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Jean-François Lecaillon
Septembre 2009
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Août 1914, la guerre est déclarée. L’heure de laver l’humiliation de
1870 a sonné. La Revanche que les vaincus de Sedan ou de Metz
s’étaient promis de prendre dès novembre 1870 va enfin pouvoir se jouer.
Les Provinces perdues marquées aux couleurs du deuil sur les cartes
murales des écoles de la République vont pouvoir être reprises aux
« barbares » prussiens. La mobilisation de tout un peuple ne pouvait
ignorer le formidable levier que constituait la mémoire du conflit
franco prussien. Les autorités et les médias ne se privent pas de l’utiliser. Sur le modèle de la Une du Petit-Journal du 22 juin 1913, la presse reprend l’antienne du Devoir suspendu depuis quarante trois ans. L’assassinat de « l’oublieux » Jaurès incarne à lui seul le réveil de cette mémoire historique que les anciens combattants, publiant encore une quinzaine d’ouvrages de souvenirs en 1914, s’efforçaient d’entretenir depuis des lustres. Entrant en Alsace, Joffre le rappelle aux Mulhousiens : c’est au nom de la Revanche qu’il vient les libérer. L’inquiétude qui avait poussé les anciens combattants à publier leurs souvenirs semble donc levée. La lâche gangrène du discours pacifiste a été contenue, l’ignorance coupable des jeunes, qui ne savaient rien de la guerre franco prussienne, est vaincue. La mémoire de 70 imprègne les esprits et la génération de 14 peut accomplir le Devoir que les aînés lui ont légué. Mais quelle place occupe-t-elle vraiment dans la tête de ces hommes nés quinze à vingt-cinq ans après l’humiliante défaite ? Le déficit de mémoire dont se plaignaient les anciens combattants a-t-il vraiment été comblé ?
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Il est difficile de répondre à une question aussi intime : comment savoir ce que pensent les soldats ? Leurs lettres et carnets de guerre peuvent-ils y aider ? Entre les textes recensés par Jean Norton Cru, ceux publiés dans de nombreux recueils et les documents diffusés sur Internet, un important corpus peut fournir matière à quelques sondages. A défaut d’une étude exhaustive, ils peuvent apporter un début de réponse.
Les manifestations d’une mémoire historique
Dans le contexte de la mobilisation générale de 1914, le discours revanchard était trop instrumentalisé pour que les Français puissent lui échapper. Lettres et pages des carnets de guerre rédigés lors de l’été le confirment. Le 2 août, par exemple, le capitaine Henry Morel-Journel écrit : « Quelle chance pour notre génération de n’être ni trop jeune, ni trop vieille ! C’est nous qui seront l’instrument de la revanche attendue depuis quarante-quatre ans (…) Alors, la défaite de 1870 ne sera plus qu’un accident dans notre histoire. ». Deux semaines plus tard (18 août), le capitaine Matton lui fait écho : « Les anniversaires douloureux de 70 défilent en ce moment et vont être bien vite effacés et vengés par quelques grandes victoires qui s’annoncent proches. » Entretemps (le 7), le lieutenant Roekel interpelait son père : « « Te rappelles-tu le temps où tu me racontais la journée du 16 août 70 ? Moi, je raconterai celle du 7 août à mes petits-enfants, mais c’est à toi que je veux d’abord la décrire. ». À la fin août, la situation de l’armée française se dégradant, l’inquiétude gagne : le maréchal des logis Emile Faure se dit « complètement démoralisé. Je vois la débâcle, les histoires de 70 passant dans ma tête, la défaite, la honte. »[1]
Pris parmi d’autres, ces exemples sont sans équivoques. D’autres se montrent moins directs, mais les sous entendus renvoient bien à la mémoire de 1870. L’évocation des « pendules » dans le carnet de Fernand Dumoulinneuf (13 septembre), par exemple, rappelle les vols que les Prussiens sont censés avoir commis à cette époque. De même, l’enthousiasme des premiers jours de guerre qui se décline au nom de généraux « capables » et d’une génération de combattants « bien préparés », font-ils écho inversé à « l’impréparation de 1870 » et à « l’incapacité » des officiers courtisans du Second Empire. Quand les exactions « barbares » des Allemands sont dénoncées, elles sont également présentées comme inhérentes à une nature nationale que les témoins de 1914 n’estiment pas nécessaire de préciser tant, de mémoire de Patriote averti, elle semble aller de soi !
La mémoire de 70 transparaît également à travers l’utilisation d’un vocabulaire spécifique : l’usage du mot « prussien » pour désigner les Allemands est symptomatique de cette mémoire qui fait soudain mine d’ignorer que, depuis plus de quarante ans, la Prusse s’est fondue dans l’Allemagne unifiée. Cet anachronisme résonne comme un retour à la case départ, comme si l’histoire inscrite entre la défaite humiliante et la victoire annoncée était désormais nulle et non avenue. Certes, le phénomène ne dure pas : « Prussien » cède vite la place à « Boche ». Mais le lapsus est révélateur d’un état d’esprit brusquement repeint aux couleurs[2] de 1870. Le même type de faute apparaît lors des rencontres avec des cavaliers ennemis catalogués comme « uhlans ».
Le souvenir de 1870 est donc bien présent et chacun peut se convaincre du bien fondé de ce propos lu dans l’encyclopédie Wikipedia : « l’opinion française est imprégnée de cet esprit de revanche après la capitulation de 1871 jusqu’au début de la Première Guerre mondiale ». L’auteur de l’article assure même une « diffusion généralisée de ce sentiment d’ordre individuel ». Pourtant, quand on y regarde de plus près, la mémoire de 1870 semble moins « généralisée » et « individuelle » que le certifie le propos.
Les limites d’une mémoire
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Entre Mémoire autobiographiques et Mémoire collective
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Les conditions du « Souvenez-vous »
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La concurrence d’autres mémoires collectives
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La Mémoire historique au secours de la Mémoire autobiographique
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Le poids du conformisme mémoriel
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Historien de la Grande Guerre et commentateur du livre de Jean Norton Cru, Charles Delvert écrivait en 1929 : « La vérité ne saurait être que dans les notes prises au moment même ». Un avertissement nous incitant à donner plus de crédit aux lettres de l’été 1914 plutôt qu’aux récits de souvenirs concernant la présence réelle de la mémoire de 1870 lors des premiers mois de la guerre ? Les sondages que nous avons effectués sur les deux types de sources le justifieraient. Mais pour conclure aussi nettement, une étude plus exhaustive serait nécessaire, laquelle – qui plus est – ne permettrait pas de présumer de ce que les hommes avaient en tête à défaut de l’écrire. En attendant, si nos analyses sont justes, elles tendraient à montrer que, s’il se nourrit de souvenirs historiques, base de la mémoire collective, le Devoir de mémoire ne peut être pleinement efficace que s’il s’appuie sur la mémoire autobiographique des individus ciblés, que si cette mémoire autobiographique est porteuse. Or, en 1914, si des mémoires ont été assez fortes pour que la mobilisation réponde aux vœux des autorités, ce n’était pas forcément celle de 1870 qui n’aurait jamais été qu’un petit plus, un souvenir à instrumentaliser pour ceux qui pouvaient y trouver un supplément d’âme ou une raison personnelle ?
[1] Carnet de route inédit, propriété de la famille.
[2] La formule n’est pas qu’affaire de style. Les œuvres picturales du début de la Grande guerre adoptent un style caractéristique de la peinture militaire relative à 1870 incarnée par Detaille et de Neuville. Voir La 1ère guerre mondiale vue par les peintres. Frédéric Lacaille, Paris, Citedis, 1998, pages 17-23, les œuvres d’Eugène Chaperon, Ernest Ballue ou Léon Reni-Mel, par exemples.