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Mars 2001 - l'étude des écrits concernant Bazaine et le travail réalisé sur les lettres et souvenirs des anciens combattants de l'armée du Rhin ne fait pas seulement apparaître de multiples contradictions ; ces écrits témoignent aussi des grandes difficultés rencontrées par les contemporains et acteurs de la débâcle pour expliquer la défaite. Dans ce contexte, l'idée d'un immense désarroi des Français face à un type de guerre nouveau à laquelle l'armée n'avait pas été préparée s'est lentement imposée. 1870 ne fut-elle pas l'une des toutes premières guerre "moderne" avec celle de Sécession aux États-Unis ? Au début des années 70, René Carrère s'était déjà posé la question et avait montré que la modernité était bien présente dans le conflit (voir la modernité de la guerre). A sa suite, nous avons eu l'idée d'interroger les souvenirs des combattants pour voir si la modernité transparaissait de leurs récits. L'article qui suit est le résultat de cette analyse.
Le conflit franco-prussien de 1870 a donné lieu, pendant le mois d’août, à une série d’engagements militaires au cours desquels le sort de la guerre s’est joué. Si cette dernière s’est prolongée jusqu’en février 1871, la défaite de Sedan sonna sans rémission le glas des espérances françaises. Mais comment les batailles de cet été là ont-elles été vécues par ceux qui en ont été les principaux acteurs ou témoins ? Et quel impact les conditions de combat ont-elles eu sur eux ? N’ont-elles pas frappé les esprits d’une manière bien plus décisive qu’il n’est couramment admis ? A l’instar de la guerre civile américaine qui lui est contemporaine, « la guerre d’août 1870 » n’est-elle pas d’une « modernité » inattendue susceptible d’expliquer les débâcles françaises, ou faut-il s’en remettre aux causes ordinairement admises : mauvaise préparation française, infériorité numérique et d’artillerie, médiocrité du commandement ?
Il
est toujours difficile d’apprécier la réalité d’une bataille et
l’incidence que peut avoir la violence qui s’en dégage sur les esprits de
ceux dont dépend le résultat, à savoir les combattants. L'exercice est
d’autant plus délicat que ces derniers ont eux-mêmes du mal à témoigner de
ce qu’ils ont vécu. Non seulement ils sont souvent conduits à déformer la réalité,
mais la mémoire tend à oublier ce qui dérange ou tout ce qui est trop
insupportable pour ne pas être naturellement occulté. Pour approcher un tant
soit peu la manière dont est vécu un combat et en mesurer l’impact sur le
comportement du combattant, l’historien n’a pourtant pas le choix : il
ne peut s’en remettre qu’à ce dernier. Il ne possède pas d’autres
sources. Certes, le bilan du combat, le spectacle du champ de bataille après
celui-ci, ses conséquences matérielles peuvent donner lieu à des évaluations.
On connaît l’ampleur des pertes ; comparées à
d’autres guerres, le bilan humain permet de définir un degré dans le
violence ; les dégâts produits sur l’environnement aident à mesurer la
puissance ou densité du feu. Mais ces informations ne disent rien sur la manière
dont les hommes perçoivent l’événement et si cette perception les effraie,
les galvanise ou les laisse inconscients des risques encourus. Chercher à appréhender
ce vécu oblige donc bien à se pencher sur les récits des acteurs.
Ces
récits sont d’abord les lettres et carnets intimes que le combattant rédige
« à chaud », le soir même du combat ou quelques jours après. Mais
le souci de rassurer les proches auxquels s’adresse le survivant ou celui d’évacuer
le stress d’une journée éprouvante, la force de l’émotion encore vive,
toutes ces réalités sont trop incidentes pour faire de ses premiers documents
des textes plus « authentiques » que ceux rédigés un ou trente an
plus tard. Les déformations de la réalité diffèrent selon le contexte de
l’écriture, cela est certain ; mais elles sont présentes partout.
Alors, du moment que ce contexte est précisé, il n’y a aucune raison
objective pour privilégier un type de récit plutôt qu’un autre. Au
contraire : une analyse comparée de « souvenirs » plus ou
moins tardifs permet de cerner quelles réalités survivent, lesquelles
s’effacent de la mémoire écrite[1] ;
il est parfois possible de découvrir pourquoi un tel tri se fait (ou non) selon
les individus ou selon les époques, autant de différences qui aident à
mesurer l’importance des traumatismes ou à cerner des « silences »
révélateurs.
A
défaut de pouvoir comparer tous les textes disponibles, l’analyse comparée
que nous avons effectuée à titre de test porte sur un échantillon d’environ
150 écrivants ayant raconté les batailles de Forbach, Borny, Rezonville,
Saint-Privat et/ou Sedan. Sachant qu’un même auteur peut évoquer plusieurs
de ces batailles, le travail a porté sur 35 récits pour Forbach, 49 pour Borny,
54 pour Rezonville, 50 pour Saint-Privat[2]
et 48
pour Sedan. Les références sont ainsi en nombre assez semblable sauf pour
Forbach. Ayant davantage axé nos recherches sur les batailles sous Metz,
nos sources sur cette première affaire étaient d’emblée plus restreintes. Forbach a
également impliqué moins de troupes que les autres batailles ; il y a
donc proportionnellement moins de récits portant sur ce combat. On ne saurait
alors attacher trop d’importance à ce détail. L’équilibre dans la
composition interne de chaque groupe de témoins, en revanche, nous semble plus
pertinent. Chacun comprend trois types de documents : les témoignages écrits
« à chaud » (le jour même ou le lendemain), les témoignages
« proches » (écrits dans l’année, c’est-à-dire avant la fin
de 1871, alors que la guerre n'est pas achevée ou à peine) et les témoignages « tardifs » (rédigés
après 1871). Généralement (sauf pour Forbach), les « tardifs »
sont plus nombreux que les autres, ce qui est normal vu que les tranches
temporelles des trois types n’ont rien d’équivalent et que les conditions
d’écriture « à chaud » sont plus difficiles à réaliser ou à
conserver[3].
Mais la répartition entre les trois types s’avère assez équilibrée (jamais
moins de 20% ni plus de 45% par rapport à l’ensemble de l’échantillon[4]).
Pour Rezonville et Saint-Privat, la proportion de témoignages « tardifs »
est plus importante, mais ce sont des combats qui ont suscité à long terme de
plus importantes polémiques et commentaires que les deux autres. Autres caractères :
toutes les armes (artillerie, cavalerie, infanterie, génie) et tous les grades
(soldats, sous-officiers et officiers supérieurs) sont représentés.
L’infanterie l’est proportionnellement plus, mais ce n’est qu’un
reflet de la composition de l’armée ; au contraire, on a un plus grand
nombre d’officiers supérieurs que de soldats (ces derniers représentent
entre 20 et 40% des échantillons). Ce déséquilibre peut pervertir les résultats
de l’analyse. Il conviendra d’en tenir compte dans l’appréciation de
ceux-ci[5].
On notera également la présence de jeunes recrues aux côtés de « vieux
lignards », et d’un petit échantillon de civils (un journaliste, des médecins
et infirmiers, des aumôniers militaires).
Bataille par bataille, trois types d’informations ont été recherchées dans ces textes : les « impressions du combat » ; les « raisons données du résultat observé » ; « l’appréciation concernant le maréchal Bazaine »[6]. Qu’en ressort-il ?
Que le récit soit rédigé
« à chaud » ou moins d’un an après la bataille, tous les témoins
insistent sur l’horreur de celle-ci : la « débandade », le
« spectacle affreux », la « boucherie », la « confusion » qui règne partout, la « tempête de feu »[7],
la « pluie » de balles qui tombent « comme grêle[8] »,
la « désolation », le « choc formidable », « l’épouvante »
qui en résulte, la « panique » ou le « découragement »
qui s’installe, provoquant « désordre » et « encombrement »,
la « rude épreuve », les « heures terribles »
qui ont été vécues. Et ce quel que soit le résultat de la journée, qu’il
s’agisse d’une défaite (Forbach, Sedan), d’un succès tactique (Borny,
Rezonville) ou que la décision reste indécise (Saint-Privat). Cette première
remarque est importante : elle montre que l’issue de la bataille
n’influe pas fondamentalement sur la mémoire immédiate qu’en ont les
combattants. Dans le cas précis de Sedan, les
récits se
construisent presque tous autour de trois réalités qui s’enchaînent :
l’horreur d’abord, la confusion ensuite et enfin le désordre. A chaque
fois, l’impression ressort que l’armée est surprise ; mais surtout dépassée
et les hommes (de l’officier au soldat) déroutés. La stupéfaction, cette
incompréhension qui paralyse, est rarement reconnue ou exprimée ; le fait
ne signifie pas pour autant qu’elle ne soit pas effective. L’évocation
presque systématique de la « mitraille » provoquant « hécatombe »
ou « carnage », cette profusion infernale de « projectiles »
de tous calibres contre laquelle il n’y a « rien à faire » et qui
précède les scènes de fuite dont le narrateur est l’acteur, le spectateur
ou la victime, montre des témoins qui subissent et qui ne savent pas comment réagir.
Parfois, un acte offensif est décrit. Le plus souvent, il est le fait d’une
unité de soutien qui n’a pas encore subi le bombardement ennemi et qui
parvient, de ce fait, à obtenir un résultat. Mais, très souvent, elle bute,
au bout d’un moment, sur un feu nourri qui s’achève par les mêmes constats :
« la pluie d’obus » qui contraint à la « retraite »
ou provoque une panique. Rares sont les auteurs qui parlent de « stupeur » ;
mais ces quelques aveux sur ce point sont doublement intéressants : ils
apparaissent surtout lors des 1ers combats (Forbach pour l’armée
du Rhin ; Beaumont pour l’armée de Chalons) et ils émanent
d’officiers supérieurs. Autrement dit, elle disparaît en partie du fait de
« l’habitude » qui s’installe ; mais elle provient aussi
d’observateurs qui devraient être habitués. Ce qui tendrait à signifier
que, d’emblée, les combats ont présenté des caractères inédits. Il faut admettre, par ailleurs, que si les militaires de carrière étaient
impressionnés, a fortiori les jeunes recrues. Dépourvus d’expérience,
ces dernières découvrent une horreur brutale, qu’ils attribuent aussitôt à
la nature ordinaire de la guerre alors que les vieux soldats y voient une réalité
qui dépasse tout ce qu’ils ont connu. Nombre d’entre eux le disent
d'ailleurs dès
Forbach ; mais le propos se retrouve au soir de chacune des trois batailles
sous Metz, comme si chacune était pire que la précédente ; sauf que les
témoins ne sont pas toujours les mêmes. A chaque fois, donc, c’était plutôt
une confirmation concernant la nouveauté de la guerre ; un signe de sa modernité ?
(...)
Pour avoir accès à la suite de cet article (dont figure ci-dessous, le plan) écrivez moi à l'adresse suivante : jflecaillon@noos.fr. Je me ferai un plaisir de vous l'adresser.
Du
traumatisme à la mise en cause
(...)
Les
responsabilités de Bazaine
(...)
Que retenir de l’analyse?
(...)
L’étude met ainsi en valeur des processus de déréalisation
qui semblent d’autant plus fort que les témoignages se multiplient et que les
années passent. Toute l’horreur de la guerre s’estompe derrière le filtre
de sa « beauté » affirmée par l’évocation répétée de grands
mouvements, de la bravoure et du sens de sacrifice à laquelle tout un chacun de
la nouvelle génération se doit de faire honneur pour ne pas démériter des
anciens. Ce discours entretenu par les « souvenirs » n’a-t-il pas
nourri « le consentement » à la guerre de 1914 ?
Jean-François Lecaillon