Benjamin Franklin

 

Les greniers protègent de vieux papiers qui sont des trésors pour les chercheurs ; j'en veux pour preuve ce remarquable article de René d'Anjou publié le 7 octobre 1905 dans " Les Veillées des Chaumières ". Il a été écrit à l'occasion de l'érection de la statue de Benjamin Franklin entre la place du Trocadéro et l'avenue Paul Doumer, à l'emplacement où elle est encore aujourd'hui. Permettez-moi de vous proposer la lecture de ce texte intitulé : " Les pierres parlent ".

Sur la place du Trocadéro s'élèvera bientôt la statue de Benjamin Franklin, offerte à la Ville de Paris par Mr. John H. Harjes. Franklin vint à Paris vers la fin de 1776. Il était ambassadeur des Etats-Unis, et venait demander un appui pour les "Insurgents". Il alla se loger dans un pavillon de l'Hôtel Valentinois, disparu aujourd'hui pour faire place aux bâtiments de l'Ecole des Frères de Passy, rue Raynouard. C'est sur ce pavillon que fut élevé le premier paratonnerre construit en France, et c'est dans ce pavillon que vécut très calme, occupé d'études, celui qui fut l'ami de Condorcet, Champfort, Dupaty, Malby, alors en éclosion de leur talent.

Après Shakespeare, Washington, voici la statue de Benjamin Franklin qui s'élève sur notre sol français. Hospitalière toujours, notre capitale admet les étrangers du passé et du présent ; elle leur accorde, en plus de son admiration, une belle place et de remarquables paroles pour inaugurer leur effigie ; après quoi, plus personne n'y pense et les chiens rodent autour. Mais pour ceux qui passent et qui pensent, rappelons en quelques lignes la vie du héros très aimé en France et en Amérique, que fut Benjamin Franklin.

Son histoire est un roman d'aventures. Il ne dut qu'à lui-même son élévation et la chance, grande et rare, d'être apprécié, encensé de son vivant. Il possédait vraiment des vertus aimables : simple, spirituel, bienveillant, serviable, il ne se servait jamais de mots affirmatifs trop rudes et souvent froissants pour l'interlocuteur. Il aimait à dire " je conçois, je présume, je pense ". Tout enfant il avait deux passions : la marine et la lecture ; il avait presque appris à lire seul. Son père, marchand de chandelles à Boston, avait résolu d'apprendre à son fils cette fabrication, ne se doutant pas qu'un jour, ce petit insoumis éclairerait la science d'une remarquable invention. Désespérant de donner à son fils le goût du suif, il le mit à l'école, l'en retira à dix ans, et le fit entrer en apprentissage chez un coutelier. L'art de repasser et de confectionner les lames n'entra pas d'avantage dans les intentions de l'enfant mais il en garda une comparaison qu'il émit plus tard : " un garçon est comme la moitié d'une paire de ciseaux, il n'est complet que lorsqu'il a trouvé une autre branche !". Entre temps le jeune homme lisait tant qu'il pouvait ; le peu d'argent qu'il possédait passait en achat de livres, les " vies de Plutarque ", les " Essais sur les projets " de de Foë le passionnent. Puis, à force de faire des repas sages il devient végétarien, ne veut plus manger que des légumes et des fruits jusqu'au jour où, ayant trouvé un petit poisson dans le corps d'un gros, il en conclut que la nature autorise les vivants à se nourrir de vivants, sinon de ses semblables. Cependant il ne devint pas anthropophage, mais revint à la viande au grand désespoir de son frère qui trouvait parfait de le nourrir à si peu de frais. A cette époque, Benjamin travaillait à l'imprimerie de James Franklin son aîné, et trouvait à ce métier une grande attirance. Il lisait plus que jamais, s'essayait même à l'art poétique. Il fit des ballades que son père déclara détestables. Alors, pour apprendre le style, il se mit à essayer de traduire, selon ses propres phrases, les pensées contenues dans le livre du " Spectateur " d'Adisson. Ensuite il comparait les deux styles. C'était un excellent moyen. Il étudia aussi Platon, Socrate et se forma dès lors une idée philosophique.

Grande fut sa joie lorsque son frère fonda un journal ; à cette date, il n'y en avait qu'un aux colonies anglaises. Il y fit de bons articles que les écrivains de l'époque remarquèrent, sans savoir le nom de l'auteur anonyme. Mais il alla trop loin, émit des idées d'opposition qui firent interdire le journal et l'obligèrent, après plusieurs tentatives de changement de direction de la feuille, à quitter le pays. Il n'avait que dix-sept ans. New-York ne lui fut pas hospitalier, il ne parvint jamais à y trouver d'ouvrage? Philadelphie l'accueillit un peu mieux ; il put se placer chez un imprimeur nommé Palmer où il fit l'utile connaissance du gouverneur de Pensylvanie. Mais il était peu sérieux, il aimait trop le whisky et il se fit congédier par son patron.

Cette leçon lui fut des plus utiles ; il comprit la dégradation de l'homme privé de sa direction morale, et se corrigea au point de poser les bases des sociétés de tempérance qui fleurirent plus tard avec tant de succès. Il adorait la mer, les navires et il accepta avec bonheur l'idée d'aller, en Angleterre, chercher les éléments propres à constituer une imprimerie dont le chargeait le gouverneur de Pensylvanie. Seulement, il lui arriva, dès le début, une pénible aventure. Son protecteur lui avait donné 36 livres pour son voyage et des lettres de recommandation. Il prêta l'argent à un ami qui oublia de le lui rendre, et la malchance voulut qu'en lui donnant les lettres, on se trompa de paquet. Il se trouvait donc une fois encore livré à lui-même. Il avait écrit un petit traité : " De la liberté et de la nécessité du plaisir et de la peine ". Il en éprouvait cruellement la seconde proposition ; mais ce n'était pas une nature à s'abandonner au malheur sans essayer de réagir ; il alla quand même à Londres et parvint à s'y placer. Il y fonda même une école de natation. L'idée du retour à la patrie le hantait ; il avait laissé là-bas son coeur à la garde de miss Anna Read, et il courut un jour le lui rappeler. Hélas ! l'infidèle avait épousé un garçon moins aventureux ; mais elle regrettait sans doute ses premiers amours car, plus tard, elle vint à bout de divorcer et de revenir à son fidèle Benjamin.

De retour dans sa patrie, Franklin parvint enfin à réaliser son plus cher espoir : fonder une imprimerie et un journal. Son ami Mérédish lui prêta les capitaux et, rapidement, sa maison devint importante. Le journal d'opposition est apprécié, et on y a adjoint un salon de lecture " library-company ", et c'est le rendez-vous des savants, bientôt ce salon devient une vraie bibliothèque. Franklin écrit " L'Almanach du Bonhomme Richard " qui a un succès immense. En voici quelques pensées :
- Ne gaspillez pas le temps, c'est l'étoffe dont la vie est
faite.
- Le carême est court pour ceux qui doivent payer à Pâques.
- C'est folie d'employer son argent à acheter un repentir.
- Un laboureur sur ses jambes est plus haut qu'un noble à
genoux.

La réputation de l'Américain grandit, on estime sa probité, sa sincérité, et on le nomme " gouverneur des postes de la province ". Il en profite pour créer à Philadelphie une assurance contre les incendies et une compagnie de sapeurs-pompiers ; puis il organise une petite armée de 10 000 volontaires pour aller combattre les Français du Canada qui menacent les colonies anglaises. Par acclamation, le peuple le veut élever au poste de général, mais il refuse obstinément. Ses chers études en souffriraient ; justement il est en train de faire des recherches sur les " deux électricités " dont parle Dufay.

Il se sert d'un cerf-volant qu'il lance vers les nuages, une clef de fer attachée au bout de la corde et repose sur le sol. Tant que la corde du cerf-volant est sèche, la conductibilité ne se produit pas ; mais un jour une petite averse mouille cette corde et le courant s'établit : la clef se couvre d'étincelles. Le problème était trouvé, le savant en conclut qu'on pouvait guider le courant, et ce fut le germe du paratonnerre.

Cependant la politique passionnait aussi cet homme de coeur et de tête ; il rêvait d'indépendance. Plusieurs missions lui furent successivement confiées et il les mena à bien ; la plus belle s'accomplit le 4 juillet 1776, lorsque " l'indépendance " fut proclamée. Franklin dut partir pour Versailles afin d'obtenir l'appui de la France. Il connut Voltaire, se lia avec le vieux philosophe, avec Turgot, et fréquenta assidûment la maison de madame Helvétius, rendez-vous des penseurs et des philosophes.

Un jour il dînait chez l'ambassadeur d'Angleterre. Celui-ci porta ce toast : " Je bois à l'Angleterre, soleil qui éclaire l'univers.". L'ambassadeur de France leva sa coupe : " Je bois à la France, lune qui éclaire les nuits du monde.". " Et moi, dit Franklin, je bois à George Washington, le Josué qui commande au soleil et à la lune !".

Franklin présenta son petit-fils à Voltaire, en le priant de le bénir. Ceci était assez étrange de la part d'un "croyant" comme Franklin ; mais il était enthousiasmé du talent du " Sophocle " moderne. " God and Liberty " dit le philosophe en étendant ses mains sur la tête du petit William.

De retour en son pays, après avoir atteint tous les buts qu'il s'était proposé en sa vie, Benjamin Franklin, las, âgé de 78 ans se plaisait à dire comme le vieillard Siméon : " Mon Dieu, laisse partir en paix ton serviteur, car mes yeux ont vu ton salut. ". Il mourut en 1790. Turgot a dit de lui : " Il arracha la foudre du ciel et le sceptre aux tyrans.".

© Hubert DEMORY

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