Eprémesnil et les Solitaires de Passy


Les recherches apportent parfois la découverte surprenante d'un document sans aucun rapport avec les colligations en cours. Si on ne peut chasser deux lièvres à la fois, on peut toutefois approfondir deux sujets à la fois.

Ce document surprenant, oblitéré de la Bibliothèque Royale, est : " Le vrai d'Epréménil : Avis au public et principalement au Tiers-Etat. De la part des Solitaires de Passy près Paris du 18 janvier 1789. " Et sur la couverture de cet opuscule de 16 pages il est précisé : Se vend à Paris, chez Prudence, rue de l'Equité, à l'enseigne de la Justice, et se distribue gratis à Passy, près Paris. Que de précautions dans l'adresse de l'éditeur !

Il pourrait s'agir là d'une de " ces brochures sans nombre que la misère arrache du faible cerveau de quelques auteurs, & qui inondent journellement le bon peuple parisien ", comme les décrivent les premières lignes de ce pamphlet ; mais être signé par "Les Solitaires de Passy" mérite quelques attentions.

Jean-Jacques Duval d'Eprémesnil, dont le nom est souvent écrit : Espréménil ou Epréménil (c'est là tout le plaisir des enquêtes historiques), est né le 5 décembre 1745 à Pondichéry de Jacques Duval d'Eprémesnil qui avait épousé la sœur de Dupleix et était alors membre du Conseil souverain de Pondichéry et gouverneur de Madras. Après des études de droit, Jean-Jacques devient, en 1775, membre du Parlement de Paris. Orateur de talent, il prend la tête de l'opposition parlementaire au pouvoir royal. Elevé dans la haine que son oncle Dupleix avait pour le général Lally-Tollendal (qui perdit Pondichéry en 1761 face aux Anglais), il intervient vivement, en 1778, pour rejeter la réhabilitation de ce dernier après son exécution pour haute trahison.

Brienne et Lamoignon, Garde des sceaux, ayant résolu de briser l'opposition des parlements en les remplaçant par la Cour plénière et les grands bailliages, Eprémesnil parvient, en corrompant un ouvrier de l'imprimerie royale, à se procurer une épreuve de cet édit qui s'imprimait dans le plus grand secret. Aussitôt il en donne lecture au Parlement et, par un discours véhément, entraîne l'assemblée aux résolutions les plus énergiques contre le pouvoir royal, avec l'appui du conseiller Goislard de Montsabert. Pour tenter de mettre fin à la fronde parlementaire, ordre du Roi est donné au marquis d'Agoult, capitaine des gardes, d'arrêter, le 5 mai 1788, Eprémesnil et Montsabert, mais les membres du Parlement s'écrient : "Si vous prétendez les enlever, enlevez-nous tous ! ". Pour calmer les esprits, Eprémesnil décide de se rendre le lendemain ; il est conduit au fort de l'île Sainte-Marguerite (où fut enfermé l'Homme au masque de fer) et mis au secret. Devant les protestations de l'opinion publique, le pouvoir royal cède le 24 septembre 1788, rétablit le Parlement et rappelle Eprémesnil à Paris. Le Parlement ayant provoqué la convocation des Etats-Généraux, Jean-Jacques d'Eprémesnil s'oppose au redoublement du Tiers réclamé par l'opinion. Aussitôt le peuple pense qu'Eprémesnil n'a attaqué les prérogatives royales que pour augmenter les siennes et l'admiration enthousiaste qu'il avait inspirée à la Nation se change en mépris.

Un pamphlet de 26 pages est publié contre lui : " Avis au Public, au Tiers-Etat, de la part du commandant du château de Sainte-Marguerite & du médecin & du chirurgien... " Et annonce qu'un " fou, prenant le nom d'Eprémenil, s'est enfui des îles Sainte-Marguerite et se promène par toutes les villes " ; il rend compte des " fêtes qui lui sont données en l'honneur de son nom ", fait débiter à son extravagant mille absurdités et termine en précisant que les " docteurs et souverains des Iles Sainte-Marguerite supplient qu'on l'arrête. "

Jean-Jacques d'Eprémesnil, rejeté par le Tiers-Etat, deviendra député de la noblesse du vicomté de Paris hors les murs aux Etats Généraux, s'opposera aux réformes et proposera, le 29 septembre 1790, à l'Assemblée nationale de revenir à l'ancien régime et de se rendre en corps auprès du Roi pour faire amende honorable (voir sa brochure : Nullité et despotisme de l'Assemblée nationale). Cette motion sera accueillie par un immense éclat de rire en demandant le renvoi au "Comité d'aliénation".

Considéré comme le plus dangereux ennemi du peuple par les révolutionnaires, il sera recherché, arrêté le 10 août 1792 et incarcéré à la prison de l'Abbaye. Relâché avant les massacres de septembre, grâce à l'intervention de Pétion, il se réfugiera en Normandie dans la propriété familiale, où il sera de nouveau arrêté, mené à Paris, jugé le 21 avril 1794 par le Tribunal révolutionnaire et exécuté le lendemain en même temps que Malesherbes. Sa femme Françoise-Augustine Santuaré, dont le surnom populaire était "Mère des pauvres" pour sa bonté envers tous, sera guillotinée le 23 mai suivant. Leur fils Jacques (1770 - 1838) deviendra colonel d'Empire. Jean-Jacques Duval d'Eprémesnil sera surnommé, par les historiens, "le précurseur inconscient de la Révolution".

Il était membre de la loge des Neuf Sœurs qui succédait à la loge des Sciences instituée par le fermier général et philosophe Helvétius ; ce nom avait été adopté en référence aux neuf muses car il s'agissait de se consacrer à la culture des sciences, arts et belles-lettres. Cette loge rassemblera ceux qu'on a parfois appelé les "secondes Lumières" et parmi les membres : Cabanis, Pastoret, Elie de Beaumont, Chamfort, Florian, Piccini, Mirabeau, Lacépède, le docteur Guillotin, Benjamin Franklin, etc.

Le pamphlet du 18 janvier 1789 des Solitaires de Passy (dont on ne sait rien, clandestinité oblige) défend vigoureusement Eprémesnil dans son combat pour le retour à la monarchie : " Vous l'entendrez chanter les vertus de son monarque bienfaisant, & consacrer le pouvoir naturel attaché à la couronne. Vous l'entendrez peut-être s'élever avec justice & véhémence contre les perfides qui ont trompé ce Souverain... Il vous démontrera avec raison que les lois anciennes sont inviolables, que le bonheur d'un empire dépend de leur exécution & de leur force, & que cette propension générale en faveur du peuple, n'est qu'un avantage apparent, dont il sera peut-être lui-même un jour la victime. "

Petit détail pour le plaisir : le pamphlet cité en introduction se termine par ces mots : " Donné à Paris, près Passy, ... " Faut-il faire une pétition pour que notre Capitale prenne le nom de Paris-lez-Passy ?


© Hubert DEMORY

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