pain oubliés, et même, un jour, de la pâtée pour chats, laquelle ressemblait à s'y méprendre au pâté des traiteurs.
Il écrivit encore des lettres, par dizaines. Toutes lui furent retournées, sans qu'il découvrît quand ni comment, intouchées mais parfumées. Il se remit de mèche avec un ex, déjà bien ancien, qui travaillait aux Télécom pour savoir si elle avait le téléphone. Ca lui coûta ce qui lui restait de cocaïne et d'herbe, mais il n'avait guère eu le choix: c'était ça ou le plumard.
Dans la même veine imaginative, il pensa mettre sur pied toute une salade pour aller chez les flics: une histoire de chantage, de lettres anonymes, un imbroglio fumeux où passaient les Cellules communistes combattantes belges, la Maffia, le mouvement antinucléaire allemand et un trafic de mineurs arrachés à leur famille pour aller peupler les trottoirs de la rue Sainte-Anne.
Toute cette fiévreuse fabrique de fictions ferma pourtant très vite boutique, et il se retrouva sans ressources, piteux Thésée, pour affronter un Minotaure qu'il avait lui-même mis au monde, dans un palais dont il était le seul architecte.
Passage du masque au visage réel: tous deux étaient confondus, et Laurent se sut rembarqué, nolens après avoir été volens, sur la yole peu sûre des aventures sentimentales, des fantômes constamment évoqués et traqués et des gémir d'attendre ce qui n'est pas pour vous - à ceci près que la curiosité, non le cœur, comme jadis, portait la livrée de Charon en tenant la barre d'une main de fer, sans d'ailleurs que cela changeât rien ou eût plus de sens. Roule le Styx rageur sous la rame des barques, je cherche sur ses bords le pied nu de ma parque - il pouvait bien en faire un distique d'alexandrins, il était bel et bien en train de perdre pied et avait tout fait, s'était servi de tout ce qu'il avait à sa disposition (l'absence de Jacques, la mort de son père, les heurts entre Lotte et Yves, l'hiver têtu, le chômage sans issue, les pavots lourds de l'inaction, sa mythologie littéraire, etc.) pour en arriver là.
Oh! certes, "elle" l'avait sans doute un peu aidé, mais il avait lui-même appris à se débrouiller très bien sans elle pour tisser, Pénélope sans prétendants, le long Bayeux de ses délires.
Pauvre Laurent! Ce n'était somme toute pas sa faute si, en ce XXème siècle finissant, les seules aventures individuelles qu'on pût encore tenter de vivre n'étaient que des gestes sentimentales.
Un soir, le soir se mit au lit où vint le rejoindre la nuit, les pas retentirent comme à l'accoutumée, les réverbères rouvrirent les yeux sur leurs insomnies blafardes, Laurent écouta de toutes ses forces en essayant de marcher, dans l'appartement sans lumière où il ne savait plus même ce qu'il attendait, à la même vitesse que la mystérieuse locataire du dessus, de la fenêtre à la porte et de la porte à la fenêtre, pensa à déménager (mais elle te retrouvera, sombre idiot, ou c'est toi qui reviendras), pensa à une psychanalyse (et puis quoi encore?), pensa à Jacques (tu me manques), ne pensa plus à rien, et s'effondra, tout habillé, sur le canapé grinçant, la tête en feu de ne savoir tisser que des problèmes sans jamais parvenir à mettre la main sur les ciseaux d'une solution.

XX

Au réveil, une fois encore, il fallait en finir. La nuit n'avait apporté aucun conseil. Le chat miaulait de désespoir: il n'avait rien mangé la veille, et tout indiquait qu'il en irait de même aujourd'hui. L'appartement tournait à la catastrophe: il y avait des vêtements sales absolument partout, des verres encroûtés de sucre et de café durci prenaient des poses de martyrs abandonnés de Dieu sur tous les reposoirs possibles, les plantes mouraient de soif, les poissons rouges disparaissaient sous un cache-nez d'algues brunâtres, des moutons de poussière paissaient voracement les tapis sous la houlette d'un tas de mégots, les vitres n'y voyaient plus rien, le lit n'était pas fait depuis dix jours, la cuisine ressemblait à une morne plaine et, dans l'évier congestionné, la vaisselle se trouvait enduite de cambronneries.
C'était hideux.
Jacques rentrait le soir même.
Seigneur!
Laurent se rendit en traînant les pieds dans la cuisine, rinça vaguement une tasse, se fit un thé avec un reste de moisissures récupérées au fond d'une bouilloire, se brûla la langue en le buvant, saisit un mégot par terre - il n'avait plus de cigarettes depuis longtemps -, revint s'affaler sur le canapé, ouvrit au hasard un des bouquins éventrés qu'avait froissés son sommeil et lut, d'un oeil absent:
"Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin."
Ce fut comme une apparition. Il allait lui acheter des fleurs. Les femmes sont folles de ces petites attentions-là - non de la balourdise d'un espionnage insensé. Qui plus est, avec le froid régnant, elle saurait tout le prix de ce cadeau délicat et s'en trouverait malgré elle émue. Et puis, des fleurs, ça ne peut pas se glisser dans une boîte aux lettres.
Il se rua sur le téléphone, tricota fébrilement le numéro du premier Interflora qu'il put trouver dans les pages jaunes de l'annuaire, commanda une corbeille de lys et de lilas blancs ("oui, monsieur, nous avons du lilas d'Afrique du Sud"), eut du mal à avaler sa salive quand on lui en indiqua le prix, l'avala pourtant, dit de faire livrer avec la facture rue Montorgueil, étage tant, chez M. Laurent, raccrocha, poussa un gros soupir, s'estima sauvé, regarda autour de lui, prit la mesure du désastre qu'il allait falloir effacer avant le retour de Jacques, et empoignait l'aspirateur quand la sonnerie se fit entendre à la porte.
- Déjà! s'exclama-t-il.
Ranelagh, plus qu'intéressé par le remue-ménage qui semblait poindre à l'horizon, dut hélas abriter son estomac vide sous le canapé (il avait horreur des visites) où il se réfugia en crachant de rage. Laurent se peigna de la main, lissa sa chemise fripée, prit son chéquier et un stylo, se racla la gorge et ouvrit la porte.
Qui vouliez-vous que ce fût?
C'était elle.

XXI

Si l'on en croyait ce que pontifiaient les météorologistes, le printemps n'était toujours pas en vue. Plusieurs régions avaient été déclarées zones sinistrées. Des villages entiers se retrouvaient privés d'eau potable ou d'électricité de temps à autre. La neige était blanche, épaisse et fréquente. La glace bleue, froide et tenace.
Les mimosas rendaient leur âme frileuse sans les secours de la religion. Le muguet avait mis en chômage technique ses usines à clochettes. On égrenait aux informations de la journée des records de froid battus ici ou là.
Mais ni les phoques, ni les loutres, ni les pingouins, ni les ours polaires ne vinrent batifoler sur les quais du Rhône à Lyon, sans doute à cause de la pollution. Les gens commençaient à craindre qu'après l'impôt-sécheresse on ne leur fit le coup d'un impôt-banquise.
Des illuminés dénonçaient les effets des bombes atomiques de Mururoa et annonçaient la résurrection des mammouths en prêchant le retour aux silex taillés.
Au prochain recensement, on découvrirait sans doute que la courbe des naissances avait fait un joli bond durant le fameux hiver 84-85.

 
 
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