Le premier tramway de Paris
Le premier tramway de Paris, allant de la place de la Concorde au pont de l'Alma, est dû à Alphonse Joseph Loubat, né le 15 juin 1799 à Sainte-Livrade (Lot-et-Garonne).
On sait peu de chose de la jeunesse de Loubat, sinon qu'il part aux Etats-Unis, vers 1825-1826, chercher fortune en faisant commerce de vins et en important des milliers de ceps de vigne pour les faire planter aux environs de New-York. En 1827, il publie à New-York The american vine-dresser's guide, le premier livre du vigneron américain, avec texte en français sur une page et en anglais sur la page d'en-face.
Alphonse Loubat, fortune faite, s'intéresse au tramway qui débute à New-York. Le mot tram vient des mines du nord de l'Angleterre où la houille était transportée dans des wagons roulant sur des planches de bois. Vers 1770, on remplaça ces planches par des plaques métalliques qui offraient plus de résistance à l'usure. Très vite on les munit d'un rebord, qui leur donnait une section légèrement en L, afin d'éviter les déraillements. Ces voies de tram furent appelées tram ways. A noter que les chemins de fer utilisent des rails saillants et que ce sont les roues qui ont un rebord pour éviter les déraillements.
Un Irlandais, John Stephenson, qui dirigeait une compagnie d'omnibus à New-York, remarqua que la traction nécessaire pour remorquer un véhicule diminue à mesure que la surface, sur laquelle se meuvent les roues, devient plus dure. Ainsi, par exemple, pour tracter une tonne il faut un effort de 32 kilos sur une route macadamisée, de 16 kilos sur un bon pavé, de 10 kilos sur un tramway et de 4 kilos seulement pour un train. Ne pouvant poser des rails en saillie au milieu des rues, ce qui aurait provoqué des accidents aux autres véhicules, il eut l'idée d'installer les trams utilisés dans les mines, créant une légère gorge dans la chaussée. Le 26 novembre 1832, la première ligne New-York - Harlem est créée et ouverte au public le 8 décembre suivant.
Revenu en France, Alphonse Loubat dépose en 1852 un brevet d'invention
pour un système de chemin de fer à ornière, donnant au
rail une section en U dans laquelle vient rouler le boudin de la roue. Ainsi
plus rien ne dépasse de la chaussée. Le 16 août 1853, il
est autorisé à construire une ligne d'essai de 2.000 mètres
sur le Cours la Reine (donc à Chaillot), et c'est le 21 novembre suivant
qu'il fait sa première démonstration en présence du ministre
des Travaux publics. C'est un succès. Rapidement l'Administration rédige
un cahier des charges pour l'établissement de ce nouveau moyen de transport,
avec concession trentenaire. Le 18 février 1854, Napoléon III
signe le décret :
"Article 1 : Le sieur Loubat (Alphonse) est autorisé à placer
sur la voie publique de Vincennes au pont de Sèvres et au rond-point
de Boulogne, en suivant le tracé qui sera fixé par l'Administration,
des voies ferrées desservies par des chevaux et y établir un service
d'omnibus, le tout aux clauses et conditions du cahier des charges arrêté
le 17 février 1854 par notre ministre de l'Agriculture, du Commerce et
des Travaux publics."
La ligne allant de la Concorde au pont de Sèvres, en longeant l'actuelle avenue de New-York et l'avenue de Versailles, part donc de l'extrémité de Chaillot (zone annexée par le VIIIe arrondissement), traverse Passy puis Auteuil jusqu'à l'extrémité de Billancourt (hameau d'Auteuil annexé par Boulogne). Cette ligne a un très grand succès et on la surnomme le chemin de fer américain ou l'américain car les deux premières voitures ont été construites par Stephenson aux Etats-Unis. La voiture, tirée par deux chevaux, peut contenir 48 voyageurs : 18 à l'intérieur, 24 sur l'impériale et 6 debout sur la plate-forme, le coin des fumeurs. A la différence des trains, il n'y a pas de station : dès qu'un passager veut monter ou descendre, il fait signe au conducteur qui en avertit aussitôt le cocher ; ce dernier fait ralentir les chevaux et les voyageurs entrent et sortent sans l'arrêt du tramway.
Mais le 19 juillet 1855, Haussmann contraint les dix entreprises qui gèrent
les omnibus de Paris à se regrouper, formant l'Entreprise générale
des omnibus. Cela devra s'appliquer aussi au tramway, et le 15 septembre 1856,
Napoléon III signe un nouveau décret:
"Article 1 : L'Entreprise générale des omnibus de Paris est
substituée au lieu et place du sieur Loubat dans tous les droits et obligations
qui résultent pour celui-ci du décret du 18 février 1854
relatif à l'établissement des voies ferrées de Vincennes
au pont de Sèvres et rond-point de Boulogne. Un délai d'un an
à partir de la promulgation du présent décret est accordé
pour l'achèvement des dites voies ferrées." Comme indemnités
pour les frais déjà engagés, Alphonse Loubat reçoit
697 actions de 500 F de nominal de ce qui deviendra la CGO : Compagnie Générale
des Omnibus, plus un droit à 25 % des bénéfices nets de
l'exploitation de sa voie ferrée.
En fait, seule la partie entre la Concorde, le pont de Sèvres et le rond-point de Boulogne sera construite et exploitée. Ce n'est qu'après l'avènement de la République, en 1871, que l'autre partie du réseau sera établie. Jusque-là, l'Administration n'avait pas permis la construction et l'exploitation des voies ferrées sur le quai des Tuileries, que parcouraient journellement les voitures de la Cour, et il paraissait trop dangereux de faire de même au faubourg Saint-Antoine à cause de l'intense circulation. Par la suite le tramway se développera très vite ; en 1879, la CGO exploite 16 lignes, les Tramways du Nord et les Tramways du Sud : 11 lignes chacun. Signalons que la CGO devait, à l'époque, entretenir 16.500 chevaux, ce qui explique son grand intérêt pour la motorisation des omnibus et tramways, qui commencera le 8 novembre 1875 par une traction à vapeur sur la ligne Saint-Germain - porte de Châtillon gérée par les Tramways du Sud, et continuera plus tard avec les autobus.
Mais Alphonse Loubat ne verra pas tous ces développements ; il meurt brusquement le 10 septembre 1866 à Ville d'Avray. Il sera d'abord inhumé à Chaville puis sera transféré, le 12 septembre 1885, dans le caveau familial, au cimetière de Passy, concession acquise par son fils Joseph-Florimond Loubat, qui sera fait duc pontifical le 10 avril 1893 par le pape Léon XIII.
© Hubert DEMORY