La responsabilité
De l'altruisme à la priorité de l'autre : Emmanuel Levinas
L’enjeu de la priorité de l'Autre dans la pensée de Levinas, est développé en 1963 par Jacques Derrida dans la revue Tel Quel :
" Il s'agit d’une puissante volonté d'explication avec l'histoire de la parole grecque. Elle ne s'autorise jamais en dernière instance de thèses ou de textes hébraïques. Elle veut se faire entendre dans un recours à l'expérience elle-même ". De quelle expérience ? " L'expérience irréductible de la relation... dans le face à face des humains, dans la socialité, en sa signification morale. " (Ethique et infini )
A l'altruisme grec du libre calcul sur l'Autre, Levinas oppose l’idée que l'Autre ne donne pas le choix au sujet ; cette réalité qui s'impose à lui est en même temps " réactivée dans sa subjectivité vivante ". Il peut être égoïste face à cette pression, résister ou s'adapter.
3.2.1. La phénoménologie de l'Autre
L'Autre s'impose à moi, mais restant moi-même, je recompose en permanence cette altérité. Si je puis présupposer l’homogénéité des objets matériels, je me heurte au fait que je ne suis pas l'Autre et que nous ne pouvons échanger l'exister. " Autrui en tant qu'autrui n'est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi je ne suis pas. " (Levinas, 1983). Il existe donc une spécificité et un mystère de l'Autre alors que " le pour l'autre se lèvent en moi ; commandement entendu par lui dans son obéissance même.. " (Levinas, 1991).
3.2.2. La responsabilité et la mauvaise conscience
Au contraire de l'altruisme de Rawls, la responsabilité comme structure fondatrice du sujet devance la liberté elle-même. L'Autre s'impose à moi, me rend responsable, et me donne mauvaise conscience. L'Autre m'interpelle et il est prioritaire. " Etre moi, signifie dès lors, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l'édifice de la création reposait sur mes épaules. " (L’Humanisme de l'autre homme)
" Avoir à répondre de son droit d'être, non par référence à l'abstraction de quelque loi anonyme, de quelque entité juridique, mais dans la crainte d'autrui. " Mon " au monde ", ma " place au soleil ", mon " chez moi ", n'ont- ils pas été usurpation des lieux qui sont, à l'autre homme, déjà par moi opprimé ou affamé ? "
3.2.3. Une philosophie de l'économie
Une économie qui considère l'Autre et le désir de l'Autre se complique : l'Autre implique le temps et donc l'argent. La signification économique (" l'humanisme de l'autre homme ") apparaît univoque et donc plus sérieuse que la multiplicité des cultures, et cela plus encore dans l'humanité sous-développée. En fait, la signification économique est très diverse et se complique dès que l'on aborde le désir de l'autre ; un tel autre qui peut être déjà comblé, " le besoin de celui qui n'a plus de besoin " (cf. Platon et son analyse des plaisirs purs). L'économie est alors plus compliquée que dans le cas du sujet " qui se définit par le souci de soi ", et qui dans le bonheur accomplit son " pour soi même ",
L'argent (Entre nous, Levinas, 1991) régit la relation entre le moi et la totalité. A la fois il maintient les individus hors de la totalité puisqu'ils disposent d'argent et les englobe car dans le commerce et la transaction, l’homme lui-même est vendu et acheté : " l'argent est toujours à un degré quelconque salaire ". La quantification de l'homme par l'argent permet de résoudre la différence radicale entre les hommes ; autrement " la violence humaine ne saurait se réparer que par la vengeance ou le pardon ". " L'argent laisse entrevoir une justice de rachat se substituant au cercle infernal ou vicieux de la vengeance ou du pardon. "
L'anthropologie philosophique de Levinas impose l'Autre, lequel fait partie d'un univers discontinu et n'est pas réductible à un objet que l'on s'approprie. La diversité des personnes qui s’impose à mon calcul économique implique le recours au temps et à l'argent. La philosophie de l’Autre implique en économie un principe lexicographique fort sur le plan microéconomique et sur un plan plus macroéconomique, l'intervention de la monnaie et du temps (une justice de rachat) qui règle le conflit immanent à la diversité.
Si le principe de priorité de Levinas désigne le visage de l’Autre et peut s’interpréter comme une responsabilité infinie dans le présent, le " principe responsabilité " de Hans Jonas le complète dans le temps : une compensation équitable est impossible vis à vis de nos descendants que nous ne côtoierons pas. Il existe ainsi une " absence de réciprocité dans l’éthique d’avenir ", une " obligation à l’égard de la postérité " qui composent une " obligation de l’avenir ". A la responsabilité infinie du présent de Levinas se superpose celle extrême du futur. Ces responsabilités nous interpellent et nous obligent sans qu’un altruisme calculateur soit possible. Il en résulte un principe composite de responsabilité, au présent et au futur.
Ce principe de responsabilité s'oppose fortement à la tradition anglo-saxonne de l' " equality of opportunities " (Roemer, 1986) où la libre responsabilité s'inscrit dans le calcul d'une compensation négociée quitte, paradoxalement, à envisager un ministère qui centraliserait les types individuels (handicap/mérite) afin d'éviter les manipulations