Les courses de taureaux à Paris.

Première partie

 

I - Historique

Pour bien comprendre les raisons des succès et échecs des courses de taureaux à Paris, il faut se reporter à l'environnement social du milieu du XIX° siècle.

Au mot "cocher", Pierre Larousse écrit : "La brutalité des cochers publics a de tout temps été constatée..., c'est cette brutalité qui a nécessité en partie la loi Grammont et fait naître la Société protectrice des animaux". La SPA est fondée en 1846 et le 2 juillet 1850, à l'initiative du général Jacques-Philippe Delmas de Grammont (1792-1862), une loi est adoptée pour sanctionner la brutalité contre les animaux domestiques. Son article unique est ainsi rédigé : "Seront punis d'une amende de cinq à quinze francs, et pourront l'être d'un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement de mauvais traitements envers les animaux domestiques. La peine de la prison sera toujours appliquée en cas de récidive." Quelques années plus tard, le 8 mai 1882, une autre société se crée : La Ligue populaire contre la vivisection dont le président d'honneur est Victor Hugo et le président effectif Alphonse Karr. Ces deux sociétés vont veiller à la stricte application de la loi Grammont. Une corrida espagnole avec piques, banderilles et mise à mort ne peut donc être envisagée à Paris. De plus les cornes du taureau doivent être "emboulées" (enfermées dans des étuis de cuir épais terminés par une boule) pour protéger les chevaux et non les hommes.

Le dimanche 16 janvier 1887, une grande fête est organisée à l'Hippodrome de l'Alma au bénéfice des inondés du Midi en 1886 ; le clou du spectacle est une course de taureaux avec écarteurs nîmois et landais, et le raseteur Le Pouly de Beaucaire qui inventa en 1880 le quadrille : sauts, passes, pose de cocardes et simulacre de mise à mort. C'est un succès considérable, "vu que c'était du fruit défendu et que c'était la première fois qu'on pouvait offrir ce régal aux Parisiens" précisera mademoiselle Marie Huot dans sa conférence du 11 juin 1890, au nom de la Ligue contre la vivisection dont elle est un des membres les plus passionnés, afin de protester contre cette "vivisection publique" qu'est une corrida. Elle terminera sa conférence avec ces mots : "Cette satisfaction [les corridas] leur a été accordée par le cabinet Constans, ici, en plein Paris, aux portes de l'Exposition, devenue la sentine où les sujets d'Isabelle la Catholique et du uhlan Alphonse XII, mort il y a trois ans de pourriture congénitale, ont vomi leurs déjections... Après le lupanar, l'abattoir ; après la danse du ventre au Champ-de-Mars, la danse des tripes au Bois de Boulogne." La Revue de la Révolution, dans le tome 9 de 1887, fera un commentaire moins passionné : "Où les Espagnols voient une noble arène, nous n'avons jamais pu nous figurer autre chose qu'un vaste charnier... Il n'y a aucune comparaison à établir entre les combats de taureaux et les courses qui viennent d'avoir lieu à Paris. Ces dernières ne sont en réalité qu'une pâle copie, atténuée, arrangée pour les besoins de la cause, adaptée en quelque sorte à nos goûts, ne pouvant offrir qu'une faible idée de la "Corrida de Toros"."

Dans le cadre de l'Exposition universelle de 1889, plusieurs personnes veulent organiser des courses de taureaux. Ainsi verront le jour : "Les Arènes Parisiennes", "la Gran Plaza de Toros", "La Plaza de Toros de l'Exposition" et surtout "La Gran Plaza de Toros du Bois de Boulogne".

Il y a peu d'informations sur les deux premières qui étaient installées pour la durée de l'Exposition et présentaient tous les jeudis et dimanches des "courses aux taureaux" attractions comparables aux courses de vaches landaises qu'on peut voir encore aujourd'hui dans le Sud-ouest de la France ; c'est pourquoi elles eurent peu d'échos dans la presse. Les Arènes Parisiennes, dirigées par Adolphe Senne, étaient situées 24 quai de Billy (actuel Palais de Tokyo) ; elles disparaitront et un jugement de faillite "excusable" sera prononcé le 30 décembre 1889. La Gran Plaza de Toros, située 31 boulevard Delessert (d'après le registre des Faillites) et dirigée par Gustave Heuburger, connaitra un sort semblable le 28 mars 1890. Les deux autres arènes feront aussi faillite, mais après avoir beaucoup fait parler d'elles.

II - La Plaza de Toros de l'Exposition

Par décision ministérielle du 24 avril 1889, Mariano Hernando est autorisé à organiser à Paris, pendant l'Exposition universelle, des courses de taureaux "sans effusion de sang ni mauvais traitements envers les animaux engagés". Rapidement il loue un terrain situé à proximité du Champ-de-Mars et charge Edmond Bequet, architecte, d'établir les plans.

Le 25 mai, il dépose sa demande de permis de construire : " Le soussigné, Hernando Mariano, demeurant à Paris rue Monsigny n°3, a l'honneur de solliciter de votre bienveillance l'autorisation nécessaire à la construction d'une arène en bois sur le terrain sis à Paris rue de la Fédération n°22 à 30, conformément aux plans ci-joints."
D'après les plans, le rayon de la piste est de 25 mètres, le rayon hors tout de 44 mètres et la hauteur maximale de 16 mètres. Bien que cette construction soit provisoire, l'administration demande un plan d'ensemble, qui ne lui sera jamais donné. Finalement l'administration constatera que les arènes ont été construites et délivrera le permis de construire le 19 juillet. En effet, l'inauguration de l'Exposition ayant eu lieu le lundi 6 mai, Hernando ne voulait pas perdre des recettes à cause de formalités administratives et a fait immédiatement construire ses arènes.

En moins d'un mois les travaux sont achevés. Le 25 juin, l'admission du public est autorisée, mais il est précisé les conditions suivantes : "Les courses ne devront être qu'un simulacre des véritables courses de taureaux, c'est-à-dire qu'elles consisteront uniquement en exercices d'agilité. Aucune piqûre pouvant amener l'effusion du sang ne devra être faite aux animaux. L'usage des banderilles fixées à une hampe et se terminant par des pointes pouvant s'enfoncer dans la chair de l'animal est interdit." La première course a lieu le jeudi 27 juin 1889.

La deuxième course a lieu le dimanche 30 juin et c'est le début des dérapages : les taureaux sont banderillés et piqués, il y a effusion de sang ; de plus des chevaux montés prennent part à la course. Mais quel succès auprès du public !

La troisième course a lieu le jeudi 4 juillet en présence de la reine Isabelle d'Espagne, mais laissons Georges Grison raconter (Le Figaro du 5 juillet) :"Grave incident hier aux arènes de la rue de la Fédération. Deux matadors faisaient la première corrida. Le taureau avait déjà plusieurs banderilles sur le dos, quand de nombreux cris : Matado ! Matado ! (tue-le !) se sont fait entendre. Lagartijo s'est présenté devant la tribune du président de la Course et a demandé s'il fallait tuer le taureau. Sur la réponse affirmative, il a commencé la lutte. Au premier coup d'épée, des protestations se sont fait entendre. Le taureau, blessé seulement, s'était lancé hors de l'arène, dans l'allée circulaire qui sépare la piste des spectateurs. Voyant cela, plusieurs femmes sortirent. Un spectateur s'évanouit. On dut le porter dans une pharmacie. Pendant ce temps, le taureau, ramené dans l'arène, recevait deux nouveaux coups d'épée et tombait enfin mort. La "trompette de gloire" a sonné le triomphe du matador. Mais comme les mulets emportaient en le traînant le corps de l'animal, M. Gronfier, commissaire de police, est intervenu un peu tardivement et a interdit la continuation du massacre." Le taureau s'appelait Renegado, de l'élevage Sabino Flores. C'est le seul taureau qui fut estoqué à Paris depuis la Révolution. L'arène est fermée. Hernando fait immédiatement des démarches pour obtenir la réouverture et doit s'engager à respecter les conditions mises à sa première autorisation : ne faire qu'un simulacre de corrida. L'interdiction est levée le 13 juillet.

Le mardi 16 juillet les arènes de l'Exposition rouvrent leurs portes ; une autre grande course a lieu le dimanche 21 juillet. Mais cela n'a plus grand intérêt ; il y a déjà d'autres arènes qui présentent un spectacle semblable et surtout on annonce que la Gran Plaza de Toros, de la rue Pergolèse, va bientôt ouvrir.

C'est dans l'indifférence générale que les arènes ferment définitivement. Sur le permis de construire, le commissaire-voyer notera le 8 octobre 1889 :
" Les arènes dont il s'agit ont été construites mais démolies depuis. Le sieur Hernando est parti sans laisser son adresse. Affaire à classer. "

© Hubert DEMORY

 

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