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La mort du père de Jacques fut un rude coup pour tous.
C'était arrivé sans crier gare. Il était monté sur une échelle pour
réparer la gouttière engorgée et - pof! - son cœur avait lâché.
Dans sa chute, en soi sans gravité comme l'avait dit Jacques d'une voix
brisée au téléphone, il avait entraîné avec lui tout le rosier
grimpant qui courait sur la façade de la maison, et le plus triste avait
été que, même mort, il saignait encore, au doigt, à cause des épines
qui s'y étaient fichées.
Lotte, Yves et Laurent avaient proposé de l'accompagner jusque là-bas,
de prendre un hôtel dans les environs et de l'assister si faire se
pouvait. Mais il avait refusé et était parti, petit pantin
désarticulé, vers la gare, les mains dans les poches de la moumoute de
Lotte - plus chaude que ses vestes de fripe -, une cigarette au coin de
ses lèvres qu'il ne pensa pas même à allumer, tandis que sur son visage
de papier broyé s'acharnait une pluie acariâtre en guise de larmes
introuvables.
Ç'avait eu lieu trois jours après Marly. Ce que la vie est mal foutue,
tout de même. C'était Laurent qui l'avait appris au téléphone
("qu'est-ce que tu fabriquais chez toi, à cette heure? tu
l'espionnais, hein?" demanda Lotte d'une voix mauvaise, deux jours
plus tard) et qui l'avait annoncé, seul il valait mieux, à Jacques,
tandis que Lotte et Yves, dans le bar d'en bas, se rongeaient les ongles
en comptant les pieds des tables.
Résultat: ce con de Laurent, lui qui d'habitude avait du tact, de la
diplomatie, avait tout déballé d'un coup, comme ça, tout à trac, la
chute, l'ambulance, les massages cardiaques sur la route griffée de
pluie, les sirènes qui hurlent, les perfusions, le moniteur aux lignes
plates, l'affolement de la mère et des deux sœurs, l'horreur bête,
c'est pas possible, d'un corps qui se laisse vaincre et d'un cœur qui se
lance dans la grève illimitée.
Jacques n'avait rien dit. Ses lèvres avaient tremblé un peu. Il avait
écouté, sans sembler entendre, Laurent lui expliquer ensuite qu'il avait
un train pour Orléans dans deux heures, qu'on n'avait pas pu mettre la
main sur une voiture, que sa place était réservée, en première,
compartiment fumeurs, qu'est-ce que je peux faire, mon amour?
Il s'était laissé enlacer par Laurent, embrasser par des lèvres
mouillées de larmes que lui n'arrivait pas à trouver, puis, soudain,
avait bondi dans la cuisine, claqué la porte, et s'était servi une
gigantesque rasade de whisky.
Le téléphone avait sonné: Lotte et Yves, qui étaient arrivés
aussitôt. Ils étaient allés dans la cuisine et, à leur tour, avaient
pris Jacques par les épaules, sans savoir que dire, la gorge nouée, les
yeux brûlants, la tête vide, mon pauvre Jacques, mon pauvre trésor, se
sentant tout d'un coup devenus si bêtes, si cons, avec leur gentillesse,
avec leurs blagues, avec leur amour, si gamins tout d'un coup - en face de
ce scandale inadmissible qui, jusque-là, était réservé aux
Vietnamiens, aux Chiliens, aux Juifs, à tout le monde et même à des
arrière-petits-cousins ou à des vieilles tantes à peine connues, mais
pas à eux, pas si près - qu'ils en auraient giflé quelqu'un.
Jacques avait bu un deuxième whisky, Lotte lui avait passé son blouson,
Laurent avait donné le numéro de la réservation puis était parti,
inutile et déchiré de se savoir l'être, dans la chambre, Yves s'était
fait un café en tremblant et avait cassé deux tasses, Lotte avait
essayé de ne pas pleurer, sans succès: la mort avait quitté le royaume
des images et des mots pour s'installer un temps chez le quatuor. Puis
Jacques s'en était allé, ombre solitaire, vieux jeune homme incrédule,
peint à brosses de pluie méchante sur les trottoirs qui le menaient à
la gare.
Il avait téléphoné deux jours plus tard à Laurent. Lotte et Yves
étaient là, à tourner en rond comme des écureuils affolés,
s'engueulant pour un rien, pour un thé trop tiède ou trop chaud, pour un
canard qui traînait et qu'ils voulaient lire tous les deux, mais pas
ensemble, pour des bêtises. Laurent, pendant ce temps, se taisait et
fixait le téléphone des yeux comme s'il allait exploser.
Jacques annonça que la crémation aurait lieu l'après-midi même et
qu'il reviendrait, lui, dans trois ou quatre jours. Il essayait de se
contrôler - on entendait sa voix se crisper sur chaque mot -, mais il
craqua en racontant l'épisode du rosier.
Laurent, ne sachant que dire, passa le récepteur à Lotte qui se mit
aussitôt à pleurer et le tendit à Yves qui, seul, put articuler
quelques mots - banals, comme toujours - en réitérant leur offre à tous
trois de descendre le rejoindre. Jacques remercia d'une voix hachée. Il
raccrocha en disant qu'à son retour il allait avoir besoin d'eux très
fort.
Le reste de la journée fut maussade. Au lieu de les rapprocher les uns
des autres pour qu'ils puissent être à même de l'affronter, cette mort
les séparait insidieusement - débandade de gosses devant une bêtise si
grosse qu'ils ont peur d'en être accusés. Laurent se saoula à la
bière. Lotte partit voir une pièce brésilienne complètement idiote à
la Cité universitaire internationale. Yves alla bosser, la mort dans
l'âme. Même Ranelagh ne se laissait pas approcher.
En plus il pleuvait, un dégueulis infect, mi-pluie mi-neige, et l'on
était obligé de se tenir aux murs pour ne pas glisser. |
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Jacques, en fait, ne revint pas de dix jours. Durant
son absence, Lotte et Yves, pris par leurs propres craquements, se firent
plus rares; ils voyaient quand même Laurent - pour un bavardage sans rime
ni raison dans un café, sur les contrats de Lotte ou la nouvelle lubie
micro-informatique d'Yves, pour un film, pour un demi -, mais l'absence de
Jacques les gênait tous.
Lotte avait fini par être acceptée dans un stage par un brillant inconnu
plein d'avenir, à cent cinquante balles la séance créative, et ne fut
bientôt guère visible.
Yves, lui, s'enfonçait dans un mutisme bougon et commençait à prêter
de plus en plus d'attention aux êtres emmitouflés qu'il frôlait dans le
métro ou dans la rue.
Laurent avait repris son guet, sans se l'avouer tout à fait, prenant
prétexte de ce que Jacques pouvait appeler à l'improviste pour écouter,
inlassablement, ce qui se passait au-dessus. Parfois, les grêles
sonneries des clochettes du clavecin résonnaient dans l'appartement, et
il montait aussitôt à l'étage sur la pointe des pieds, après avoir
décroché le téléphone, pour coller son oeil à la serrure, toujours
munie de sa clef, malheureusement.
La concierge l'y surprit un matin, et il dut bredouiller, rouge comme ne
l'étaient pas encore les tomates, qu'il cherchait son fugueur de chat. |
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Cette attente sans but qu'éloigné - de Jacques,
devenu muet, de cette femme insaisissable - tournait à l'obsession et lui
rongeait les entrailles avec le même entrain que le vautour le foie de
Prométhée. Il en rêvait chaque nuit. Il ne se rasait plus. Il ne
sortait que si Lotte et Yves appelaient pour l'inviter, afin d'éventer
leurs soupçons éventuels. Il avalait n'importe quoi: des yaourts
tournés, des oeufs, un infect vin échoué Dieu sait comment dans le
placard, des quignons de pain oubliés, et même, un jour, de la pâtée
pour chats, laquelle ressemblait à s'y méprendre au pâté des
traiteurs.
Il écrivit encore des lettres, par dizaines. Toutes lui furent
retournées, sans qu'il découvrît quand ni comment, intouchées mais
parfumées. Il se remit de mèche avec un ex, déjà bien ancien, qui
travaillait aux Télécom pour savoir si elle avait le téléphone. Ca lui
coûta ce qui lui restait de cocaïne et d'herbe, mais il n'avait guère
eu le choix: c'était ça ou le plumard.
Dans la même veine imaginative, il pensa mettre sur pied toute une salade
pour aller chez les flics: une histoire de chantage, de lettres anonymes,
un imbroglio fumeux où passaient les Cellules communistes combattantes
belges, la Maffia, le mouvement antinucléaire allemand et un trafic de
mineurs arrachés à leur famille pour aller peupler les trottoirs de la
rue Sainte-Anne.
Toute cette fiévreuse fabrique de fictions ferma pourtant très vite
boutique, et il se retrouva sans ressources, piteux Thésée, pour
affronter un Minotaure qu'il avait lui-même mis au monde, dans un palais
dont il était le seul architecte.
Passage du masque au visage réel: tous deux étaient confondus, et
Laurent se sut rembarqué, nolens après avoir été volens, sur la yole
peu sûre des aventures sentimentales, des fantômes constamment évoqués
et traqués et des gémir d'attendre ce qui n'est pas pour vous - à ceci
près que la curiosité, non le cœur, comme jadis, portait la livrée de
Charon en tenant la barre d'une main de fer, sans d'ailleurs que cela
changeât rien ou eût plus de sens. Roule le Styx rageur sous la rame des
barques, je cherche sur ses bords le pied nu de ma parque - il pouvait
bien en faire un distique d'alexandrins, il était bel et bien en train de
perdre pied et avait tout fait, s'était servi de tout ce qu'il avait à
sa disposition (l'absence de Jacques, la mort de son père, les heurts
entre Lotte et Yves, l'hiver têtu, le chômage sans issue, les pavots
lourds de l'inaction, sa mythologie littéraire, etc.) pour en arriver
là.
Oh! certes, "elle" l'avait sans doute un peu aidé, mais il
avait lui-même appris à se débrouiller très bien sans elle pour
tisser, Pénélope sans prétendants, le long Bayeux de ses délires.
Pauvre Laurent! Ce n'était somme toute pas sa faute si, en ce XXème
siècle finissant, les seules aventures individuelles qu'on pût encore
tenter de vivre n'étaient que des gestes sentimentales.
Un soir, le soir se mit au lit où vint le rejoindre la nuit, les pas
retentirent comme à l'accoutumée, les réverbères rouvrirent les yeux
sur leurs insomnies blafardes, Laurent écouta de toutes ses forces en
essayant de marcher, dans l'appartement sans lumière où il ne savait
plus même ce qu'il attendait, à la même vitesse que la mystérieuse
locataire du dessus, de la fenêtre à la porte et de la porte à la
fenêtre, pensa à déménager (mais elle te retrouvera, sombre idiot, ou
c'est toi qui reviendras), pensa à une psychanalyse (et puis quoi
encore?), pensa à Jacques (tu me manques), ne pensa plus à rien, et
s'effondra, tout habillé, sur le canapé grinçant, la tête en feu de ne
savoir tisser que des problèmes sans jamais parvenir à mettre la main
sur les ciseaux d'une solution. |
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Au réveil, une fois encore, il fallait en finir. La
nuit n'avait apporté aucun conseil. Le chat miaulait de désespoir: il
n'avait rien mangé la veille, et tout indiquait qu'il en irait de même
aujourd'hui. L'appartement tournait à la catastrophe: il y avait des
vêtements sales absolument partout, des verres encroûtés de sucre et de
café durci prenaient des poses de martyrs abandonnés de Dieu sur tous
les reposoirs possibles, les plantes mouraient de soif, les poissons
rouges disparaissaient sous un cache-nez d'algues brunâtres, des moutons
de poussière paissaient voracement les tapis sous la houlette d'un tas de
mégots, les vitres n'y voyaient plus rien, le lit n'était pas fait
depuis dix jours, la cuisine ressemblait à une morne plaine et, dans
l'évier congestionné, la vaisselle se trouvait enduite de cambronneries.
C'était hideux.
Jacques rentrait le soir même.
Seigneur!
Laurent se rendit en traînant les pieds dans la cuisine, rinça vaguement
une tasse, se fit un thé avec un reste de moisissures récupérées au
fond d'une bouilloire, se brûla la langue en le buvant, saisit un mégot
par terre - il n'avait plus de cigarettes depuis longtemps -, revint
s'affaler sur le canapé, ouvrit au hasard un des bouquins éventrés
qu'avait froissés son sommeil et lut, d'un oeil absent:
"Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin."
Ce fut comme une apparition. Il allait lui acheter des fleurs. Les femmes
sont folles de ces petites attentions-là - non de la balourdise d'un
espionnage insensé. Qui plus est, avec le froid régnant, elle saurait
tout le prix de ce cadeau délicat et s'en trouverait malgré elle émue.
Et puis, des fleurs, ça ne peut pas se glisser dans une boîte aux
lettres.
Il se rua sur le téléphone, tricota fébrilement le numéro du premier
Interflora qu'il put trouver dans les pages jaunes de l'annuaire, commanda
une corbeille de lys et de lilas blancs ("oui, monsieur, nous avons
du lilas d'Afrique du Sud"), eut du mal à avaler sa salive quand on
lui en indiqua le prix, l'avala pourtant, dit de faire livrer avec la
facture rue Montorgueil, étage tant, chez M. Laurent, raccrocha, poussa
un gros soupir, s'estima sauvé, regarda autour de lui, prit la mesure du
désastre qu'il allait falloir effacer avant le retour de Jacques, et
empoignait l'aspirateur quand la sonnerie se fit entendre à la porte.
- Déjà! s'exclama-t-il.
Ranelagh, plus qu'intéressé par le remue-ménage qui semblait poindre à
l'horizon, dut hélas abriter son estomac vide sous le canapé (il avait
horreur des visites) où il se réfugia en crachant de rage. Laurent se
peigna de la main, lissa sa chemise fripée, prit son chéquier et un
stylo, se racla la gorge et ouvrit la porte.
Qui vouliez-vous que ce fût?
C'était elle. |