Sulpice Guillaume CHEVALIER
dit
PAUL GAVARNI
" Le prolongement du chemin de fer d'Auteuil va amener la disparition d'une propriété devenue presque historique par le nom du célèbre artiste qui l'habite : Gavarni. " écrit Jules Lecomte dans Le Monde Illustré du 27 juin 1863. En effet, l'aménagement d'un chemin de fer dit " de Ceinture " est entrepris depuis 1851 ; il sera achevé en 1869 après la construction, en 1864, du viaduc du Point du Jour, aujourd'hui remplacé par le Pont de Garigliano en 1966. Et pour construire ce chemin de fer, le long des fortifications, il faut exproprier Paul Gavarni, de son vrai nom Sulpice Guillaume CHEVALIER, célèbre dessinateur et lithographe, qui avait une autre passion que peu de gens connaissent.
C'est le jour du baptême de Jésus-Christ de l'année du sacre de Napoléon I°, c'est à dire le 13 janvier 1804, que Sulpice naît à Paris, d'une famille originaire de Bourgogne. Après des études sommaires, il devient, à 12 ans, saute-ruisseau chez un architecte et étudie le dessin de machines dans l'atelier de Leblanc, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers. Sans doute sous l'influence de G. Thianet, le frère de sa mère, qui était acteur et caricaturiste, il commence vers 18 ans à faire des dessins à l'eau-forte et des sépias. Un graveur l'ayant envoyé à Bordeaux, en 1822, graver le port, il y rencontre l'ingénieur en chef du cadastre de Tarbes qui l'embauche ; cela lui permet, jusqu'en 1828 où il retourne à Paris, de parcourir les Pyrénées et d'y faire des aquarelles.
Il envoie l'une de celles-ci, pour le salon de 1829, qui représente le cirque de Gavarnie. Suite à une erreur du rédacteur du catalogue, l'oeuvre est attribuée à M. Gavarnie ; il en fera son pseudonyme : Paul GAVARNI.
En 1830, Emile de Girardin, qui vient de fonder une nouvelle revue " La Mode ", l'engage pour dessiner les costumes. Il commence à être connu et Balzac, qui lui a consacré un article dans "La Mode", lui demande d'illustrer " La peau de chagrin ". Dès 1832 il travaille aussi pour " Musée des familles ", " Silhouette ", " Artiste ", " Caricature " et surtout pour le " Charivari " de Philippon. Parallèlement il prépare deux recueils de lithographies : " Travertissements " et " Physionomies de la population de Paris ", qui " présentent les qualités d'observation fine et de vérité qu'il déploiera plus tard et qui lui valent un succès assez vif " écrira M. Schoeffler dans le Dictionnaire de Biographie Française. Il collabore à pratiquement toutes les revues illustrées de l'époque et décide d'en créer une nouvelle. Dans une lettre du 22 novembre 1832, Balzac lui propose des titres : " Je voudrais vous voir prendre un titre qui fût vrai comme Journal de Luxe, Journal des Salons ou des Boudoirs.", mais Gavarni décide d'appeler sa gazette satirique : " Journal des gens du monde ". Le premier numéro sort en décembre 1833 et le dix-neuvième et dernier en juillet 1834. Il est ruiné et laisse des dettes à tel point qu'il sera emprisonné en 1835 à Clichy, la prison pour dettes. Il y trouvera l'inspiration de plusieurs séries publiées par la suite dans Charivari. Sorti de prison, il publie " Les Fourberies des femmes en matières de serments " puis " La Boîte aux lettres " et " Leçons et conseils ". C'est le succès. C'est à cette époque qu'il crée les " Lorettes ", nom qu'il donne aux femmes élégantes et légères qui logent derrière l'église Notre Dame de Lorette. En 1841 - 1842 il illustre les volumes de " Les Français peints par eux-mêmes " publié par L. Curmer. Il commence aussi à réaliser des affiches ; il faut dire que l'affichage, créé par une ordonnance de François I° en 1539, aura un plein développement grâce aux nombreuses palissades installées pour protéger les travaux d'Haussmann.
Le 27 décembre 1844, Sulpice épouse une musicienne très
en vue à l'époque : Jeanne de Bonabry. Elle lui donne deux fils
: Pierre et Jean. L'appartement, qu'il occupe au premier étage du N°
1 de la rue Fontaine, dans le IX°, depuis 1837, étant devenu trop
petit pour abriter la famille, ils déménagent en 1846 pour s'installer
dans une maison avec jardin au 49 de la route de Versailles, près du
Point-du-Jour, dans l'ancienne maison du brodeur de manteaux impériaux
de Napoléon I°. Mais Sulpice n'est pas vraiment fait pour le mariage
et en 1847 il part seul en Angleterre. Sa réputation l'ayant précédé
il y reçoit des invitations de l'aristocratie et de la Cour, invitations
qu'il délaisse préférant fréquenter les miséreux
de Saint-Gilles et de White Chapel ; cela lui permettra de publier des croquis
vivants des habitués des tavernes, des mendiants, des gens du port, qu'il
publiera dans l'"Illustrated London News ", le " Puppet Show
" ainsi que l'"Illustration" et "Le Bossu ", journal
satirique qu'il éditera en septembre et octobre 1848 à Londres.
Il publie aussi des séries chez J. Hetzel, comme " La Vie de jeune
homme " dans laquelle il y a un dessin représentant un jeune homme
donnant une lettre à un petit garçon avec le texte suivant :
- Ne va pas te tromper ! Si c'est un Mosieu qui t'ouvre, tu diras ce que je
t'ai dit ; si c'est une Dame, tu ne diras rien, tu donneras ça ; si c'est
une bonne aussi, ou une petite fille.
- Il n'y a toujours que le Mosieu qui ne doit pas voir ?
- C'est ça.
Ou encore " Les Débardeurs " (1848) où P.J. Stahl écrit
en préface : " Le débardeur, en effet, a un second père
; ce père, c'est Gavarni, par qui le carnaval, cette réalité
souvent grossière, brutale et licencieuse, est devenu une folie charmante,
une comédie pleine de sel et parfois de raison, une illusion gracieuse,
une image enfin et un portrait dont tout le défaut est d'être supérieur
en tout à son modèle, qui s'efforcerait en vain de l'égaler."
Paul Gavarni revient à Auteuil en 1851. Il commence alors la publication de 280 pièces dans le quotidien " Paris " : " les Partageuses ", " les Lorettes vieillies ", " les Etudes d'androgynes ", " les Invalides du sentiment ", " les Anglais chez eux ", "les Parisiens " et surtout les célèbres " Propos de Thomas Vireloque ", incarnation du bon sens et de la mélancolie qui trahissent sa philosophie. Par exemple sous un dessin d'enfants qui se battent il écrit : " Misère et cordes ! déjà des histoires pour des toupies ". Sous un autre dessin il écrira : " Tu mens, enfant, par gourmandise ; jeune homme, tu mentiras par amour ; homme, par orgueil ; vieillard, par hypocrisie.", ou encore : " Devient riche celui qui achète tous les hommes au prix qu'ils valent et les revend au prix qu'ils s'estiment.". Travailleur acharné, il illustre des livres : Gulliver, Gil Blas, les contes fantastiques d'Ernest Hoffmann ainsi que plusieurs romans de Balzac et crée 150 aquarelles pour la collection Hetzel.
C'est alors que début 1863 il est exproprié de sa maison d'Auteuil dont le jardin, qu'il avait créé, était exceptionnel. Jules Lecomte le décrit ainsi : " Mouvements de terrains, bassins, rocailles, escaliers, la pierre mêlée à la verdure, il n'avait rien épargné sur le choix et dans la dépense. C'est là qu'il fallait aller pour voir une curieuse collection de ces arbres, dits "arbres verts", conifères au feuillage persistant, pour lesquels l'hiver n'existe pas, et qui sont si fort à la mode aujourd'hui. Sa collection rivalisait presque avec celle du petit Trianon ; c'était une création chérie du grand artiste, dont rien ne restera ! Les rails passeront sur l'emplacement de l'atelier même ..." Il y collectionnait des lierres et des essences rares. Il est contraint de déménager et va s'installer dans un petit hôtel de l'avenue de l'Impératrice ( aujourd'hui avenue Foch ).
Est-ce dû à cela, ou est-ce antérieur, Gavarni abandonne les arts graphiques pour se consacrer totalement aux mathématiques, sa passion cachée. " Constamment courbé sur son travail, il couvrait de son élégante et fine écriture de petites feuilles de papier à lettre ; c'étaient des équations à l'infini, des signes algébriques, des figures géométriques, des problèmes de statistique, de dynamique ; il voulait envoyer à l'Exposition universelle un joujou destiné à prouver qu'un corps peut communiquer le mouvement à un autre corps, sans qu'il soit nécessaire de déterminer un choc." écrit Charles Yriarte dans Le Monde Illustré du 1° décembre 1866. Paul Gavarni, installé dans cette demeure qu'il considère temporaire, travaille jour et nuit, ne sort plus et n'ouvre même pas la fenêtre à cause de la circulation de toutes ces voitures qui vont et viennent du Bois. Sa santé est bonne mais il souffre d'asthme ce qui le fatigue beaucoup.
En octobre 1866, il quitte l'avenue de l'Impératrice pour s'installer définitivement Villa-de-la-Réunion ( entre l'avenue de Versailles et la rue Chardon-Lagache ) afin de surveiller des constructions qu'on allait faire sur des terrains lui appartenant. En novembre, un malaise le force à garder le lit. Son fils Jean étant décédé quelques mois auparavant ... mais laissons Charles Yriarte, qui l'a bien connu, raconter les derniers temps : " Quand le malaise le força de s'aliter, son fils Pierre Gavarni, âgé de 22 ans, qu'il adorait et qui seul parvenait à le dérider un peu, mais auquel il ne voulut cependant pas concéder de sortir un peu et de prendre l'air de temps en temps, était à Marseille au moment où le docteur, jugeant que la maladie était dangereuse, prit sur lui d'envoyer un télégramme. Quand Pierre arriva, il était temps. Gavarni plaisanta quelques instants avec lui avec une grande présence d'esprit ; il était presque joyeux. Pendant la dernière heure, il refusa de répondre au docteur, détourna la tête, et mourut asphyxié." C'était le samedi 24 novembre 1866.
Paul Gavarni laisse une oeuvre impressionnante. Le " Catalogue raisonné de l'oeuvre de Gavarni " publié en 1873 par J. Armelhaut et E. Bocher recense environ 8 000 pièces. F. Vivier écrira : " A côté de 2 700 lithographies, Gavarni est l'auteur de dessins d'illustrations gravés sur le bois pour les livres et journaux romantiques. S'il n'avait pas la puissance de Daumier, Gavarni est cependant un observateur spirituel d'une verve élégante. ". Quant à Baudelaire, il a écrit dans ses "Curiosités du XIX° siècle français" : " Voici maintenant un artiste, bizarre dans sa grâce, mais bien autrement important. Gavarni commença cependant par faire des dessins de machines, puis des dessins de modes, et il me semble qu'il lui en est resté longtemps un stigmate ; cependant il est juste de dire que Gavarni a toujours été en progrès. Il n'est pas tout à fait un caricaturiste, ni même uniquement un artiste, il est aussi un littérateur. Il effleure, il fait deviner. Le caractère particulier de son comique est une grande finesse d'observation, qui va quelquefois jusqu'à la ténuité. Il connaît, comme Marivaux, toute la puissance de la réticence, qui est à la fois une amorce et une flatterie à l'intelligence du public. Il fait lui-même les légendes de ses dessins, et quelquefois très entortillées. Beaucoup de gens préfèrent Gavarni à Daumier, et cela n'a rien d'étonnant. Comme Gavarni est moins artiste, il est plus facile à comprendre pour eux. Daumier est un génie franc et direct. Otez-lui la légende, le dessin reste une belle et claire chose. Il n'en est pas ainsi de Gavarni ; celui-ci est double : il y a le dessin, plus la légende. En second lieu, Gavarni n'est pas essentiellement satirique ; il flatte souvent au lieu de mordre ; il ne blâme pas, il encourage. Comme tous les hommes de lettres, homme de lettres lui-même, il est légèrement teinté de corruption. Grâce à l'hypocrisie charmante de sa pensée et à la puissante tactique de ses demi-mots, il ose tout.". La Ville de Paris lui rendra hommage en 1875 en donnant son nom à l'ancienne rue des Artistes, créée en 1835, allant du 12 rue de Passy au 11 rue de la Tour et en érigeant en 1911 son buste sur une colonne décorée d'un Pierrot et d'une lorette, place Saint-Georges dans le IX° arrondissement non loin de la rue Fontaine. Il ne reste de lui que son oeuvre, pas un portrait, sinon celui tracé à la hâte par son fils.
© Hubert DEMORY