Les principales critiques adressées à la théorie dominante :
Par Samir ZEMMOUR
Maitrise 2003/2004
L’utilité de l’histoire de la pensée économique vient de ce que l’économiste travaille constamment avec des recompositions du passé : " des retours en arrière " selon Blaug dans la méthodologie économique (1982). L’histoire de la pensée économique offre une boîte à outils c’est à dire un moyen de rangements dans l’histoire des idées économiques mais beaucoup d’économistes ne sont pas d’accord avec les étiquettes apposées sur les rangements.
Peut-on dire qu’il existe une Ecole Néoclassique homogène et dominante ?
Quels sont les principes et outils analytiques de ce courant majeur en économie ainsi que les principales critiques ? Répondre à cette question nécessite d’analyser quels sont les points forts de la théorie néoclassique au regard de l’Ecole Anglaise et de l’Ecole Franco-Italienne, puis, les principales critiques au regard de l’Ecole de Vienne.
L’Ecole Néoclassique : un courant dominant, éclaté et hétérogène :
L’Ecole Néoclassique est actuellement, en économie, le courant de pensée dominant : c’est le " mainstream " avec sa pensée individualiste majeure. Ce courant se veut épurer la pensée classique portant sur les notions d’échange et d’équilibre.
L’Ecole Anglaise c’est à dire l’Ecole de Cambridge réunit les principaux auteurs que sont Marshall, Jevons et Edgeworth. Marshall qui sera professeur dans cette école mais aussi maître ou " mandarin incontesté " : il n’hésitera pas à dominer intellectuellement ses disciples qui auront le plus souvent des statuts précaires (vacations) et qui n’auront quasiment aucune reconnaissance de la part des économistes en général. Marshall en tant que maître aura une telle influence dans son école qu’il sera respecté de tous pour les théories qu’il mettra en place comme la théorie de la firme, ses apports aux situations d’atteinte de concurrence pure et parfaite avec l’analyse des monopoles et aussi pour les courbes d’indifférences.
Jevons, quant à lui, a essayé de faire de l’Ecole Anglaise une école plus pragmatique : pour lui, l’Ecole Anglaise sera Néo-Ricardienne. En effet, il faut supprimer toutes les analyses abstraites de Ricardo ainsi que celles de Sraffa qui lui consacra toute sa vie et qui établira la théorie des prix de production (1960) et qui travaillera sur les marchandises fondamentales : celles-ci n’étant consommées uniquement pour être produites. A ce titre, il écrira un ouvrage intitulé : Production de marchandises par des marchandises. Jevons étudiera les moyens d’établir une tarification des chemins de fer dans un contexte de création des réseaux ferroviaires. Le paradoxe du Marcheur de Calais naîtra de là. Il a aussi la particularité économique de penser en terme de degré final d’utilité qui est proportionnel aux prix. Pour lui, quand la consommation augmente, l’utilité diminue. Enfin, à la fin de sa vie il sera le théoricien des probabilités a posteriori : il établira le théorème de Bayes et raisonnera en terme d’anticipations auto-adaptatives où " au-moins on est capable de corriger ses erreurs ".
Un autre auteur presque aussi important que Marshall (mais fortement dominé par ce dernier) jouera un rôle essentiel dans l’Ecole Néoclassique : c’est Edgeworth. En effet, il peut être considéré comme le père de la théorie néoclassique moderne avec ses principaux outils analytiques apparaissant comme les fondements modernes de la théorie. Il dessinera en 1881 les premières courbes d’indifférences (qui seront d’ailleurs volées par Marshall), il sera le théoricien du contrat avec la fameuse " boîte d’Edgeworth " : la solution d’un contrat étant indéterminée en raison des équilibres en coin et donc de la multiplicité des équilibres possibles. Il fera de nombreux apports concernant la notion fondamentale de coût d’opportunité( ou coût de renoncement) et établira la théorie de la productivité marginale décroissante des facteurs de production.
Par tous ces aspects, l’Ecole Anglaise, sous la tutelle de Marshall, apparaît réellement comme hétérogène : chaque auteur ayant ses conceptions doctrinales (ex : pragmatisme de Jevons) et ses outils analytiques qui fondent pourtant la théorie néoclassique dominante.
L’Ecole Franco-Italienne apparaît comme faisant aussi partie de l’Ecole Néoclassique. Elle est aussi appelée Ecole de Lausanne et regroupe principalement des auteurs connus comme Pareto et Walras.
Pareto sera un auteur situé entre l’économique et le social. Il sera d’ailleurs plus connu comme sociologue avec son Traité de Sociologie Générale. C’est un auteur folklorique parfois brouillon mais dont la théorie est résistante. Il établira le concept d’ophélimité : satisfactions que retire un individu de ses consommations avec des préférences indépendantes s’exprimant sur le marché. L’ophélimité correspond à des degrés ou " collines de plaisir ". Il sera aussi connu pour les lois du revenu : la loi du 80/20 selon laquelle " 80% des résultats proviennent de 20% des efforts ". Selon lui, quand le revenu moyen des pauvres augmente, l’inégalité s’accroît en raison de la pyramide sociale des revenus. Enfin, selon la loi des contribuables : " Quand le revenu augmente, alors le nombre de contribuables diminue ".
Quant à Walras, il sera toujours entre deux courants de pensée. Il fera aussi le " Sermon des Roseaux " : déclic de la part de l’auteur qui propose d’utiliser les mathématiques non pas pour décrire des phénomènes mais pour construire des modèles. L’apport de l’auteur est fondamental du point de vue de la méthode puisqu’il crée une science analytique : l’économie pure. Il établira la théorie de l’équilibre général selon laquelle en présence de 2 voire 3 marchés, en général, un déséquilibre sur un marché entraîne un déséquilibre sur l’autre. Il y a report de déséquilibre ou " spillover ". Il énoncera aussi l’idée selon laquelle un excès de demande sur un marché entraîne un déficit de demande sur un autre marché : c’est la loi de l’annulation des demandes nettes sur plusieurs marchés. Pour lui, les marchés sont interdépendants : il peut y avoir des déséquilibres sur les marchés ou entre les marchés. Le système est donc en statique en raison de la présence de processus de tâtonnements et c’est un système de " troc " où les biens sont immédiatement échangeables. Par conséquent, l’Ecole de Lausanne contribue davantage à établir le fait selon lequel l’Ecole Néoclassique est vraiment hétérogène de part la variété des concepts, outils et méthodes analytiques employés. La présence de cette deuxième tendance au sein même du courant établit le résultat d’après lequel la pensée néoclassique est éclatée.
Après avoir établi le fait que l’Ecole Néoclassique dominante est hétérogène et éclatée, il apparaît impossible d’attribuer concrètement une étiquette " néoclassique ". Ce constat est d’autant plus vrai que l’existence même de l’Ecole de Vienne apparaît comme une critique avérée au sein même du courant néoclassique.
L’Ecole de Vienne : véritable hétérodoxie critique dans la pensée néoclassique :
L’Ecole de Vienne plus connue sous le nom d’Ecole Autrichienne apparaît véritablement comme une hétérodoxie au sein du courant néoclassique. Elle a une toute puissance dans la pensée économique et est en situation de monopole philosophique avec sa pensée centrée sur l’homme.
Qu’est-ce que l’Ecole Autrichienne ? C’est une pensée très critique de la théorie néoclassique, une praxéologie et une théorie anthropologique unique mettant l’homme au centre de l’action économique.
C’est, par là, " une pensée centrée sur l’homme ". Cette Ecole de Vienne est célèbre pour son principe d’imputation. En effet, selon elle, la productivité marginale d’un facteur de production n’as pas de signification objective mais subjective. L’intérêt est de savoir quelle est son imputation c’est à dire son effet sur le bien-être des individus. Par là, l’Ecole Autrichienne apparaît en désaccord avec la pensée néoclassique pour qui il faut raisonner de manière objective. Menger, dans ce cadre, sera majeur. Pour lui, l’économie est une science a priori dans laquelle il faut d’abord étudier la nature humaine des phénomènes avant l’étude quantitative de ceux-ci. Pour lui, l’imputation c’est " toujours ramener la responsabilité à l’homme ". Par exemple, selon lui, en économie on mesure la valeur d’un facteur de production par rapport à ce qu’il rapporte à l’homme. On se demande alors quel est son effet sur le bien-être de celui-ci.
Par ailleurs, l’Ecole Autrichienne est connue pour sa théorie des cycles courts et cycles longs. Elle est l’œuvre de l’économiste Bohm-Bawerk. Pour lui, la capital est un détour de production. Il écrira un ouvrage intitulé Théorie du capital et intérêt et soutiendra l’hypothèse selon laquelle les méthodes détournées de production donnent de meilleurs résultats que les méthodes directes. La période de production tend à diminuer avec le temps : cette dépréciation se fait à un taux donné à savoir le taux d’intérêt. Pour lui, le taux de profit durable n’existe pas selon la loi de péréquation des taux de profits( datant de 1815 et énoncée par Ricardo). Il n’y a qu’un taux d’intérêt qui dépend du temps et des individus. Pour Bohm-Bawerk, deux indicateurs sont importants : le taux d’intérêt et la période de production qui est courte (liée à la consommation) ou longue (liée à l’investissement). La période optimale étant la meilleure relation entre les deux. Cette théorie est, par là, la seule théorie du capital alternative par rapport à celle de Marx : on parlera de " pensée du rentier " où on est rémunéré par le temps et le renoncement (le taux d’intérêt étant perçu comme la rémunération de l’abstinence).
L’Ecole Autrichienne est donc l’exemple d’une particularité, d’une exception théorique au sein même de la pensée néoclassique en affirmant son anti-formalisation, sa conception praxéologique, son principe d’imputation ainsi que la célèbre théorie des cycles qui donnera lieu au théorème du double aiguillage de Bohm-Bawerk avec le capital temps : valeur fondamentale de l’économie.
La présentation de l’Ecole Autrichienne et de ses principaux concepts permet de poursuivre sur les critiques avérées et explicites de l’Ecole Néoclassique. Ce constat est d’autant plus significatif que ces critiques ont lieu au-moins dans deux domaines : celui du problème de la transformation et du subjectivisme. De nouveau, Bohm-Bawerk va être majeur. Concernant la séquence d’une économie de type néoclassique et de type marxiste, on a la structure suivante : la valeur entraîne la répartition qui elle-même entraîne la détermination des prix. Pour les néoclassiques, le problème est de savoir comment passer de la valeur à la répartition. Pour cela, ils adopteront une conception psychologique pour résoudre le problème de la transformation : l’utilité détermine un niveau d’offre et de demande qui déterminera la répartition et cette dernière les prix. Pour Marx, la question porte sur un point précis : comment passer de la valeur travail à l’exploitation ? Il s’appuiera pas conséquent sur une conception sociologique (basée sur la théorie de l’exploitation). Bohm-Bawerk donnera la réponse suivante ( qui est probablement la meilleure donnée en économie) : ce sont les prix qui déterminent la valeur travail. Pour lui, il y a une cyclicité des mécanismes. La transformation est donc impossible car elle a dans tous les cas des concepts extra-économiques comme point de départ du problème.
D’autre part, la subjectivité de la connaissance affirmée par le prix nobel d’économie Friedrich Von Hayek (en 1974) est contradictoire avec la notion de connaissance objective. En effet, pour l’auteur ce qui est important c’est l’ordre spontané avec la Catalaxie venant des interactions entre les hommes et conduisant au libéralisme absolu. Hayek sera en faveur d’une faible présence de l’Etat qui ne doit intervenir que dans trois domaines : paix, justice, liberté. Pour lui, les politiques sont donc inefficaces. Enfin, il sera pour une justice commutative : justice ex-ante où il y a égalité des chances (la théorie de la justice de John Rawls en 1971 en est un bon exemple). La justice distributive étant contraire au respect de l’homme. Pour lui, l’action humaine doit se comprendre de manière universelle c’est à dire que les actions de l’homme doivent être décrites par une méthode subjective et non objective. On peut voir cela par l’intermédiaire de l’individualisme méthodologique dominant. Ce dernier consistant à partir " d’une partie " c’est à dire l’homme pour comprendre " le tout " c’est à dire l’action humaine. Cette dernière est toujours rationnelle car on ne connaît pas la chaîne des causes (problème de la régression à l’infini) et cela même si elle est impulsive ou instinctive.
Par conséquent, l’Ecole Autrichienne est véritablement un rejet de toutes les sciences sociales qui se disent objectives car pour elle tout est lié du point de vue de l’observateur. La remise en cause du problème de la transformation renforçant d’autant plus l’opposition de ce courant au reste du courant néoclassique dominant.
En conclusion, il apparaît clairement que l’Ecole Autrichienne est en position de critique par rapport à l’Ecole Néoclassique et cela à l’intérieur même du courant. " L’étiquette néoclassique " ne semble donc pas être appropriée dans la " boîte à outils " de l’histoire de la pensée économique. L’hétérogénéité et l’aspect éclaté du courant étant confirmé par la présence de l’Ecole Franco-Italienne et l’Ecole Anglaise. Pour les partisans de la pensée autrichienne il faut donc rejeter la théorie de l’équilibre général, la pensée de Marshall ainsi que l’utilité : notion totale du comportement d’un individu. Son anti-formalisme est attirant tout comme sa philosophie qui place l’homme au centre de tout dans l’économie mais une finalité cachée est le retour à l’état de nature : société dans laquelle l’homme n’est pas totalement différent de l’animal.
Les conclusions des autrichiens sont donc parfois dangereuses et extrêmes. Le fait d’affirmer la primauté de l’homme dans une société de nature, n’est-ce pas paradoxal ?
Cette Ecole ne ferait-elle pas un excès d’universalité ?