Attila
et Onégèse
Attila se promène dans
une barque guidée par son professeur Onégèse
le Grec sur les canaux de Ravenne. Deux esclaves rament
lentement. Onégèse évite soigneusement ceux
des canaux qui sont trop pollués par les déjections
des égouts. Le prince hun regarde avec une grande surprise
les maisons bâties sur pilotis, la plupart en bois :
- C’est un quartier tout neuf !
- Ravenne est la capitale impériale depuis seulement quatre
ans. On construit hâtivement des édifices indispensables
à sa nouvelle fonction et des logements.
- C’est dommage que la capitale ne soit plus à Rome
ou à Milan mais dans cette petite ville entourée
de marais !
Onégèse soupire :
- C’est vrai que cet endroit est assez triste. Moi-même,
j’aimais regarder des hauts rochers les beaux couchers de
soleil sur la mer Egée. Je suis né libre.
- Mais comment es-tu devenu esclave ? demande Attila.
- Pendant une invasion des Goths notre ville a été
prise, mes parents ont été tués. J’ai
été acheté avec mon frère Scotta,
il y a dix ans, par un marchand d’esclave chez mon vieux
grand-père qui restait seul. J’avais dix ans.
- Vous avez été vendus par votre grand-père !
s’exclame le jeune Hun.
- Il était malade et seul. C’est moi qui ai proposé
qu’il me vende car il n’existait aucune autre solution.
Notre pays a été complètement dévasté.
J’ai pu heureusement continuer ma formation et je n’ai
pas été séparé de mon frère
d’après les clauses du contrat de vente.
Attila sait que ces Goths sont venu en Grèce poussés
par les Huns qui ont passé en hiver 395 le Danube gelé
par la glace. Il se souvient que sa naissance en cette année
victorieuse a été considérée comme
un bon présage de sa future gloire militaire. Personne
ne parle, on évite de se regarder.
Ils croisent une barque transportant une ancienne statue en marbre
provenant certainement de Rome ou de Milan. On entend les bruits
des chantiers, les cris des ouvriers. Impressionné par
ce récit triste de son jeune et savant professeur, Attila
réfléchit et parle lentement :
- Je m’étonne du nombre d’esclaves chez les
Romains, par exemple, ils sont certainement plusieurs milliers
dans le palais impérial.
Puis il continue avec ironie :
- L’empereur ne s’habille pas lui-même et se
déplace dans la ville porté dans un lit comme un
malade.
Onégèse abandonne ses souvenirs et revient à
la réalité :
- Moi, par contre, je m’étonne que vous n’ayez
aucun esclave qui vous accompagne et que vous fassiez tout vous-même.
J’ai beaucoup d’amis parmi les officiers huns de la
Garde impériale, souvent de familles princières,
qui sont aussi très gentils avec moi et me font souvent
oublier ma situation sociale quand je suis avec eux. Personnellement,
je ne peux espérer, d’après la législation
romaine, être affranchi qu’après trente ans.
Le prince hun se penche vers son enseignant, le regarde bien
en face, les yeux dans les yeux :
- J’apprécie beaucoup tes compétences. Tu
peux devenir un homme libre bien avant. Je te propose de me suivre,
quand je quitterai l’Italie, pour être mon conseiller.
Onégèse réagit exactement comme Attila s’y
attend :
- Merci mon prince ! Mais je vous demande ne pas annoncer
vos intentions trop tôt. J’ai peur de perdre la confiance
de l’empereur et d’être remplacé par un
autre enseignant. J’essayerai de vous donner une formation
approfondie et pratique, la plus utile possible au futur roi
des Huns, qui ont, comme je le sais maintenant, leurs propres
traditions impériales très anciennes.
La barque entre dans un canal qui joue le rôle de fossé
rempli d’eau devant les murailles. Attila sourit :
- Les Huns savaient toujours emprunter des choses utiles chez
d’autres peuples, surtout dans le domaine de l’art
militaire. Je veux profiter pleinement de mon séjour pour
acquérir des connaissances utiles et mieux comprendre
le fonctionnement de l’Empire romain. Les livres que je
lis suscitent beaucoup ma curiosité. Que penses-tu du
nouveau livre « Histoire auguste » sur
la vie des empereurs ?
- Où avez-vous trouvé ce livre ? Aetius qui
est chargé de votre éducation m’a recommandé
d’utiliser comme source historique le livre d’Aurélius
Victor « La vie des Césars ».
- Pourquoi ?
- C’était le manuel d’Honorius, son livre de
chevet. En ce qui concerne le nouveau recueil « Histoire
auguste » je le trouve personnellement très
intéressant mais énigmatique.
- Enigmatique ?
- A mon avis, ce n’est pas un recueil des œuvres de
plusieurs auteurs, ayant vécu à l’époque
de Dioclétien et de Constantin, mais le livre d’un
auteur contemporain.
- Mais pourquoi se cache-t-il ?
- Car il expose les idées de l’aristocratie sénatoriale
et son livre contient des critiques voilées ou humoristiques
des valeurs chrétiennes. C’est pourquoi l’auteur
reste anonyme.
- Quelle histoire ! Je vous demande de m’expliquer
vos arguments pendant nos leçons.***
Attila et Onégèse font leur promenade matinale
à cheval dans les environs mélancoliques de Ravenne
et, accompagnés par quelques officiers de la Garde impériale
hune, se livrent à la joie d’une course :
- Tu deviens vite un cavalier tout à fait excellent pour
un Romain ! crie le prince hun.
- Pour un Grec ! le corrige Onégèse.
Attila ralentit sa course, puis s’arrête et se tourne
vers son professeur :
- Je voudrais te poser quelques questions et te demande de me
répondre sincèrement car nous sommes devenus maintenant
comme des amis.
- Excellence, j’apprécie beaucoup votre bienveillance
et votre clémence car je ne suis qu’un esclave savant.
- Que penses-tu des relations entre les Romains, les Grecs et
les autres nations de l’Empire.
- Moi, je suis un Grec et je peux dire sincèrement que
l’identité grecque est insoluble dans l’Empire.
Les Grecs continuent de considérer les Romains dans une
certaine mesure comme des Barbares.
- Pourquoi ?
- La civilisation romaine est plus récente que celle des
Grecs. Les Romains ne sont pas doués pour les sciences
pures comme la philosophie et les mathématiques. La cité
romaine, pensent les Grecs, a été fondée
par des vagabonds, des gens sans patrie. Certains reprochent
ouvertement à la Fortune d’avoir accordé aux
pires des Barbares les biens des Grecs et attendent des jours
meilleurs pour l’hellénisme.
Attila regarde les fortifications de Ravenne :
- C’est une ville née de la peur. Les anciens Romains
savaient intégrer les autres peuples dans leur Etat comme
le font actuellement les Huns. Pourquoi maintenant sont-ils si
méfiants par rapport aux Germains ?
- Oui, c’est la peur des Barbares qui fait qu’un empereur
angoissé cache
sa capitale parmi ces tristes marais dans cette ville sans gloire.
Les Romains continuent de considérer les Germains comme
leurs ennemis traditionnels, comme des Barbares qui ne sont pas
capables de s’intégrer dans la société
romaine.
***
La discussion sur les Romains
et les Barbares continue pendant la leçon d’histoire.
Attila s’exclame :
- J’ai l’impression que tous les peuples, sauf les
Grecs, sont traités par les Romains comme des Barbares.
Onègese explique :
- Le mot « Barbare » désignait un
étranger, pour les Grecs. La notion s’appliquait
à toutes les personnes dont la langue est incompréhensible
aux grecs : Scythes, Perses, Egyptiens.- Et aux Romains
aussi ? demande vivement le jeune prince hun.
- Oui. Le bilinguisme était rare dans le monde grec avant
la conquête romaine. Le terme qui avait à l’origine
une valeur linguistique a évolué vers un sens péjoratif,
désignant des personnes rustres, impitoyables et inhumaines
car les Grecs avait un complexe de supériorité,
renforcé par les victoires militaires et accentué
par l’émergence de la philosophie qui assoit le raisonnement
et la clarté du discours.
Attila confirme :
- C’est vrai que les Grecs ont vaincu de grandes armées
perses, faibles sur les plans de la discipline et de la tactique.
Onégèse précise :
- Cependant, les rapports sont mitigés avec une fascination
pour les Barbares. L’empire perse est immense et les Barbares
sont caractérisés par leur démesure qui
se traduit par un luxe inouï. Outre les richesses, ce sont
aussi les civilisations barbares qui fascinent les Grecs, conscients
de l’ancienneté des civilisations orientales. Un
Barbare hellénisé peut être considéré
comme un Grec. Maintenant par « Grec »,
les Romains désignaient en fait l’ensemble du monde
oriental car la culture hellénistique et la langue grecque,
s’étaient répandues en Orient lors des conquêtes
d’Alexandre le Grand, sur des territoires, tels que la Syrie,
la Palestine et l’Égypte.
Puis il soupire :
- Le terme « Grec » et « Oriental »
sont malheureusement depuis longtemps associés par les
Romains à l’idée de ruse, de dévouement
pour le luxe et la recherche du plaisir. Les peuples orientaux
sont considérés comme efféminés pour
des raisons à la fois militaire et de raffinement excessif.
Attila rit :
- C’est drôle que maintenant les Romains sont considérés
par les Barbares, d’un point de vue militaire, comme dégénérés
et de piètres soldats, puisqu’ils vivent selon le
mode de vie des Grecs.
Onégèse sourit et hoche légèrement
la tête en signe d’accord et continue ses explications :
- Les Romains sont un peuple de juristes à la différence
des Grecs qui sont philosophes et politiciens. Il y a presque
cinq siècles, tous les hommes libres d’Italie sont
devenus citoyens romains. Mais un étranger ou un provincial
ne pouvait pas devenir avant longtemps un citoyen romain s’il
ne parlait pas latin. En 218, l’empereur Caracalla a décidé
d’accorder la citoyenneté romaine à tous les
habitants de l’Empire. Son édit est une confirmation
de la réussite de la colonisation des provinces. Tous
les habitants libres ont accès aux fonctions administratives
et militaires compte-tenu de leurs capacité personnelles.
On utilise le terme Barbare pour désigner une personne
née hors des frontières de l’Empire et qui
n’est pas un citoyen romain ainsi que ses descendants qui
n’ont pas demandé ou obtenu la citoyenneté
romaine. Ce terme juridique est utilisé d’habitude
avec une certaine fierté par les Wisigoths car il ne veulent
pas être confondus avec les Romains contemporains détestés
par eux comme ayant un mode de vie indigne de vrais hommes. Pourtant
on dit qu’Alaric n’aime pas ce terme.
- Pourquoi ?
- Car le mot « Barbare » a malheureusement
dans le langage courant un sens péjoratif.
- Mais par quel mot veut-il remplacer le terme « Barbare » ?
- Par « Fédéré ». |