Les petits ânes de Paris


Il était une fois, en Lorraine, dans la vallée de Celles-sur-Plaine, une famille qui vivait heureuse. Le père, Charles Mathieu, avait créé une fabrique de fibres de bois qui utilisait, grâce à un moulin, la force motrice de la Plaine ; ainsi la fabrique fonctionnait 24 heures sur 24. Sa femme, Blanche Marchal, lui donna de beaux enfants dont une fille : Berthe, née en 1863. Le 20 octobre 1880, Berthe épousa Lucien Boulangeot, qui reprit la fabrique, et lui donna trois enfants : Lucien, Blanche et Suzanne (1887). Tout allait pour le mieux, mais c'était compter sans le destin.

Un dimanche de 1888, monsieur et madame Mathieu déjeunent chez leurs enfants Boulangeot. Après le café, Charles Mathieu ne peut résister à l'envie de voir fonctionner son ancienne fabrique, hélas sa lavallière est happée et il perd la vie. De plus, quelques temps après, la fabrique brûle ruinant totalement la famille Boulangeot, Lucien Boulangeot en tombera gravement malade et ne pourra plus jamais retravailler. Berthe Boulangeot se retrouve donc sans revenu, car il n'existait à l'époque aucune protection sociale. Devant une telle détresse, il y a ceux qui abandonnent tout et se laissent couler, mais il y a aussi ceux pour qui tout est signe d'espoir et alimente le courage ; c'est le cas de madame Boulangeot .

Elle va trouver son frère, qui est carrossier à Nancy et qui exploite des voitures à chèvres au parc de la Pépinière. Grâce à son ami Jules Ferry il obtient pour sa soeur une concession à titre précaire et révocable de voitures à chèvres dans les jardins des Champs-Elysées. Et c'est ainsi que madame Boulangeot et sa famille viennent s'installer à Paris début 1898.

Promener des enfants dans des voitures à chèvres n'est pas de tout repos et est l'occasion de rencontres inattendues. C'est ainsi qu'un jour, le chien du Président Emile Loubet, tel le loup de monsieur Seguin, attaqua une des chèvres et la mordit sauvagement. Pour se faire pardonner l'agression, le Président Loubet offrira à madame Boulangeot une nouvelle charrette à chèvres. Il faut aussi compter avec la concurrence ! En 1906, madame Royet est autorisée à exploiter des ânes sellés sur les Champs-Elysées . Afin d'obtenir une compensation de la Ville de Paris, madame Boulangeot négocie une concession de 4 voitures à chèvres au Champ-de-Mars ; elle l'obtient en 1910, mais, en janvier 1911, madame Royet est aussi autorisée à y promener ses ânes. La concurrence est rude et chacune défend vigoureusement son côté d'allée.

Avec l'arrivée de la guerre de 1914, l'exploitation n'est plus possible à Paris. Madame Boulangeot, les chèvres et les charrettes se réfugient à Dinard, en Bretagne, où elle organise des promenades sur la plage de l'Ecluse. Suzanne Boulangeot, sa fille, la rejoint pour l'aider, mais continue à donner des cours de musique et de chant car les chèvres ne suffisent pour vivre. En 1917, tout le monde rentre à Paris. Madame Boulangeot, aidée de sa fille, reprend l'exploitation familiale et obtient une concession supplémentaire dans les jardins des Tuileries.

En 1921, madame Boulangeot décède d'une grippe contractée dans les jardins. Sa fille reprend les concessions. Quelques années plus tard elle épouse Georges Gascard, pianiste et chef d'orchestre au Théâtre Sarah Bernhard. Par l'arrêté du 19 septembre 1925 les concessions sont au nom de madame Gascard. Et bientôt un autre membre de la famille vient s'installer à Passy : en août 1935, Lucien Boulangeot, frère aîné de madame Gascard, obtient une concession d'ânes sellés dans le parc du Ranelagh. Son écurie est installée rue Bellini dans le XVI° arrondissement derrière le cimetière de Passy.

Mais bientôt arrive la deuxième guerre mondiale et il faut à nouveau quitter Paris et reprendre les promenades sur la digue de Dinard. En septembre 1940, l'administration allemande demande à la préfecture de Paris de faire revenir les chèvres "pour soutenir le moral des Parisiens". Et c'est le retour à l'écurie du 12 rue Jean Nicot. Chaque chèvre se voit attribuer une carte de rationnement donnant droit à une poudre alimentaire que les chèvres n'aimaient pas. A la fin de la guerre, l'écurie est partiellement détruite : il n'y a même plus d'eau ; heureusement la caserne des pompiers voisine fournit les seaux d'eau nécessaires pour les chèvres. Ce n'est qu'en mai 1950 qu'une écurie convenable sera trouvée au 12 de la rue de la Sablonnière dans le XV° arrondissement.

En 1953, Lucien Boulangeot décide d'arrêter son exploitation et transmet sa concession à sa soeur madame Gascard. A la mort de cette dernière, en novembre 1961, c'est son fils, également prénommé Georges et que nous appellerons Georges II pour plus de compréhension, qui reprend l'exploitation. Il a alors 4 concessions : Champs-Elysées, Tuileries, Champ-de-Mars et Ranelagh.

Vers 1964, l'administration des Domaines propose à monsieur Georges II Gascard de reprendre la concession du jardin des Plantes. Mais l'écurie située rue Buffon est petite, insalubre et compte de nombreux rats ; de plus il n'y a pas d'eau potable, uniquement de l'eau de Seine ; enfin il y a les nombreuses plaintes de quelques vieilles personnes, n'ayant aucune connaissance des animaux mais toujours prêtes à s'apitoyer, qui, jugeant les chèvres trop maigres (a-t-on jamais vu une chèvre grasse ?), accusent monsieur Gascard de mauvais traitements, sans savoir que celui-ci est membre honoraire de la Société Protectrice des Animaux.C'est à la suite de toutes ces critiques que les chèvres furent peu à peu remplacées par des poneys à l'embonpoint plus évident (il faudra reconstruire toutes les charrettes pour les adapter au nouvel attelage). Et pourtant pas un spectacle, opéra ou film, avec chèvre ou âne ne se faisait à Paris sans l'aide de monsieur Gascard.

En 1966 Georges II Gascard achète une ferme en Normandie. Depuis cette époque, les petits ânes et les poneys de Paris passent des vacances dans les beaux prés de Normandie même si parfois, confie monsieur Gascard, ils semblent regretter un peu l'activité parisienne.

En 1975, la Ville de Paris décide de réformer le quartier de la rue Cambronne et de la rue Lecourbe : l'écurie de la Sablonnière est expropriée. Les "Poneys et Ânes de Paris" sont relogés au rez-de-chaussée d'une HLM au 42 de la rue de l'Amiral Roussin dans le XV° arrondissement.

Le 31 décembre 1999, Georges II Gascard transmet à son fils Georges III Gascard les rênes de l'exploitation familiale que ce dernier connaît bien pour y avoir travaillé depuis toujours avec son père. C'est lui maintenant qui invite les enfants au Champ-de-Mars, aux Tuileries, dans les jardins du Luxembourg et du Ranelagh, chaque mercredi, samedi et dimanche de 11 h 30 à 18 h ( ou au crépuscule en hiver ), sauf les jours de pluie, afin de faire, comme leurs parents ou leurs grands-parents, une promenade à dos d'âne ou dans les charrettes à poneys que fabrique encore, avec passion, Georges II Gascard en Normandie. Seul reste le problème du fumier dont personne ne veut malgré les hautes qualités intrinsèques du produit et l'augmentation du nombre d'écologistes qui semblent préférer les engrais industriels plus propres ! Aujourd'hui les "Poneys et Ânes de Paris" sont la seule exploitation à Paris qui nous permette de goûter aux plaisirs enfantins de nos grands-parents. Souhaitons leur longue vie pour le bonheur de nos enfants et petits-enfants !

© Hubert DEMORY

Madame Boulangeot près de la charette présidentielle

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