Les Trésors des greniers
Tous les enfants sont attirés par les greniers c'est bien connu. Quant à moi, tout m'est prétexte pour y retourner! C'est un peu un voyage dans le temps, dans l'histoire, que je fais à chaque fois.
Cet été, j'ai découvert dans un grenier un vieil album du Monde Illustré de l'année 1859, album relié regroupant tous les numéros parus dans l'année. Sachant qu'Auteuil et Passy ont été rattachés à Paris le 1° janvier 1860, j'y cherchai fébrilement des informations sur ce sujet. Hélas, on en parlait peu, mais j'y découvris quelques descriptions dont je vous propose, ici, quelques extraits tirés de la chronique Courrier de Paris tenue régulièrement par Jules LECOMTE que je remercie vivement, mais un peu tard, pour les témoignages vivants qu'il nous a légué.
Extrait du N° 122 du 13 août 1859 du Monde Illustré.
Ce matin, j'ai rencontré Rossini sur la nouvelle pelouse dont M. Alphand, l'habile ingénieur en chef du Bois de Boulogne et de toutes les promenades et plantations de Paris, vient de doter ce Passy qui, au 1° janvier prochain, sera englobé dans Paris. Rossini demeure à Beauséjour, espèce de colonie de villas, jadis fondée par le fameux Père Lachaise, confesseur du roi Louis XIV, et continuellement habitée depuis par des personnages célèbres ( M. Guizot et la princesse de Liéven y fixèrent leur résidence d'été avant 1848 ), et dont un de nos premiers éditeurs de musique, M. Heugel, est aujourd'hui l'un des propriétaires. L'illustre maestro, qui a déjà passé plusieurs étés à Passy, s'est épris de cette localité, de sa proximité du Bois, dont la belle et verte pelouse n'est qu'une continuation, et il a résolu de s'y fixer sous des murailles et des ombrages à lui. La ville de Paris a connu ce désir et elle s'est empressée d'en faciliter l'exécution par l'offre des terrains les plus voisins du Bois. Le conseil municipal était disposé à faire abandon de l'emplacement choisi par celui dont le nom suffirait à illustrer toute une résidence ; mais Rossini a décliné la partie matérielle de l'offre, voulant qu'un prix quelconque fût fixé à l'espace choisi. Il s'est placé à la gauche de celle des portes du Bois qu'on appelle Porte de Passy, tout contre le chemin de fer qui va jusqu'à Auteuil. Le jardin du maître a la forme d'un immense piano à queue, finissant par quelques centimètres seulement à la pointe. La superficie générale est d'environ dix mille mètres. Cet été, Rossini a bâti là une villa en pierre de taille, un peu sévère, un peu régulière d'aspect, mais dont la distribution est des plus confortables. L'ensemble de la propriété représentera une valeur d'environ 250 000 francs.
Tous les matins, vers sept heures, l'auteur de "Guillaume Tell"
sort de Beauséjour, et se dirige à petits pas vers sa bâtisse,
dont il va surveiller les progrès. Vêtu d'un paletot flottant et
d'un pantalon de nankin, abrité du soleil par un vaste parapluie, le
grand homme chemine paisiblement le long des belles avenues publiques qui donneront
accès à sa résidence d'été. Ceux qui veulent
saluer le maître, courtois et affable à tous, se rendent sur son
passage. Il est le plus souvent accompagné d'un de ses compatriotes,
qui eut été un grand artiste, s'il n'était un amateur célèbre
: le comte Pompéo Belgiojoso, cousin de ce pauvre prince Emilio Belgiojoso,
un rare ténor et un bon prince, mort prématurément il y
a peu d'années.
...
Un autre nom illustre va prochainement s'ajouter à la colonie recherchée de Passy. La ville de Paris a, comme on le sait, fait à M. de Lamartine la concession d'une résidence attenante au parc de la Muette, et qui sera en état de le recevoir vers l'époque où Rossini pourra, non loin de là, habiter sa villa. La prochaine demeure du chantre d'"Elvire", et des "Girondins", est connue dans le pays sous le nom de "Petite-Muette" ; c'est un grand bâtiment situé à la partie nord du magnifique parc de Mme Erard, à la tête de l'avenue de Saint-Cloud, et qui se trouvera conséquemment à l'ouvert du nouveau boulevard de l'Empereur, voie immense destinée à décharger le trop plein du Bois de Boulogne dans la direction des lacs, et à déverser les équipages directement vers le Cours-la-Reine, au pont de l'Alma. La future habitation de M. de Lamartine se trouve en perspective, au bout d'une des immenses allées de marronniers du parc de la Muette, vers la pointe des anciens terrains du Ranelagh. Ceux-ci, concédés par la ville de Paris, à une compagnie d'honorables capitalistes industriels ( MM. Moret et Payen, de la rue de Cléry ), sont déjà divisés en lots boisés, dont la façade s'étend depuis la villa Rossini jusqu'au rond-point du parc de la Muette, à deux pas de la résidence Lamartine. Nul endroit des environs de Paris n'est plus pittoresque, plus élégant, plus prestigieux. On s'y trouve à une demi-heure de Paris par plusieurs modes de transport, le chemin de fer en tête. Aussi ces terrains de l'ancien Ranelagh, dont les abords ont été convertis par l'ingénieur en chef, M. Alphand, en une sorte de parc, admirablement entretenu, abondamment arrosé, et éclairé au gaz, ces terrains, disons-nous, ayant pour perspective les admirables futaies du château princier de la Muette, sont-ils convoités par tous les heureux du jour, car le 1° janvier prochain les placera en plein Paris avec la plus belle partie du Bois de Boulogne à deux pas de là. On dit déjà qu'entre Rossini et Lamartine va venir se fixer plus d'un nom connu ; les bâtisses vont commencer sur plusieurs points.
Telle qu'elle est aujourd'hui, la résidence affectée par l'édilité parisienne à l'illustre poète homme d'Etat n'est qu'une sorte de castel un peu agreste dans son admirable situation. Mais les plans sont prêts pour sa transformation complète et quelques mesures administratives, et aussi les hésitations de M. de Lamartine lui-même, au sujet des distributions intérieures, retardent-elles seules la transformation dont a été chargé l'un des plus habiles architectes de la ville de Paris : M. Hugé, un des lieutenants de M. Alphand, le collaborateur enfin de M. Davioud pour les maisons de gardes des portes du Bois, ces constructions si pittoresques et si remarquées. On fera de la Petite-Muette une sorte de chalet très élégant, avec d'amples dépendances. L'ensemble n'aura point le caractère féodal de Saint-Point ou de Milly... Mais le poète y aura, au milieu d'un nouveau paysage, des inspirations plus libres, plus calmes, et dégagées des bruits, des persécutions qui, ailleurs, ont déplorablement troublé sa vie, sans pourtant altérer la sérénité de son génie, ni fatiguer son courage!
Extrait du N° 142 du 31 décembre 1859 du Monde Illustré.
Les froids exceptionnels que nous venons de subir, préparent à la ville de Paris des bénéfices considérables. On a parlé, dans divers journaux, des immenses glacières que l'administration a faites élever sur la commune de Passy (laquelle est, à compter d'aujourd'hui même, le XVI° arrondissement de la capitale). Ces glacières, situées entre la tranchée du chemin de fer qui porte à l'avenue de l'Impératrice, et à celle des fortifications, en face du puits artésien, sont, à cette heure, remplies de la glace prise à la mare d'Auteuil et surtout dans les lacs du Bois, transportée par des centaines de charrettes qui ont, pendant quinze jours, occupé des milliers d'hommes. Ces glacières contiennent quarante-cinq millions de kilogrammes de glace. La ville vendant chaque kilo dix centimes, c'est quatre millions cinq cent mille francs de produits. Qu'on défalque de cette somme énorme sept à huit cent mille francs pour la construction de la glacière, et vingt mille francs pour les frais d'emmagasinage de la glace, on voit que le monument se trouvant payé dès la première année, la ville de Paris encaissera en outre un bénéfice de plus de trois millions et demi dans le courant de l'année prochaine. C'est une rare spéculation."
Je suis certain que comme moi vous avez été passionné par
ce voyage dans le passé. C'est ce que nous essayons de faire régulièrement,
depuis le 14 février 1892, à la Société Historique
d'Auteuil et de Passy. Si vous aussi vous avez dans vos greniers, ou dans vos
caves, des documents anciens parlant d'Auteuil, de Chaillot, de Passy ou du
Bois de Boulogne, je vous en prie faites le nous savoir, communiquez-nous au
moins une photocopie avec toutes les références ; cela aidera
beaucoup nos chercheurs. Mais surtout, ne les jetez pas, vous possédez
peut-être une information rare.
© Hubert DEMORY