L'habitat fluvial dans le XVIe arrondissement
Se promener sur les quais, le long de la Seine, permet d'oublier les voitures
et les immeubles du Paris d'aujourd'hui. En voyant ces "péniches"
amarrées, on en vient vite à imaginer le XVIIIe siècle
avec les chevaux de halage, pour les plus riches, ou, pour les plus pauvres,
les femmes attelées par une bricole, tandis que les maris manoeuvraient
les bateaux (il paraît que ce n'était pas plus pénible que
de tirer une simple charrette !). Puis, peu à peu, on découvre
une grande diversité parmi tous ces bateaux et même que certains
servent de logement permanent. Quelle est l'origine de ce phénomène
?
Deux conjonctures doivent assumer la paternité de ce nouveau style de vie : d'une part la crise du transport fluvial dans les années 1960 et d'autre part l'agitation de mai 1968. La crise de 1960, causée par le développement du transport routier aux dépens du transport fluvial, entraîne la faillite de nombreux bateliers et dès 1970 beaucoup de péniches, type Freycinet notamment, partent à la ferraille en Hollande. L'agitation de 1968, d'autre part, permet l'épanouissement de l'originalité. Si l'on ajoute à cela un prix de l'immobilier et du crédit élevé, plusieurs personnes trouvent à se loger économiquement en achetant des péniches en Hollande, péniches qu'ils viennent amarrer dans Paris, à moindre frais puisqu'il n'existe aucune réglementation en la matière. La vie toutefois y est spartiate : pas d'eau, pas d'électricité, pas de téléphone (mais cela était général dans ces années là !), pas de distribution du courrier."C'était très folklorique ! On squattait les quais avec un accord tacite de l'administration. Tous les bateaux pouvant naviguer, on allait faire de l'eau au quai de Javel ; et pour l'électricité on utilisait le groupe électrogène du bord. Bien sûr on n'avait pas les PTT, mais on n'avait rien à payer ! ", raconte un ancien.
Les propriétaires sont dès cette époque très divers : un petit-fils de Ferdinand de Lesseps a acheté une péniche en Hollande et s'est amarré près du pont d'Iéna, un photographe a choisi un voilier de 1920 qui cabotait en mer du Nord entre les ports belges (et qui fut motorisé vers 1930) pour l'amarrer au port Debilly. Citons aussi le dessinateur Folon qui habita le Blue Shadow près du pont d'Iéna, etc. Un tiers des gens qui habitent aujourd'hui le long de nos berges arrivèrent à cette époque. Parmi ceux qui sont venus depuis, beaucoup recherchaient une maison de campagne à Paris et l'ont trouvée sur les berges de la Seine, sans les inconvénients que connaissent les habitants des pavillons de banlieue.
Peu à peu l'administration veut mettre de l'ordre dans cette occupation sauvage des berges dans le bassin parisien, mais dès 1975 les propriétaires de bateaux-logements se regroupent au sein de l'Association de Défense de l'Habitat Fluvial (ADHF) ; en fonction des problèmes, des associations locales se créent et l'ADHF devient la fédération française. Il faut attendre 1994 pour voir l'adoption d'un cadre réglementaire de la domanialité publique gérée par les Voies Navigables de France qui délèguent une partie de leurs pouvoirs, pour Paris intra-muros, au Port Autonome de Paris. Aujourd'hui, tout bateau doit signer une convention d'occupation temporaire, payer une redevance mensuelle et acquitter la taxe d'habitation et d'enlèvement des ordures. En échange, il peut être raccordé à l'eau, l'électricité, le téléphone et bénéficier du service du courrier sur les quais aménagés.
L'histoire des bateaux-logements, amarrés le long des berges du XVIe arrondissement situées de l'autre côté du Bois de Boulogne, entre le pont de Suresnes et la passerelle de l'Avre, est différente. Au début, vers 1975, il n'y a qu'un seul bateau amarré : le Vieux Galion, restaurant de bonne réputation. Par la suite quelques bateaux viennent, presque par hasard, s'amarrer le long de ces berges. Citons deux exemples qui illustreront bien l'extrême diversité de ces démarches.
A 200 mètres environ en amont du Galion, on peut encore apercevoir un sous-marin : le C105 [qui venait d'être vendu au début de cette enquête]. Ce sous-marin, réplique du skipjak américain de 1959, fut construit par monsieur Delignon à Abidjan en 1978 pour en faire une discothèque face à l'hôtel Ivoire. Vers 1985, son propriétaire rentre à Paris et fait transporter sur le Saint-Didier le sous-marin, qui n'a pas de moteur, jusqu'à Rouen. Celui-ci devra attendre environ 5 ans à Conflans-Sainte-Honorine avant de venir s'amarrer près du pont de Grenelle où monsieur Delignon voulait rouvrir sa discothèque. Mais très vite on l'expulse et il trouve refuge allée du Bord de l'Eau.
A 100 mètres en aval du Galion, le Pourquoi Pas est venu s'amarrer en septembre 1982. Sa propriétaire, Viviane, avait acheté en 1981, sur un coup de foudre, cette péniche Freycinet construite en 1929 pour transporter du grain en vrac. N'ayant plus de contrat, l'ancien propriétaire avait vendu 100.000 F ce "grand trou" d'une surface de 200 mètres carrés à aménager, avec petit habitat pour le marinier "tout en acajou". Après les travaux, cette péniche devint un logement de 265 mètres carrés pour un prix de revient total d'un million de francs, prix très faible comparé à celui des appartements du XVIe arrondissement. Le Pourquoi Pas s'amarre d'abord au pied de la Maison de la Radio où travaille son propriétaire. Un papillon déposé à la timonerie lui ordonne de se déplacer au port Debilly. Hélas la seule place disponible est celle réservée aux pompiers. Après quelques mois de recherche, le Pourquoi Pas jette ses amarres de l'autre côté du Bois de Boulogne. "Il n'y avait que quelques bateaux, d'une part parce que la berge n'était pas aménagée pour recevoir des péniches (il faut une passerelle de 8 mètres pour monter à bord) et d'autre part parce que le stationnement y était interdit sous prétexte que le Bois de Boulogne était un site protégé", explique Viviane, qui ajoute "le plus dur était que nous n'avions que deux planches, pour servir de passerelle, dont l'élasticité était fort différente !" .
Peu à peu d'autres bateaux rejoignent cette berge et très vite
les propriétaires créent l'Association Fluviale de Longchamp afin
de défendre leurs intérêts. Il y a là 28 bateaux-logements
considérés administrativement comme des squatters, mais qui paient
régulièrement une redevance pour tolérance à utiliser
le domaine public sans autorisation, terme que seuls les poètes de l'administration
savent imaginer ! Il faudra attendre décembre 1998 pour que les Voies
Navigables de France offrent des conventions d'occupation temporaire, comme
à Paris intra-muros. La redevance est alors d'environ 270 euros par mois
contre 760 au port Debilly, mais il n'y a ni eau ni électricité.
Ces branchements seront réalisés seulement en 2004 et entraîneront
un doublement de la redevance d'occupation temporaire.
Entre le pont de l'Alma et le pont de Bir-Hakeim, on peut rencontrer des personnages
passionnants. Sur la trentaine de bateaux-logements, qui y sont amarrés,
vivent sept peintres, un psychiatre, un architecte, une astrologue, un diplomate
anglais, un ancien administrateur d'un grand quotidien national, d'anciens cadres
supérieurs de grandes entreprises, etc. Les berges de l'autre côté
du Bois de Boulogne, entre le pont de Suresnes et la passerelle de l'Avre, abritent
aussi des personnages extraordinaires : un kinésithérapeute, une
Anglaise retraitée, un chef de village du Club Med, des hommes d'affaires
ou du cinéma, un loueur de voiliers en Martinique, quelques navigateurs,
un pilote longs courriers d'Air France, un bassiste d'un orchestre célèbre
et même un professeur de trapèze volant de l'école du cirque
de Nanterre.
Vivre sur une "péniche", comme on dit, présente des avantages et des inconvénients.
"Le vol n'est pas vraiment un gros risque", explique un propriétaire amarré au port Debilly, "les vitres et les portes sont blindées, et les cambrioleurs ne disposent pas de prises électriques à proximité. De plus on se surveille entre voisins et la police fluviale passe au moins toutes les heures. On compte en moyenne un cambriolage tous les dix ans. Le plus dangereux reste le 14 juillet et le 31 décembre où la racaille jette des bouteilles du haut des ponts ou des avenues avoisinantes. Par contre il faut faire très attention au feu, car l'aménagement intérieur est en bois, et aux inondations ; de plus la condensation produit entre cinquante et cent litres d'eau par mois dans les cales ; mais nous avons tous des pompes automatiques". Un autre risque est dû à des chenapans, de tous âges, qui trouvent amusant de défaire ou de couper les amarres, mais la plupart des bateaux ont maintenant des filins métalliques qui ne peuvent se détacher que de l'intérieur. "On en voit toutefois dériver encore un de temps en temps mais la police fluviale intervient très rapidement. C'est statistiquement autant que les cadavres qui flottent sur la Seine !" Enfin, derniers inconvénients : les bateaux-mouches qui passent en excès de vitesse pour améliorer le nombre de leurs rotations, et surtout le fait que l'autorisation de stationner est temporaire. Vers 1985 M Chirac avait voulu supprimer les bateaux-logements pour laisser la place à des bateaux-restaurants ; une campagne sur le thème "Sans péniches, Paris pleurniche" a eu raison de ce projet. Enfin rappelons que pour des raisons de sécurité les enfants doivent porter des brassards dès qu'ils montent sur le pont, et il n'est pas rare d'aider à repêcher le chien d'un voisin. Signalons aussi le prix du moteur de la péniche, mais heureusement un grand nombre de péniches se sont équipées, après la guerre, avec les moteurs de rechange d'une très grande fiabilité, prévus pour les chars Patton, qui étaient restés inutilisés et qui furent soldés.
Mais l'habitat fluvial a aussi de bons côtés. "Dès 23 heures la Seine devient tranquille comme un lac, et le matin on a le plaisir de voir les canards manger les algues le long des coques.", précise un propriétaire. "C'est vraiment la maison de campagne en plein Paris" ajoute un autre. Et comme dans les villages de campagne il y a le bateau avitailleur qui passe régulièrement pour le gaz et le fuel rouge, car une péniche consomme environ 8 litres à l'heure (à 10 kilomètres-heure) lors de ses déplacements. La plupart de ces bateaux organisent des promenades de 5 à 6 heures pour leurs amis, environ une dizaine de fois par an. Souvent les propriétaires, qui doivent tous obligatoirement avoir leur permis, font appel à des pilotes afin de pouvoir déjeuner tranquillement avec leurs invités sur la terrasse. "On ressent bien là le bonheur d'avoir un appartement parisien qui flotte et se déplace." N'oublions pas de mentionner la très grande confraternité qui réunit tous ces propriétaires ; à la différence des habitants d'un immeuble, ils ont tous une passion commune : le bateau, et n'hésitent jamais à faire la fête entre eux.
Quant à l'eau de la Seine, elle n'est pas aussi sale qu'on le croit. En fait elle est très boueuse. En effet, on y trouve beaucoup d'anguilles, de truites saumonées, de carpes, de brochets et d'écrevisses américaines ; par contre il n'y a pas de perches qui aiment les eaux claires.
Il faut aussi signaler l'entente qui règne entre ces péniches et les clochards qui cherchent refuge sous les ponts. Une entraide s'est en quelque sorte créée de façon informelle: quelques victuailles ou couvertures quand il fait froid réconfortent ces SDF qui s'investissent d'autorité et surveillent les bâtiments de leurs bienfaiteurs. On se croirait revenus aux siècles anciens où chacun avait de l'honneur et le sens des valeurs ; mais que signifient ces mots aujourd'hui ?
Cet article, ami lecteur, vous donne peut-être envie d'acheter un bateau et de venir l'amarrer au coeur de Paris. Hélas ce n'est pas si facile car il faut obtenir la permission temporaire d'occupation des berges publiques. Si l'on tient compte des 150 bateaux actuellement en liste d'attente et du fait qu'il n'y a qu'une ou deux places qui se libèrent chaque année, il vous faudra compter une centaine d'années avant de pouvoir réaliser votre rêve, en supposant que la réglementation ne change pas d'ici là. Une autre possibilité est d'acheter un bateau déjà amarré (quatre à cinq ventes par an), mais il faut savoir que le permis d'occupation temporaire n'est pas cessible et que toutes les démarches auprès de l'administration doivent être faites avant la signature de l'achat [il s'agit d'un bien mobilier, comme une voiture, et non d'un bien immobilier qui nécessite l'intervention obligatoire d'un notaire]. De plus, depuis 2005, chaque nouvelle autorisation exige que le bateau soit équipé d'une station d'épuration des eaux usées, obligation qui s'étendra à tous les bateaux en 2007. Mais, comme d'habitude, les normes ne sont pas encore publiées ! Enfin, sachez que les contrôles de sécurité sont très stricts : au moins tous les huit à dix ans une expertise du bon état de la coque doit être réalisée par un expert en montant le bateau en cale sèche, ce qui entraîne, avec les frais de carénage et de peinture, une dépense minimum de 5.000 euros. En dehors des redevances de stationnement et des taxes, les frais d'entretien sont légèrement supérieurs à ceux d'une résidence secondaire. Mais le plaisir de se réveiller au milieu des canards avec la tour Eiffel ou les arbres du Bois de Boulogne pour horizon a-t-il un prix ?
© Hubert DEMORY