XIV

Laurent gisait sur le lit telle une marionnette dont on vient de couper toutes les ficelles et qui se vide, lente- ment, doucement, fétu à fétu, de ses entrailles de paille poudreuse avec ses yeux de porcelaine hébétée. Il ne lui restait plus rien. Sa tête était vide. Et ses jambes. Et ses bras. Et chaque parcelle de son corps dégingandé. Vide, tout ça, absolument vide. Un sac de patates éventré qui laisse rouler ses cailloux comestibles dans le ruisseau, boum, boum, boum, boum, un à un, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus.
Il ouvrit les yeux. Ses claquements de dents s'espacèrent, s'apaisèrent, disparurent. Son cœur reprit son infatigable labeur. Il essuya son front. Il la regarda.
Il fit un effort surhumain pour lui sourire et y parvint presque.
Il dut s'y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir articuler:
- Est-ce qu'on souffre beaucoup quand on meurt?
Elle eut la force, elle aussi, de lui sourire.
- Je ne sais pas. Ça ne m'est jamais arrivé.
Laurent murmura: - Moi non plus. J'ai peur.
- Je sais. Moi aussi.
Il détourna les yeux pour qu'elle ne vît pas qu'il pleurait: il pleurait décidément beaucoup dans cette histoire. Elle m'aime. Ma mort m'aime. J'aime ma mort. Pas la mort, ma mort, celle-ci. La mienne. Pas la tienne.
Et si j'acceptais. Si je disais oui, comme devant Monsieur le maire et Monsieur le curé?
Oui je veux bien Oui.
Oui, je suis d'accord, voici l'anneau.
Pourquoi pas? Je suis amoureux. Lotte m'aime, et Yves, et Jacques, mon beau Jacques. Et Ranelagh. Et tous les autres, la foule anonyme des jardins de la nuit. J'ai eu ce que personne de mon âge n'a eu, un dîner avec tous mes amants, et j'y ai vu la plus belle femme du monde - ma mort - venir s'y attabler, et rire, et danser avec nous, et m'entraîner dans Paris pour de longues promenades silencieuses.
Je suis heureux. Gide dit qu'il faut mourir quand on est heureux. Je n'aime pas Gide, mais j'aime bien cette idée. De toute façon, que me reste-t-il? Vieillir et les interminables Combray de la mémoire? Lire un peu plus de Chateaubriand - ou de poésie japonaise? Comment était-ce, déjà? La vieillesse est une voyageuse de nuit: la terre lui est cachée; elle ne découvre plus que le ciel. Le ciel m'emmerde.
Ou quoi? Écrire un roman que j'intitulerai Les Amants, ce serait drôle, et cette femme y serait ma dernière maîtresse, l'ultime ciboire de mon sperme, le spasme musculaire final avant le grand plongeon?
Si je dis non, qu'arrivera-t-il? Je perdrai mon grand amour, ma merveilleuse histoire, si bien tracée, et je découvrirai, au bout du compte, que ce bonheur dont nous nous gargarisons tous les quatre est aussi faux, aussi truqué, aussi ordinaire que celui des autres. Pas question, à moi les illusions!
Lotte, Yves et Jacques vont avoir Illogea - quel nom, décidément I Il me remplacera, le quatuor continuera ses petites musiques de tous les temps; ils vieilliront ensemble, seront heureux et auront beaucoup d'enfants. Comme dans les contes? Comme dans les contes, oui. Cela est un conte, il faut en finir comme dans les contes: le prince charmant, pour avoir embrassé sa belle, dort à tout jamais d'un sommeil éternel. Et souriant? Et souriant, oui.
Souris, Laurent, tu vas dire oui je veux bien Oui comme Molly Bloom, ne te raconte pas de salades. Ta dernière drague, petit bonhomme, et, cette fois-ci, t'as eu droit au gros lot.
Allons, courage, encore un effort pour faire un beau refroidi avant que les autres reviennent et te fassent reculer.
Souris, Laurent.
Il essuya ses yeux, la regarda, et risqua un sourire.
Je serai le Dormeur des Halles.
Il rit.
Elle le dévisagea. La douleur qui lui tirait le visage fit peu à peu place à de la paix, à du bonheur, à de la joie (la Veuve joyeuse, c'est ça, champagne et Offenbach! Finissons vite, s'il le faut, mais finissons bien.
Tu es belle, ma mort, dans cette lumière).
Elle plongea son regard dans le sien, quêtant une explication, un signe, une assurance de ce qu'il n'était pas en train de devenir fou. Elle lui dit, d'une voix hésitante, en rougissant:
- Tu as de beaux yeux, tu sais.
Il éclata de rire, bondit du lit et s'écria:
- Embrasse-moi.
Elle recula violemment, la bouche tordue d'horreur, les yeux chavirés.
- Laurent! Je ne veux pas que tu meures! Je ne suis pas venue pour...

XV

Il lui fallut trois heures, et un long repas fin dans le restaurant du bois de Boulogne ("ah! non, c'est moi qui t'invite!" s'était-il exclamé alors qu'elle s'apprêtait à prendre l'addition en ouvrant son sac - sans lui préciser que c'était un chèque en bois, mais qu'il ne s'attendait pas à être là, quelques jours plus tard, pour l'honorer d'une façon quelconque), et un superbe cognac dans les salons de l'hôtel Meurice, et une chambre somptueuse dans le même, et des corbeilles de fleurs à s'y noyer, et des sophismes à en regretter Socrate et le docteur Angélique, et des citations littéraires en-veux-tu-en-voilà, et des rires, et des mots faits pour fendre l'âme, et des niaiseries de gamin rompu à toutes les subtilités de la psychologie féminine, pour la convaincre que, maintenant, c'était lui qui exigeait, comme cadeau, le plus beau, le dernier peut- être mais le plus merveilleux avec la naissance d'Illogea, qu'elle lui donnât ce qu'elle avait qui lui appartenait à lui et à lui seul, que c'était lui qui voulait qu'il en fût comme il en aurait dû être depuis longtemps déjà, qu'il ne demandait rien que cela, rien que d'accepter, tandis que, redevenant sérieux, il

XVI

levait son verre vide à la santé de la plus belle femme qui ait jamais été, accepter de dire oui je veux bien Oui à cette supplique qu'il lui adressa d'une voix tendre et où il s'étonna lui-même d'entendre violonceller tant d'émotion et tant d'amour: "Je veux coucher avec toi." Alors elle se mit à trembler, pour soudain se lever, pousser un cri inarticulé de bête fouaillée, s'affaler, hoquetante de sanglots, au pied de la fenêtre, et s'évanouir.

XVII

Laurent déshabille une mort. Ses gestes sont hésitants et très doux.
Il ne touche jamais la peau souple et chaude. Il s'active sur les boutons, sur les fermetures éclair, sur les crochets, sur les boucles de chaussures. Il transpire un peu. Par moments, il s'arrête et regarde cette femme qu'il aime et dont il est aimé. Puis il reprend, patiemment, tendre- ment, sa tâche délicieuse.
Dehors, c'est le printemps. On entend passer les voitures et les cars de tourisme dans la rue de Rivoli. Ça entend claquer des socques de bois sur les trottoirs empoussiérés. On entend des rires et des cris dans toutes les langues possibles.
Dehors, il fait beau, les arbres ont repris leurs vêtures de feuillages et les fontaines leurs vocalises.
Laurent a peur. Il a peur de ne pas savoir s'y prendre, de ne pas bander assez fort, de ne pas pouvoir faire jouir cette femme.
Il a tellement peur qu'il en oublie d'avoir peur de mourir.

XVIII

La mort de Laurent, encore évanouie, est nue sur le lit où il la regarde. Son parfum emplit toute la chambre et joue avec les girandoles de cristal.
Elle est aussi nue qu'un coquillage, une porcelaine, sur une plage où il n'existe ni été ni hiver. Elle est aussi belle qu'une colombe, aussi blanche, aussi douce à regarder.
Ses seins sont deux lunes tendres, deux astres laiteux tachés d'un fruit bistre, et son sexe une bruyère où il ferait bon dormir.
Laurent se dévêt, très vite.
Il bande.
Il dévore sa mort des yeux. Elle est pâle - mais peut- être est-ce la trop vive lumière.
Il s'allonge à côté d'elle, sans la toucher. Un carré de soleil s'endort sur leurs cuisses immobiles.
La mort ouvre les yeux et tremble, doucement.

XIX

Des oiseaux traversent le ciel en piaillant. Hirondelles. Pigeons. Moineaux. Phénix. Qu'importe?
Leurs ombres glissent sur le plafond où elles passent, sans les briser, entre les regards de Laurent et de sa mort, puis disparaissent.
C'est une merveilleuse journée.
- Tu as peur?
- Non. Et toi?
- Non. C'est fini.
- Je t'aime.

XX

Laurent se pencha sur la femme étendue à ses côtés. Son bras droit vint se noyer, paralysé de plaisir, dans la houle dorée de ses cheveux, et y devint mât de navire. Sa main gauche se posa, pétrel fatigué du bruit de ses ailes, sur la pierre tendre de son sein gauche. La pierre était douce, douce à en gémir. Ses lèvres s'appuyèrent aux . lèvres entrouvertes de la femme - calice de rosée.
Elles étaient froides. Elle ouvrit les yeux et murmura:
- Mon amour...
- Oui, qu'y a-t-il, ma toute belle?
- Je vais mourir. Je meurs. Je le sens.
- Ne dis pas de bêtises. C'est le bonheur. Tu n'as pas l'habitude. Laisse-moi t'y guider.
- Laurent, tu sais, tout à l'heure... On ne souffre pas quand on meurt. C'est... c'est bizarre. On meurt, c'est tout.
Il la sentit frissonner et la serra dans ses bras.
- Calme-toi. Ce n'est rien. Je suis là. Tu verras. C'est facile. Je t'aime.
Il la regarda, les yeux brûlés de tendresse.
Il était vivant.
Elle était morte.

XXI

- Lotte? Toi qui prétends que je n'y connais rien en littérature, qui a dit: "L'amour est un acte sans importance puisqu'on peut le faire indéfiniment"?
- Je n'en sais rien, fit celle-ci en se laquant les ongles du pied droit.
- C'est le papa du père Ubu, fit Yves en l'embrassant.

XXII

Trois ans plus tard, en mai 1988, donc, un jeune homme viendra s'asseoir sur une des chaises de fer bancales qui font la gloire du jardin du Luxembourg. Il aura vingt-sept, vingt-huit ans, sera vêtu avec soin et parfumé avec Monsieur de Chanel et une pointe - oh! infime! - de Missoni pour femmes. Il aura probablement l'air d'un christ tombé de son crucifix, romantique, maigre et intérieurement blessé, mais sans excès.
La journée sera, vraisemblablement, magnifique (souhaitons-le-lui, nous qui ne connaissons encore de cette période que sa probabilité et ne contemplons, tout en écrivant ces lignes, qu'un nouveau petit matin glorieux du glorieux printemps de 1985 se lever devant une vitre mal réveillée et nos yeux desséchés de fatigue).
On aura ressorti les palmiers, les orangers et autres arbrisseaux craintifs de leurs serres sénatoriales. Les moineaux s'y querelleront avec le même acharnement qu'ils vont déployer dans quelques heures, et les ombres, à leur pied, joueront pour soi seules, à Marienbad, comme elles s'y essaieront cet après-midi. Le soleil - à moins d'un bouleversement des lois astrophysiques aujourd'hui régnantes - sera doux, chaud et rayonnant.
On peut aussi penser qu'avec de la chance, près de la fontaine par exemple, ou sous l'ombrage bleuâtre des arbres, une brise plus ou moins fraîche condescendra à se servir de façon intermittente de son éventail de zéphyrs.
Il y aura un peu partout, menue monnaie intouchable et remuante, des enfants en train de courir, de hurler, de se tirer les cheveux ou d'avaler à pleines poignées la poussière d'un gros malheur aux genoux écorchés. Les mères seront là, et les pères, et des touristes, et de gros lézards à peau rose en train de faire rissoler leur ventre bedonnant et leurs lunettes de soleil.
Que se sera-t-il passé en ce premier semestre de l'année? La prospective est une fiction comme une autre et les auteurs ont tous les droits. Rien de plus, sans aucun doute possible, qu'avant. Famines, massacres en tous genres, coups d'État, cyclones et tremblements de terre, bombardements, invasions, emprisonnements et tortures à la chaîne: rien, on le voit, quant à ce qui importe vraiment, de très nouveau. Pour ce qui est des colifichets, l'imagination ne sera toujours pas au pouvoir. Les chefs d'État des sept nations les plus industrialisées auront bien mangé en compagnie de Mesdames (ou Messieurs, ne soyons pas sexiste) pour la nième fois, sans rien décider d'autre que de se revoir, même heure, autre endroit, l'année prochaine. Le capitalisme se restructurera plus ou moins brutalement. De nouveaux types de bombes et bombinettes feront fureur sur les marchés militaires. Les riches s'enrichiront un peu plus, et les pauvres ne s'appauvriront qu'un tout petit peu. La Chine n'en finira plus de rétablir le profit, la hiérarchie et la propriété privée des moyens de production dans le cadre de sa grande révolution prolétarienne marxiste-léniniste expurgée de sa faune de chats rouges. L'autre tenant du copyright s'embourbera toujours plus dans sa libération de l'Afghanistan, avançant à pas comptés vers un bilan de plus en plus positif, aura réussi à récolter assez de blé pour pouvoir en exporter à destination des fermiers du Middle West en détresse et organisera, tous les trimestres, des vols spéciaux de l'Aéroflot pour permettre aux dissidents de participer aux émissions littéraires parisiennes. L'Europe marchera à pas de plus en plus alentis au milieu des vestiges de. sa splendeur fanée et vendra tout ce qu'elle pourra - châteaux, vins fins, chevaux de course, tableaux de maîtres et parfums - pour s'acheter des logiciels, made in Macao, rongés de bugs.
Le reste de la planète, pour s'occuper, s'enfoncera encore plus avant dans la misère en faisant des gosses.
En France, le café-calva du matin aura le même goût, ou peu s'en faudra, que trois ans auparavant. On aura fini d'éplucher le radis du socialisme français et, faute de mieux, on en mastiquera patiemment la pulpe fade, blanchâtre et pleine d'eau. A moins qu'on n'en soit, depuis longtemps déjà, revenu à la manducation résignée d'un libéralisme quelconque sous les espèces des vessies et de la citrouille, bien vite dépouillées de leur apparence de lanternes et de carrosse. La grand-messe de Roland-Garros battra son plein. Les Français continueront à se prendre pour le centre de l'univers et ramasseront, d'un geste élégant, les cacahuètes que leur jetteront les touristes du monde entier avant de leur vendre de nouvelles armes à des prix compétitifs.
On éditera les Œuvres complètes de Gérard de Villiers en Pléiade.
À l'approche du bicentenaire de la Révolution française, les murs des villes, villages, bourgs et hameaux du pays se couvriront de grandes affiches bleu-blanc-rouge clamant les droits inaliénables et imprescriptibles de la liberté: liberté de boire de l'eau minérale plutôt que de la flotte municipale, liberté d'acheter un vélo à guidon courbé plutôt qu'à guidon droit, liberté de jouer au Loto culturel plutôt qu'au PMU.
Tout ira bien. Comme d'habitude.

XXIII

Il est possible, aussi, que la guerre ait éclaté, que les vieillards cacochymes et sournois qui trônent sur des fauteuils de peluche rouge aient appuyé sur tous les boutons à portée de leurs mains tremblantes (y compris ceux ornant la veste d'apparat de leur officier d'ordonnance): la planète aurait enfin trouvé la paix en se transformant en une jolie boule de roches vitrifiées et parfaitement stériles. Auquel cas, ici, s'achèverait cette histoire et il n'y aurait plus qu'à imprimer, en caractères gras, le mot:

FIN

XXIV

Mais prions que cela ne soit pas arrivé et poursuivons. Notre jeune homme, en fait, après avoir déplié le journal qu'il aura porté sous son bras, fera mine d'en entreprendre l'aride lecture mais ne lira, en fait, rien du tout, laissant les lettres former toutes seules des mots qu'il ne verra pas.
Il sera occupé à rêver, ce qui, avouons-le, sera encore bien de son âge.

XXV

Il y aura trois ans, ce jour-là, que la mort de Laurent sera morte.
Quand il vit ses yeux d'un noir presque pourpre s'effacer, se ternir et ne plus ressembler qu'à deux billes de jais sans expression, sans flamme, il se mit à rire - un rire fou qui fit se lever des têtes au pied de l'hôtel et dire, à plusieurs bouches japonaises et américaines, que le gay Paris n'avait décidément pas changé.
Puis il hurla.
Puis il lui caressa les cheveux, sans fin, mécanique absurdement remontée qui ne peut cesser que son ressort ne se soit tout à fait détendu.
Puis il hurla à nouveau, sans ouvrir la bouche, en silence, à la mort justement, comme un chien qui ignore ce que c'est mais en bave, et en tremble.
Puis il ne se souvint plus de rien.
Ce furent Lotte et Jacques qui le retrouvèrent, dans le jardin du Luxembourg précisément, deux jours plus tard, le regard anéanti, les mains roides, ses vêtements mis sens dessus dessous, sa bouche bredouillant inlassablement, hideusement déformée d'un rictus de hyène: "Et rose elle a vécu ce que vivent... Et rose...", le corps agité de tels spasmes qu'il avait fallu l'emmener immédiatement dans un institut psychiatrique où on lui injecta les calmants les plus puissants qu'on pût lui administrer sans mettre ses jours en danger.
Alors seulement il s'était endormi pour une semaine, branchage échoué et tremblant sur la grève des draps, encamisolé de force. Il avait dormi, peut-être, comme on meurt, avec avidité.
Mais il n'était pas mort.
On ne meurt pas d'amour: c'est celui-ci qui tue la mort, c'est bien connu.
Puis il était revenu rue Montorgueil, où Jacques l'attendait: Lotte, ayant craint pour son précieux fardeau le choc d'une émotion trop vive, avait préféré la placidité d'Yves.
Jacques l'avait embrassé comme si rien n'avait eu lieu, lui avait même fait l'amour avec autant de précautions que s'il eût été une momie rare, et passé toutes les nuits du mois suivant éveillé de terreur à l'idée que Laurent ait pu devenir fou.
Celui-ci, de tout ce mois où Jacques le guetta dans son sommeil, n'avait pas une seule fois desserré les dents. S'il était vraiment fou, il n'était pas très agité: il passait ses journées assis sur une chaise, les yeux dans le vide, sans bouger, sans pleurer, sans ciller. Pour sortir, Yves et Jacques le prenaient chacun par un bras, ainsi qu'on fait d'un vieillard, l'accompagnaient à pas lents et l'installaient ensuite, avec d infinies attentions, dans un fauteuil de cinéma, de théâtre ou sur une banquette de restaurant où Lotte alors - peut-être pour s'entraîner à son futur rôle de mère - le nourrissait à la petite cuillère, découvrant en elle, par ce biais, des trésors de patience qu'elle ne savait pas receler, ce qui augurait bien pour Illogea.
C'est ainsi qu'un jour il ouvrit la bouche, se tourna vers elle et lui dit: "Merci."
Le malheureux, que venait-il de faire? Aussitôt il fut tiré à hue et à dia, bousculé, poussé, entraîné jusque dans le bureau d'un psy-chose (une connaissance de Lotte, un passionné de nœuds boroméens qu'il traquait férocement entre les rangées de fauteuils vides des salles de spectacle pendant l'entracte) où il dut alors, huit jours durant, subir les feux roulants d'un psychodrame à quatre destiné à lui assurer une bien meilleure intégration de ses névroses que celle dont il s'était jusque-là contenté, l'ignorant.
Il résista de toutes ses forces - bien faibles - et finit par lâcher le morceau, un matin, à l'heure où blanchissait la campagne: oui, il avait essayé de baiser avec elle, mais, rien à faire, il n'avait rien pu que dégueuler ("ab! c'est bien ce que je pensais", triompha Lotte qui avait toujours en tête les glaires qu'elle avait eu le déplaisir de retrouver dans ses draps, la dernière fois qu'elle avait vu celle qui, tout compte fait - c'était rassurant -, n'avait pas mieux réussi qu'elle à dépuceler Laurent), et elle était partie, révoltée par son impuissance de pédale coincée ("c'est très bon, ça, ces injures à votre égard, vous libérez vos affects, continuez, changez pas de main, je sens que ça vient", avait glapi le psy-truc), tandis que lui, honteux et confus, s'était tellement pété la gueule qu'il en avait eu un drôle de trou noir dans l'étoffe mal tissue de sa mémoire.
Aux dernières nouvelles, ajouta-t-il, elle explorait les nécropoles mayas en solitaire, à moins qu'elle ne fût partie prononcer ses vœux dans un monastère du Laddakh ou du Tibet, parmi les vautours dépeceurs de cadavres - cadavre semblant être devenu un souvenir écran: Laurent, en effet, ne cessait de demander où était un cadavre aux cheveux blonds et aux seins de lait abandonné dans on hôtel où tous, Lotte, Jacques et Yves, savaient pertinemment qu'il n'avait pas les moyens de mettre les pieds.
Bientôt, d'ailleurs, comme pour confirmer leur sentiment à cet égard, il n'en parla plus, se prit de passion pour les tables tournantes, s'en désintéressa bien vite - et leur vie à tous reprit son cours normal.
Quant au "cadavre" - Jacques fit une discrète enquête téléphonique -, personne n'en avait jamais entendu parler, quel que fût le bureau d'hôtel de luxe auquel il s'adressa.
Lotte quitta Yves un mois avant d'accoucher et vint chercher refuge auprès de l'absence d'appétit pour la chair féminine qui affectait définitivement, pour le coup, Laurent, Jacques et Yves se mirent chacun de leur côté en chasse et, bien sûr, s'aperçurent rapidement qu'ils baisaient la même fille, Yves le matin, quand il prétendait suivre des stages de pascal ou de fortran, et Jacques le soir, alors qu'il était supposé s'entraîner au basket-ball - tout ça parce qu'elle ressemblait à Lotte, à moins que ce ne fût à Laurent.
Ce même Laurent, ayant un peu perdu de ses irritantes habitudes de bavardage, finit bien vite par se défaire de la ouate de tendresse excessive dont les trois autres le langeaient; il souriait gentiment à tout le monde et servait à Lotte son petit déjeuner au lit. A ce que celle-ci crut comprendre, après avoir délaissé les guéridons à trois pieds, il s'était lancé dans la rédaction d'une histoire tout à fait folle qu'il voulait appeler Les Amours ou quelque chose d'approchant. Ça faisait un peu trop Ronsard ou Louis Malle, mais c'était chose excellente qu'il se reprît au jeu des contes.
Il soupirait bien de temps à autre, mais ce devait être dû au retour imminent de l'hiver, lequel annonçait sa venue pour la minute suivante en boursouflant le ciel tendu entre les fils téléphoniques - à moins que ce ne fût à cause de l'arrivée prochaine d'Illogea qui menait un ramdam de tous les diables dans le ventre distendu de Lotte.
Ils naquirent enfin, tous les deux, le même jour.
Quand Lotte sortit de la maternité avec son paquet-cadeau sous le bras, on fit une fête à tout casser - mais, somme toute, ne fut rompu que le contrat que Lotte avait signé avec Peter Brook: la scène et la nurserie ne font pas bon ménage. On invita tout le monde, on but, on rit, la copine d'Yves et de Jacques ressemblait vraiment à quelqu'un de connaissance sans qu'on eût pu déterminer qui, on dansa, on fuma quatre-vingt-trois paquets de cigarettes, Illogea participa aux réjouissances de tous ses beuglements et l'on eut, en guise de dessert, droit au divin spectacle du sein gonflé de la Mère dans la bouche vorace et baveuse de l'Enfant. J'y étais, c'était tout à fait réussi.
Tard dans la nuit, le quatuor se retrouva, passablement éméché, dans le même lit où il advint ce que vous attendiez tous, depuis que vous avez ouvert ce livre, qu'il advînt.
Le lendemain, Lotte, qui savourait son cinquième Alka-Seltzer en berçant Illogea, eut pourtant la vague impression qu'elle avait goûté, la veille, d'une bite rageuse et désespérée qu'elle n'avait jamais encore connue, puis oublia tout ça très vite.
C'est probablement cette fois-là, d'ailleurs, que fut mise en chantier Jill et prise la décision de faire l'acquisition de deux nouveaux poissons rouges.
Laurent devait aller de mieux en mieux: il avait repris ses rondes nocturnes, et des petits bouts de papier, ornés de numéros de téléphone précédés d'un prénom toujours nouveau, voletaient un peu partout dans l'appartement. Yves revint peu après l'aider à traverser l'Amazone de ses nuits en pirogue à ressorts grinçants, et Jacques alla bercer avec amour la petite chose rose dont il était l'un des auteurs et qui n'avait rien de plus pressé, dans ses bras, que de le compisser généreusement.
Le 31 décembre 1985, un groupe hilare mais terriblement enrhumé de quatre adultes et un bébé débarqua sur le quai gris de la gare Santa Lucia, cité de Venise, pour passer le nouvel an sur les traces du Doge et la Malcontenta.
Le 31 décembre 1986, les adultes seront toujours quatre, mais les bébés seront deux, dont une fille. Le cliché pris à leur arrivée sera bien trop flou, malheureusement, pour permettre de deviner qui tiendra la main de qui ou qui embrassera qui.
Du 31 décembre 1987 on ne verra, de même, rien: le gondolier aux trop beaux yeux, qui durant le séjour de la bande des six dérobera le cœur et l'attention d'Yves, fera également main basse sur son appareil photo.
Ce qui ne les empêchera nullement, dans les trois cas, de vivre une merveilleuse Saint-Sylvestre.

XXVI

Lotte fera des pubs pour diverses radios libres et quelques télévisions privées. Yves sera maître d'hôtel et roulera patiemment sa pelote pour ouvrir, dans un proche avenir, sa propre entreprise de fast-food informatisée. Jacques travaillera au musée d'Art contemporain du Centre Pompidou mais en tant que gardien, et à titre temporaire.
Le roman de Laurent - qui se sera finalement appelé Et rose elle a vécu - se sera médiocrement vendu, mais lui aura permis de vivoter plus ou moins depuis sa publication. Il aura ensuite entrepris une étude interminable sur Les Représentations de la mort dans la littérature occidentale sous les traits d'une personne humaine des origines à demain.
Illogea cassera tout ce qui lui tombera sous la main, martyrisera la patience de Ranelagh avec constance, et regardera avec beaucoup d'intérêt son zizi et le dessous des jupes des dames. Jill, perverse polymorphe aussi bien que son frère, n'en aura pourtant pas encore les activités variées et se contentera de produire diverses déjections en souriant de toute son absence de dents.
Laurent - ce sera drôle, tout de même, quand on y pensera - n'aura plus jamais pleuré depuis ce qu'il sera convenu d'appeler, hors de sa présence, "la fin de son hétérosexualité refoulée".
Mais il rêvera de plus en plus, et de plus en plus longtemps. Le retour du printemps, sans doute...

XXVII

Laurent - car c'est bien lui, ô lecteur surprenant de perspicacité! -, assis dans le jardin du Luxembourg, les pieds sur la balustrade, à l'ombre des dames du temps jadis, rêvera, comme d'habitude.
Il aura compris, depuis longtemps, qu'il ne mourra jamais - plus jamais -, qu'il restera ainsi, jusqu'à la consommation des siècles et au-delà, comme une écharde fichée dans les pieds du temps, indestructible, immortel.
Et seul.
En sus de son suicide, il ne lui en aura fallu pour preuve qu'un incident idiot: un jour, en voulant allumer le four - il aura commencé à cuisiner pour qui, Jacques, Yves, un autre? -, il aura brusquement pris feu, à cause d'une fuite de gaz et de l'allumette qu'il tiendra, enflammée, à la main.
Ses vêtements partiront très vite en fumée et en cendres. Mais pas même le plus infime duvet de son corps n'aura ne serait-ce que roussi. Il se sera amusé - si l'on peut dire -, les yeux béants d'horreur, à laisser les flammes le gainer de sifflements furieux, bleus et dansants, sans réussir à le mordre, curieux de savoir qui, d'elles ou de sa malédiction, se lasserait la première. Ce sera, évidemment, le feu qui aura abandonné la partie.
Il rêvera.
Il se verra, à quelques millénaires ou quelques millions d'années de ce mai-là, marchant sur une plage qui ourlerait de son sable vert une côte non encore dessinée sur aucune carte du monde, faisant craquer sous ses pas des coquillages comme aucun autre oeil que le sien n'en contemplera jamais. Il verra tomber un soir - ou se lever une aube - ensanglanté par un gigantesque soleil pourpre distendant son ombre d'éternel jeune homme jusqu'aux confins de ce monde désert, tandis que flotteront, sur une mer couleur de grappe foulée, les chevelures éparses d'algues qui seront peut-être des méduses et que courra sur la grève un vent affreusement doux et poisseux avec des soupirs de chien en rut flairant un invisible congénère.
Il se verra plus tard encore, bien plus tard, flottant dans l'espace au milieu d'une nuée d'astéroïdes - débris de ce qui aura été, dans des temps très anciens, une planète verte et bleue sous la batiste de ses nuages. S'il étend la main, il pourra saisir des étoiles, plus dures, contre la tiédeur de sa peau, que des éclats de glace. S'il respire trop fort, s'il soupire, il fera tout d'un coup voltiger devant ses yeux mille minuscules roches qui se diapreront alors d'arcs-en-ciel aux couleurs plus tristes que le noir des espaces infinis et effrayants. Il se verra enfin dans un temps qui n'existera plus qu'à l'état de formules mathématiques, au moment où l'espace aura été réduit à une pure virtualité d'énergie absolue dont il regardera avec indifférence s'accroître rapidement les pulsations internes et qu'il éparpillera alors, peut-être, d'un coup de pied, dans le néant.
Puis il ne verra plus rien. Il gardera les yeux fermés sur l'effacement de ses rêves. Des enfants riront, poursuivis par des mères hors d'haleine, au bord du bassin où flottera, immobile, un long vaisseau miniature, fin et racé, dont les voiles brilleront en aveugles dans le soleil. Soudain, sans raison, le vaisseau sombrera. Laurent ouvrira les yeux, et prêtera l'oreille, et il lui semblera entendre s'ouvrir et se fermer les mâchoires avides de l'eau sur le cri incrédule des matelots et les ordres hurlés et désespérés d'un capitaine qui, en larmes sur le bord du bassin, n'aura visiblement pas encore quinze ans.
Il somnolera à nouveau. Il verra - à cinquante, soixante ans de là? - un grand bloc de granite non taillé, dans ce qui paraîtra être un jardin. Sur un cartouche poli à même la pierre austère, il déchiffrera quatre noms, suivis de quatre dates:
LOTTE: 196... - 2042
JACQUES: 196... - 2040
YVES: 196... - 2041
LAURENT: 196...

Il pleuvra. Un pot de bruyère se reflétera sur la pierre luisante. Des gosses, tapis derrière une autre tombe, attendront qu'il s'en soit allé pour venir dérober la plante.
La jeunesse sera morte. Il connaîtra la vieillesse - mais ce sera celle des autres, et ce sera lui, éternellement coincé dans un âge qui n'aura aucun sens, qui fermera, d'une main tremblante et perpétuellement jeune, les yeux de chacun de ses amants, sur chacun des lits qu'il aura avec eux partagé pour y cueillir à pleins bras les edelweiss de la passion et les immortelles de la solitude.

XXVIII

Le journal qu'il aura posé sur ses genoux glissera alors dans la poussière.
Il lui semblera soudain qu'on l'appelle de loin. Il ouvrira les yeux et il verra, sur l'autre terrasse du jardin, se dirigeant vers un café où ils auront tous les quatre, rendez-vous pour mettre au point leurs vacances en Grèce deux fois remises à cause des naissances d'Illogea et de Jill, Jacques et Yves, la main dans la main, tenant de l'autre deux petites ombres trottinantes, lui faire de grands signes pour l'inviter à les rejoindre.
Il leur fera comprendre qu'il désire rester quelques instants de plus au soleil. Lotte sera sans doute déjà en train de siroter un Pepsi, la bouche pleine de sa dernière entrevue avec Vahid von Cools, le dernier cri en matière de "théâtre de la douceur", ou de ses récentes prouesses entre les bras farineux d'un vieux beau aux yeux de vache et à la voix irrésistible.
Une mouche viendra se poser sur sa main. Il la regardera un long moment. Il pensera brusquement aux éphémères, à leurs nuées tourbillonnantes, les soirs d'été, quand tout se couvre de caramel, d'hyacinthe et d'or.
Ô petits symboles, murmurera-t-il, insectes bénis des dieux qui avez l'inestimable privilège de naître, de grésiller d'amour, de copuler sous les nuages, au bord des fleurs, et de mourir, repus, ivres de bonheur, le jour même!
La mouche alors, dérangée par son haleine, s'envolera un peu plus loin.
Il croira voir une femme blonde vêtue de noir traverser, tourterelle d'ombre, les draperies d'or de la lumière, son cœur partira en flèche sous son crâne, puis il s'apercevra que ce n'était qu'un gardien, casqué de flammes par le soleil.
Lotte. Jacques. Yves. Yves. Lotte. Jacques. Ô mon concert déconcerté! Restera-t-il assez de fleurs, dans trois mille ans, pour que je fleurisse vos tombes?

XXIX

Un tout jeune homme de quatre ans traversa, par un beau jour de mai 1988 - c'était l'après-midi -, le jardin du Luxembourg, avec sa grand-mère et sa tante Zélie.
Il avait grand-faim mais n'ignorait pas que, s'il n'en disait rien - alors qu'elles en avaient parfaitement conscience, ces vieilles peaux -, i1 aurait droit à une double part de tarte aux fraises tout à l'heure. Il marchait donc, résolu et stoïque, écoutant distraitement les ancêtres gazouiller. Une mouche vint bourdonner autour de lui, à la recherche d'une piste d'atterrissage sur ses bras nus, ce qui fit qu'il ne vit pas la chaise occupée dans laquelle il buta.
Au pied de la chaise, il se prit les pieds dans un journal qui avait dû en choir. L'enfant et celui qu'il venait ainsi de bousculer se regardèrent, les yeux dans les yeux, un quart de seconde, puis le bambin reprit sa route de toutes ses petites jambes. Il avait maintenant une importante question à poser à sa grand-mère, censée tout savoir, comme ses semblables.
Il s'agrippa donc à la manche de la vieille dame, se retourna une fois encore pour dévisager pensivement celui qu'il venait de heurter sans même s'excuser, et demanda d'une voix candide:
- Mamie! Mamie!
- Qu'y a-t-il, mon trésor en sucre?
- Pourquoi i pleure, dis, Mamie, le monsieur là-bas?
La grand-mère inspecta l'objet du délit en clignant des yeux à cause du soleil, puis répondit au cher ange:
- À son âge, ce ne peut être qu'un chagrin d'amour.

 
 
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