FONDEMENTS ET ILLUSIONS DE L'lNDIGENISME FRANÇAIS AU MEXIQUE

Jean-François Lecaillon

Docteur en Histoire Collaborateur du Centre d'Études Meso et Centre-américaines de Mexico (CEMCA)

 

Copyright © 1993

     

 

Publié in Bulletin de l'académie du second empire, n° 10,  Paris, mai-juillet 1993, pp.16-17. 

 

L'IndienTata Tomasito Mejia exécuté au côté de Maximilien

 

Qualifiée de grande pensée du règne par le ministre d'État Rouher, l'intervention française au Mexique relevait sans aucun doute d'une vision globale audacieuse, mais elle ne trouva pas son prolongement sur le terrain. C'est pourquoi, sans jamais remettre en cause le principe même de 1'operation, les soldats de 1'Empereur critiquèrent vivement la façon dont elle était conduite. Forts de leur expérience acquise en Algérie, ces militaires déçus, mais soucieux de sauver ce qui pouvait 1'être, imaginèrent alors de développer - voire de légitimer - leur action en s'appuyant sur les communautés indiennes, lesquelles représentaient tout de même 50 % de la population mexicaine. Ce choix, pourtant, ne produisit pas les résultats escomptés et on peut s'interroger sur ce que pouvaient cacher les cruelles désillusions qui en ont résulté.

 

Prenant très vite conscience du guêpier (1) dans lequel lequel Napoléon III avait lancé son armée, les officiers du corps expéditionnaire firent rapidement le bilan: pour eux, l'ambition mexicaine de l'Empereur restait réalisable à condition d'y mettre les moyens (en temps et en hommes) et d'y travailler avec les allies naturels que la France pourrait trouver sur place. Malheureusement pour ces hommes épris des idéaux de 1789, membres d'une armée qui se voulait révolutionnaire et qui avait l'ambition d'aider à l'émancipation ou au développement des peuples opprimés, les Mexicains qui partageaient leurs convictions (2) étaient ceux-là même qu'ils avaient chassés de Mexico en la personne de Juarez et de son gouvernement. Même si Bazaine crut pouvoir faire tout son possible pendant près de deux ans afin de rallier les libéraux modernes à la cause de Maximilien, l'irréparable était donc commis entre eux.

Les Français découvrirent alors qu'ils avaient une grande sympathie pour les Indiens dont le genéral Brincourt disait qu'ils étaient nos allies naturels, les seuls au Mexique qui accepteront franchement l'intervention (3). En effet, l'armée française était affectée par un courant d'indianophilie qui n'eut d'égal que la mexicanophobie de ses membres. La population (mexicaine), c'est la canaille, prévenait ainsi le soldat belge Émile Walton, je fais exception pour I'lndien, précisait-il aussitôt (4). Sans plus de ménagement, le marquis d'Espeuilles lui faisait écho: La grande plaie du Mexique, écrivait ce dernier, c'est qu'il y ait des Mexicains, I'lndien est bon, facile à diriger et d'une douceur proverbiale (5).

Une politique indigéniste fut alors résolument mise en oeuvre, qui trouva en la personne de Maximilien un artisan si dévoue qu'Émile Ollivier parla même d'indianomanie (6). Après avoir suspendu la loi Lerdo qui avait pour vocation de démanteler les terres de communautés et, par voie de conséquence, de détruire les modèles culturels indigènes, l'Archiduc créa une Commission des classes nécessiteuses qui reçut pour fonction d'aider à la résolution des affaires concernant les Indiens. Dans le cadre de la Commission scientifique, un comité d'histoire, linguistique, archéologie et ethnographie, auquel ont été attachés les noms de Longperier (membre de l'Institut), Viollet-le-Duc, Brasseur de Bourbourg et Angrand, fut créée. Un autre comité fut également mis en place par Maximilien pour mettre au point les mesures à prendre pour aider les Indiens. Le compte rendu que ce comité adressa à Maximilien en mars 1865 fut rédigé par Galicia Chimalpopoca. Nul ne peut donc douter du souci indigéniste de l'Intervention que l'historien et linguiste mexicain Francisco Pimentel, savant soucieux d'émanciper les Indiens en les détachant de leurs traditions, incarnait parfaitement (7).

Dans cet esprit, I'Empereur Maximilien multiplia les dons et les gestes symboliques - voire démagogiques - en faveur des Indiens, mais il fit surtout une loi d'émancipation des péons dont l'ambition était de rendre aux intéresses leur liberté économique et sociale. Cette loi ne produisit pas les effets espérés. Elle restait incomplète et mal adaptée à la réalité mexicaine. Dans un rapport adressé au gouvernement français, le général Bazaine en commenta point par point les différents articles, dénonçant avec pertinence les faiblesses d'un texte qui ne permettait pas aux péons libérés d'assurer leur avenir économique. Sans entrer dans le détail des critiques que le commandant en chef du corps expéditionnaire formula, le document présente l'intérêt de montrer le souci indigéniste que pouvait avoir la plus haute des autorités françaises présentes sur le terrain et d'illustrer, ainsi, l'un des vecteurs non négligeables de la politique suivie. Une telle préoccupation relevait d'un évident intérêt militaire, mais pas seulement ; elle témoigne aussi d'une expérience socio-politique que partageaient de nombreux officiers.

Cette expérience acquise en Algérie s'exprima tout particulièrement dans le cadre militaire. Ils multiplièrent, en effet, les initiatives en faveur des Indiens : interdiction de l'enrôlement forcé - pratique couramment usitée par toutes les forces armées du Mexique et dont les indigènes étaient les victimes systématiques - création d'une unité de la Légion (175 hommes) qui leur serait exclusivement réservée, formation de troupes auxiliaires commandées par des Indiens, clémence accordée d'emblée à tout indigène pris les armes à la main dans la mesure où il serait considéré a priori comme contraint par les rebelles (8). Respectés comme jamais ils n'avaient pu l'être par leurs propres compatriotes et rétribués pour la moindre de leurs actions ou aide, les Indiens virent souvent les forces françaises arbitrer en leur faveur les différends qu'ils pouvaient avoir avec les Métis ou les Créoles. Dans le  Chihuahua, par exemple, le capitaine Billot établit des juridictions indiennes indépendantes des autorités politiques ordinaires. II osa même soumettre les Métis à l'autorité indienne là où ils étaient minoritaires. Dans la même région, une confédération de villages indiens se constitua avec l'assentiment des Français. Au Michoacan, le colonel Pottier laissa leurs armes aux Indiens qui s'étaient pourtant soulevés contre l'Empire et battus aux côtés des libéraux. Son objectif avoué était simple : il entendait préserver ainsi leur autonomie et leur permettre d'assurer eux-mêmes leur protection contre leurs alliés de la veille (9).

Dans un tel contexte, les unités indigènes se multiplièrent. Commandant de la contre-guerilla, le colonel Dupin s'entoura de troupes indiennes auxquelles il donnait carte blanche quand il s'agissait de "nettoyer" les régions qu'il "pacifiait". Après un succès sur Carbajal, il les laissa même se venger et achever les blessés : le massacre fut horrible constatait l'officier qui n'était pourtant pas du genre émotif (10). Près de Zacatecas, de Courcy laissa une troupe de 200 Indiens affronter la guérilla (avril 1864), ce qui n'était pas un mince exploit quand on sait que le comportement habituel des Indiens était de déserter au premier coup de feu ; qu'ils ne se débandent pas ainsi que le voulait la réputation qui leur était faite prouve au moins qu'ils avaient quelques raisons objectives de se trouver là. Dans l'Etat de Durango (juillet de la même année), L'Héritier laissa les Indiens (armes de flèches et de carquois, précise-t-il pour bien les distinguer de toute autre population) poursuivre les bandits.

A Vittoria, c'était encore les Indiens qui constituaient le noyau des forces de gendarmerie mises sur pied par le lieutenant comte de Kératry. Nous pourrions multiplier les exemples ; ils plaident tous dans le sens d'une alliance sans ambiguïté entre les Français et les Indiens, au point d'amener le Père Eugène Lanusse, aumônier du corps expéditionnaire, de parler de ces derniers dans les termes les plus flatteurs: nos amis, disait-il d'eux sans ambages, des amis qui rendirent d'énormes services aux soldats français, que ceux-ci soient intervenus comme espions, guides ou courriers. Combien furent ainsi pendus pour avoir accompli ces taches qui supposaient une réelle Iiberté de choix puisque rien n'aurait pu les empêcher de disparaître dans la nature si tel avait été leur désir.

L'étude systématique du comportement des communautés pendant la guerre permet de dépasser le cadre de l'anecdote et d'évaluer l'ampleur de I'adhésion indienne à l'intervention. 40 % seulement des communautés indiennes semblent s'être manifestées de façon active dans le conflit. Le chiffre peut paraître modeste; il est néanmoins important quand on considère qu'il s'agit de I'attitude d'une population réputée apathique et qui n'avait guère l'habitude de s'engager dans des conflits opposant les non-Indiens entre eux. Les 60 % restant furent reconnus indifférents; mais cette indifférence signifie au moins qu'il n'y eut pas de rejet, encore moins de levée en masse du peuple tout entier ainsi que le prétend la tradition historiographique mexicaine (11). Au regard des rapports du corps expéditionnaire, on peut même se demander si ce silence ne fut pas celui d'un certain consentement prudent.

Ce constat que nous faisons ne doit rien a la complaisance. Les libéraux eux-mêmes le firent à l'époque de l'intervention, qui pour s'en inquiéter, qui pour s'en indigner a l'instar d'Eduardo Ruiz (12) ou du général Negrete, lequel traitait les Indiens d'imbéciles pour la seule raison de leur ralliement a l'Empire de Maximilien. On peut estimer en effet que 75 % des Indiens (Coras de Lozoda, Opatas de Tanori, Morelos de Vicario, Yaquis et Tarahumaras...) qui s'engagèrent dans le conflit le firent aux côtés des Français. En outre, et contrairement à beaucoup d'autres qui lâchèrent prudemment la cause de Maximilien quand ils pressentirent la fin qui attendait ce dernier, les Indiens ralliés furent fidèles jusqu'au bout à leur engagement. Il en fut ainsi des Opatas dont le chef Tanori fut exécuté avec toute sa famille (1866) ou des Pames dont le leader n'était autre que Tata Tomasito Mejia (13), celui-là même qui partagea le sort de Maximilien à Querétaro. Les Yaquis payèrent également très cher leur engagement, lorsque la répression s'abattit sur eux après le départ des Français (1868).

L'alliance franco-indienne échoua malgré tout. A cela, un double malentendu et la rencontre impossible entre deux rêves. Le premier était celui d'une armée généreuse et aux prétentions civilisatrices, mais incapable de concevoir que le progrès qu'elle voulait initier ne pouvait s'imposer à des peuples qui cherchaient encore à renouer avec un passé révolu. A l'exception d'une élite incarnée aussi bien par Juarez que par Mejia ou Chimalpopoca qui n'avaient plus d'indien que le sang) les populations de culture indigènes ne pouvaient ni comprendre, ni accepter, l'émancipation qui leur était proposée par les experts des différentes commissions scientifiques, encore moins participer à leurs efforts. La déception fut a la hauteur de l'ambition et les officiers français sombrèrent rapidement dans le doute, puis dans le reproche (14). Ils ne comprenaient pas l'attitude des Indiens - qu'ils prirent parfois pour de l'ingratitude - et ils finirent par les abandonner à leur triste sort. Au bout du compte, la raison d'être de l'alliance ne fut plus que tactique, ce qui ne pouvait satisfaire les communautés indiennes. Celles-ci, de leur coté, saisirent parfaitement bien I'opportunité que la présence française leur donnait : elles pouvaient en profiter pour se venger des exactions qu'elles avaient à subir depuis quatre siècles au moins de colonisation. Au delà, leur rêve restait cependant celui d'une restauration de leur ancienne dignité qu'ils exprimèrent, pour certains, dans une vénération de type quasiment messianique pour Maximilien (I5). La conscience des limites d'une intervention, la crainte légitime des représailles et l'assurance qu'il ne pouvait y avoir de connivence réelle entre l'attachement à la tradition communautaire et le modernisme des Français (lequel ne différait en rien de celui de Juarez), poussèrent ainsi les communautés à la prudence et à l'expectative. Entre le projet universaliste des uns et la nostalgie messianique des autres, l'alliance était fatalement illusoire.

Finalement, l'Intervention ne fut pas qu'une vulgaire opération d'ingérence. Elle relevait d'une grande ambition et la France y fit la preuve de son expérience, de sa générosité et de sa modernité idéologique. Mais ce que I'historien américain Jack Autrey Dabbs qualifia de meilleure opportunité depuis 1521 (16) pour les Indiens ne fut jamais qu'un leurre dans la mesure ou elle plaçait dans le même camp des hommes qui vivaient encore à des siècles de distance.

 

Jean-François LECAILLON

 

Notes :

 

(1) Le mot est du commandant Frédéric Japy (cf. Lettres d'un soldat a sa mère, 1849-1870, H. Champion, Paris, 1910).

(2) Nous venons en un mot combattre centre le principe libéral que nous préconisons chez nous, écrivait le lieutenant Henri Loizillon, lettre du 30 avril 1863.

(3) Rapport du corps expéditionnaire, Archives historiques de 1'armee de terre a Vincennes, carton 6711.

(4) Émile Walton, Souvenirs d'un officier beige au Mexique, 1864-1866, Tanera, Paris 1868; p. 149.

(5) Archives Nationales, Paris, cote AB XIX171.

(6) Émile Ollivier, La intervention francesa y el Imperlo Liberal en Mexico, extrait de 1'Empire Libéral, Mexico, Camara de Diputados, 1972.

(7) Le projet de Pimentel consistait en : éduquer 1'Indien dans la vraie foi et non la superstition; leur faire oublier leurs coutumes et idiomes en échange de 1'égalite des droits (la citoyenneté); encourager une importante immigration européenne pour donner naissance à une race mixte qui permettrait la transition. Seul le libéral Ignacio Ramirez plaidait pour une émancipation des Indiens par le biais de leur propre culture.

(8) Cette clémence s'inscrivait dans le cadre de la loi de novembre 1865 qui instituait les cours martiales pour les "rebelles", une loi qui fut jugée si sévère par les libéraux qu'elle servit de justification pour refuser sa grâce à Maximilien. Le contraste en est d'autant plus vif.

(9) Informations tirées des archives de Vincennes.

(10) Voir L'histoire de la contre-guérilla qu'il rédigea et dont le manuscrit est conserve a Vincennes. Le comte de Keratry rapporte les mêmes faits dans le texte qu'il publia sous le même litre en 1867.

(11) C'est non seulement la thèse des historiens libéraux de la fin du XIXe siècle, mais celle encore d'une historiographie plus récente incarnée par Ernesto de la Torre Vilar ou Ab Belenki (1968), voire de Martin Quirarte (1970).

(12) Ancien combattant libéral dans le Michoacan, il publia une histoire de la guerre d'intervention dans cet État en 1896.

(13) Tata Tomasito était le surnom que ces Indiens attribuaient à Mejia, 1'un des généraux les plus fidèles de Maximilien. Le mot Tata pourrait se traduire par "petit père" et possédait une très forte charge affective et symbolique.

(14) Voir Jean-Francois Lecaillon, Mythes et phantasmes au cœur de l'ntervenlion française au Mexique, in Cahiers des Amériques latines, N° 9, Paris 1990.

(15) Le thème est développé dans Résistances indiennes en Amériques publié chez L'Harmattan (Paris 1989). Il est repris dans  Napoléon III et le Mexique: les illusions d'un grand dessein, Paris L'harmattan 1994.

(16) Dabbs, L'armée française au Mexique, La Haye 1963.

 

 

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