Le patinage au XIX° siècle

 

Nécessité dans les pays septentrionaux (Suède, Norvège, Russie, ...) le patinage permettait de se déplacer pendant les longs hivers qui rendaient les chemins de terre impraticables mais offraient de belles surfaces sur les canaux et les rivières gelés. Descendant vers nos contrées, le patinage devint ludique car les froids y étaient moins rigoureux. S'il fait trop froid, le patineur gèle sur la glace : il y a contrainte et non plus plaisir. Le froid modéré, voilà le climat du patineur. Ainsi à Paris, à Vienne et surtout en Angleterre il devient "un exercice charmant, gracieux, une variété de plaisirs, un art."

Dès le début du XIX° siècle, les anglais ont formé une société de patineurs présidée par le prince Albert (décédé en janvier 1862). Chaque année cette société donne des " soirées de patin " à Hyde-Park, regroupant dix à douze mille patineurs entourés de trois orchestres qui jouent des airs de danse spécialement composés pour le rythme du patinage.

A Paris, chaque mare, chaque lac, chaque plan d'eau gelé est le lieu de rassemblement des amateurs de glissades. Parmi les patineurs célèbres, il faut nommer Billaut, futur ministre de Napoléon III, qui, en 1838, lutta de vitesse contre un cheval trotteur sur 20 kilomètres et gagna la partie. De la Cour, en patins pour les hommes et en traîneaux pour les dames, aux plus humbles, en sabots, tous se rassemblent le dimanche pour patiner.

Dans Le Monde Illustré du 4 janvier 1862, Maurice Cristal donne quelques conseils : " Je m'adresse aux gourmets, car c'est à eux que le patin se recommande tout particulièrement. Le vent du nord provoque l'appétit, l'exercice l'attise davantage. Avant d'aborder la glace, humez lentement du vin de Bordeaux préférablement au punch. Après patiner, surtout à la suite d'un rude exercice, prenez du thé, une infusion de pekao [pékoe : variété de thé noir], instillé de quelques perles d'esprit de cerises. Le vin de Champagne convient mieux encore, non le mousseux, mais le champagne sec. Il est salubre, légèrement excitant, il réveille, et en même temps délasse les muscles, et aux délires énervants du patin, il fait doucement succéder des heures calmes où surnagent de merveilleuses et faciles rêveries.", propos que ne démentirait point le président de la Société Historique d'Auteuil et de Passy : monsieur Pierre-Christian Taittinger.

Ces précautions prises, l'honnête patineur doit se vêtir pour la circonstance : " la veste large, terminée à la région lombaire, ouverte, laissant voir le gilet, sur lequel retombe les noeuds d'un col élastique ; le pantalon collant, le bonnet avec l'aigrette flottante, le patin bien chaussé et comme piaffant au pied impatient." Pour les dames ce sera : " Cracovienne brillamment passementée, jupe courte de casimir, pantalon à carreaux, petit chapeau de castor à plumes, bottines en maroquin de couleur."

Le patinage est très populaire à Paris, c'est aussi une des passions de Napoléon III. Dès 1852, dans le cadre de l'embellissement du Bois de Boulogne, l'Empereur fait aménager des lacs de faible profondeur destinés à geler facilement. L'objectif est triple : faire du Bois de Boulogne un vaste parc anglais sur le modèle de Hyde-Park, produire de la glace pour remplir les glacières (on ne savait pas encore fabriquer de la glace) et offrir de larges surfaces pour le patinage. Ces lacs gelés seront le lieu de nombreuses fêtes d'hiver et l'on verra souvent l'Empereur patinant et, parfois, poussant galamment le traîneau de l'Impératrice. Il faut noter qu'à cette époque les hivers étaient beaucoup plus rigoureux qu'aujourd'hui : entre 1861 et 1895, soit 34 ans, les lacs ont gelé tous les hivers sauf sept fois. Ce fut le contraire, ces 34 dernières années, c'est à dire depuis 1965.

L'Administration veille à la bonne organisation de cette passion. Maurice Cristal décrit : "C'est au Bois de Boulogne et au nouveau bois de Vincennes que les aménagements sont ordonnés avec le plus d'unité, d'initiative et d'intelligence. La glace y est large, l'administration est pleine de sollicitude. Grâce à elle, l'espace est net, propre, toujours déblayé et balayé. Quand la glace ne présente pas assez de consistance, les surveillants écartent les téméraires. Les sellettes sont sévèrement éloignées ; les glisseurs sont paternellement surveillés ; ce sont des enfants en sabots qui ne peuvent pas toujours acheter des patins et qui, cependant, ne sont ni les plus maladroits ni ceux qui s'amusent le moins. Une ambulance est établie sur les berges, et les sauveteurs veillent sur tous les points. Par une sage prévision, on ménage une nappe d'eau qui, le soir, est versée sur la glace de manière à l'arroser et à la recouvrir à la hauteur d'un pouce sur toute la surface. Cette eau se congèle pendant la nuit, et rend à la glace sa force, son élasticité, sa virginale consistance." Il faut rappeler qu'une épaisseur de cinq centimètres au moins est nécessaire pour supporter un patineur.

Outre les chutes, qu'on imagine fort nombreuses, les accidents sont rares ; c'est pourquoi le terrible accident du dimanche 19 janvier 1862, qui fit quatre morts, frappa les esprits. Reprenons ici l'article de Maxime Vauvert qui décrit l'accident dans Le Monde Illustré du 1° février 1862 :
" Le dimanche 19 janvier, la foule hardie des patineurs s'était portée en masse sur le grand lac du Bois de Boulogne. La couche de glace, épaissie par une gelée de sept à huit jours, disparaissait, pour ainsi dire, sous le nombre.
De midi à trois heures on n'a eu à constater que quelques culbutes qui avaient inspiré plus d'hilarité que d'effroi.
Du côté de la grande cascade, à la partie extrême du lac, une certaine étendue avait été entourée de cordes. Cette précaution indiquait aux patineurs que l'endroit était dangereux et qu'ils ne devaient pas s'y hasarder. En effet, quelques jours auparavant la glace avait été enlevée dans cette partie de la rivière et la couche de glace qui recouvrait la surface de l'eau n'avait pas paru assez résistante. La barrière élevée avait été placée sur toute la largeur du lac à plusieurs mètres en avant sur la glace ferme.
Vers trois heures un quart, au moment où la foule compacte s'exerçait avec le plus d'entrain, plusieurs patineurs entraînés par la force de l'impulsion, ont violemment heurté la corde tendue sur les piquets. La frêle barrière s'est rompue et quelques imprudents ont été portés sur la partie du lac que la prévoyance de l'autorité avait interdite. Le premier d'entre eux a bientôt senti la glace s'effondrer sous lui. Il a bien essayé de retourner sur ses pas, mais il était trop tard. Un instant après il était englouti dans l'eau. Le patineur qui le suivait s'avance vivement pour lui porter secours. Il a le même sort. D'autres s'empressent pour secourir ces deux malheureux et disparaissent à leur tour sous la glace. Au bout de quelques instants douze personnes étaient englouties.
Tous les moyens de sauvetage furent mis immédiatement en réquisition. Plusieurs canots furent dirigés vers l'endroit de l'accident. Malheureusement, pour faire avancer les batelets, il fallait briser la glace au fur et à mesure et le temps se passait. Quelques-unes des victimes étaient parvenues en s'accrochant de glaçons en glaçons, à se maintenir à la surface. Elles furent les premières secourues. On les amena sur la rive où tous les soins leur furent prodigués.
Huit imprudents furent ainsi mis hors de danger. Les quatre autres avaient disparu sous la glace et ce ne fut qu'à l'aide de crocs qu'on parvint à en retirer trois. Ces derniers étaient sans connaissance. L'un a été transporté chez M. Yvon, peintre, [ ce dernier avait son hôtel et son atelier dans ce qui est aujourd'hui la rue Adolphe Yvon ] puis conduit en voiture à la Préfecture pour y recevoir de nouveaux soins. Il a succombé pendant le trajet. Les deux autres amenés au chalet Frontin ont reçu de plusieurs médecins tous les soins pour les rappeler à la vie. Mais tous les secours de l'art ont été impuissants ; l'asphyxie était complète.
La quatrième victime, entraînée probablement au large sous la glace, n'avait pas été retrouvée le mardi suivant. "

Cette tragédie exacerbe le différent qui oppose les patineurs aux concessionnaires des glacières : le délassement familial contre les intérêts économiques. Même monsieur Manuel, le gérant du Chalet des Iles, se plaint qu'il ne peut plus louer ses traîneaux parce qu'on a enlevé toute la glace du lac. Cela pousse le prince Joachim Murat à créer, début 1865, le Cercle des Patineurs, ancêtre de l'actuel Cercle du Bois de Boulogne, avec la construction d'un lac réservé au patinage, où se donnera désormais la "Fête aux Patins". Le 31 décembre 1897, un arrêté réserve la moitié du lac inférieur du Bois de Boulogne, et de celui du lac Daumesnil, au patinage, y interdisant tout prélèvement de glace.

En 1899, la Société des Glacières de Paris cessera définitivement d'extraire la glace des lacs du Bois de Boulogne, rendant celle-ci aux joies du patinage. Hélas, diront les patineurs, le temps, en se radoucissant, est venu à son tour contrecarrer ces plaisirs familiaux du dimanche après-midi, pour la plus grande joie, cette fois, des loueurs de barques et des canards.

© Hubert DEMORY

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