De la contrainte à l'intention

(ou la volonté de résistance au delà des apparences)

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Ce texte a été écrit fin 1988, après Résistances indiennes en Amériques, ouvrage paru aux éditions de l'Harmattan l'année suivante. Il prolonge la réflexion menée dans cet essai.

Face à la conquête coloniale, le comportement des peuples amérindiens ne pose pas, a priori, de gros problèmes d'interprétations. Les guerres, révoltes et autres actions violentes que suscita la colonisation européenne, ne furent jamais que la réponse logique aux diverses agressions (dépossession des terres, destruction de la culture originelle, exploitation des forces de travail, extermination physique...) que les populations indigènes eurent à subir. A l'inverse, la passivité - souvent mises en avant par les conquérants comme si elle suffisait à justifier leur domination selon le principe du "qui ne dit mot consent" - n'est, la plupart du temps, que l'expression d'une prudente sagesse, quand le rapport des forces est tel qu'il commande d'éviter toute action suicidaire.

Pour autant, ces observations simples n'expliquent pas tout. Chacun peut remarquer, en effet, comment deux individus ou groupes confrontés aux mêmes situations ne réagissent pas forcément de manière similaires. Caractères individuels ou collectifs, psychologies, traumatismes, mentalités, motivations et autres intentions se combinent de façon complexe avec les faits pour définir des attitudes spécifiques à chaque cas et des évolutions extrêmement variées. Ayant eu l'occasion d'analyser certains comportements politiques de communautés amérindiennes, nous avons essayé de comprendre comment et pourquoi elles réagissaient comme nous l'observions. Dans un souci de clarification - toujours très aléatoire dans un tel domaine - nous avons dressé des essais de typologies et, délaissant volontairement toutes formes d'explications classiques, nous nous sommes efforcés de voir dans le domaine de l'informel s'il n'existait pas d'autres facteurs de détermination d'un comportement de révolte ou d'inertie. Mais le but qui nous animait n'était pas seulement d'élargir le champ des causalités ; nous cherchions aussi à savoir si, au delà des différences de comportements apparentes, il n'y avait pas des convergences au niveau des intentions. Pour mieux appréhender ce que l'on a coutume d'appeler - à tort - "réveil indien", il nous paraissait nécessaire d'y regarder de plus près.

Face à la Conquête, les populations amérindiennes ont réagi - comme partout - activement ou passivement. Cette observation est d'une telle banalité qu'elle ne mériterait même pas qu'on s'y attarde si elle ne servait de base pour l'élaboration d'une typologie plus étoffée. Au delà de cette dualité pour le moins triviale, nous avons déjà eu l'occasion de définir quatre comportements : la passivité du renoncement (désignée par le code C1), la passivité active (C2), l'activisme intégriste (C3) et l'activisme progressiste (C4). Ces attitudes étant définies, il s'agit maintenant de savoir pourquoi l'une ou l'autre a pu mériter les faveurs de telle communauté plutôt que telle autre ou mobiliser une génération quand la suivante, issue du même groupe, optaient pour une approche différente, voire opposée. En d'autres termes, les comportements se distribuent-ils au hasard ou obéissent-ils à certaines lois non dites ?

La première raison qui a déterminé les comportements indigènes face à l'agression coloniale fut d'abord d'ordre matériel. Les individus concernés ont renoncé à se battre parce que, dans le rapport de force qui s'instaurait, ils n'avaient pas le choix ; ou bien ils se sont tus pour mieux se faire oublier et préserver ainsi leur différence. Les uns se sont insurgés jusqu'à la destruction parce qu'ils préféraient mourir vite avec leur fierté plutôt que lentement dans la misère, tandis que les autres manœuvraient avec patience parce qu'ils entretenaient, quelque part, une lueur d'espoir. Quels qu'ils soient, les comportements se sont d'abord définis en fonction des circonstances concrètes et des attitudes adoptées par les Européens eux-mêmes. Quand on y regarde de plus près, on s'aperçoit toutefois que d'autres processus sont souvent entrés en ligne de compte. Il y a en premier lieu tout ce qui relève de l'inconscient ou des traumatismes (collectifs ou individuels), ce que don Talayesva appelle le complexe de la race. Évoquant ces blessures anciennes qui ne disparaissent jamais complètement, Octavio Paz a décrit avec perspicacité cette honte irréductible qui s'est peu à peu attachée à l'indianité, terrible syndrome du patron qui aurait littéralement enfermé toute la "race" dans un système d'auto asservissement et de passivité dominante. Dans cette perspective, Nathan Wachtel a montré que le traumatisme de la conquête n'est pas seulement né des chocs liés à une agression aussi violente qu'inattendue, voire inconcevable ; elle résiderait surtout dans la trahison et la mort des dieux à partir de quoi il ne restait plus aux Indiens qu'à mourir à leur tour. Cette mort sera brutale ou lente, physique ou mentale, peu importe ; de telles différences ne sont plus que des anecdotes liées au caractère de chaque individu ou communauté et au choix également mortel que chacun fera entre la passivité du renoncement et l'activisme suicidaire. Ce qui est surtout terrifiant, c'est de constater que ce traumatisme se perpétue (...) jusqu'à nos jours dans la mesure où les Indiens continuent de vivre la domination espagnole comme un état inférieur de sujétion et d'humiliation. L'idée d'interprétation rétroactive chère à Tzvetan Todorov aboutit au même résultat d'auto-soumission. Analysant les présages qui auraient annoncé l'arrivée des Espagnols, ce dernier pense que ces prophéties auraient été inventées après coup, pour justifier rationnellement la défaite. Si la raison humaine y trouve son compte, il n'en va pas de même pour la civilisation qui se prête à ce jeu dans la mesure où ces prophéties exercent un effet paralysant sur les Indiens (...) et diminuent d'autant leur résistance. Le traumatisme aurait donc été si prégnant qu'il aurait favorisé l'invention d'excuses assez convaincantes pour conditionner sur le long terme les complexes d'infériorité.

Toutefois, on ne peut pas tout mettre sur le compte de tels traumatismes dans la mesure où tous les peuples amérindiens n'en ont pas été pareillement victimes. Beaucoup ont vécu l'arrivée des Blancs comme un événement qui n'avait rien de choquant en soi. Les traumatismes auxquels nous référons se sont essentiellement développés dans des sociétés dont les systèmes de croyances étaient rigides et incapables d'intégrer l'existence de l'homme blanc dans le monde tel qu'elles l'imaginaient. Ce n'est pas le cas de tous les peuples qui vivaient sur le continent américain. Les façons de penser de ceux-ci étaient toutefois trop différentes de celles des Blancs pour ne pas susciter d'importants malentendus et entretenir des sentiments de doute et des comportements de repli sur soi qui, en l'espace d'une ou deux générations, auraient eu tendance à les enfermer dans le cocon sécurisant de l'isolement intégriste. L'acculturation formelle en aurait été freinée (voire bloquée), permettant à un certain état d'esprit de survivre, certes, mais sans lui donner pour autant les moyens de vaincre le sentiment de honte, celui d'appartenir à une espèce d'hommes inférieurs, ce sentiment de fatalité contre lequel Vine Deloria s'insurge quand il voit des jeunes Indiens y trouver les excuses de leurs échecs.

Toutes ces hypothèses sont passionnantes et nous sommes convaincus qu'elles expliquent bon nombre de comportements. Mais elles ne peuvent s'appliquer à tous les cas ni suffire à tout expliquer. Par ailleurs, à trop s'appuyer sur de telles thèses, on risque d'encourager les discours les plus dangereux : "si les Indiens sont aujourd'hui dans la situation qu'ils connaissent, c'est de leur faute : étroits d'esprit ou enfermés dans des logiques aberrantes, ils n'ont pas su s'adapter et ils se sont inventés de bonnes excuses pour ne rien faire...". Il faut donc accepter ces réflexions comme n'étant que des éléments d'un tout qui combine les explications événementielles et celles plus mentales ou psychoaffectives ; mais nous voudrions y ajouter un élément important : le rôle de l'intention. Dans l'adversité et en dépit de leurs troubles, les peuples amérindiens se seraient comportés par référence à des stratégies bien déterminées. Évoquant les mouvements messianiques, Roger Bastide a tenté de montrer qu'ils n'étaient jamais qu'une tentative (...pour) ajuster les valeurs anciennes aux besoins nouveaux. Autrement dit, tous ces mouvements qui ponctuent l'histoire amérindienne depuis Tupac Amaru jusqu'à la Ghost Dance en passant pas la Terre sans Mal des Tupi-Guarani ou le culte de la Croix des Mayas ne seraient pas seulement des ré-actions, des comportements définis en réponse à une action les mettant en danger. Sous couvert d'intégrisme suicidaire, ils seraient en réalité (autant que paradoxalement) l'expression d'une action positive en vue d'intégration ! L'intégrisme ne serait ainsi suicidaire que dans son résultat final nullement dans l'intention de ses promoteurs, réalité qui le rapprocherait soudain de l'activisme progressiste. Entre les deux, la différence ne serait plus qu'une question de circonstances ou de personnalités des acteurs.

Bastide nous ouvre ici une piste intéressante concernant un certain type d'activisme ; mais qu'en est-il des communautés réputées passives ? Sont-elles ainsi parce que dénuées de toute intention, sans motivation ni stratégie afférente ? L'historiographie l'a longtemps laissé entendre. Mais, depuis 1970, les Indiens eux-mêmes ont avancé une explication qui mérite l'attention : si vous n'avez pas les moyens de résister activement à l'oppression vous devenez passivement agressifs, explique Fecundo Valdez, organisateur rural des villages du Nouveau Mexique (...) le silence est un moyen de résister. Même propos dix ans plus tard sous la plume de Rigoberta Menchu : On trouve que les indigènes sont des idiots. Ils ne savent pas penser, ils ne savent rien, dit-on. Mais non, c'est que nous avons su cacher notre identité, parce que nous avons su résister. Dès lors - dans la mesure où cette résistance peut être reconnue comme réussie - la passivité ne serait plus à considérer comme étant le résultat d'un traumatisme, d'une lâcheté ou d'un renoncement, le produit d'une simple contrainte ou d'un asservissement, d'une ignorance ou de la misère, elle serait - ou aurait été - une arme ; même silencieuse, elle pourrait être ainsi définie comme une action à part entière, au même titre que n'importe quelle révolte, elle serait le fruit d'une stratégie, d'une intention délibérée.

On nous rétorquera que cette thèse de passivité délibérée définie par une intention est celle de leaders indiens contemporains, très engagés dans les luttes récentes et nous proposant une interprétation du passé qui semble bien rétroactive. Il est évident qu'une telle hypothèse permet de définir des continuités historiques susceptibles de légitimer les revendications présentes. Cependant, ce point de vue indianiste semble étayé par des travaux dont le caractère scientifique ne fait aucun doute. Dans la lignée des théories sur la réinterprétation des modèles dominants (Herkovits) et de ce que nous appelons la reculturation indienne, Serge Gruzinski a montré comment les Indiens au 16ème et 17ème siècles avaient manipulé les normes en vigueur pour mieux préserver leur marge d'autonomie culturelle. Dans le cas de faux titres de succession qu'ils fabriquèrent pour authentifier leurs droits sur les terres, ils n'ont pas reconstruit le passé pour expliquer leur défaite et justifier leur résignation, ils s'en sont nourris, au contraire, pour mieux tenter de reconquérir le terrain perdu. Dans le domaine de la sexualité, l'idée d'une soumission - passivité des Indiens est encore plus illusoire : non seulement ils parvenaient à transgresser les règles imposées par les missionnaires, mais ils réussissaient à les forcer au laxisme. Face à de telles réalités, il faut donc admettre que, derrière une apparence de soumission et une passivité régulièrement observée par les chroniqueurs et autres témoins, les Indiens ont pu très souvent utiliser un moyen de résistance. Dans un contexte différent, Cécile Gouy-Gilbert évoque la notion de manipulé-manipulant, signifiant par là que l'Indien apparemment soumis ne l'est en aucune manière puisqu'il n'obéit aux directives des Blancs que dans une intention qui lui est propre. Passif ou actif, soumis ou rebelles, l'Indien apparaît donc comme un personnage qui choisit bien plus qu'on ne lui en impose. A ce titre, on se retrouve donc bien dans le schéma tactique défini par Fecundo Valdez ou Rigoberta Menchu, mais aussi dans celui exprimé par des hommes comme Ours-Debout ou Tahca Ushte qui ont conseillé aux leurs d'apprendre à se comporter comme des Blancs pour mieux retourner contre ceux-ci leur propres lois. C'est là que nous arrivons à la notion d'appropriation - expropriation selon laquelle les Indiens auraient toujours lutté, non pas pour préserver une différence définie par leur ancienne civilisation, mais pour reconquérir leur souveraineté en récupérant tout ce qu'ils pouvaient juger utile dans ce que l'Autre leur apportait, en créant une nouvelle culture indienne, puis en excluant de leurs propres modèles (éventuellement) ceux auxquels ils avaient subtilisé les outils du pouvoir.

Nous parlons ici d'intention comme s'il s'agissait d'une idée neuve ; en fait, il n'en est rien. Dès 1950, Ruth Bénédict l'exposait déjà dans échantillons de civilisations : la forme que prennent les actes (d'une collectivité), nous ne pouvons la comprendre qu'en comprenant d'abord les mobiles sentimentaux et intellectuels de cette société, écrivait-elle. Ces mobiles sont ce à quoi nous faisons allusion sous le nom d'intention. Mais peuvent-ils être définis ? Ce n'est pas facile à faire. Cependant, si on se limite aux comportements - types que nous avons définis, l'intention peut être assez succinctement repérée : dans le cas C1 (passivité du renoncement), il s'agirait de survivre coûte que coûte ; de survivre comme Indien et comme homme à la fois pour C2 (passivité active) ; de survivre comme Indien ou mourir pour C3 (activisme intégriste) ; de survivre comme Indien et comme homme tout en s'intégrant pour C4 (activisme progressiste). 

Mais à quoi bon ce genre d'analyse ? Elle nous paraît intéressante dans la mesure où l'étude des comportements indiens ne se fait plus par seule référence à une agression subie, comme réflexion sur un acte défensif ; elle admet au contraire que l'attitude des populations concernées puisse être offensif. Toute l'appréhension de l'histoire indienne s'en trouve alors affectée : l'Indien ne serait plus celui qui subit (l'événement ou un traumatisme) et qui, éventuellement, ré-agit, il serait un acteur de l'histoire qui choisit, même si dans les limites d'alternatives pour le moins réduites. Nous rejoignons là les thèses indianistes de la résistance passive supposant une apparence sous le couvert de laquelle, en réalité, il y aurait toute une tactique d'adaptation au modèle dominant. On est loin du portrait, O combien galvaudé, de l'Indien résigné, soumis et docile.

A propos d'intention, on notera que trois des attitudes répertoriées réunissent un point commun : le désir de survivre comme Indien. Seul C1, qui semble répondre au souci de survivre avant tout, même au prix de l'identité particulière, n'a pas cette priorité ou exigence. Cette remarque est importante dans la mesure où elle pourrait obliger à reconsidérer tout l'histoire indienne dans l'idée, non plus d'opposer les peuples passifs, résignés, dégénérés ou timorés aux actifs, fiers, courageux, nobles, mais pour s'étonner plutôt de la grande diversité des formes de la résistance et s'interroger sur les raisons d'une telle variété : circonstances, mentalités, psychologie collective, mobiles sentimentaux, mnémoniques ou psychoaffectifs... etc. On en revient finalement au point de départ : que l'action soit offensive ou non, la différence entre celui qui veut survivre comme indien sans le montrer, celui qui préfère mourir plutôt que renoncer à sa différence ou celui qui accepte de faire des concessions pour mieux affirmer sa personnalité, relève une nouvelle fois des explications les plus classiques.

Retour à la case départ, donc ? Ruth Bénédict, cependant, ne proposait pas seulement l'idée que puisse exister une intention offensive ou stratégique à l'origine des comportements. S'inspirant de Nietzsche, elle a tenté d'expliquer les comportements par les façons que chaque peuple a d'envisager d'existence. Ainsi a-t-elle fait la distinction entre ceux qui ont une approche dionysienne du monde et ceux qui en ont une apollinienne. Le désir du dionysien, écrit-elle, est d'atteindre le but grâce à un certain état psychologique, en arrivant au summum de l'exagération. Il trouve l'émotion suprême dans l'ébriété et il accorde une valeur aux illuminations du délire, désir ou aptitude qui n'a rien à voir avec un quelconque traumatisme ou une contrainte. L'apollinien est tout le contraire : il se méfie de tout état explosif : il ne connaît qu'une règle : la mesure au sens hellénique. Or, si Ruth Bénédict peut ranger les Pueblos du Sud-ouest des États-Unis dans cette deuxième catégorie, dans l'ensemble, affirme-t-elle, les Indiens d'Amérique (...) étaient des passionnés dionysiens. Ils aimaient toutes les expériences violentes. Nous ne saurions confirmer ni démentir une telle assertion ; mais si, tout simplement, il fallait imaginer une double relation entre communautés actives plus dionysiennes et communautés passives plus apolliniennes ? La tentation est forte de penser en ces termes ; il nous semble, toutefois, que l'opposition dionysiens / apolliniens ne recoupe pas totalement celle entre passifs et actifs. A notre avis, le caractère apollinien se retrouve assez bien dans les comportements C1 et C4. En effet, le sens de la modération et du rationnel qui caractérise l'apollinien le conduirait  plus naturellement au renoncement - dans la mesure où la nouvelle culture dominante lui apparaîtrait plus logique et profitable - ou bien à élaborer d'habiles compromissions parce que les rapports de force y obligent sans qu'il lui en coûtât trop. Inversement, le dionysien se reconnaîtrait davantage dans les attitudes de type C2 ou C3. Dans ce dernier cas, la relation paraît évidente : emportés par des illuminations de nature plus ou moins messianique, se laissant glisser sur les chemins de l'exagération pour parvenir à leurs fins ou porter par des visions, les Indiens concernés expriment alors leurs revendications d'une manière trop violente ou étrange pour être comprise par les Blancs. Très vite, l'incompréhension s'installe donc entre eux et un conflit éclate. Dans le cas des comportements de type C2, l'exagération ou l'illumination serait plus discrète, pour ne pas dire secrète. Le caractère dionysien de l'attitude se situerait essentiellement dans le refus de l'Indien quant à considérer la culture dominante d'une manière rationnelle et, sous couvert de soumission, s'entretiendrait dans l'obstination paganiste des membres de la communauté, leur repli muet sur les valeurs de la Tradition ou dans la ré interprétation secrète du modèle dominant. C'est ce qui se produit quand le christianisme, récupéré, est indianisé par des Indiens qui ne sont occidentalisés qu'en surface, dans leur mode vestimentaire ou quelques pratiques rituelles.

L'approche dionysienne favorise la formation de mouvements messianiques. Ces derniers sont mal adaptés au caractère pondéré de l'apollinien. Or, à quels types de comportement correspondent les messianismes sinon à C2 et à C3 ? Le processus messianique est un phénomène qui ne peut se réaliser que dans l'expression d'un comportement actif-violent et d'apparence intégriste ( c'est-à-dire C3) ; et où apparaissent les leaders charismatiques de tels mouvements sinon au sein de communautés encore peu acculturées ou bien ayant vécues repliées sur elles-mêmes avec le souci plus ou moins affirmé de préserver leur pureté originelle (soit C2) ?

En résumé, le comportement des communautés peut s'expliquer par des contraintes extérieures ou structurelles, des traumatismes psychologiques ou des phénomènes liés à la structure mentale des individus ; c'est là un ensemble de causalités qui se combinent le plus souvent et que nous pouvons considérer comme défensives. Par opposition, les comportements peuvent être le produit d'authentiques stratégies (de manipulés manipulant) ou des conceptions de l'existence qui sont, elles-mêmes, le résultat d'un choix de société. Nous serions cette fois en présence d'éléments de causalités offensifs. Combinés à des degré divers à analyser au cas par cas avec les éléments défensifs nous aurions là un moyen de rendre aux Indiens leur rôle d'acteur positif de leur histoire et non seulement réactif.

Ruth Bénédict signalait l'importance de la vision chez les Indiens, un mécanisme culturel franchement révolutionnaire (Ibid., p.117). Dans notre perspective, cette remarque n'est pas sans conséquences importantes. Pour introduire une innovation quelle qu'elle soit, nous dit Ruth Bénédict, l'individu peut se saisir du pouvoir et, de ce fait même, orienter les comportements de ses congénères dans une direction ou une autre. La vision joue un rôle évident dans toute situation messianique : le leader qui s'affirme se réclame d'une révélation et peut être n'importe quel individu capable de convaincre de l'authenticité de son inspiration. Mais le contenu d'une vision n'est pas prédéterminé ; le visionnaire peut donc promouvoir n'importe quel comportement. La vision n'aboutit pas forcément à la révolte intégriste comme on serait porté un peu vite à le croire. La soumission, le compromis, le reniement, le suicide peuvent tous émaner d'une vision. Autrement dit, aussi différents qu'ils puissent être, tous les comportements peuvent émaner d'un même état d'esprit ou d'une même intention ; et dans tous les cas cette dernière peut être considérée comme offensive et non subie.

Il faut savoir, par ailleurs, que la vision ne s'acquiert pas au hasard. Il y faut des conditions particulières ; elle ne peut se faire que si l'individu qui s'en réclame a atteint un état propice à son développement, un état dionysiaque. Celui-ci suppose lui-même des pratiques aptes à le provoquer : ascèse, rituels initiatiques, privation, absorption d'hallucinogènes ou drogues, épreuves de la souffrance, ivresses, exercices divers... Confrontés au spectacle de telles pratiques, les Blancs ont crié à la barbarie, la cruauté, le sado-masochisme, l'ignorance ou la superstition. Peut-être avaient-ils raison ? Mais ils ne se sont jamais posés la question de savoir pourquoi de tels actes de sauvagerie ou de primitivité pouvaient être commis. Satisfaits de voir dans la propension à l'ivrognerie prêtée aux Indiens la confirmation de leurs certitudes, ils se sont contentés de décrier les faits ; mais le "goût" des amérindiens pour les alcools doit-il vraiment être interprété comme la marque d'une race dégénérée et stupide ou l'expression d'une fuite éperdue de peuples traumatisés noyant leur chagrin ou leur honte dans l'ivresse de l'oubli ? Les flagellants sud-américains ne sont-ils que l'expression de la superstition, d'une religiosité primitive ou d'une tendance naturelle à la morbidité ? Sur quoi fonder ces jugements à l'emporte pièce et toujours reconduits depuis 500 ans, sinon sur la façon de voir le monde de l'homme blanc ? Quelqu'un qui boit ne peut être qu'un malade, un solitaire, un malheureux qui veut oublier ; celui qui se flagelle ne peut être qu'un coupable qui veut expier ou un masochiste. L'homme blanc applique ainsi à l'Indien les schémas explicatifs qui lui sont familiers, ne cherchant pas à imaginer qu'il puisse en exister d'autres. Mais l'alcool n'est-il pas, à l'instar du peyotl, de l'épéna et autres champignons hallucinogènes, ou la danse (des Esprits, du Soleil...) ne sont-ils pas des moyens d'atteindre à une ivresse qui détache du monde profane pour conduire au sacré et de là, à la vision ? L'auto flagellation ne joue-t-elle pas le même rôle de purification que l'auto sacrifice chez les peuples précolombiens ou les rites initiatiques des tribus d'Amazonie ? Il ne s'agit pas, ici, de savoir si de telles pratiques sont efficientes mais de s'interroger sur les raisons de leur exercice par les Indiens, sur ce que ceux-ci pensent y trouver. Or, si notre interprétation s'avérait juste, l'histoire indienne, celle des réactions des peuples Natifs d'Amérique ne mériterait-elle pas d'être sérieusement révisée ? Sur une telle base, les Indiens christianisés mais jugés superstitieux et tous ceux dont on a répété à satiété qu'ils avaient des penchants suicidaires inconscients et collectifs ne seraient plus des lâches, des traîtres ou des imbéciles. Tous leurs comportements seraient au contraire l'expression de volontés de résister. L'Indien récupérant des éléments de la culture occidentale (alcool, rituels) l'auraient fait dans la seule idée d'accéder à un état qui lui permette de trouver la voie à suivre pour affirmer sa différence.

En conclusion, il apparaît que la résistance indienne peut être (ou avoir été) bien plus importante qu'on ne le pense le plus souvent. Au côté des peuples ou des générations qui se sont ouvertement soulevés, il faudrait compter aussi avec tous ceux dont le comportement a pu être mal interprété faute d'avoir pris en considération les mentalités ou les intentions des peuples concernés. Un comportement ne doit pas être analysé pour lui seul, mais il est bien, nous semble-t-il, de l'évaluer par rapport au projet qui le détermine. Souvent, les sources ne permettent pas de définir ce dernier ; mais l'étude attentive des comportements collectifs et les résultats observés peuvent aider à remédier à ce défaut. Dans cette optique, deux types d'études pourraient être envisagées sur une communauté : une première - dite a priori - rechercherait dans les institutions du groupe, sa mythologie, sa conception du monde, son expérience, ses obsessions ou ses habitudes, le moyen de définir un état d'esprit susceptible d'expliquer les comportements historiques. L'autre se situerait a posteriori : étant considéré tous les aboutissants (état d'une mentalité, d'une psychologie collective, d'une pensée ou d'habitudes), il s'agirait par hypothèses de rechercher la démarche ou l'intention qui y aurait conduit. Chacune de ces approches est, par elle-même, très aléatoire ; mais, combinées, elles pourraient aider à mettre en évidence des permanences ou des ruptures aptes à nous faire comprendre le pourquoi d'une réalité. 

Bien entendu, il n'est pas question de tout expliquer par l'intention. D'abord parce qu'il ne s'agit que d'un paramètre parmi d'autres et parce que toutes les contraintes habituellement avancées, non seulement restent des explications valables, mais peuvent avoir empêché une intention originelle de s'exprimer ou réaliser ; ensuite parce que rien n'interdit de penser qu'une intention puisse évoluer et ne plus correspondre, à terme, à ce qu'elle était à l'origine. Ceci étant dit, si on pouvait prouver que le sommeil duquel les peuples amérindiens sont censés sortir n'est que le produit d'une intention pour mieux perpétuer une résistance, il faudrait plus que jamais remettre en cause la notion même de réveil indien.

Jean-François LECAILLON

 

NOTES : 

Cf. les indiens et l'intervention ; le comportement des communautés indiennes face à l'intervention française au Mexique, Thèse inédite 1984 ; Résistances indiennes en Amérique, L'harmattan, Paris 1989 ; Napoléon III et le Mexique, L'Harmattan Paris 1994.

Nous empruntons le terme à Roger Bastide, le prochain et le lointain, Cujas Paris 1970.

Activisme ou inertie : du sort des minorités par référence à leur comportement, in Trace n°15, juin 1989, Mexico.

Soleil Hopi, Don C. Talayesva ; Plon, collection Terre humaine, Paris 1982 (1957).

Le labyrinthe de la solitude, Gallimard 1950, p.13.

Stan Steiner, la Raza..., Maspero 1972, p.234.

La vision des vaincus, Gallimard 1971, p.56.

Wachtel, Ibid., p.64.

La conquête de l'Amérique, la question de l'autre. Paris, Le Seuil 1982 ; p.82.

Notion utilisée par Roger Bastide, in le prochain et le lointain, Paris Cujas 1970 ; pages 137 et suivantes. Elle sert à désigner les transformations profondes d'une communauté d'hommes, celle des "structures perceptives, mnémoniques, logiques et affectives" par opposition aux acculturations matérielles.

Deloria, Vine : Peaux-Rouge. Paris,  MacMillan 1972 (1969).

Bastide, Ibid., p.286.

In Steiner, Ibid., p.29.

Burgos, Elisabeth : Moi, Rigoberta Menchu, Gallimard Paris 1983 ; p.233.

Pendant l'intervention française de 1862-1867, les militaires français soulignaient régulièrement cette "passivité proverbiale des Indiens" qui les agaçaient. Cf. Lecaillon : Napoléon III et le Mexique, L'Harmattan, Paris 1994.

Bénédict, Ruth : échantillons de civilisations. Paris, Essais Gallimard 1950 ; pp.67-73.

Ibid., page 109.

Ibid., page 111.

Cette notion de vision se retrouve sous une forme ou une autre dans les traditions initiatiques et prophétiques de tous les peuples amérindiens.

 

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