Les vacheries du XVIe arrondissement

 

Il est des gestes anodins qui sont pourtant la conséquence d'une importante et rapide évolution. Ainsi, personne ne se pose de questions en achetant son "pack" de lait à la "supérette" locale, et pourtant : quelle révolution dans cette distribution, et en si peu d'années.

Sans remonter aux origines des hommes, une plaque apposée place de Mexico rappelle que La Fontaine et Boileau venaient à la ferme Magu pour y boire du lait, acte d'autant plus étrange que le lait est considéré comme la boisson des enfants. La "Grande Encyclopédie illustrée d'économie domestique et rurale", publiée en 1875, précise : "Excepté pour les enfants, le lait est un mauvais aliment ; il ne convient ni aux adultes, ni aux vieillards, ni aux bilieux, ni aux lymphatiques, etc. Cependant on l'emploi pour combattre certaines affections de poitrine, ainsi que dans la convalescence des maladies inflammatoires. Les médecins l'ordonnent aussi aux personnes irritables et nerveuses. En tout cas, le lait est peu nourrissant ; il ne saurait entretenir les forces d'une personne vigoureuse : il est relâchant et adoucissant..." Car chacun sait, à cette époque, que le vin reste "la plus saine et la plus hygiénique des boissons" (Pasteur) d'où l'importance de son commerce et des taxes perçues.

"La demande de lait a commencé à se développer au début du XIXe siècle, grâce à la mode du café au lait" précise Pierre Boisard dans "Mémoires lactées", mais le problème est que le lait est fait pour être consommé sur place, directement du producteur (vache) au consommateur (veau), car il évolue rapidement dès sa sortie du pis. Ne pouvant être transporté de la campagne à Paris sans tourner, il a fallu créer, à Paris, des vacheries où étaient nourries des vaches à lait. Ainsi la traite du matin pouvait rapidement être distribuée alentour.

La "Liste des établissements classés", publiée par la préfecture de police en novembre 1895, cite 31 vacheries dans le XVIe, arrondissement : 10 dans le quartier d'Auteuil, 9 dans celui de La Muette, 6 dans celui de la Porte Dauphine et 6 dans celui des Bassins (aujourd'hui Chaillot). La plus ancienne vacherie a été classée le 31 mai 1851 et la plus récente le 17 juillet 1895 au 17 rue Jouvenet. D'après les comptes-rendus des séances du Conseil d'hygiène publique et de salubrité du département de la Seine, on comptait 305 vacheries à Paris en 1879, 476 (le maximum) en 1887, 375 en 1900 et encore 278 en 1905.

Avec l'arrivée des transports rapides à la fin du XIXe siècle, il a été possible de faire entrer à Paris du lait venant de la campagne environnante (15 à 20 kilomètres). Ainsi, peu à peu, les "laiteries en grand" prirent le relais des vacheries. Et bien sûr une nouvelle forme de fraude fut inventée : les garçons laitiers améliorant leurs revenus en complétant à la fontaine publique les bidons de lait destinés à leurs clients, ainsi que le prouve un flagrant délit de 1881. En 1907, on compte déjà 41 laiteries en grand à Paris.

Peu à peu le lait devient un aliment reconnu, une réclame des années 1930 précise même :"Un litre de lait nourrit autant que trois oeufs et une côtelette.". Jusque dans les années 50, le lait est principalement vendu en vrac. Un décret du 23 février 1950 impose, à partir du 1er janvier 1953, la vente de lait pasteurisé en bouteilles cachetées dans les villes de plus de 20.000 habitants. C'est la fin des boîtes à lait en aluminium. Et bientôt, vers 1977, le traitement UHT (ultra haute température) permet de conserver trois mois le lait, à température ambiante, contre quelques jours, au froid, pour le lait pasteurisé. L'industrialisation a eu définitivement raison des vacheries.

La liste des vacheries du XVIe arrondissement en 1895 est disponible sur demande à l'auteur.

© Hubert DEMORY

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