joris-karl huysmans et la guerre de 1870
Du récit de souvenirs à la fiction
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Jean-François Lecaillon
Au sommaire de cette page :
Site consacré à Joris-Karl Huysmans
Article Joris-Karl Huysmans et la guerre de 1870
Extraits commentés des textes de Huysmans portant sur la guerre de 1870
"Je voudrais voir l'histoire étroitement alliée à la littérature,
afin que soit préservée et rendue vivante et active cette mémoire collective,
sans laquelle nos désirs demeurent inconsistants et nos vies cruellement plates".
Jacqueline de Romilly, Pourquoi se souvenir ? Paris, GRasset, 1999, p.55.
« Je connais quelqu’un qui… », « Je peux vous donner un exemple de… », « Je me souviens…». Qu’ils se tiennent sur Internet, à la télévision, en famille ou au café du commerce, les débats regorgent d’argumentations plus ou moins spécieuses s’appuyant sur ce genre de formules. Ce n’est pas un hasard : elles ont en effet l’avantage de mettre les contradicteurs en difficulté dans la mesure où ces derniers se retrouvent dans l’impossibilité de nier le fait invoqué. Le procédé s’avère si efficace que les moins scrupuleux de nos concitoyens n’hésitent pas à inventer des témoignages pour prendre l’avantage dans une discussion difficile. Parce qu’il a vu ou entendu, le témoin se trouve en effet (ou se croit) investi d’une parole estimée plus authentique que celle des « technocrates », « experts » et autres « intellectuels » suspects, eux, d’être perdus dans les circonvolutions de leurs théories ! « Je me souviens… » lance alors monsieur Toutlemonde avec l’assurance (plus ou moins consciente) d’avoir pour lui le mérite d’accomplir quelque Devoir de Mémoire !
Récit s’appuyant sur les souvenirs qu’un individu conserve d’un événement qu’il a vécu, le témoignage est une source d’informations incontournable pour toute personne soucieuse de savoir « ce qui s’est passé ». Tout enquêteur y recourt parce qu’il sait pouvoir en extraire des indices nécessaires à la reconstitution des faits qu’il a mission d’éclaircir. Pour autant, le témoignage ne fait pas office de preuve et, si le récit de souvenirs est utilisé comme source historiographique, c’est d’abord comme expression d’un « point de vue » qui ne sera retenu comme fondé qu’après confrontation avec d’autres documents. Mais le récit de souvenirs est aussi une source à part entière susceptible de fournir une information brute dont l’authenticité ne nécessite même pas d’être vérifiée… si tant est que soit bien cernée la nature de la dite information !
Le témoignage ne dit pas ce qui a été ; il n’est que le récit de ce qu’un témoin a perçu du réel, ce qui est très différent. A cette distinction cruciale s’ajoute le fait que la perception dépend non seulement de la position physique du témoin par rapport à la situation qu’il raconte, mais aussi de la qualité de ses sens (de sa vue ou audition, par exemples), de son état d’esprit (son humeur) ou de sa culture (son expérience, ses convictions intimes…etc.). Placées dans une même position, deux personnes ne percevront jamais exactement la même chose dans la mesure où elles n’ont pas les mêmes sensibilités et références[1]. Entre le réel et chacun des témoignages qui peuvent en être donnés, il ne peut donc pas exister deux versions identiques, ni l’une plus sûre que l’autre, du moins a priori.
Ce n’est pas tout ! Le contenu d’un récit de souvenirs dépend aussi du moment où il est énoncé : « à chaud » (autrement dit dans les quarante huit heures qui suivent l’événement, environ), ou « tardivement » (dans un laps de temps qui va de deux jours à des années plus tard). Quel que soit ce moment, le récit rapporte toujours le même événement ; toutefois, il ne propose jamais la même image de ce qui a été vécu. Les mots pour dire les souvenirs changent au fil du temps, introduisant des variations qui peuvent transformer le témoignage sur certains points ; les souvenirs eux-mêmes évoluent, soit par oublis, soit par « additions », celles-ci ajoutant aux souvenirs qui ont été encodés « sur le vif » des informations fondées sur ceux qui se sont inscrits dans la mémoire du témoin entre le moment de l’événement relaté et celui où il est raconté. Face à la malléabilité de la mémoire, l’historien hérite de la délicate mission consistant à repérer ce qui relève du souvenir pris sur le champ de l’événement et de le séparer des souvenirs « a posteriori » jugés moins authentiques, prenant ainsi le risque de froisser la susceptibilité du témoin dont la sincérité pourrait être mise en doute ; il s’oblige surtout à un travail de dissection souvent impossible à mener à bon terme. Pour y parvenir, il faudrait en effet qu’il puisse disposer d’au moins deux récits de l’événement par le même témoin, l’un qui serait établi immédiatement, l’autre plus tardivement. Mais une telle situation ne se rencontre pas souvent. Non seulement le témoin raconte rarement ce qu’il a perçu dans les minutes qui suivent l’événement mais s’il rédige son témoignage, il ne le fait en général qu’une seule fois. Seul le hasard nous livrant le brouillon d’un manuscrit avec ses ratures, un lot de lettres comme celles que le soldat Yves-Charles Quentel adressa à ses proches pour leur raconter sa bataille de Rezonville[2]ou les récits successifs que produisit Joris-Karl Huysmans pour écrire Sac au dos, peut nous proposer des textes susceptibles d’être confrontés.
Huysmans et la guerre franco prussienne
Huysmans avait 22 ans quand la guerre franco prussienne éclata. Incorporé au 6è bataillon des mobiles de la Seine, il participa brièvement à la campagne : victime de dysenterie, il fut évacué dès le début août sur l'hôpital d'Évreux. De la mobilisation puis de son expérience hospitalière, il conserva quelques souvenirs qu'il coucha sur le papier sous la forme de trois récits connus sous les titres Le chant du départ, La léproserie et Chalons. Ces trois textes ont servi de base pour l'écriture de Sac au dos, nouvelle dont il publia deux versions, la première en 1877-1878, la seconde en 1880. Diffusée dans le cadre des Soirées de Médan auxquelles participèrent Maupassant et Zola, cette dernière avait d’abord une vocation littéraire : évoquer le drame de 1870 dans un style réaliste à l’opposé de l’esthétique patriotique qui avait cours à l’époque. Mais qu’en est-il des premiers récits ? Leur publication par les éditions R. Laffont en même temps que les deux versions de Sac au dos[3] permet de voir comment le récit évolue au fil du temps ; elle donne aussi l’opportunité de comparer ces productions littéraires avec des récits de témoins dont l’ambition se limitaient à exposer ce que ces derniers avaient vu. Quelle différence entre la fiction de Huysmans et ces récits de souvenirs produit par les anciens combattants de 1870 ? Sachant que Huysmans s’appuya sur ses propres souvenirs, ses nouvelles ne peuvent-elle pas revendiquer une même valeur de témoignage que ces derniers ? La question peut se poser aussi en sens inverse : en quoi les récits de souvenirs ont-ils une valeur de témoignage plus fiable ou authentique que Sac au dos ?
Les six auteurs des Soirées de Médan n’avaient-ils pas l’ambition de mettre en scène leurs souvenirs personnels pour exprimer par le moyen de leur art ce que fut la guerre selon eux ? A leur façon, ils entendaient bien proposer un témoignage. Lors de la parution de Sac au dos, les critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : « Qu’il y ait eu, pendant la guerre, des soldats comme ceux que nous montre M J-K Huysmans, je le crois, » s’indigna Frédéric Plessis dans La Presse du 5 septembre 1877 ; « mais puisque ces hontes sont celles de la patrie, il serait honnête de les taire ». Beau plaidoyer pour un « Devoir d’Oubli » dans la plus pure veine d’un Ernest Renan[4] ; mais qui interpelle : les récits d’anciens combattants publiés à la même époque ne se sont-ils pas fait un devoir de taire les hontes de la Patrie mise en exergue par Huysmans ? S’ils l’ont fait, en quoi auraient-ils meilleure valeur comme témoignage ?
Du « chant du départ » à « Chalons », trois récits de souvenirs
Les deux
premiers récits écrits par Huysmans sur son expérience de la guerre sont
assez courts : 60 lignes pour Le chant du départ et 126 pour La
léproserie. Le premier rapporte le moment de la mobilisation des mobiles
de la Seine fin juillet 1870 et leur voyage en train jusqu’à Chalons ; le
second, raconte les péripéties d’un soldat saisi de maux de ventre et son
séjour dans les hôpitaux militaires.
(...)
Les deux versions de Sac au dos, des récits de mémoire ?
Sept ans après la guerre, Huysmans publie une première version de Sac au dos. A cette occasion, le texte double d’épaisseur : sept pages et demi quand Le chant du départ et La léproserie n’en faisaient que quatre à eux deux. Le style, ensuite, change radicalement. Les « on » disparaissent pour céder la place à des tournures plus exigeantes. Rien que de très normal, au demeurant.
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De la fiction aux récits tardifs de souvenirs
Les récits de souvenirs écrits sur le tard usent en effet des mêmes artifices. Nous pourrions multiplier les exemples de textes qui citent des documents que le témoin n’a jamais eu en sa possession au moment qu’il décrit, qui évoquent des événements qui éclairent l’histoire mais que les acteurs de la situation ne pouvaient pas connaître. Beaucoup de ces témoignages remettent en contexte et, par la même, transforment leur récit de souvenirs en essai historique illustré de vécu ! Certains textes publiés sous le titre de « Mémoires » ou « Souvenirs »[18] ne méritent donc pas ces qualifications car ils sont plus des essais d’Histoire que l’expression de ce qui a été perçu à l’époque des faits. Parmi les nombreux exemples disponibles, citons celui de Lucien Dubois, inspecteur général des Halles et des marchés de Paris pendant la guerre[19].
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[1] Dans Pourquoi se souvenir ? ouvrage collectif publié chez Grasset en 1999, Rudolf Von Thadden donnent de bons exemples sur ce thème : la perception différente de l’édit de Nantes par les Français et par les Allemands d’une part, celle du IIIème Reich par les Allemands de l’Est et ceux de l’Ouest d’autre part, p.42-45.
[3] p.234, Romans 1, R. Laffont, 2005.
[4] « L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation » disait Renan, propos cité par Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum, Mémoires Vives, Pourquoi les communautés instrumentalisent l’Histoire. Paris, Bourin éditeur, 2007, page 26.
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[18] Ceux tout particulièrement des dirigeants militaires et politiques de l’époque.
[19] Dubois, Lucien, Chapitres nouveaux sur le siège de Paris et la Commune, 1870-1871. Paris, Le Chevalier, 1872.
Joris-Karl Huysmans et la guerre de 1870 : extraits commentés
Né en 1848, Joris-Karl Huysmans a 22 ans quand éclate la guerre de 1870. Tout naturellement, il est mobilisé. Enrôlé le 2 mars dans la Garde mobile de la Seine. il est convoqué à la caserne de Lourcine le 30 juillet suivant, pour être versé au 6ème bataillon. Aussitôt dirigé vers les frontières de l'Est, il arrive début août à Chalons. Victime de dysenterie, il est évacué sur l'ambulance militaire puis sur l'hôpital d'Evreux. Il tire de ces quelques journées une expérience qu'il couche sur le papier dans plusieurs petits textes qui apparaissent comme autant de récits de souvenirs : Le chant du départ, la léproserie et Chalons. Ces textes ont servi de base à l'écriture ultérieure des deux versions de Sac au dos (1877-1878 pour la première, 1880 pour la seconde). Le passage d'un texte à l'autre interpelle les chercheurs en littérature. L'historien peut lui aussi s'intéresser à la manière dont le témoin reconstruit le passé dans une fiction qui n'est pas innocente à partir du moment où elle entend témoigner d'une époque et passe aux yeux des lecteurs pour réaliste. La mise en parallèle de quelques extraits permet de cerner l'évolution du souvenir, de l'évocation des images imprimées dans la mémoire (souvenirs immédiats ou "à chaud" ; voir le bloc notes) à l'énonciation de convictions constituées a posteriori (les souvenirs se font devoir de mémoire ; voir la version de 1880) en passant par l'élaboration d'un texte qui donne du sens à ce qui a été vu (souvenirs tardifs ; voir la version de 1878). Ce travail sur le souvenir et sa déformation (dont Boule de Suif est sans doute l'équivalent chez Maupassant) est à comparer à celui réalisé par les anciens combattants. Voir l'exemple du soldat Quentel.
Le chant du départ
à M. Henri Nicard
Quelques jours après la déclaration de guerre à la Prusse, la mobile reçut l’ordre de partir pour le camp de Chalons. Rendez-vous fut pris pour 7 heures du soir, à la caserne de Lourcine. On fit l’appel, on battit le tambour, à peine avions nous franchi la porte qu’une immense clameur nous accueillit. Vive les mobiles, à bas Bismarck, à Berlin ! à Berlin ! et une bande d’ouvriers et de voyous se rua dans nos rangs et s’y mêla, hurlant à tue-tête La Marseillaise ; soldats, femmes, enfants, parents curieux, tout cela grouillait et piaillait. On traversa tout Paris à la débandade, chantant, courant, se bousculant les uns les autres. Le désordre était au comble quand on atteignit la gare d’Aubervilliers. On sonna le clairon, on essaya de rallier les compagnies, on parqua dans la cour aux marchandises les 4 ou 500 hommes présents et l’on attendit que le chef de gare donnât le signal du départ. Des groupes s’étaient formés dans la cour. La plupart de ceux qui les composaient étaient ivres. D’autres même gavés de charcuterie, bondés d’alcool, s’étaient étendus à terre, et là, inertes, immobiles, ils se vautraient dans la boue comme des porcs dans une étable. Ici, on discutait les chances de la guerre, on chantait Le Rhin allemand, le Chant du départ, là on s’embrassait, on pleurait, on riait, on trinquait, on séchait des rouges bords. Les officiers ahuris cherchaient leurs hommes, on les hélait, de-ci, de-là, on les tutoyait, on courait, on tombait, on se relevait, on s’empiffrait de rondelles de cervelas, on lapait du vin bleu, on se fessait bellement les tripes, et quelques uns commençaient déjà à échanger des coups de poing, quand le clairon sonna, le colonel parut et toutes les trognes se levèrent immédiatement sur lui. En avant ! marche ! les uns traînant les autres, on se précipita dans les wagons, on s’écrasa [se cognant] avec les sacs et les bidons. J’avais heureusement pu gagner un coin et je m’installai tant bien que mal. Les 35 ou 40 mobiles qui peuplaient le wagon s’étaient presque tous chauffé l’armet à blanc ; ils appartenaient tous à l’intéressante classe du prolétaire. Ils en étaient au reste la fine fleur et l’aristocratie. Tous en portaient les armoiries peintes sur la face. Ils écartelaient de gueule sur le champ de sable et ce n’était pas avec du vermillon et du noir d’ivoire qu’ils s’étaient blasonnés le mufle, mais bien avec le pur sang de campêche et le hâle de la poussière. Trois surtout détachaient de l’ombre des profils étonnants. Ces fantoches remuaient doucement la tête et roulaient des yeux blancs. Ils se parlaient à eux-mêmes, se souriaient mignardement et entrecoupaient chaque mot d’un hoquet plaintif. L’un d’eux dont l’estomac avait sans doute une capacité moindre que celle de ses amis, écorcha le renard d’une abominable façon tandis que les autres ricanaient niaisement et se disaient des mots tendres. Ils en étaient arrivés au degré où l’on se verse mutuellement des confidences, ils se racontaient leurs amours, ouvraient des mâchoires démesurées, s’ébouriffaient les cheveux, clignaient des paupières, et tout à coup, tombant l’un sur l’autre, ils se mirent à pleurer de grosses larmes tandis que le (fusé?) ronflait comme un volant de machine. J’essayai de dormir, mais j’étais si mal assis, ce wagon de 3è était si dur, que je n’y pouvais parvenir. Enfin, je commençais à perdre la conscience de moi-même quand un grand drôle, un enragé biberon, brama, de sa plus fausse voix, le chant de la canaille. Il était debout, l’œil papillotant, la bouche limoneuse, chancelant à chaque saut du wagon, étendant le bras droit, se frappant la poitrine de la main gauche et répétant avec conviction le refrain de la chanson : c’est la canaille ! eh bien j’en suis !!! 10 soldats reprirent le refrain, à pleins poumons, et… s’amusèrent à faire sauter par-dessus les petites cloisons en planche qui séparaient le wagon, en tranches égales. Je n’avais qu’un parti à prendre, allumer une pipe et attendre le jour. J’ouvris un carreau, nous étions arrêtés, un train passait lentement devant nous, rempli de soldats de la ligne et de l’artillerie, l’on entrevoyait par moments, à la lueur des lanternes, les canons qui allongeaient leurs grands cous de bronze et les chevaux qui hennissaient et piaffaient. Nous restâmes ainsi affalés, en rase campagne, à 3 heures du matin, pendant 4 heures environ ; enfin la machine souffla, le train se remit en marche, et trois heures après nous arrivions en gare, à Chalons.
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Huysmans écrit ensuite « La léproserie », un texte dans lequel il raconte ses mésaventures à l’ambulance de Chalons où il se fait soigner pour dysenterie. Enfin, il rédige « Chalons ».
Chalons
En l’an de grâce mil huit cent soixante-dix, l’on m’affubla d’une casaque bleue, d’un pantalon gris lin traversé d’une bande rouge et d’un képi d’une profondeur insolite, adorné d’une visière d’aveugle et d’une cocarde en fer blanc[1]. C’est dans ce galant costume que je fus envoyé au camp de Chalons[2]. Trois jours après que j’y étais conduit, je tombai malade et fus envoyé d’urgence à l’hôpital. La salle où je couchai (…) |
[1] Ces détails vestimentaires n’existent pas dans le premier jet. Il est probable qu’ils n’ont pas frappé le témoin sur le moment. Il reconstruit ainsi son souvenir… en ayant probablement recours à des souvenirs ultérieurs. Cette reconstruction ne produit aucun historique. Le détail est sûrement authentique. A un détail près : il n’a pas été ressenti comme important ! Le fait est sans conséquence… mais tous les détails non perçus sont-ils sans conséquences ?
[2] Le départ de Paris et le voyage disparaît du récit. A posteriori, le témoin a jugé que ces « trois jours » ne méritaient pas d’être retenus. Pourtant, l’ambiance de fête, de désordres, d’irrespect envers les officiers, de vulgarité populaire décrite dans Le chant du départ est riche en informations sur les conditions d’entrée de la France dans la guerre et sur son impréparation ! Ce gommage s’explique-t-il ici par des raisons littéraires ? Peut-être. L’effacement a posteriori d’une telle information est pourtant essentiel en termes d’historiographie. Huysmans en a d’ailleurs pris conscience puisqu’il va rétablir une partie de son récit dans Sac au dos. |
En 1878, Huysmans publie la 1ère version de « Sac au dos ». On y retrouve le récit de ses souvenirs tels qu’il les avait rapportés dans leur première transcription. Avec des variantes, cependant.
Sac au dos (1878) La chaussée de la rue de Lourcine houlait, les bibines étaient pleines ; pressés les uns contre les autres, des ouvriers en sarrau, des ouvrières en haillons, des soldats sanglés et guêtrés scandaient avec le cliquetis des verres La Marseillaise qu’ils s’époumonaient à chanter faux. Coiffés de képis d’une profondeur incroyable, ornés de visières d’aveugles et de cocardes en fer-blanc, affublés d’une jaquette d’un bleu-noir, d’un pantalon bleu de lin, traversé d’une bande rouge, les mobiles de la Seine hurlaient à la lune avant que d’aller faire la conquête de la Prusse[1]. C’était un hourvari assourdissant ; les verres tintaient, les brocs vides faisaient sonner le zinc de leurs flancs, les cruches pleines clapotaient, les bidons s’entrechoquaient avec un tumulte de fer blanc qu’on secoue, les cris éclataient de toutes parts, coupés ça et là par le grincement des fenêtres que le vent battait. Soudain un roulement de tambour couvrit toutes ces clameurs. La mobile sortait en masse de la caserne ; alors ce fut une noce, une godaille, un grouillement indescriptible. Ceux des soldats qui buvaient dans la boutique s’élancèrent dehors, suivis de leurs parents et de leurs amis, qui se disputaient l’honneur de porter leur arme ; les rangs étaient rompus, c’était un pêle-mêle de militaires et de bourgeois ; les mères pleuraient, les pères s’efforçaient d’être calmes, les enfants qui ne comprenaient pas que leur grand frère allait se faire tuer pour la plus grande gloire d’un empereur, sautaient de joie dans tout ce tintamarre, et braillaient de toute leur voix aiguë, des chansons patriotiques ![2] On traversa tout Paris à la débandade, à la lueur des éclairs qui flagellaient de blancs zigzags les nuages en tumulte. La chaleur était écrasante, le sac était lourd, on buvait à chaque coin de rue. On arriva enfin à la gare d’Aubervilliers. Il y eut un moment de silence, coupé ça et là par le bruit d’un sanglot, puis quand nous eût empilés comme des bestiaux, dans des wagons à marchandises[3], le tohu-bohu reprit de plus belle : « Bonsoir, Jules ! A bientôt. Sois raisonnable. Tu as tout ce qu’il faut ! » On se serra la main une dernière fois, le train siffla, nous avions quitté la gare. Nous étions bien une pelletée de cinquante hommes dans la boîte qui nous roulait. La plupart étaient ivres et beuglaient, d'autres pleuraient, d'autres enfin, accroupis dans un coin, regardaient silencieux et mornes, le plancher qui trépidait dans la poussière. Tout à coup le train fait halte. Je descends.
S'ensuit une page décrivant le voyage en train jusqu'à Chalons. Ce passage ne renvoie pas à l'un des trois premiers récits de souvenirs. Emprunts, souvenirs ? Les deux sans doute. Le personnage de Huysmans arrive à Chalons puis se retrouve à Mourmelon.
Trois jours durant, nous vécûmes au hasard de Mourmelon, exploités à outrance par les habitants, couchant dans les tentes, n'importe comment, sans paille et sans couverture. Tout cela n'était pas fait pour nous donner le goût du métier.[4]
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[1] Huysmans, ici, fusionne et remanie à des fins littéraires ses premiers essais. Le but justifie le travestissement du souvenir, d’autant plus que le sens général des événements ne semble pas travesti.
[2] Il faut comparer ce passage à celui du premier témoignage où Huysmans écrit : « Ici, on discutait les chances de la guerre, on chantait Le Rhin allemand, le Chant du départ, là on s’embrassait, on pleurait, on riait, on trinquait, on séchait des rouges bords. » Entre les deux textes, les changements ne sont pas innocents. Dans le premier, le témoin énonce des faits neutres ou difficiles à interpréter. De quoi pleurent les « on », par exemple ? Le témoin voit et ne donne pas de sens à ce qu’il voit. Dans le second texte, il fait apparaître les enfants. Sans doute étaient-ils là le jour du départ, mais sur le moment, son esprit ne surévalue pas cette présence, il l’oublie. En 1878, en revanche, il souligne cette présence en insistant sur ce qu’elle a de cruel. De cruel quand on pense en termes de pacifisme ou d’hostilité à la guerre, conviction qu’avait peut-être Huysmans en 1870, mais qui, dans l’euphorie du moment, semble avoir été balayée. Écriture rétrospective et travestissement de ce qui s’est réellement passé ? Les buts politiques de Huysmans sont connus en 1878. Mais les partageaient-ils vraiment en 1870 ? Le grand élan du moment n’a-t-il pas fait vaciller les convictions, précipitant tout un peuple dans l'enthousiasme ? L’allusion faite à l’empereur est du même ordre.
[3] Comme des « bestiaux », dans un « train de marchandises ». Là aussi, une précision insinuant un jugement de valeur apparaît. Dans le chant du départ, il n’était question que de wagons.
[4] Je cite ce court passage pour deux raisons. Par référence à la léproserie où Huysmans raconte comment un coiffeur lui propose un repas qui s'avère exécrable et sur facturé ! Dans sa version de 1878, l'épisode n'est pas repris. Il n'en garde que la leçon généralisée qu'il en tire. Le sens (a posteriori) l'emporte cette fois sur le pur témoignage. Je souligne également la phrase mise en rouge ci contre dans laquelle Huysmans montre qu'il passe du statut de témoin à celui d'analyste, voire de juge ! |
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En 1880, Huysmans publie une 2è version de « Sac au dos ». Plus longue. Là encore, les variantes sont intéressantes à analyser. A commencer par une page sur l'année précédant la déclaration de guerre évoquant entre autres choses les études du narrateur. Puis vient la guerre.
Sac au dos (1880) La guerre avec la Prusse éclata. A vrai dire, je ne compris pas les motifs qui rendaient nécessaires ces boucheries d'armées. Je n'éprouvais pas le besoin de tuer les autres, ni celui de me faire tuer par eux. Quoi qu'il en fût, incorporé dans la garde mobile de la Seine, je reçus l'ordre, après être aller chercher une vêture et des godillots, de passer chez un perruquier et de me trouver à sept heures du soir à la caserne de la rue de Lourcine.[1] Je fus exact au rendez-vous. Après l'appel des noms, une partie du régiment se jeta sur les portes et emplit la rue. Alors la chaussée houla, les zincs furent pleins. Pressés les uns contre les autres, des ouvriers en sarrau, des ouvrières en haillons, des soldats sanglés et guêtrés, sans armes, scandaient, avec le cliquetis des verres La Marseillaise qu’ils s’époumonaient à chanter faux. Coiffés de képis d’une profondeur incroyable, ornés de visières d’aveugles et de cocardes tricolores[2] en fer-blanc, affublés d'une jaquette d'un bleu-noir avec col et parements garance, culottes d'un pantalon bleu de lin traversé d'une bande rouge, les mobiles de la Seine hurlaient à la lune avant que d’aller faire la conquête de la Prusse. C’était un hourvari assourdissant chez les mastroquets, un vacarme de verres, de bidons, de cris, coupé, ça et là, par le grincement des fenêtres que le vent battait. Soudain un roulement de tambour couvrit toutes ces clameurs. Une nouvelle colonne sortait de la caserne ; alors ce fut une noce, une godaille indescriptible. Ceux des soldats qui buvaient dans les boutiques s'élancèrent dehors, suivis de leurs parents et de leurs amis qui se disputaient l'honneur de porter leur sac; les rangs étaient rompus, c'était un pêle-mêle de militaires et de bourgeois ; des mères pleuraient, des pères plus calmes suaient le vin, des enfants sautaient de joie et braillaient, de toute leur voie aiguë, des chansons patriotiques [3]. On traversa tout Paris à la débandade à la lueur des éclairs qui flagellaient de blancs zigzags les nuages en tumulte. La chaleur était écrasante, le sac était lourd, on buvait à chaque coin de rue. On arriva enfin à la gare d’Aubervilliers. Il y eut un moment de silence, rompu par des bruits de sanglots, dominés encore par une hurlée de "La Marseillaise", puis on nous empila comme des bestiaux, dans des wagons. [4] « Bonsoir, Jules ! A bientôt. Sois raisonnable ! écris moi, surtout ! ». On se serra la main une dernière fois, le train siffla, nous avions quitté la gare. Nous étions bien une pelletée de cinquante hommes dans la boîte qui nous roulait. Quelques uns pleuraient à grossses gouttes, hués par d'autres, soûls perdus, plantaient des chandelles allumées dans leur pain de munition et gueulaient à tue-tête : "A bas Badinguet et vive Rochefort !"[5]. Plusieurs à l'écart dans un coin, regardaient silencieux et mornes, le plancher qui trépidait dans la poussière. Tout à coup le train fait halte. Je descends.
La suite de la deuxième version fonctionne de même. Huysmans insère dans son récit la scène au cours de laquelle Canrobert fut conspué par la Mobile au camp de Chalons, puis un récit de la bataille de Frœschwiller mit dans la bouche d'un soldat qui l'aurait vécue. Désormais, le récit ne fonctionne plus sur la base souvenir personnel, mais bien sûr celui de la reconstruction historique, avec tous les risques afférents à l'exercice. |
[1]Cette entame renoue avec la simplicité de Le chant du départ, voire de Chalons : déclaration de guerre, mobilisation, ordre de rallier la caserne de Lourcine. Les quatre premières lignes, toutefois, tranche avec les premiers récits : l'opinion et le jugement de valeur sont mis d'emblée en exergue, des observations préalables qui ne correspondent en rien avec l'ambiance décrite au départ. Littéraire, peut-être, cet ajout change tout, redessine l'histoire autour d'un personnage possible mais fictif et qui fausse l'image que le lecteur peut se faire de l'événement auquel il est fait allusion. Et cette déformation interpelle d'autant plus que le romancier se veut "réaliste" ! Mais l'est-il s'il change la réalité historique ? On est ici dans la même situation que celle produite par les grands maîtres de la peinture militaire (Detaille et De Neuville) qui oeuvrent à la même époque : aussi réaliste que soient leurs tableaux, ils travestissent l'histoire, gommant le sang et l'horreur de leurs toiles, au profit de l'héroïque. Avec Huysmans, l'intention change, mais pas le processus. Au détail intéressant : la description de l'équipement réduit à une "vêture" et, surtout, à des "godillots" qui ne sont jamais évoqués dans les textes précédents. Reconstruction, bien sûr, dans le cadre d'une fiction ; mais qui utilise un terme hautement connoté depuis le désastre de 1870 ! Depuis que ces fameuses chaussures ont montré les limites de leur résistance à l'effort de guerre, la Godillot est devenue le symbole d'une armée mal équipée et ma préparée. Là encore, le récit privilégie le sens plutôt que le vécu !
[2] Les passages écrits en mauve sont repris de la 1ère version.
[3] Cette fois, c'est l'inverse qui se produit, le commentaire sur les enfants "qui ne comprenaient pas que leur grand frère allait se faire tuer pour la plus grande gloire d’un empereur" a disparu. Difficile d'expliquer ce choix. Peut-être que l'innocence de l'enfant n'est-elle pas assez forte de sens pour Huysmans ?
[4] La référence aux marchandises disparaît.
[5] Cette huée contre l'empereur et en faveur de Rochefort n'existe dans aucun des textes antérieurs de Huysmans. Sa biographe explique que la 2è version "marque plus clairement que l'autre l’inscription de cet épisode dans l’Histoire". C'est oublier un peu vite que ces partis pris politiques ne s'exprimèrent pas si clairement lors de la mobilisation. Il y a ici reconstruction du passé ; on découvre surtout l'effet trompeur de cette reconstruction à long terme puisque le commentateur du 20è siècle ne décèle pas l'erreur ! Il y voit au contraire une vérité historique. |
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Versions complètes : Sac au dos (1878) ; Sac au dos (1880) ; Pour comparer les deux textes