Mais où est donc passé Labiénus ?

Tous les habitants de l'ouest parisien savent que les "Commentaires de la guerre des Gaules" de Jules César sont le plus ancien texte rapportant un événement qui a eu lieu à Auteuil et Grenelle. Rappelons brièvement les faits.

En 52 avant Jésus-Christ, la "coordination Gauloise" (comme on dirait aujourd'hui) menée par Vercingétorix décide d'expulser les occupants Romains. César se met à la poursuite de Vercingétorix (qui pratique la politique de la terre brûlée pour affamer les romains et leur cavalerie) et parvient à le cerner près de Gergovie ; mais la position, perchée comme un nid d'aigle sur des rochers inaccessibles, est défavorable à César qui préfère se retirer, repasser la Loire et chercher du ravitaillement auprès des Eduens, l'un des plus puissants peuples de la Gaule, alliés des Romains, qui occupaient à peu près les départements de la Saône-et-Loire et de la Nièvre actuels.

Pendant ce temps, il charge son premier lieutenant Titus Attius Labiénus de mater les Sénones, autre puissant peuple de la Gaule et dont la capitale est Agédincum (Sens), ainsi que les Parisiis (Parisiens). Le petit peuple des Parisiens a son territoire resserré entre les possessions de peuples puissants : les Silvanectes (Senlis) au nord, les Carnutes (Chartres) au sud et à l'ouest et les Sénones à l'est. La capitale des Parisiens est Lucotétia, mot dérivé du celtique Louk-teih qui signifie le lieu des marais et qui deviendra en latin "Lutetia", ainsi que le précisera Ptolémée. Le R.P. Lobineau dans son "Histoire de la ville de Paris", publiée en 1735, décrit : " Ce n'était du temps de Jules César qu'un amas de maisons bâties de bois et de terre, et couvertes de chaume. Elle était alors habitée principalement par des négociants, et toute renfermée dans cette île qui a été appelée depuis l'île du Palais [île de la Cité] ; les deux bords de la Seine qui l'entouraient lui servaient en même temps de limites et de défense, et la rendaient par sa situation, malgré son peu d'étendue, une des fortes places des Gaules. Il y avait un pont au nord et un autre au midi, au bout desquels César, selon l'opinion vulgaire, fit construire deux forts. Des bois et des marais occupaient ce vaste espace, qui forme aujourd'hui la plus considérable partie de la ville. On n'y voyait alors tout au plus que quelques maisons éparses ; mais dès le troisième siècle les collines des environs étaient plantées de vignes qui rapportaient d'excellents vins et l'on y voyait aussi des jardins délicieux où les Parisiens, dont le commerce était florissant, avaient trouvé l'art d'élever des figues". (Les vignes étaient sur la colline de Chaillot et les figuiers dans la fertile plaine de Grenelle.) Et Pierre Larousse d'ajouter : " sa position entre les deux bras du fleuve, les fortifications naturelles qui en rendaient l'approche difficile et dangereuse, la valeur de ses habitants, tout, en un mot, devait tenter le génie des Romains."

Or donc, Labiénus marche sur Lutèce avec quatre légions. Dès que la nouvelle est répandue, les peuples avoisinants accourent ; ils viennent de Chartres, d'Evreux, du Mans, de Rouen et se regroupent derrière Camulogène, originaire de la Normandie actuelle ; c'est un vieillard mais il possède une profonde expérience militaire. Il masse ses troupes derrières des marais, du côté de Corbeil. Labiénus tente d'abord de combler ces marais avec des claies et des fascines, mais doit renoncer devant la difficulté. De nuit, il marche sur Melun (c'est aussi une île), s'empare de cinquante bateaux et attaque la ville qui tombe aussitôt. Il rétablit le pont que les habitants avaient coupés les jours précédents, fait passer ses légions et marche sur Lutèce en suivant la Seine. Averti, Camulogène fait mettre le feu à Lutèce et couper les ponts ; puis, toujours protégé par les marais, il campe au bord de la Seine, vis-à-vis de Lutèce en face du camp de Labiénus qui devait être donc à peu près sur la place des Halles actuelle. Il convient toutefois de préciser ici que certains traducteurs estiment que le camp de Labiénus était à Saint-Germain l'Auxerrois et celui de Camulogène à Saint-Germain des Prés, ce qui les auraient placés à la pointe aval de Lutèce et non vis-à-vis de Lutèce comme le précise César ; d'autre part, Saint-Germain l'Auxerrois était alors dans un marais.

Dès le début de la nuit, Labiénus envoie les cinquante bateaux qu'il a amenés de Melun descendre la Seine en silence sur une distance de quatre mille pas ( 5.9 km) et de l'attendre là. Il envoie aussi cinq cohortes vers l'amont avec armes et bagages ainsi que quelques barques réquisitionnées ; il leur demande aussi de faire le maximum de bruit pour attirer l'attention des Gaulois. Au milieu de la nuit, laissant quelques cohortes pour garder son camp, il part avec trois légions, en silence, rejoindre les bateaux envoyés en aval. Profitant d'un de ces orages si fréquents au mois de mai, il fait passer la Seine à son infanterie et à sa cavalerie ; les éclaireurs Gaulois placés sur l'autre rive sont surpris et égorgés. Camulogène, informé à l'aube qu'une troupe remonte la Seine et qu'une autre la traverse en aval, divise ses forces en trois, envoie une partie en amont, en laisse une face au camp de Labiénus et part avec la troisième en aval. Au lever du soleil, le combat commence dans la plaine de Grenelle. Les Gaulois, animés par l'exemple de Camulogène, se défendent avec la plus héroïque intrépidité ; pas un Parisien ne faiblit ni ne quitte son poste, mais ils sont taillés en pièces et Camulogène rend le dernier soupir au plus fort de la mêlée. César précise même : " ceux que les bois et les collines ne mirent pas à couvert furent massacrés par notre cavalerie " afin de renforcer cette idée de déroute totale. (Il est bien dommage que les Gaulois n'aient pas laissé quelques récits sur cette époque !) La rébellion est matée, Labiénus rejoint César avec toutes ses troupes ; et bientôt ce sera Alésia.

Déterminer à quel endroit exactement Labiénus a traversé la Seine est difficile d'autant plus que César, n'étant pas présent, doit s'inspirer du rapport fait par Labiénus. De plus les quatre mille pas ne sont qu'un ordre de grandeur. Si le camp de Labiénus était aux Halles, le passage aurait pu se faire à la hauteur du pont de Grenelle, c'est-à-dire après avoir passé la colline de Chaillot ; s'il était à Saint-Germain l'Auxerrois, ce qui est peu vraisemblable, c'est le pont Mirabeau qui correspond le mieux.

Pour compliquer un peu, on peut lire dans "Histoire et Dictionnaire de Paris" : "Cette version, due à Paul-Marie Duval, est contestée par Anne Lombard-Jourdan et Michel Roblin qui inversent les rives. Labiénus serait parti de Sens par la rive droite et le marais qui l'aurait arrêté ne serait autre que le bras nord ancien de la Seine, qui dessine un arc de cercle du bassin de l'Arsenal à Chaillot. Revenu à Melun et passé sur la rive gauche, il aurait franchi la Seine en aval de l'île aux Cygnes et livré bataille dans la plaine d'Auteuil". Mais à cette époque ladite plaine faisait partie de la forêt de Rouvray et les combats n'y étaient pas possibles. De plus, il ne s'agit pas de l'île aux Cygnes mais de l'allée des Cygnes. En effet la pointe de l'île aux Cygnes, ou île Maquerelle, correspond au pont de Bir Hakeim et fait donc face à la colline de Chaillot, terrain peu favorable pour combattre, et l'allée des Cygnes n'existait pas à cette époque.

Enfin il faut tenir compte du fait que l'ancien bras nord de la Seine créait un marécage jusqu'à Chaillot et qu'une armée ne pouvant passer entre la colline de Chaillot et la Seine, Labiénus a dû contourner en partie cette colline pour arriver à la Maison de la Radio actuelle.

En conclusion, c'est au voisinage du pont de Grenelle que les légions et la cavalerie romaines ont traversé la Seine en 52 avant Jésus-Christ. Aller plus loin n'aurait présenté aucun avantage militaire supplémentaire et aurait augmenté les risques d'attirer l'attention des Gaulois.

© Hubert DEMORY

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