HISTOIRE DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE

F.R.MAHIEU

- Introduction:

-1- A quoi bon  l'histoire de la pensée économique ?

- 2. Les méthodes de l'histoire de la pensée économique.



-1-  A quoi bon  l'histoire de la pensée économique ?

" No history of ideas, we're economists", rappelle Mark Blaug (2001), l'histoire de  la pensée économique est une perte de temps inutile quand nous avons tant à faire avec la théorie économique moderne disait Stigler ( "Does  Economics  have a useful past ? " in HOPE, 1969). On peut multiplier les jokes à propos de cette inutile promenade au cimetière, ce refuge pour les handicapés de la formalisation. La critique la moins virulente étant que la démarche historique entretient en son sein de dangereux contestataires. Notamment ceux qui opposent une démarche relativiste (dans le temps et dans l'espace) à l'absolutisme de la théorie.

La reconnaissance de l' HPE est cyclique. La France par exemple vient de retirer l'histoire de la pensée économique des concours de recrutement des professeurs d'université et accorde une place mineure à l'HPE dans ses colloques de science économique ; à contre temps de la production historique très internationale de nombreux jeunes économistes français et en totale opposition (comme d'habitude !) avec la place actuellement accordée à cette perspective à l'étranger. Et pourtant on pardonne moins une énormité historique chez un économiste qu'une erreur (normale)  dans ses calculs inductifs.

Quelle utilité a donc l' HPE ?

Elle permet selon Blaug de comprendre la théorie comme un cheminement discontinu avec des retours en arrière, des recompositions permanentes. Par exemple, sans Pigou pas de Keynes et sans Keynes pas de Friedman. Hors de l'HPE, allez faire comprendre que le monétarisme nie la monnaie…

Schumpeter y voit trois utilités: "un avantage pédagogique, de nouvelles idées et des perspectives sur les voies de l'esprit humain".  On peut y voir la boîte à outils classée des économistes, ou l'expression du choix d'une communauté très hiérarchisée ( Pierce) , ou encore un "marché d'idées" ( Anderson et Tollison, 1986) plus ou moins parfait.

Le fait de supposer des conflits dans la science économique amène à lui adjoindre des considérations doctrinales sinon politiques. Cette perspective est importante pour faire admettre la diversité de la pensée et faire admettre des œuvres hétérogènes où l'historien doit départager le scientifique de l'idéologique.

L'HPE rend modeste tout chercheur; souvent une découverte géniale ( Arrow 1951) avait déjà été anticipée avant ( dans le cas d'Arrow, deux siècles avant). Cette perspective historique permet de mieux situer sa réflexion et ses découvertes, en évitant au nom du refus de citer, le simple recopiage des grands auteurs….

Les risques de l'HPE.

Le premier risque vient de ce que les économistes ne  sont pas formés aux méthodes historiques. D'où, souvent, du recopiage de seconde main sans recherche aux archives.
On y  trouve souvent des  anachronismes dans la chasse aux "précurseurs" et aux "finisseurs", dans la construction des "écoles".
Le pire est soit le mélange des genres (le plus souvent la critique des idées par leur biographie  croustillante) ou le fait d'extirper une idée de son contexte pour la généraliser à l'œuvre de l'auteur.

Il existe un risque de rationalisation a posteriori, en  faisant  parader les idées en ordre.  Or les ouvrages les plus célèbres ( Ricardo, 1817 ; Keynes, 1936) sont remarquablement désordonnés ; Milton Friedman rappelle les blocages des institutions face au progrès:

"L'histoire de la science et des techniques a montré maintes et maintes fois que c'est le tortueux, le marginal, l'empêcher de  penser en rond  qui découvre un nouveau point de vue, invente, révèle une voie originale, et remet en question les erreurs longtemps admises."
   

- 2. Les méthodes de l'histoire de la pensée économique.
 

1) Une relecture égocentrique ?

2) Séquences types et méthode récurrente.

3)Epistémologie et révolutions idéologiques.

4)Karl Popper et l'infirmabilité.

5)Paradigmes ( Kuhn) et programmes de recherche scientifique ( Lakatos).

6) Le pragmatisme ( Dewey et Peirce) et l' anarchisme ( Feyerabend).

7) Orientation du cours

Site de référence: Philosophie - Les années structure - les années révolte

Ouvrage à consulter: "La méthodologie économique" de Mark BLAUG ,Paris, Economica ( cet ouvrage traite du problème de méthode en général en économie, il ne traite pas des problèmes de méthode historique chez les économistes).

L'histoire de la pensée économique a pour tâche de révéler la ligne idéale de développement de la science économique; celle qui conduit par exemple à la plus-value (Marx), à l'"analyse économique" (Schumpeter) ou encore à la "théorie économique moderne" (Blaug).

Une histoire spécifique de la pensée économique n' apparaît qu' à la fin du 18° siècle avec les premiers essais de Dupont De Nemours, Morellet, Ganilh, en France, G. A Will en Allemagne, Blugjenski en Russie. Le premier traité où se développe une périodisation effective est celui de Mc. Culloch (Mc.Culloch, 1824): cinq époques de la "Pensée Économique" y sont distinguées après l'époque préliminaire de la pensée antique . Celles-ci sont consacrées successivement aux mercantilistes, aux physiocrates, à Hume et Smith, aux continuateurs (Malthus, Ricardo, Storch etc.. ) et aux réformateurs sociaux (St Simon). Cependant, l'histoire de la pensée économique, une fois créée, procédera à des subdivisions nombreuses et complexes (Telles les subdivisions de Luigi Cossa). 0n ne fera que reprendre les classements antérieurement opérés par l'économie politique. De ce point de vue, les historiens reprennent, sans réellement les discuter, l'idée que les Physiocrates se font de leur propre histoire (écrite notamment par Dupont De Nemours) et la double séquence-type créée par Adam Smith, celle de l'"Ecole Mercantiliste", et celle de " l'Ecole Française ".

1) Une relecture égocentrique ?

Les procédés taxinomiques de l'"histoire de la science économique" et du raisonnement économique, sont d'un certain point de vue ceux de toute discipline intellectuelle: en plagiant Althusser, on dira de l'économiste qu'il part des concepts existants (temps 1), les critique (temps 2) et aboutit (quelquefois) à de nouveaux concepts (temps 3). Si, par chance, ce dernier temps est atteint, il tentera de le justifier historiquement en faisant converger arbitrairement le passé de sa discipline vers le présent qu'il vient d'y inscrire (temps 4).

Des auteurs tels que Mc Culloch, Marx, Dühring, Keynes , Schumpeter par exemple, n'ont pas agi autrement; seuls échappent à ce schéma ceux qui, en apparence, ne tiennent compte que de la pensée immédiatement antérieure. A ce dernier titre, A. Smith qui est redevable de la quasi totalité de ses idées à ses prédécesseurs, n'éprouve pas le besoin de les citer, sinon par quelques raccourcis caricaturaux. Tous ont cependant contribué à forger et à faire valider la périodisation classique de l'histoire de la " Science Economique". Quand Smith regroupe ses prédécesseurs en deux séquences-types grossières, les "mercantilistes" et "les économistes" (physiocrates) personne ne le conteste. Pas même Marx qui réutilise cet acquis douteux en le modifiant légèrement pour créer la double séquence type de l'"école classique", anglaise et française. En conséquence, à la périodisation "classique" de l'évolution des sociétés correspond désormais une périodisation "classique" de l'histoire de la pensée économique où les modes de pensée, définis par des canevas d' idées communes, s'enchaînent mécaniquement , tels les modes de production.

Mercantilisme --> Physiocratie--> Ecole classique--> Néo classiques--> Keynes

Comment s'effectue cet enchaînement ? Continuité ou révolution ?

Certains ont avancé l'idée de coupure épistémologique (à propos de Ricardo) (Latouche, 1973) et de Marx (Althusser, 1966), ou de changements paradigmatique ( à propos des néo-classiques) (Bronfenbrenner, 1971) ou encore de Keynes (Coats, 1969); ces tentatives sont pour la plupart peu convaincantes, se rattachant à une "science des sciences" dont le statut reste pour le moins métaphysique.

D'autres, à l'inverse, ont tenté de montrer la permanence d' idées forces par ex. des canonistes à Keynes- ( De Roover, 1955) ou de fantasmes (Weisskopf, 1971) dans l'économie politique. Dès lors, tout est simple, il suffit de moduler les archétypes de l'économie politique selon le contexte historique de chaque séquence-type. Néanmoins s'il y a similitude du raisonnement d'une génération à l'autre, cette similitude reste le plus souvent formelle, se situant au niveau des mots; l'économie politique reste avant tout un discours, réponse relative à un donné relatif d'un réel immédiat.

Ne pouvant trancher la question de son mode de développement, l'économie politique préfère trouver des moyens termes en intercalant entre ses séquences types des "précurseurs", des "finisseurs", en modulant des étiquettes (néo-mercantilistes, pseudo-physiocrates, par ex.). Dans une telle anarchie méthodologique, il n'est pas étonnant que la majeure partie des travaux d'histoire de la pensée économique ait été employée à colmater les brèches en exhumant des auteurs oubliés, en dénichant ici ou là un précurseur inconnu d'une idée postérieure quelquefois de plusieurs siècles.

Le regard des économistes sur le passé de leur discipline est fonction de leurs propres découvertes. Cette relecture "égocentrique" de la discipline caractérise de nombreux grands auteurs: A. Smith ( créant les mercantilistes et les économistes), Marx ( louant l'école classique anglaise), Keynes ( rejetant ses prédécesseurs dans les "classiques"), Schumpeter ( recherchant l'analyse économique, en particulier l'abstraction généralisatrice). Cette façon des faire du passé le démiurge de ses propres découvertes et d'en conformer les constituants historiques ( fil directeur, étapes, anticipations et résurgences) ne saurait suffire à caractériser l'histoire de la pensée économique. Elle n'est qu'une histoire parmi les autres et retrouvera tous les grands dilemmes de cette méthode. En tant qu' histoire d'une science, elle retrouve le dilemme classique: devoir analyser son histoire par un critère scientifique ...lequel ne peut être trouvé qu'au moyen d'une analyse historique préalable de la pratique scientifique.

2) Séquences types et méthode récurrente.

L'histoire de la pensée économique n'est pas réelle, elle est construite à partir de matériaux issus du passé. Certes elle doit se conformer aux règles historiques ( respecter les limites imposées par ces matériaux et être pertinente par ex.), mais elle agence les matériaux en fonction de l'objet à démontrer. Elle est "idéal typique" ( Max Weber) et ses séquences sont idéal typiques également. Ainsi les découpages ou "séquences types" de l'histoire de la pensée économique sont capables d'infinies variations. Cette artificialité de l'histoire est renforcée par la méthode récurrente; prétendre retracer l'histoire ,en se mettant dans son évolution du passé au présent, est impossible. Nous ne pouvons que partir du présent, en l'occurrence la science présente, d'où les risques d'ethnocentrisme ou encore d'égocentrisme par lesquels nous avons débuté. Ainsi dans deux textes fameux ( la seconde postface à l'édition allemande du capital et l' introduction de 1857 à la Critique de l'Economie Politique Allemande), Marx rappelle comment le passé ne peut être compris "cum grano salis" que du présent. D'où l'analogie célèbre: " L'anatomie de l'homme est une clé pour l'anatomie du singe. Les virtualités qui annoncent dans les espèces inférieures une forme supérieure ne peuvent être comprises que lorsque la forme supérieure est déjà connue. "

Cette conception est-elle originale ? L'histoire a pour tache conventionnelle de montrer comment le passé a produit, par étapes, le présent. Cette démarche ethnocentrique est classique, aussi bien chez les historiens que les ethnologues. Marx relève cette objection , car sa conception de la société bourgeoise est critique.... "La précédente évolution historique repose, en général, sur le fait que la dernière formation sociale considère les formes passées comme autant d'étapes vers elle-même,  et qu'elle les conçoit toujours, d'un point de vue partial. En effet, elle est rarement capable( et seulement dans des conditions bien déterminées), de faire sa propre critique".(Marx, ibid, p.260). Il ne veut donc pas présenter la "succession des catégories économiques dans l'ordre de leur action historique" (ibid.p.262), mais dans un ordre de succession déterminé par la place qu'elles occupent dans l'ensemble de la société bourgeoise moderne. Au niveau de l'exposé, l'histoire a donc pour but d'étayer les hypothèses que Marx effectue à propos de la structuration capitaliste.Or, c'est précisément en 1857/ 1858, que Marx bouleverse son analyse du capitalisme. Il faut donc dissocier les textes historiques écrits avant, et après cette date.

3) Epistémologie et révolutions idéologiques.

Ce débat est en fait celui de l'absolutisme contre le relativisme; le bonheur pour les sceptiques grecs revient à trouver un équilibre entre ces deux dogmes. L' absolutisme l'a largement emporté en utilisant différents "critères" et "ruptures" épistémologiques

Quelles théories économique méritent de figurer dans l' histoire de la discipline ? Cela revient à "séparer le bon grain de l'ivraie" ( Blaug, Méthodologie..). Est- il possible, pour cela d'utiliser une science des sciences ? Tel est l' enjeu de l'épistémologie de trouver un "critère de démarcation" entre science et non science.La philosophie française de la seconde partie du XX ° siècle a été particulièrement féconde dans ce domaine ; on retiendra les contributions de Gaston Bachelard, Louis Althusser ou encore Michel Foucaut . Ces auteurs soutiennent respectivement l'idée de " coupure épistémologique" .

Althusser, par la lecture sélective essaie de distinguer la théorique du non théorique chez Marx, d'éclairer respectivement le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, leur rapport réciproque. D'un certain point de vue, la lecture Althusserienne a eu pour mérite de préciser les limites du projet Marxien, particulièrement, quand il tente d'exposer et de résumer le lien entre le matérialisme dialectique et historique à travers les méthodes de la généralité ("Pour Marx" op. cit. p. 186. passim), lien déduit par Althusser de l' Introduction de 1857.

La science "Généralité II" transforme des concepts légués par les auteurs passés (qui forment la Généralité I) en connaissance scientifique (Généralité III) :

"La pratique théorique produit des généralités III par le travail de la généralité II sur la généralité I" (Ibid) p. 188)"

Une telle définition éclaire les limites de la méthode de Marx, notamment les limites de sa relecture. Elle produit, aussi, une définition du rapport entre l'Idéologie et la Science plus que contestable, issue, en fait d'une recherche de la "vraie science", d'une problématique, qui, depuis Descartes, en passant par Husserl n'a pu que déboucher sur une réponse métaphysique.

Dans une conception idéologique, il est tentant d'opposer le niveau du discours ( relative réponse à des questions relatives dans le temps et dans l'espace) à celui de la science ( qui saute son temps). Cette distinction est plus que contestable: la question du sexe des anges ne fait pas partie des questions actuelles, elle n'est pas pour autant constitutive de science.

L'archéologie du savoir (Michel Foucaut) n'échappe pas à cette critique en voulant montrer comment le savoir ou "épistémé" est constitué de discours clos ( par leur époque) et de théories qui sautent leur temps. On retrouve avec Louis Dumont cette "idéologie économique "( Homo aequalis, genèse et épanouissement de l'idéologie économique) , Paris; Gallimard 1977): Cette idéologie ( ensemble des idées et des valeurs communes à une société) est- elle inutile ?

La révolution idéologique ? ( cf. les travaux de l'historien anglais Christopher Hill). En tant que représentation sociale, l'idéologie est le fait d'un groupe socio économique (une classe, une caste, une secte...) L'idéologie peut se limiter à un mythe (représentation imaginaire héritée du fonctionnement du monde, de l'homme de la société. Une révolution idéologique signifie qu'une représentation sociale l'emporte sur une autre; soit explicitement par l'intermédiaire d'un groupe, soit implicitement, en l'absence de toute conscience. Dans ce dernier cas, "les idéologies s'imposent à la majorité des hommes sans passer par leur conscience" ou encore, les hommes adoptent la position d'un groupe "en soi". Aborder les conséquences d'un bouleversement de ces représentations sur la "science" est un problème qui déborde notre cadre. Ceci nécessite une discussion préalable sur les applications possibles des critères de science que proposent les épistémologues (Bachelard, Kuhn, Lakatos, Popper) et dont se délectent les économistes...

La révolution idéologique dans l'institution scientifique est telle que les représentations émises en contradiction avec l'académisme dominant deviennent des solutions reconnues universellement.Tout autant qu'en politique, elle se traduit par la subversion, les complots, une prise de pouvoir, des règlements de compte et des éliminations.

4) Karl Popper et l'infirmabilité. Un critère logique ? ( Blaug, HOPE, vol.7,N° 4, Winter 1975)

De nombreux économistes dans les années 1950/1960, Milton Friedman en tête, ont déduit leur méthode des critères de Popper. Karl Popper a écrit la " Logique de la découverte scientifique" en 1935 ( trad. Payot) et des pamphlets ( Economica, 1944/1945), regroupés dans l'ouvrage " Misère de l'historicisme, Paris, Plon, 1956 " La société ouverte et ses ennemis" où il s'en prend au totalisme et à l'historicisme ( à la manière de Hayek).

Avec lui s'ébranle le vérificationisme qui avait triomphé non seulement en médecine ( Claude Bernard: l'hypothèse vérifiée) mais aussi en économie: l'économie est le lieu de vérifier la justesse des prédictions.Le vérificationisme sied bien à une méthode économique inductive: le métier consiste ainsi à partir du constat d' événements passés et à en induire des événements probables.Les grands théoriciens de l'inductivisme sont économistes tel John Stuart Mill avec son System of Logic , ou encore Stanley Jevons, John Maynard Keynes, Harrod.

Cette méthode se complique en cours d' application. Rien ne garantit que les propositions de l'économie soient testables ( notamment tout ce qui ressort de la logique déductive). En effet, l'économiste élabore des hypothèses liées à la rationalité qui ne sont pas "vérifiables"; Knight sera très net sur ce point, opposant la méthode hypothétique des économistes aux prétentions empiriques des anthropologues, notamment Herskovits. Selon Knight, l'économie n'est pas susceptible de test empirique quand elle traite d'un comportement rationnel. La Science économique ne peut qu'utiliser la compréhension (Verstehen) au sens Wébérien, en utilisant des types idéaux: les observations sont les résultats d'interprétation. On retrouve la même inspiration wébérienne dans Machlup (1978): Methodology of economics and other sciences, New York, Academic Press.

Milton Friedman renforce la mise en cause du "réalisme" des hypothèses de la science économique, en soulignant que les postulats du raisonnement économique et les hypothèses peuvent être faux ( distorsion F selon Samuelson), mais que ce qui est important, c'est la valeur prédictive de la science économique. Peu importe la valeur des hypothèses pourvu que les prédictions soient justes ! Friedman met en valeur un problème simple que Popper tente d'interpréter par un critère logique applicable à la "science unifiée", critère d'une logique forte:" parce que nous voulons que la critique soit sévère" ( Cf. a realist view of physics, logic and history" in " Physics, logic and history, edit. Yourgrau, W. and Breck, Plenum, 1970). En fait la logique est un critère de science mais ne fait pas partie de la science, car non révisable à la lumière de l' expérience.

Une simple table de vérité de l'implication sert d'argument; elle abuse du célèbre adage: "ex falso sequitur quodlibet", du faux je peux inférer ce que je veux. Ainsi, en transposant, une prédiction vraie peut cacher des prémisses fausses, le raisonnement ( l'implication) étant vrai. Je ne peux donc inférer d'une conclusion vraie (Q) que son antécédent soit vrai...il faut donc pouvoir utiliser un autre procédé tel :

Si Q est faux et que mon raisonnement est vrai ( P-> Q ), alors P est faux. Ce procédé est dit de "modus tollendo tollens" ( en supprimant on supprime) .

Ce critère devient un critère dit de " réfutabilité" [refutability] ou encore d'"infirmabilité". Mais réfutabilité en fonction de quoi ? Popper s'en prend aux théories économiques non réfutables....à savoir qui ne sont pas réfutables empiriquement !

On ne peut ainsi tester les lois historiques générales ( alias des prophéties) ou encore le totalisme sociologique; des expérimentations globales sont difficiles. L'histoire doit , de toutes façons, se préoccuper ( Popper, 1960 p.141) des événements réels, singuliers ou particuliers. L'histoire est sélective, interprétable d'un point de vue ( cf. supra. Weber) mais ses interprétations ne peuvent pas être vérifiées et infirmées. Ce critère est au centre de l'ouvrage de Blaug ( History..), ainsi tant l'axiomatique que les théories de Marx ou néo- ricardiennes ( Sraffa) sont critiquées sinon rejetées au nom de ce critère......

Mais, si l'infirmation est "empirique", la science économique hypothètique n'y trouve pas son compte.........sauf à vouloir redevenir expérimentale. Le critère logique de Popper, indépendamment de son empirisme latent, est surtout critiquable par son caractère importé. Popper n'a guère fait recette que...dans les sciences périphériques à la logique mais jamais en logique déductive. En effet, la logique moderne depuis Frege, a trait à de pures tautologies et a un côté plural. Il existe ainsi des logiques ( modales, plurivalentes, affaiblies,etc....) et une pluralité de canons ( cf. Carnap) qui rend la logique difficilement assimilable à une épistémologie.

- 5) Vers le pragmatisme: paradigmes et programmes de recherche scientifique.

Paradigmes.

Dans la "structure des révolutions scientifiques", Kuhn ( 1973) emprunte la notion de paradigme à De Saussure. Dans cette acception linguistique, il désigne une groupe donné d'associations liées à un mot. Chez Kuhn le paradigme devient: " la constellation de croyances, valeurs, techniques, etc... partagée par les membres d'une communauté donnée. Cette idée d'une matrice disciplinaire , à un moment donné, est assez banale sinon très vague (Blaug la critique d'ailleurs in HOPE, winter 1975, op. cit.). Le paradigme est historique et donne lieu à des révolutions catastrophiques. On retrouve l'idée précédente d'une "coupure" paradigmatique. Il existe ainsi une révolution copernicienne, puis newtonienne, et enfin relativiste.... En économie, de nombreuses révolutions peuvent ainsi scander l'histoire de la pensée économique: révolution néo-classique, révolution keynésienne ( Coats , 1971; Barrère) et .. contre- révolution keynésienne ( cf. Leijonufvud ).... Mais la révolution paradigmatique n'est pas très pertinente en économie où les continuités, les recompositions , les généralisations en particulier, sont courantes. Le renouveau de l'économie ricardienne avec Sraffa, la redécouverte de Walras dans les théories contemporaines du déséquilibre, la particularisation du chômage keynésien dans un théorie générale du chômage etc.....sont autant d'exemples. D'où l'idée que le paradigme ( Kuhn, en réponse aux objections) peut concerner des révolutions mineures et de petites communautés; dès lors le programme de recherche de Lakatos est plus intéressant.

Le programme de recherche scientifique. (PRS) de Lakatos.

Il existe des grappes de théories interdépendantes qui connaissent des "noyaux" résistants et des parties flexibles et enfin une heuristique positive ( en tant que capacité de s'adapter à la réalité). Le développement scientifique modifie cette structure, en dégénérant certaines parties, recomposant d'autres; certains SRP peuvent être progressifs , d'autres dégénérants. Lakatos souligne que cette recomposition peut s'effectuer par particularisation et généralisation; ce qui intéresse la science économique.

- 6) Le pragmatisme ( Dewey/ Peirce) , l'anarchisme ( Feyerabend).

Une anthropologie attentive du milieu scientifique montre que la science est un mode de production sinon un parti politique, avec son comité central, ses supports sélectifs, ses modes de reconnaissance. Ainsi l'histoire de la science coïncide avec les pensées reconnues, et les victimes de l'histoire. Les modes de reconnaissance ont consacré les classiques anglais, les écoles néo- classiques ou encore Keynes etc.. A l'inverse, certains mouvements de pensée, par exemple les socialismes utopiques, ou les écoles historiques sont passés à la trappe de l'histoire. Etaient - ils non scientifiques ? On comprend la réaction de Feyerabend et l'idée que la méthodologie scientifique est le plus souvent violée au point que le "n'importe quoi fera l'affaire.."; l'essentiel étant de dénoncer la répression scientifique.

Sociologie de la connaissance ( relativisme) et psychocritique.

L'histoire de la pensée économique peut considérer que la théorie n'est que le reflet de la réalité. On retrouve l'idée d'une somme de discours (cf. supra), réponses relatives à des questions immédiates. De nombreuses histoires de la pensée économique ont tenté une telle démarche mais en général les histoires "absolutistes" consacrées uniquement au progrès de la science ( analyse, théorie) ont triomphé ( cf. Schumpeter, Blaug par exemple).

Dans le même ordre, une vieille classification, à la manière de Gaétan Pirou, effectue la distinction difficile entre la théorie et la doctrine. La doctrine serait entachée de valeur... à l'opposé de la théorie ( objective). Dans le même ordre d'idées, on pourrait différencier la théorie positive (collant au présent) de la théorie normative, à l'image de la différence entre la théorie du Public Choice ( analyse positivement économique du marché politique) de la théorie du Social Choice ( examinant la compatibilité de normes a priori dans l'agrégation des choix).

La psychocritique est un domaine inépuisable de recherche en analysant en quoi la pensée dépend du comportement sinon de la vie intime du chercheur. Dans ce domaine avec des auteurs tels Weisskopf aux USA, on s'interroge sur le rôle des conversions forcées ( Ricardo, Marx), des maladies ( les furoncles de Marx), de leurs indispositions ( la constipation des théoriciens de l'épargne) sinon sur l' obsession castratrice des théoriciens de la plus- value.....

Une critique logique ?

La logique déductive est une des références valorisantes les plus utilisées dans le discours des économistes car elle renvoie à une distinction du vrai et du faux. Méthodologiquement, elle signifie formalisation et vérification ; épistémologiquement, elle implique une essence logique hors du réel. La logique crée des liens privilégiés entre la connaissance économique et le réel. Selon Perroux (1969), s’il y a une structuration logique de l’activité réelle en économie, une science économique et rationnelle est possible. De même selon Suppes (1981), il existe des lieux tels que le tribunal, le marché, la recherche scientifique, dont la logique peut rendre compte.


Réciproquement, si la science économique est bien structurée logiquement, elle détermine forcément l’essence du réel. Dans la connaissance économique, il faut départager la théorie économique réelle des descriptions économiques sans rationalité : l’économie " classique " de l’économie " vulgaire " à la façon de Marx (1867). A la limite de l’absolutisme logique (Wittgenstein), le réel n’est plus nécessaire car il n’est que l’ombre des constructions grammaticales. La théorie économique est ainsi assimilée à la logique par exemple chez Keynes (Economics is a branch of logic, a way of thinking,…) et soumise à la logique par Popper (1945) avec son critère d’informabilité.

Une logique déductive correcte est le préalable à toute axiomatique en économie. Selon Robert Blanché, un système axiomatique est " la forme la plus achevée que prend aujourd’hui une théorie déductive". L’axiomatique renvoie donc aux formes déductives de la théorie économique et les teste selon ses critères propres.Par exemple le rasoir d'Occcam (1) est devenu l'axiome d'économie.


Il faut donc passer par la logique déductive, discipline peu pratiquée par les économistes avant d’arriver à l’axiomatique ; si on veut éviter de réduire l’axiomatique au fait de poser des axiomes.Les applications de la logique déductive en théorie économique sont peu nombreuses, essentiellement les théories de la valeur (Sraffa, 1960 ; Debreu, 1966) et surtout la théorie du choix social, dont les premières expressions (Arrow, 1951) utilisent la notation logique.

Le comble de cette application est le principe: " Ce dont on ne peut parler [rigoureusement], il faut le taire " (Ludwig Wittgenstein, dernière proposition du Tractacus Philosophicus ").

1) Le moine franciscain et philosophe Guillaume d'Ockham a énoncé au XVe siècle, ce principe "Les choses essentielles ne doivent pas être multipliées sans nécessité ".

Orientation du cours.

Ce cours d'histoire de la pensée économique relie les exigences de la théorie économique contemporaine aux problématiques récentes. A bien des égards, l' économie politique de notre temps n'est qu'une "recomposition" ( par généralisation des découvertes anciennes) des écoles anciennes : d' où l'abus du préfixe "néo" ( ricardiens, classiques, keynésiens, institutionnalistes) dans la désignation des mouvements de pensée.

Cette constatation pragmatique d'une continuité de la pensée économique constitue la méthode suivie à titre principal dans notre enseignement. Le domaine traité se décompose en quatre axes: la production, l' échange, les systèmes/ institutions, la politique économique auxquels correspondent principalement quatre pensées économiques: classique, néo classique, socio- historique, monétariste. La pensée économique économique contemporaine bute sur une question: pourquoi l'homme ne réagit pas mécaniquement aux incitations de la politique économique? On observe un homme fragmenté ( l'homo oeconomicus ) dans la microéconomie, un homme englobé, dans les catégories et les agrégats de la macroéconomie. Cet homme est outrageusement universel dans la théorie économique pure ( au delà du temps et de l'histoire), un homme discriminé selon sa capacité à se développer dans les théories du développement. On peut multiplier les images souvent trop faciles de l'homme " éclaté" par la science économique, en particulier celles développées par Polanyi ( 1944) et de son préfacier Louis Dumont (1977) et de façon générale par l'anthropologie contemporaine. Un des thèmes centraux de ce cours sera donc de rétablir comment les économistes traitent ou évacuent la question "qu'est ce que l'homme ?"....en relation avec la politique économique.