L’économie kantienne ( kantian economics) ou le réalisme moral

 

L’économie dominante, est accusée régulièrement d’être d’être néo- Kantienne. La référence à Kant est importante dans l’œuvre de Arrow (1963, 1973) et alimente l’une des premières publications de JJ Laffont (1975).

La liberté est devenue la priorité incontournable de l’éthique contemporaine , notamment anglo- saxonne avec Rawls ( biens premiers) et une version élargie avec Sen ( capacités).

Si ces auteurs s’inspirent de Kant avec des versions très standards de l’impératif catégorique, ils gomment l’idée kantienne que la liberté , c’est la faculté de s’auto contraindre……

 

1) Kant,E./ Leçons d'éthique.

Une conception kantienne de l'économie affirme l'homme comme sujet de l'économie et lui donne la priorité du devoir avant celle du bien être.L'homme en tant que sujet est capable "librement" de faire passer le devoir avant le bien être, un homme d'autant plus libre qu'il est contraint. Il s'agit essentiellement de devoirs envers d'autre hommes , c'est à dire d'autrui.

Quel rôle joue cette philosophie en économie ? Elle affirme le sujet au moment où la théorie économique emet l'hypohèse d' hyper rationalité du sujet économique face à la politique économique. L'homme, agent passif de la politique économique et objet de l'histoire, n'est plus de mise; cela reflétant autant l'écroulement de la planification, la relégation des sous- développés ou plus généralement, d'un structuralisme déterministe et prophétisant la "mort de l'homme".

L'homme est seul capable, selon Kant, de se créer librement des contraintes [internes] et de ne pas réagir uniquement aux contraintes pathologiques, inclinations et autres.Cette capacité interne n'est pas clairement perçue en économie comme attitude du devoir qui s'oppose à la simple recherche du bonheur ( hétéronome) par rapport à des biens.

L'éthique concerne donc "les lois des actions libres"; elle a trait à l'intention, au devoir et non à la contrainte qui est de l'ordre du droit. Cette intention morale dépasse la simple observations des"moyens " du culte par ex.: jeune, prières etc....

Il ne s'agit pas de nier le niveau "naturel" raisonnable de l'homme, de sa sensibilité et du fait qu'il appartient à l'espèce animale, mais d'aller au delà. L'homme est en même tant un animal et le dépasse.En effet, il est un être rationnel, doué de liberté intérieure, capable d'obligation envers lui-même.

 

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3.1. Kant redécouvert en économie par l'intermédiaire de Rawls

L'anthropologie kantienne développe la " sociabilité insociable " de l'homme (terme que l'on retrouve chez Levinas) qui,  par exemple, pour être digne de l'amitié, doit savoir en garder les secrets. Ainsi l'homme révèle dans ce contexte ses qualités et ses défauts.

Principale qualité, l'amour (" aime ton prochain comme toi-même ") est fait de bienveillance, de reconnaissance, de sympathie. La bienveillance est la satisfaction que l'on prend au bonheur (bien-être) des autres. La bienveillance ne coûte rien tant qu'elle n'est pas mise en œuvre par la bienfaisance. La reconnaissance consiste à honorer son bienfaiteur, ne serait-ce qu’en pensée (gratitude). La sympathie consiste à prendre part à la joie et à la peine d'autrui. A cet amour s'oppose la misanthropie faite d'envie, d'ingratitude ou encore de joie devant la peine d'autrui. L'envie est un " penchant à percevoir avec douleur le bonheur des autres quand bien même le sien ne subit nulle atteinte ". (Kant, Métaphysique des Moeurs). L'envie nous fait apprécier notre bonheur par comparaison avec le bonheur d'autrui quitte à succomber à la soif d'honneurs, la domination, la cupidité.

Sur des bases kantiennes, Rawls construit une théorie de la personne morale, raisonnable, rationnelle et complètement autonome. Elle détient des facultés morales, un sens de la justice et une aptitude rationnelle à former, réviser et défendre rationnellement une conception du bien au nom des intérêts supérieurs. Le langage change au niveau de l'objet de l'anthropologie qui construit hypothétiquement une personne et non plus un individu ou agent. Les membres de la société sont conçus non seulement comme des individus rationnels, mais comme des personnes morales qui " peuvent coopérer en vue de l'avantage mutuel ". La construction de cette personne s’inscrit explicitement dans un cadre kantien. Le constructivisme rejette l'existence de faits moraux indépendants et antérieurs et donc une hétéronomie a priori des règles. On affirme au contraire le principe d'autonomie rationnelle des partenaires dans la société originelle, la priorité de la liberté sur l’équité. Dans le cadre rawlsien, la rationalité qui intervient dans la construction de la société est " à mettre en parallèle avec la notion kantienne d'un impératif hypothétique ". Les membres de la société bien ordonnée sont des " personnes morales, libres et égales et ils se considèrent eux-mêmes et les autres comme tels dans leurs relations politiques et sociales " (Rawls, 1971). Cette société est faite de personnes rationnellement autonomes et soumises à des conditions raisonnables qui parviennent à un accord sur des principes publics de justice.

Le principe premier de Kant, l'impératif catégorique, est interprété depuis Sidgwick comme un principe d'équité : tout ce qui vaut moralement pour une personne doit valoir également pour tous les êtres semblables qui sont dans une situation semblable. Cette idée, que l'on retrouve chez Rawls, trouve sa force dans le principe initial d'égalité dans la personnalité. Il n'existe pas d'être supérieur et d'être inférieur. Chacun est capable au nom d’impératifs catégoriques (survie, solidarité familiale, respect des autres), qu’il révèle, de réagir aux contraintes. La personne la plus économiquement sous-développée est mon égale en rationalité. Il existe une universalité rationnelle de l'homme, qui est l'élément premier de sa personnalité et qui ne lui est imposée par personne. Chacun révèle cette rationalité et cette capacité à réfléchir et à agir par rapport à sa situation. Mais, il n'y a en aucune façon une priorité de l'Autre dans l'œuvre de Rawls, en grande partie à cause du contexte philosophique dans lequel il se trouve. La personne raisonnable accepte librement de coopérer, mais ne saurait obéir à un commandement de l'Autre. Le principe lexicographique joue sur l'ordre des règles de la société ou l'ordre de la redistribution (leximin) ; il ne saurait se traduire par une priorité de l'Autre sur soi. Une autre philosophie est nécessaire.

 

 

 

3) Les caractéristiques (Lancaster, Becker) s’attachent aux choses, les capacités aux personnes. Ces personnes (Sen, 1984 ; 1982 p.30), " ont des droits moraux que l’on ne peut nier sans les priver de quelque chose de valeur ". Ce qui est important c’est ce que détiennent ou non ces personnes et non les règles qu’elles doivent suivre. Sen critique à de multiples reprises la démarche procédurale et son insistance sur les règles. L’élément moteur de la société est le fonctionnement de la personne (the functioning of a person) qui transforme la liberté positive en capacité, et " spécifie ce qu’une personne peut ou ne peut pas faire, ou ce qu’elle peut ou ne peut pas être ". Les capacités potentielles de la personne et le Bien qu’elle en tire sont les concepts premiers avant toute réflexion préalable sur la construction de la personne comme être juste.

La capacité est un concept qui vient d'une réflexion sur les droits. Prendre les droits (ibid. p. 130 ) dans l'évaluation des situations, implique de calculer la violation des droits par autrui (ibid. p. 133). Sen propose de passer des "droits/finalités" aux droits/capacités, mais ne pose pas directement deux questions. Qui sont les supports de ces droits ? Ces droits existent-ils séparément des obligations ?

Sen reconnaît l'importance des obligations sociales réciproques (Sen, 1999, p.92). De même que les membres de la société tirent bénéfice de leurs interactions, "ils doivent accepter la nécessité profonde de leurs obligations mutuelles". Il confond ces obligations avec l'impératif catégorique, au nom du " kantian behaviour " ( Laffont, 1975) des économistes.

Il existe ainsi des droits liés à la capacité de réaction et des obligations de réciprocité sociale. Mais le concept de droit occupe une place gigantesque dans l’œuvre de Sen. La notion de réciprocité sociale pose des problèmes dans un système libéral de type rawlsien. Elle ferait admettre la contrainte sociale dans la société et plus particulièrement dans la redistribution ; ce qui est contradictoire au système de Rawls. Sen élargit le système rawlsien sans mettre en cause fondamentalement sa conception libérale des droits. Il ne peut intégrer le concept kantien de l’autocratie ou l’univers des sanctions de Kelsen (1953).

Cet ensemble de concepts (entitlements, capacities, functionings, rights, liberté positive ..) aboutit finalement à l'idée simple de capacités. Mais ce concept n'est-il pas très matériel ? Sen reste partagé entre une théorie compréhensive du sous-développement (avec les problèmes de seuil de conscience, de contrainte sur la vie privée..) et une théorie universelle des droits, fondée sur la liberté.

Pour une anthropologie philosophique, il manque les sanctions (Kelsen, 1953) et l'aspect contraignant de la morale dans la prise en compte de l'Autre. L'Autre n'est pas uniquement une ressource, il est une contrainte dans le temps (Levinas, 1983). Sen, inspire au philosophe européen les mêmes problèmes que le libéralisme premier de Rawls. Même s’il tord ce concept pour suggérer une politique de lutte contre les inégalités et la famine, au nom de son éthique " compréhensive " du développement.

 

 

 

L'humanisme de Sen implique une anthropologie, à savoir une réflexion sur le sujet en économie. Mais cette réflexion est floue, notamment les différences entre personne et agent ou encore entre ménage et famille ; le terme de personne est neutre sinon vide dans le contexte linguistique anglo-saxon.Les deux éthiques de notre écononomiste /philosophe reposent sur une " transformation " des libertés ou des droits par une personne dont le statut est incertain.

Sen ne se prononce par philosophiquement sur le statut de la personne, par exemple du " sous- développé ", du pauvre ou encore de la femme. A-t-elle une perception correcte de ses intérêts ? Sen invoque d’une certaine façon le seuil de conscience En-deça d'un certain niveau de droits et de capacité, la révélation des préférences ne peut être assurée. L'égalité précède la liberté, l'inégalité implique et justifie la politique économique.

Dans cette relation entre éthique et anthropologie, la relation de Sen à Kant reste très imprécise et ne répond pas à l’impératif catégorique :

Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de toute autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ".

Sen, au nom du libéralisme minimal, n’intègre pas une anthropologie kantienne fondée sur la personne autonome, capable d’édicter ses règles, de s’auto contraindre sinon de se sacrifier . Il se heurte au cadre politique de la démocratie libérale et à la tradition utilitariste du Social Choice. Il tend à rejoindre les économistes, tel Arrow, qui détachent l’impératif catégorique kantien de la réflexion sur la personne  (Arrow, 1961, p. 81) et de la fameuse capacité à l’autocratie qui la différencie de l’animal.

Arrow (ibid.) exprime ce qu’est l’impératif moral pour un " individu " en rappelant qu’il correspond à son concept de l’ordre social : " it is the will which every individual would have if he were fully rational ". En effet si chacun suit les principes liés à l’impératif catégorique, les individus éviteront toute auto contradiction. Ce principe moral est rationalisé en l’épurant de son contenu anthropologique. Ce qui fait que Sen ne suit pas Rawls dans sa reconstruction kantienne. Préférant la tradition arrowienne, la personne est en fait un support indéfini de ses " transformations ". L’anthropologie économique (la connaissance du sujet en économie) reste à construire afin d’établir, face au sous-développement et à la pauvreté, un minimum d’éthique de la responsabilité.

Cete vision de Kant est caractéristique du réalisme moral : la morale peut comme toute discipline être un lieu de rationalité.

 

Le comportement moral est celui qui n’est pas strictement égoïste. Il existe ainsi une assimilation du moral au social, ce quel’on trouve dans Harsanyi avec sa double fonction d’ utilité.

Ce " comportement au delà de l’égoïsme " est le champ de l’économie kantienne selon Laffon(1975), Ce comportement se manifeste particulièrement dans les domaines des externalités et peut être intégré en macroéconomie par des contraintes spéciffiques à l’Autre.

Cet altruisme peut être un mimétisme à la façon de Kimball ou de Laffont, ou plus théoriquement incarner le principe d’équiprobabilité.

Il peut se traduire par la nécessité d’une assurance contre le comportement des autres, donc une contrainte sur la consommation et se traduire par une inefficacité si une telle précaution n’est pas prise.

 

L’économie égoïste se suffit à elle même ( pp. 432- 433) , on peut la compliquer par une externalité, la question de la responsabilité sociale reste vague.Laffont la voit à travers le fait que si le gouvernement crée de la monnaie sur une période, une partie sera transférée vers les nouveaux consommateurs, mais ceux ci doivent être conscients que ces transferts sont générateurs d’inflation .

Il existe une responsabilité sociale dans le comportement en fonction des autres ; par ex. dans la qualité des marchandises ( Akerlof) ou dans l’évasion fiscale qui induit des taxes encore plus élevées sur ceux qui paient effectivement l’impôt.