La Liberté éclairant le monde

 

Le monde entier admire la statue de la Liberté, emblème de New-York, mais peu de gens se souviennent de son histoire ; ils sont encore moins nombreux ceux qui connaissent celle de la statue de la Liberté qu'on peut voir aujourd'hui au bout de l'allée des Cygnes, près du pont de Grenelle qui unit les XV° et XVI° arrondissements de Paris, de même que celle de la Flamme de la Liberté, érigée place de l'Alma. Et pourtant leurs histoires sont liées : ces trois oeuvres matérialisent l'amitié Franco-Américaine, ces trois oeuvres ont un même auteur : Bartholdi.

Frédéric-Auguste Bartholdi naît le 2 août 1834 à Colmar. A la mort de son père, 2 ans plus tard, sa mère vient s'installer à Paris. Elève d'Ary Scheffer, Bartholdi exécute en 1853 sa première oeuvre : une statue du général Rapp ; elle sera exposée en 1855 dans l'avenue des Champs-Elysées et érigée en 1856 à Colmar.

Vers 1867, Bartholdi réalise le "modèle d'étude" (un mètre vingt de haut) d'un phare monumental destiné à être placé à l'entrée du canal de Suez : "La Liberté éclairant l'Orient", mais Ferdinand de Lesseps rejette le projet, ses budgets ne le lui permettant pas.

Après la perte de l'Alsace et de la Lorraine, Bartholdi part, en mai 1871, aux Etats-Unis d'Amérique. "Je lutterai pour la liberté, j'en appellerai aux peuples libres", dit-il à son ami Edouard de Laboulaye, "je tâcherai de glorifier la république là-bas, en attendant que je la retrouve un jour chez nous". En arrivant dans le port de New-York, il voit l'île de Bedloe (aujourd'hui Liberty Island) et c'est une révélation : depuis 1865 tous les Parisiens amis de l'Amérique veulent offrir un cadeau pour fêter le centenaire de l'Indépendance, or voici un emplacement idéal pour un phare monumental comme son projet pour le canal de Suez. Il noue de nombreux contacts avec des personnalités et rencontre même le président Grant.

Rentré en France, il crée avec des amis, en 1875, le Comité de l'Union Franco-Américaine dont le but est de financer le projet, ce sera : "La Liberté éclairant le monde" inspiré de "La Liberté éclairant l'Orient". La France offrira la statue, l'Amérique devant réaliser le piédestal. Bartholdi s'adresse à Gaget, Gauthier et Cie (ancien établissement Monduit et Béchet) dont les ateliers de fonderie et de chaudronnerie sont situés près du parc Monceau entre la rue Médéric et la rue de Chazelles. Cette entreprise est la plus importante de Paris dans sa spécialité : outre la réalisation de plus de mille kilomètres de tuyaux de conduites pour distribuer à Paris l'eau de la Vanne et de la Dhuys, elle réalise annuellement 25.000 mètres carrés de couverture en zinc, plomb ou cuivre ; on lui doit aussi les dômes de l'Opéra de Paris, l'archange Saint Michel et les apôtres ornant la flèche de la Sainte-Chapelle, le campanile de l'Hôtel des Invalides, les statuts de saints qui s'échelonnent en descendant depuis la flèche de Notre-Dame jusqu'en bas de la toiture, la statue colossale du Vercingétorix d'Alésia, etc. Le matériau retenu pour la statue est le cuivre rouge repoussé beaucoup plus léger que la fonte.

Il est temps pour Bartholdi de réaliser un agrandissement de son modèle d'étude ; il sculpte une statue de 11 mètres 50 qui servira de modèle pour la statue définitive quatre fois plus grande. Pendant ce temps, en juin 1876, monsieur Avoiron, de la fonderie Avoiron et Cie 56 boulevard Voltaire, propose à Bartholdi de lui acheter ses droits pour vendre des réductions de sa statue à partir du modèle d'étude ; 4 tailles sont autorisées : 120, 90, 60 et 40 centimètres, mais aucune ne devra être coulée en bronze. Beaucoup seront équipées pour l'éclairage au gaz ou à l'électricité. Ces réductions seront faites à l'aide du pantographe inventé par Achille Collas (1795-1859) ce qui entraînera des confusions de noms par la suite. En 1878 la tête de la statue est présentée à l'Exposition universelle du Champ de Mars et le public invité à monter à l'intérieur ; si le projet précédant avait les traits d'une Egyptienne, cette réalisation a les traits de la mère de Bartholdi. Tout semble aller pour le mieux, d'autant que la somme nécessaire sera réunie en 1880, mais en 1879 Viollet-le-Duc meurt à Lausanne ; il faut trouver un autre architecte pour la structure : ce sera Gustave Eiffel. Ce dernier crée en 1881 une charpente métallique nécessitant 120 tonnes de fer forgé et 300 000 rivets.

Début 1884 les Etats-Unis, qui ont eux aussi réuni les fonds nécessaires, posent la première pierre du piédestal. A Paris, le 6 juin, la statue est achevée dans les ateliers du 25 rue de Chazelles où elle domine les immeubles voisins de ses 46 mètres. Enfin le 4 juillet 1884, Ferdinand de Lesseps, au nom du Comité, remet officiellement la statue à l'ambassadeur des Etats-Unis, monsieur Morton. Il ne reste plus qu'à démonter la statue et à l'expédier, dans 241 caisses, à New-York. Le Petit Journal du 3 juillet 1885 raconte : "Les journaux des Etats-Unis donnent des détails sur l'arrivée de la statue de Bartholdi à New-York. Le navire l'"Isère", convoyé par la frégate amirale la "Flore", a fait son entrée saluée par les salves d'artillerie et les acclamations d'une foule immense. Une escadre de 90 navires, parmi lesquels plusieurs navires de guerre américains, accompagnait les navires français...". En 1886, le piédestal est achevé, la statue érigée (la flamme culminant à 93 mètres) et le 28 octobre l'inauguration est faite par le président Cleveland.

Je ne résiste pas au plaisir de vous conter une anecdote à cette occasion. Afin de faire sa publicité en Amérique, monsieur Gaget fit faire de très nombreuses reproductions miniatures de la statue qu'il distribua largement aux personnalités présentes. Entre eux les invités se demandaient : "Avez-vous reçu votre Gaget ?" qui, prononcé à l'américaine, donnait "Gadget". C'est l'origine de ce mot que l'on dit, aujourd'hui, emprunté à la langue américaine.

Pour remercier la France, le Comité des Américains de Paris a organisé dès 1884 une souscription pour offrir à Paris de couler en bronze le modèle fait par Bartholdi et qui a guidé la réalisation de celle de New-York. Le Petit Journal du 10 mai 1885 raconte : "... La Ville de Paris a accepté ce don y voyant une preuve de la fraternité entre les deux pays. Le Conseil municipal assistera en corps à l'inauguration officielle de la statue mercredi 13 mai, à 2 heures, place des Etats-Unis. Depuis quelques jours une charpente est dressée au milieu de la place, en face de l'hôtel de la légation des Etats-Unis, les ouvriers s'occupent activement de mettre en place le piédestal provisoire qui supporte une réduction au cinquième de la statue destinée à l'Amérique. L'opération de la fonte a eu lieu jeudi, à 3 heures, dans les ateliers de M. Thiébault, rue de Villiers... Le choix de l'emplacement adopté a été dicté par des raisons de haute convenance que chacun peut apprécier : mais il nous parait devoir être modifié dans l'avenir. Une statue de cette importance, 16 mètres de haut piédestal compris, réclame un développement d'espace très considérable pour se présenter dans de bonnes conditions à la vue et la place des Etats-Unis ne nous parait pas réunir ces conditions". Rappelons que cette place a été créée en 1881 par la destruction des anciens réservoirs de Passy et rectifions cette erreur toujours recopiée : la statue de Paris n'est pas une réduction au cinquième de celle de New-York, elle est l'oeuvre originale et celle de New-York un agrandissement de quatre fois.

Il faut aussi avouer, comme le rapporte Marie-Hélène Bourquin-Simonin dans le bulletin de la Société Historique du XV° arrondissement, que la statue inaugurée n'est pas celle que l'on peut voir aujourd'hui à Paris. En effet la souscription était loin d'être close en mai 1885 ; mais comme M. Lévi Parsons Morton achevait sa mission d'ambassadeur à Paris le 14 mai et retournait aux Etats-Unis dont il deviendra vice-président, il fut décidé de convier la presse à une coulée de fonte le jeudi 7 et d'inaugurer la statue originale faite par Bartholdi en lieu et place. Mais cette statue, étant en plâtre, ne put rester longtemps à l'extérieur et regagna promptement les ateliers Thiébaut, précisément rue Guersant. Notre Liberté ne fut achevée que deux ans plus tard.

La place des Etats-Unis était un emplacement symbolique, il faut maintenant trouver un emplacement idéal, et en juillet 1888 c'est la pointe aval de l'allée des Cygnes qui est choisie, dans le cadre de l'Exposition universelle de 1889, ce qui laisse un délai pour faire les fondations et le piédestal dont le coût, pour la ville de Paris, estimé à 78.000 francs s'élèvera à 110.000 francs (alors que la statue a coûté 60.000 francs). L'inauguration est fixée au 4 juillet, fête de l'Indépendance américaine. Sur le socle on gravera :
"
1776-1789
la colonie parisienne d'amérique à la ville de paris
1889
Nous révérons la France du passé parce que ses soldats nous ont aidés à devenir une nation ; et nous aimons la France d'aujourd'hui parce qu'elle ne fait qu'un avec nous pour la cause des gouvernements libres.
Je propose l'inscription suivante pour le piédestal de la statue :
Non exercitus neque thesauri
Praesidia Regni, sunt verum amici.
Lettre de M. Morton, vice-président des Etats-Unis.
"
( ce qu'on pourrait traduire par : Ce ne sont ni les armées ni les trésors qui garantissent un Etat, mais ses amis.)

D'après Le Figaro, c'est le 24 juin 1889 que la statue entreprend son voyage, posée droite, sur un énorme plancher que l'on fait glisser, à l'aide d'un treuil, sur des madriers bien graissés. Quatre jours plus tard la moitié du parcours Ternes - allée des Cygnes, via le chemin de ronde, le Ranelagh (pour contourner la gare de Passy) et la rue de l'Assomption, n'est pas fait. On a alors l'idée de remplacer le treuil par un des rouleaux compresseurs de la Ville de Paris, mais il faut toujours s'arrêter tous les dix mètres pour déplacer les madriers de l'arrière vers l'avant. La foule se presse pour voir passer dans un bruit d'enfer cette grande dame dont le bras levé arrache les branchages qui la déguisent peu à peu en druidesse.

L'inauguration a lieu le 4 juillet 1889 à 14 heures en présence du président Carnot et de monsieur Whitelaw-Reid, ministre plénipotentiaire des Etats-Unis, qui a tenu le matin même à déposer une couronne sur la tombe de La Fayette au cimetière de Picpus. Parmi les personnalités citons messieurs Spuller, Chautemps, Poubelle, Alphand, Bartholdi et Ferdinand de Lesseps accompagné d'une de ses filles.

Mais Bartholdi est triste car si la statue de New-York fait face à la mer, celle de Paris a été tournée vers les bâtiments de l'Exposition au lieu de regarder sa grande soeur. Cela sera rectifié pour l'exposition universelle de 1937. D'autre part, un vide subsiste place des Etats-Unis ; pour le combler le journaliste américain Joseph Pulitzer offre, en 1895, à la Ville de Paris une autre sculpture de Bartholdi réalisée en 1890 : La Fayette et Washington, qui est aujourd'hui encore sur le même emplacement.


Si Frédéric-Auguste Bartholdi meurt le 4 octobre 1904, ses oeuvres continuent à vivre, y compris le "Lion de Belfort" place Denfert-Rochereau dont le plâtre datait de 1878. Mais qui dit longue vie dit soins. Une inspection faite en 1980 montre que la statue de la Liberté, qui est devenue Monument National Américain en 1924, a besoin de travaux de rénovation ; ceux-ci seront réalisés pour le centenaire de son érection en 1986. A cette occasion l'International Herald Tribune lance une souscription pour que les Américains fassent un nouveau cadeau à la France ; ce sera la reproduction exacte de la flamme qui domine la statue de la Liberté. Elle sera érigée en 1987 place de l'Alma. Le hasard voulut que, non loin de là, la princesse Diana rencontre la mort le 31 août 1997, et, tout naturellement, ses admirateurs transformèrent la "Flamme de la Liberté" en monument funéraire. Aujourd'hui, la Flamme a été restaurée et depuis le 4 avril 2002 elle symbolise à nouveau l'amitié entre la France et les Etats-Unis.

Quant à notre statue de la Liberté, elle sera, elle aussi, restaurée en 1986, avec le concours de la fondation Florence Gould. Depuis, elle a traversé les mers du monde pour être prêtée au Japon dans le cadre de l'Année de la France. Elle fut installée en mai 1998 face au grand pont Rainbow Bridge à Tokyo, où elle fut saluée, en un an, par dix millions de Japonais enthousiastes, un certain nombre croyant d'ailleurs voir celle de New-York et s'étonnant de sa petite taille. Après un voyage de retour d'un mois par mer, notre Liberté a été nettoyée du sel marin de Tokyo et a repris sa place pour le 2 septembre 1999 à l'occasion des Fêtes de la Seine.

© Hubert DEMORY

RETOUR