LES LEADERS D'INDIENS
Vous trouverez ci-dessous la table des matières de l'essai inédit que j'ai réalisé sur les leaders d'Indiens. Ce travail s'inscrit dans la suite de Résistances indiennes en Amériques paru aux éditions L'Harmattan en 1989. Je vous propose également un extrait du texte présentant la typologie des leaders telle que j'avais pu la dresser.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION....................................................
1
LES
LEADERS D’INDIENS
DÉFINITIONS ET CONCEPTS
Le leader..............................................................
13
La minorité...........................................................
16
Leader d’Indiens.....................................................
24
TYPOLOGIE DES LEADERS
Critères de
classification....................................... .... 27
Premier niveau : les types
majeurs..............................
31
Second niveau : les types mineurs............................... 40
TYPOLOGIES COMPLÉMENTAIRES
Différenciations
chronologiques...................................
49
Différenciations géographiques...................................
67
Différenciations
conjoncturelles..................................
72
LA
VOCATION DE LEADER
LES FONCTIONS DU LEADER
La fonction défensive..............................................
82
La fonction
novatrice............................................... 88
LES MÉTHODES DU LEADER.
L’appropriation.......................................................
100
L’invention syncrétique..............................................
103
La revendication intégriste.........................................
106
L’adaptation..........................................................
111
La
conversion.........................................................
114
La justification a
posteriori......................................... 117
LES
CARACTÈRES DU LEADER
Les qualités préalables............................................ 122
Les qualités
induites................................................ 132
LE
DESTIN DES LEADERS
LEADERS ET ACCULTURATION
Notions
d’acculturation............................................. 148
Notion d’identité....................................................
156
Processus d’acculturation et
leaders.............................
162
Acculturation : variantes
combinatoires.......................... 177
DES
MINORITÉS INDIENNES
Les indianités précolombiennes..................................
.. 192
Les indianités
coloniales.............................................
193
Les indianités
contemporaines......................................
195
LE DESTIN DES LEADERS
Le sort des
leaders................................................... 201
Chronologie et géographie des
destins............................ 207
Le recrutement du
leader...........................................
211
La sacralisation des
leaders.......................................
215
Quelques
remarques................................................ 219
CONCLUSIONS
...........................................................
225
BIBLIOGRAPHIE
.........................................................
239
TABLE DES MATIÈRES .................................................. 245
EXTRAIT : .../... pages 27-48 Copyright © 2002
Après avoir dressé une liste des leaders d'Indiens dont nous avons pu retrouver une trace assez précise pour donner lieu à analyse, nous les avons classés par types. Fallait-il encore définir des critères de classification assez pertinents pour permettre une utilisation ultérieure. Les approches possibles étant multiples, il a fallu opérer des choix que nous commencerons par justifier.
Critères
de classification
A l'occasion de nos recherches sur les résistances indiennes,
nous avions été conduits à distinguer les communautés selon la nature de
leur comportement. Deux grandes attitudes étaient alors apparues :
1°) la passivité,
dans la mesure où celle-ci pouvait être l'objet d'un choix délibéré de la
part de minorités désarmées ou incapables de résister autrement que par
le biais de la force d'inertie. Contrairement à ce que dit l'adage, se taire
n'est pas toujours consentir.
2°) L'activisme,
lequel pouvait prendre des formes très variées : la guerre, la
manifestation, l'action parlementaire ou judiciaire, la prédication.
Une telle classification
avait sa pertinence quand il fallait démontrer que la réputation de passivité
indienne n'était pas l'expression d'un renoncement à toutes formes de résistance[1].
A l'instar de Rigoberta Menchu, leader quiché du Guatemala contemporain, de
nombreuses personnalités indiennes ont justifié l'apparente passivité de leur
communauté comme moyen de préserver leur spécificité sachant que la
communauté dominante ignorait la perpétuation profonde de celle-ci. Bien des
peuples indigènes ont ainsi survécu plus sûrement que ceux qui tentèrent de
défendre leur différence au prix des pires répressions. Mais, dans le cadre
de l'étude présente, cette démarche n'apparaît plus appropriée dans la
mesure où, parce qu'elle est peu visible, la passivité
est une attitude trop souvent sous-estimée ou ignorée par les observateurs
potentiels. Volontairement ou non, ceux-ci ne la voient pas. Les sources ayant
ainsi tendance à négliger ce type d'action, les leaders de comportement passif
- ils ne le seraient qu'en apparence - sont reconnus de manière trop
exceptionnelle pour donner lieu à un critère de classification satisfaisant.
De plus, l'inertie est une forme d'action qui ne suscite pas l'émergence bien
nette d'un leader tel que nous l’avons défini. Elle peut même être le choix
d'une communauté qui manque précisément du personnage assez charismatique
pour jouer ce rôle. Le leader de type « passif » peut exister. Par
définition, il reste cependant discret et se réfugie souvent derrière
l'exercice de fonctions officielles - celles du "Prince", par exemple
- qui masquent sa véritable nature. La classification selon les notions de
passivité ou d'activisme amenant donc à méconnaître certains d'entre eux, il
était nécessaire de rechercher un autre critère.
Une typologie établie sur
la base des intentions du leader nous est alors apparue comme susceptible d’être
plus opportune. Elle permettait de distinguer au moins deux stratégies :
1°) la défensive,
qu'elle soit militaire (celle des chefs de guerre, généraux, guerriers) ou
culturelle (celle des organisations intégristes, par exemple).
2°) l'offensive,
qu'elle soit révolutionnaire (celle des prophètes, idéologues, messies)
ou réformatrice (celle des députés,
juristes, chefs de parti).
Nous avions là une
possibilité de travail à la fois cohérente et équilibrée qui permettait,
notamment, de ranger les leaders « passifs » susceptibles d'être
repérés dans la rubrique des stratèges de la défensive.
Cependant, les distinctions entre défensive
et offensive se sont assez vite révélées
comme étant trop subtiles, les frontières entre les deux attitudes n'étant
pas toujours évidentes à tracer. Bien des révolutionnaires officiels n'en
sont pas quand il existe des responsables militaires capables d'être aussi de véritables
réformateurs. L'attaque est la meilleure défense, dit l'adage. La défense
peut aussi être le meilleur tremplin avant l'offensive. La tactique se mêlant
étroitement à la stratégie et se confondant avec elle, le critère de
classification s'est donc vite avéré incertain. De même, de nombreux réformateurs
n'ont jamais pu réaliser leurs desseins et se sont trouvés réduits à des
actions qui n'étaient pas celles qu'ils avaient initialement. Réduire la
typologie à la seule base de l'intention risquait ainsi de fausser bien des
conclusions.
Fallait-il alors se rabattre
sur une classification selon les résultats, laquelle tenterait de distinguer
les leaders ayant réussi de ceux ayant échoué ? L'idée pouvait paraître séduisante,
mais elle s’est vite, elle aussi, révélée inopérante. D'abord parce que
certaines réussites ne correspondent pas forcément aux intentions initiales
quand des échecs ont parfois permis des renaissances inattendues. Bien des
leaders, par ailleurs, ont obtenu des succès posthumes. On risque dès lors de
buter sur une difficulté incontournable : à quel moment l'historien
doit-il établir le bilan d'un leader ?
Il y a plus délicat encore.
Une analyse fondée sur la notion de réussite s’avère contestable dans la
mesure où - plus que toute autre - elle dépend de la partialité de
l'observateur, lequel est trop souvent issu de la majorité. Dès lors, ce qu'il
jugera réussi ne sera pas forcément conforme avec ce que la minorité aurait
qualifié du même terme. Bien souvent, en effet, la majorité considère qu'une
minorité a réussi quand elle s'est assimilée alors que cette dernière
cherchait précisément la différenciation. L'approche sur la base des résultats
est donc dangereuse ; et ce d'autant plus qu'elle tend à ignorer les résistances
passives trop facilement confondues avec des attitudes de
soumission. Autre difficulté théorique : que se passe-t-il quand la réussite
d'une minorité se traduit par l'accession de celle-ci au rang de majorité[2] ?
Par cette approche, la frontière entre majorité et minorité s’efface et le
sujet risque de sortir des limites qui lui ont été assignées ? Mieux
vaut donc l’éviter.
Aucune de ces propositions ne résistant à la critique, nous avons
finalement opté pour une démarche plus complexe qui, tout en s'intéressant
aux modes de comportement, aux intentions et résultats, s'appuierait davantage
sur le "domaine d'action" et "la nature du discours" développé
par le leader. Par là, nous entendions définir le terrain sur lequel l'acteur
aller se situer (militaire, juridique, religieux, politique, ethnique), les
armes qu'il allait utiliser (le fusil, la loi, la foi), le type d'arguments
auxquels il allait faire référence (spirituel ou matériel, rationnel ou non),
l’adversaire contre lequel il entendait se battre (les étrangers ou ceux des
siens qu'il accuserait de trahison, une autorité nationale ou locale, la
majorité ou une autre minorité). Cette fois, l'analyse reposait davantage sur
des faits concrets et objectifs que l'on pouvait aisément répertorier sans
risque de confusion.
Cette approche, bien sûr, a
ses défauts. Celui d'abord d'écarter de la typologie tout leader dont les
sources ne nous donnent pas assez d'informations concrètes pour pouvoir le
classer. Lors de ses recherches, il arrive que l’enquêteur puisse retrouver
la trace (ou le souvenir) d'une minorité active menée par un homme dont il
peut même découvrir le nom. Mais les témoignages qui nous parviennent ne précisent
pas toujours si un leader est chef militaire ou spirituel, ni ne rapportent la
lettre de ses revendications. La typologie est alors obligée d'ignorer ces cas
trop imprécis. C'est pourquoi toute statistique issue d'une classification
ainsi tronquée s'en trouvera très aléatoire et nous interdira bien des appréciations
ou calculs de fréquence.
Par ailleurs, l'action d'un
leader ou ses arguments ne sont pas toujours figés. Ils peuvent évoluer dans
le temps ou en fonction des circonstances. Le chercheur est alors contraint de déterminer
quelle attitude était conforme aux intentions initiales ou d'admettre des
classements multiples d'un même personnage. Il lui faut ainsi faire des choix
susceptibles d’être remis en cause non sans excellentes raisons. Cette
particularité mérite d’être soulignée dans la mesure où son ignorance
pourrait générer de vaines polémiques.
Ayant ainsi défini nos
critères, nous avons classé l’ensemble des cas sur lesquels
l’historiographie nous offrait des informations pertinentes et sûres. Ce
travail nous a finalement permis de recenser six ou sept types principaux que
nous avons distribués entre deux niveaux.
Premier
niveau : les types majeurs
Au premier niveau typologique, nous situerons les trois grands
types de leaders, à la fois les plus caractéristiques, les plus ordinaires, répandus
et représentatifs. Ce sont les chefs de
guerre, les prophètes ou messies et les réformateurs.
Les chefs
de guerre
Ces leaders sont les grandes figures des résistances armées.
Militaires par excellence, préparés à cette fonction ou propulsés à ce
poste par la force des événements, ce sont des guerriers
qui s'affirment sur le champ de bataille. Ce sont avant tout des techniciens
- ou des professionnels - et ils sont généralement choisis par référence à
leurs compétences techniques. Par vocation, ils ont reçu le soin de défendre
la communauté contre une agression extérieure. C'est pourquoi, ils sont plus
souvent défensifs qu'offensifs, même
si les nécessités de la lutte les amènent à lancer une attaque plutôt que
d'attendre celle de leur ennemi. De ce fait, ils se montrent
a priori plus conservateurs qu'innovateurs, qualité qui ne fait pas d’eux
des réactionnaires pour autant.
En règle générale, les chefs
de guerre s’affirment lors des prises de contact entre groupes ou sociétés,
à l’occasion d’une conquête ou d’une guerre. Mais, à ce moment précis,
ils ne sont pas leaders de minorité. Ce sont encore des "Princes" ou
leurs bras armés, les soldats d’une communauté indépendante. Il faut donc
être très attentif au risque de confusion : tout chef
de guerre n’est pas le leader de
minorité tel que nous l’avons défini. Empereur des Aztèques, Moctezuma
était le "Prince" d'un peuple libre ; il était même le maître
d’un empire au sein duquel son peuple avait réussi à s’imposer comme
majorité et à placer d’autres
communautés précolombiennes dans un statut de minorité. Son cas ne saurait
donc être considéré dans le cadre de cette étude. Son successeur, Cauthémoc,
se trouve dans une situation encore plus difficile à caractériser : héritier
du titre d’empereur, il était encore le "Prince" des Aztèques et
de leurs alliés ; mais il était aussi le chef d'un peuple vaincu et soumis à
Cortez, lequel possédait ses propres collaborateurs d’origine indienne. Était-il
déjà, à ce titre, le leader d'une minorité ? En termes politiques - et selon
les définitions que nous avons admises - les Aztèques n'étaient plus alors
qu'une communauté nombreuse rêvant de reconquérir son pouvoir perdu et de défendre
ses traditions. Vu sous cet angle, Cauthémoc pourrait donc bien être considéré
comme tel. Dans les esprits, cependant, on peut aussi estimer que la défaite était
encore trop récente, la guerre entre les deux civilisations trop inachevées
pour que nous puissions penser ces Indiens comme membres d'une véritable minorité.
En fait, ce n'est qu'une
fois la Conquête accomplie (ou considérée comme telle) qu'on peut reconnaître
les chefs indiens comme d'authentiques leaders
de minorités. Avec les grands guerriers du XIXème siècle nord-américain
(Sitting-Bull, Crazy Horse, Cochise et autres Géronimo) ou ces hommes qui tentèrent
de profiter des guerres d'indépendance latino-américaines (Cajeme, Tetabiate,
Cecilio Chi au Mexique, Anastasio Aquino au Salvador ou Quintin Lame au Pérou),
l'historiographie américaine ne manque pas d'exemples prêtant moins à
confusion que les chefs des tous premiers contacts. Entre les deux, il
conviendra de faire un tri pour distinguer ceux qui défendent leur indépendance
(et qui, dans le cadre de celle-ci ne constituent pas encore une minorité) et
ceux qui tentent de la reconquérir. Philip de Pokanokett, Teporaca, Tupaj
Katari, Obera ou Joseph Brant en seraient quelques exemples.
Les chefs de guerre sont avant tout des militaires qui combattent les
armes à la main pour défendre un territoire, des personnes, une culture ou une
façon de concevoir le monde. Mais tous, à l'instar d'un Crazy Horse, ne se
contentent pas d'être des guerriers et les sous-types apparaissent vite.
Certains chefs de guerre s'affirment
aussi comme prophètes (Tecumseh en
1810-1813) ou comme réformateurs (Tetabiate)
dans la mesure où une telle image peut leur valoir une plus grande efficacité
; leur action n'en demeure pas moins d'abord militaire.
Si l'on sort du cadre américain,
peut-on découvrir des leaders susceptibles de répondre au titre de chef
de guerre d'une minorité tel
que nous le définissons pour les amérindiens ? François de Charette
comme défenseur d'une culture vendéenne se sentant agressée par les réformes
républicaines et laïques venues de Paris lors de la Révolution française ou
le commandant Massoud insurgé contre le pouvoir communiste de Kaboul et
l'intervention de l'Armée Rouge, auraient le profil convenant ; de même
Eloi Machoro, leader de la minorité canaque, le général Michel Aoun au Liban,
leader de la minorité chrétienne, ou Lawrence d'Arabie pourraient appartenir
à ce type dans la mesure où ils luttaient comme soldats pour défendre des
communautés d'hommes menacées par une guerre.
Les
prophètes
Le rôle des prophètes relève davantage de la prédication que du métier des
armes. S'ils commandent très souvent la guerre sainte, ils la dirigent
rarement, tendant alors à déléguer leur pouvoir à des spécialistes.
Certains cumulent les casquettes et sont autant chefs
de guerre que prophètes. Mais il
y a toujours une fonction qui l'emporte sur l'autre. Andrès Mixcoatl en 1534 ou
Banderas le Yaqui (Mexique) trois siècles plus tard assumèrent les deux tâches,
mais ils étaient avant tout les annonciateurs
de temps nouveaux. C'est ce dernier point qui les caractérise le mieux.
Plus que techniciens, se sont d'abord des orateurs qui placent toute leur action
sous la juridiction d'une divinité ou d'une puissance surnaturelle. Annonçant
des cataclysmes imminents et/ou la restauration d'un ordre (ou d'un dieu), ils
tendent surtout à mobiliser les forces irrationnelles et passionnelles qui
sommeillent en chacun. A ce titre, ils apparaissent comme étant à l'opposé
des chefs de guerre dont l'objectif
est, au contraire, d'opérer une action qui ne supporte guère l'improvisation.
Suscitant souvent des réactions
fanatiques, les prophètes ont
tendance à diriger un mouvement brutal, rapide et peu durable (à moins de
vaincre). Ils catalysent des forces insurrectionnelles formidables qui seront
plus ou moins bien utilisées en fonction de la personnalité et de l'ambition
du leader lui-même. Détenteurs d'une vérité suprême, les prophètes sont aussi des leaders peu conciliants et qui refusent
toute forme de négociation ou de tractations. A moins de disposer d'un espace
de repli où se réfugier, l'alternative pour leur mouvement est donc réduite
soit à la victoire soit à une défaite irrémédiable. Il n'y a pas de
demi-mesure pour les prophètes :
par leur intransigeance, ils précipitent l'affrontement et rares sont les
messianismes capables de durer. Le cas des mouvements Tupi-guarani se perpétuant
du XVIème au XXème siècle[3]est exceptionnel et
tiendrait au fait que les Indiens disposaient de la protection de la forêt pour
échapper à une destruction qui aurait stoppé leurs espérances[4].
D'une certaine manière - et
bien plus que les chefs de guerre que
nous avons dit plutôt conservateurs au sens défensif du terme - les prophètes
sont des révolutionnaires, des fauteurs de troubles tant pour la majorité que
la minorité elle-même qu'ils s'efforcent de sortir d'une léthargie plus ou
moins tranquille. Cette particularité insurrectionnelle fait à la fois leur
force et leur faiblesse : force dans la mesure où leur message est assez neuf
pour réveiller l'espoir ; faiblesse parce qu'ils ne sont pas en mesure d'être
aisément compris, encore moins admis.
Autre particularité :
en dépit de quelques exceptions, les prophètes
sont rarement issus des élites. Ils viennent plus souvent des basses
classes populaires ou sont des marginaux, des personnages toujours originaux et
tentant de récupérer une place abandonnée par les aristocraties, soit parce
que celles-ci ont été détruites, soit parce qu'elles se sont converties au
nouvel ordre social dans lequel elles espéraient retrouver la place qui leur a
été enlevée, soit encore parce qu'elles sont corrompues. A moins d'être de
purs escrocs parfaitement cyniques et manipulateurs, ce sont aussi des individus
ultrasensibles, aux capacités sensorielles très développées, parfois sujets
à des déviances psychosomatiques susceptibles de conditionner leur attitude.
Chez les peuples amérindiens
qui ont toujours été très attachés à la signification des rêves ou des
« visions », les "révélations" sont un phénomène assez
fréquents qui a favorisé l'émergence de nombreux messies. Les prophètes
sont donc pléthores : José Maria Barrera (Maya), Juan Coatl (Otomi du
Mexique), Néolin (Delaware), Tenkswatawa (Shawnee), Handsome Lake (Iroquois),
Jacinto Uk Canek (Maya), Quantatlas (Tepehuanes du Mexique), Tupac Amaru
(Quechua du Pérou) ou Wowoka (Païute), voire Pablo Zarate Willka (Aymara de
Bolivie), peuvent être donnés en exemples.
Remarquons, au passage, que ce type de leader apparaît toujours (ou
presque) secondé, influencé ou encouragé par une femme : Agustina Gomez
Ceceb (auprès de Diaz Kusket, Yucatán), les deux Marie entourant Juan Chocne
(Pérou), Dominica Lopez et Maria de la Candalaria (Sébastien Gomez, Chiapas),
Maria Gregoria Melchor (Francisco Inga, Pérou), Bartolina Sisa (Tupaj Katari, Pérou)
et bien d’autres. En revanche, elles n'existent pratiquement pas dans
l'entourage des chefs de guerre et
semblent rares dans celui des réformateurs[5].
Nous ne saurions être trop catégorique en ce domaine, mais il semble bien que
les femmes aient une place importante dans le développement des mouvements
messianiques américains. Leur présence devrait permettre de repérer et/ou
typer les prophètes.
Mais peut-être n'est-ce pas une spécificité locale ? Jean-Robert
Pitte ne faisait-il pas remarquer qu'« il suffit de relire la Bible pour
constater qu’au côté des patriarches et des prophètes de l’Ancien
Testament, il y a souvent une femme et qu’elle est rarement effacée. Eve,
Sarah, Rebecca, Bethsabée, Rachel, Judith, Esther et tant d’autres sont de
cette espèce, tout comme, dans le Nouveau Testament Hérodiade, Marie-Madeleine
et, bien sûr, Marie dont le texte évangélique loue les vertus (...) auquel répond
en Islam la haute stature de Kharidja»[6].
Un signe ? Une recherche approfondie dans cette direction ne serait sans
doute pas sans intérêt.
Comme pour les chefs de guerre, notons que nous retrouvons les leaders de type prophètes hors du champ spécifiquement américain. Ils sont présents sous tous les horizons où des minorités se sont laissées séduire par des promesses d'origine plus ou moins révélées. Citons, pour exemples, le cas de John Frum à Tanna (Polynésie) qui donna naissance au culte du cargo, Nanak, le fondateur de la communauté sikh, le prophète voilé du Khorassan, Hakim Al-Moqanna apparu en l'année 160 de l'Hégire ou encore Moïse qui fut, en son temps, leader d'une communauté juive en fuite et prophète de la terre promise
Les
réformateurs
Désireux de défendre les intérêts de sa communauté, le réformateur
est le leader politique par excellence. A la différence du chef de guerre qui s'efforce de repousser les agressions de la société
dominante ou du prophète qui annonce
la destruction de cette dernière, le réformateur se distingue par une volonté de composer. Il cherche
plus à définir la place de sa communauté dans le cadre du nouvel ordre social
qu'à s'opposer à celui-ci. Il plaide plus pour l'intégration que pour l'intégrité.
Comme réformateur au sens propre, il développe un programme précis de
gouvernement ou de revendications s'inspirant plus ou moins de la pensée
dominante et de ses traditions juridico-politiques. Au XIXème siècle, Zarate
Willka lança ainsi sa proclamation de Caracollo dont l'esprit apparaît à son
biographe « dépouillé de toute primitivité ou conservatisme préhispanique
à l’état pur »[7]. De même Quintin Lame
eut-il une entrevue avec le ministre des relations extérieures de la Bolivie
auquel il exposa son projet de législation en faveur des Indiens. Ce type de
programme, le réformateur l'expose
ainsi publiquement et nul n'est censé l'ignorer.
« Dans l’avenir »,
écrit Vine Deloria en 1970, « les minorités doivent mettre l’accent
sur ce qu’elles ont en commun avec la société blanche plutôt que sur ce qui
les en éloigne »[8]. On peut dire que cette
formule émanant d'un des principaux leaders sioux contemporain résume assez
bien l'esprit du réformateur. Un siècle
auparavant, le chef Dan George disait déjà qu'il était prêt à accueillir la
culture blanche pour « se perpétuer par elle » et faire ainsi de sa
race « le plus fier segment de la société »[9].
Quelque part, le réformateur partage
toujours - plus ou moins - cette idée d'intégration.
L'une des caractéristiques
du réformateur est, en fait, de
privilégier le choix des procédures légales. Dans la mesure où les autorités
lui en laissent la possibilité, il préfère toujours négocier d'abord et il
ne se résigne à l'usage de la violence qu'en dernier recours. Dans ce cas, il
se retrouve vite dans la peau d'un chef de
guerre ou d'un prophète - tout dépend
des circonstances - mais, quoi qu'il en soit de cette métamorphose obligée, il
reste un réformateur dans la mesure où
son but ultime est d'amener les siens à
se trouver une place réactualisée dans le nouveau monde auxquels ils sont
confrontés plutôt que de vouloir défendre (chef de guerre) ou rétablir (prophète)
un ordre acquis ou ancien. Si ce n'est le cas, c'est qu'il y a transformation
complète du leader. Cela arrive toujours en désespoir de cause ; et dès lors
il n'est plus le même homme.
Autre remarque : le
mouvement mené par un réformateur
s'amorce toujours lentement, le temps que le leader mûrisse son projet et mette
au point la tactique qui lui semblera la plus appropriée. Une fois lancé, il
dure aussi plus longtemps que celui des prophètes
dans la mesure où un tel guide s'entoure d'héritiers capables de reprendre le
flambeau. Le réformateur se remplace
plus facilement que le prophète. Ce
type de leader fonctionne également selon des procédures rationnelles qui ont
plus de chance de s'exporter ou de se transmettre que le discours passionnel -
et généralement trop spécifique à une communauté - des Messies. Il trouve
donc plus facilement des renforts hors de la
minorité.
Le caractère rationnel du
projet réformateur n'est pas pour autant un gage de réussite. Si elle paraît
moins hystérique et moins violente que celle d'un mouvement messianique,
l'action des réformateurs n'en est
pas moins subversive. Elle peut même l'être davantage si les arguments employés
sont pertinents dans le cadre du mode de pensée dominant. Le leader réformateur
sera donc combattu avec d'autant plus d'acharnement que ses revendications -
dont la majorité, en général, ne
veut pas - s'avèrent raisonnables. Elles pourraient faire école ou
jurisprudence, ce qui (bien souvent) apparaît comme dangereux. Russel Means
(USA), Rigoberta Menchu (Guatemala) ou Raoni (Brésil) sont des réformateurs
dans la mesure où ils revendiquent de manière légale et non violente le
respect de leurs droits tels qu’ils sont officiellement reconnus par les
autorités nationales de leurs pays respectifs. Ils n'en sont pas moins
poursuivis en justice, condamnés à l'exil, internés ou menacés de mort
(parfois assassinés comme Chico Mendes au Brésil) que les autres et ce quel
que soit l'authenticité démocratique du pays dont ils sont les ressortissants.
A la différence du
chef de guerre ou du prophète,
l'apparition du réformateur est
souvent tardive dans l'histoire d'une communauté. Mais ceci s'explique assez
bien par la nécessité que ce type de leader a de posséder une certaine
instruction. Pour bien négocier, définir au mieux son projet et l'insérer
dans le système établi par la société dominante, il doit avoir appris le
fonctionnement de celle-ci. Le réformateur
est donc un "initié". Il connaît la langue de la culture dominante,
il a souvent fait quelques études - le niveau de celle-ci varie en fonction des
cas, mais il est toujours plus élevé que celui de ses partisans - et il
appartient parfois à une élite sociale, soit au sein de son propre peuple,
soit à l'extérieur. C'est un Métis culturel et il n'est pas rare qu'il le
soit aussi sur le plan ethnique à l'instar du cherokee Seqoyah, du leader
paysano César Chavez (USA), de Tupaj Amaru (Pérou) ou de John Ross (USA).
Acculturé, il sert d'intermédiaire entre la minorité
à laquelle il est sentimentalement attaché et la majorité
qui l'a formé. En plus de ceux dont nous avons déjà cité les noms, on peut
considérer Anastasio Aquino (Salvador), Quintin Lame (Bolivie) ou Vine Deloria
(USA) comme des réformateurs.
Comme pour les types de leaders précédents, les réformateurs amérindiens semblent avoir des homologues un peu
partout dans le monde. Il paraît facile, en effet d'établir une certaine
parenté entre eux et des personnages comme Gandhi, Jean-Marie Tjibaou ou Nelson
Mandela, Mustafa-Al-Barzani qui mena la lutte en Irak pour obtenir l'autonomie
du peuple kurde, Thomas Müntzer qui devint le chef de la révolte des paysans
de Souabe au XVIème siècle après avoir prêché la Réforme ou Maurice Gigost
d'Elbée, ce général vendéen né à Dresde, ancien partisan de la Révolution
rallié à la chouannerie.
Second
niveau : les types mineurs
Les grands leaders se situent toujours soit sur un registre
militaire, soit politique ou religieux. Ce sont là les domaines qui permettent
de définir les types majeurs. Il existe cependant des cas que l'on ne peut
totalement assimiler à ces trois principales figures. Ils possèdent en effet
des particularités ou introduisent des nuances qui permettent d'affiner
l'analyse. Nous les distinguerons en les présentant ci-dessous sous les noms de
protecteur ou manipulateur,
de dissident, et de transfuge ou
interprète. Ces types de second
niveau seront tous dans leur action un peu chef
de guerre, prophète ou
réformateur ; mais ce n'est pas seulement sous cet aspect qu'ils
peuvent être distingués.
Le
protecteur et le manipulateur
A la différence de tous ses prédécesseurs, le protecteur
n'appartient pas à la minorité. C'est cependant un personnage qui s'engage, qui prend parti et qui met en jeu son
pouvoir ou sa force pour aider la communauté menacée. Un tel dévouement
n’est pas forcément gratuit. La communauté n’en tire pas moins un certains
nombres de profits.
Le protecteur est en fait un allié un peu exceptionnel dans la mesure
où sa personnalité, sa compétence ou sa position lui permettent d'apparaître
comme le véritable chef de la minorité ; en tout cas, comme étant l'un
des responsables même de l'action subversive menée par celle-ci. A ce titre,
il prend des risques, il s'expose et se distingue en cela du manipulateur. Le protecteur, est
un personnage qui éprouve de la sympathie pour ceux qu’il défend. S'il ne
partage pas forcément toutes les valeurs de la communauté dont il finit par
prendre la tête ou qu’il accepte de représenter, il admet la légitimité de
leurs revendications.
Les protecteurs sont en fait des intermédiaires qui interviennent quand
la minorité ne dispose pas en son sein de la personnalité capable de jouer le
rôle de leader ou quand celui-ci a besoin d'un relais. D'une certaine manière,
il est assez proche du réformateur
dans la mesure où il connaît les deux sociétés en conflit et tente de
trouver un moyen terme qui permît à chacune de cohabiter au mieux de ses intérêts.
Mais sa position est l'une des plus difficiles puisqu'il court toujours le
risque de mécontenter tout le monde. Elle est aussi très ambiguë dans la
mesure où - à l'inverse du réformateur
- il peut défendre aussi des intérêts extérieurs à la communauté ou
approuver une partie du discours de la majorité, réalité qui peut toujours
s'avérer, à un moment donné, incompatible avec la cause de la minorité. Sommé
de choisir, le protecteur risque d'opérer
des choix fatals à ses protégés et de se trouver rejeté.
Ceci dit, il est connu des
intéressés, respectés, voire adulés par eux. On peut citer de nombreux cas de
leaders d'Indiens répondant à ce
type de définition : Bartolomé de las Casas dès les XVIème siècle
ainsi que les jésuites du Paraguay au XVIIème en sont de bons exemples ;
mais aussi Manuel Lozada (pour les Coras) ou Gandara (protecteur des Yaquis du
Sonora) dans le Mexique du XIXème, Isaac McCoy ou John Collier au début du XXème
aux USA, sont eux aussi des protecteurs types. D’autres, comme Miguel Arroyo (État de
Oaxaca), Julio Lopez (Texcoco), Ignacio Galindo (Chiapas) ou Eleuterio Quiroz et
Verastégui (Sierra Gorda) au Mexique, Daniel Boone aux États-Unis, les Marquis
de Valle Umbroso comme Dionisio Pacheco lors de la révolte d'Urubamba de 1777
(Pérou), ont, eux aussi, soutenus, aidés et dirigés, parfois, des mouvements
indiens. Les intentions de ces protecteurs
seraient, cependant, moins gratuites que celles des précédents et ils
pourraient mériter plutôt le titre
de manipulateurs. Il est vrai que la
frontière entre protection et manipulation n’est pas toujours évidente à
tracer.
Pour autant qu'ils se
servent des Indiens, ceux que l’on peut désigner sous le terme de manipulateurs ne sont pas moins bien considérés par leurs fidèles
que les protecteurs, autre raison pour
laquelle ils se confondent facilement. Bien que Créole, Juan Velez de Cordoba
se proclama petit fils de l'Inca sans que les Indiens n'y trouvent à redire ;
quoique étranger, César Chavez fut adulé par les paysans de l'Arizona au
point de devenir le centre d'un véritable mythe en pleine deuxième moitié de
ce siècle aux États-Unis. D'origine espagnole et issu d'une famille
bourgeoise, le héros de l'indépendance mexicaine (Miguel Hidalgo) fut aussi un
authentique leader d'Indiens. De même,
et en dépit du fait qu'elle ait été fille métisse d'un gros propriétaire
terrien, Dona Juana Azurduy reçut des Indiens le titre de Pachamama, le nom de
la divinité de la terre, et Ignacio Galindo - un instituteur venu de Mexico -
fut pris pour San Mateo par les Indiens du Chiapas, autrement dit le saint
"sauveur". Difficile de faire mieux en terme d'adulation, quelle
qu’ait été les intentions réelles de ces leaders !
Les peuples amérindiens ne sont pas les seuls à avoir bénéficié
de protections. Partout, dans le monde, des protecteurs
se sont affirmés et ont soutenu le combat de telle ou telle minorité menacée.
Le professeur Maurice Leenhardt avec les Canaques ou Antoine Fornelli à Tanna
(Pacifique) en sont de bons exemples.
Il existe aussi un certain nombre d'organisations internationales qui
tendent aujourd'hui à se substituer aux anciens protecteurs.
Survival International, par exemple, dont le but est de venir en aide à toutes
les minorités ethniques menacées par la civilisation occidentale pourrait
revendiquer le titre de protecteur.
Dans la mesure où elle est au service de toutes les minorités et d’aucune en
particulier, une telle organisation ne peut cependant pas entrer dans le cadre
de ce que nous étudions ici.
Le
dissident
Jusqu'à maintenant nous avons défini des leaders de nature
essentiellement exogène quand on se réfère à la société dominante : ils
sont les chefs d'une minorité plus ou moins opprimée par une majorité qui
leur est étrangère. Le dissident
est, au contraire, un leader endogène
par excellence, un hérétique rompant
avec sa communauté d'origine pour constituer une nouvelle société (une
tribu, une Église, un courant...) qui sera plus ou moins marginalisée, réprimée
et minorisée.
Le terme de dissident est communément appliqué à un individu qui se
singularise au sein d'une société indépendamment de son statut. Ce dissident peut donc être issu d'une majorité établie. Luther ou
Sakharov en sont de bons archétypes. S'excluant ou chassé de la communauté
(excommunication), il peut devenir - si son discours fait école - le leader
d'une minorité inédite. Mais le dissident
peut aussi être le membre d'une minorité déjà constituée. Ce dissident
de minorité peut devenir
le leader de la communauté en lieu et place du chef légitime - le Prince - ou
d'un autre leader devenu incapable d'incarner ou de guider le groupe. On assiste
alors à une substitution qui ne change pas grand-chose - a
priori - à la confrontation minorité/société globale telle qu'elle était
déjà instituée. Cependant, si le dissident
s'oppose à un leader concurrent qui ne lui cède pas la primauté, les deux
personnages entrent alors en rivalité et compliquent les schémas d'analyses,
obligeant l'observateur à établir une hiérarchie entre eux. Car, dans ce cas,
il y a addition de leaders et non substitution. Leader
de minorité, le dissident se
retrouve surtout dans la position de leader d'une minorité de la minorité. Une
telle nuance n'implique évidemment aucun jugement de valeur entre les différentes
positions. Il s'agit simplement de bien comprendre comment vont s'articuler les
rivalités, sachant que celles-ci influeront forcément sur les comportements,
les choix tactiques et les événements.
Faute de sources, l'Amérique
précolombienne ne nous propose pas d'exemples sûrs de dissident. Nous ne pouvons en fait que supposer leur probable
existence. Certes, on peut imaginer que les Tlaxcaltèques qui s'allièrent avec
Cortez contre les Aztèques, formaient une
minorité qui eut ses leaders. Mais la dissidence de ces derniers ne saurait
se définir que dans le contexte de la Conquête : ces leaders étaient dissidents
indiens par rapport aux Espagnols auxquels ils s'allièrent. Dans le
contexte précortésien, en revanche, nous ne connaissons pas suffisamment bien
le statut de ces Indiens pour dire s'ils formaient une minorité
face aux Aztèques qui leur
imposaient leur ordre. Si tel était le cas, peut-on conserver pour ceux qui les
représentaient la notion de dissidence ? S'ils étaient les leaders d'un
peuple asservi, ces hommes n'étaient pas dissidents
du peuple aztèque, seulement des chefs de
guerre ou des "Princes" tlaxcaltèques. Sans doute y avait-il des prophètes
ou des réformateurs parmi eux, mais nous ne sommes pas en mesure de citer
des exemples.
Pour la période moderne, le
dissident indien est plus facile à
repérer. Les sources, cependant, s'appesantissent rarement sur ce genre de
situations internes dont les majorités se désintéressent au niveau
historiographique dans la mesure où elles ne les concernent pas. Même quand
elles ont utilisé les dissidences, ces majorités ont eu l'habitude d'oublier
leurs alliés d'un moment. Le recensement est donc délicat à mener. On peut
quand même citer quelques cas significatifs comme celui de Tenkswatawa, frère
jumeau de Tecumseh (Shawnee) qui préféra jouer le prophète partisan de la violence quand son aîné, plus
réformateur, se muait par la force des choses en chef
de guerre. De même, Jacinto Pat (Maya) fut-il assassiné par l'un des siens
(Venancio Pec) pour divergence d'opinion. Chez les Yaquis, à la fin du XIXème
siècle, les mansos de Moralès
s'opposèrent aux broncos d'Espinosa :
les uns étaient les dissidents des autres. Au temps de l'Intervention française
au Mexique, on distinguait déjà parmi eux les Gandaristes des Pesqueiristes
(la minorité interne).
Dernière remarque :
le dissident se définit par rapport à son groupe, mais sa nature
n'indique pas comment il agit. On ne peut donc pas le mettre sur le même plan
que les leaders du premier niveau. En fait, il peut agir comme un chef
de guerre (Venancio Pec) ou comme un prophète
(Tenkswatawa). Comme type, le dissident
ne s'ajoute donc pas à la classification établie ci-dessus, il la précise
seulement. Il en sera de même des cas du transfuge
et de l’interprète.
Le
transfuge et l’interprète
A l'inverse du dissident, le transfuge
est un personnage exogène : il vient
de l'extérieur, il n'est pas, par définition, issu de la minorité elle-même.
Par ses origines et compétences, il devient tout naturellement
interprète dès que la nécessité d'un tel rôle se fait sentir. Il l'est
d'abord sur le plan linguistique ; puis, parce qu'il connaît assez bien la société
dominante, il devient plus ou moins conseiller politique, technique, militaire
ou autre. Ce rôle d'intermédiaire
lui vaut d'hériter assez souvent de la responsabilité de leader, même s'il ne
l'est pas officiellement. Il apparaît comme tel pour les gens de la majorité
dans la mesure où il est l'interlocuteur direct, celui qui négocie en lieu et
place du leader authentique qui lui aura délégué son pouvoir. La confusion
est donc facile. De même, pour la minorité, son efficacité liée à ses
connaissances lui confère rapidement une notoriété qui peut lui valoir d'être
promu leader s'il ne cherche pas lui-même à s'affirmer comme tel. A partir de
là, le transfuge/ interprète peut
s'apparenter à tous les types de leaders déjà vus au premier niveau. Tout dépend
des circonstances. Il peut être indifféremment simple interprète (Taglito), chef
de guerre (Daniel Boone ou Rafaël Jaramillo) ou réformateur (Antecume-Cognat).
Il est plus rarement prophète, encore
que rien ne l’interdise.
Étant averti des avantages
que la société dominante retire de la maîtrise de certaines qualités que la
minorité n'a pas, le transfuge
devrait être plutôt proche du réformateur.
Mais, dans la mesure où il a rompu avec cette société dominante parce qu'il
lui trouve toutes sortes de torts, il peut, au contraire, refuser toute
innovation qui tendrait à conduire la minorité vers l'assimilation ou l'intégration.
Le transfuge peut ainsi se retrouver
dans une position qui l'empêche d'être le leader positif dont il a le
potentiel. Ce paradoxe fait un peu son malheur et caractérise bien son cas
particulier. Ainsi a-t-il été beaucoup reproché
(à tort, sans aucun doute) à un homme comme Robert Jaulin parce qu’il
refusait tout contact de ses amis indiens avec les Blancs sous prétexte de
danger ethnocidaire. Pour avoir raison, il prenait le risque d'enfermer la
communauté dans un ghetto mortel. C’est un risque en effet ; faut-il encore
évaluer celui qu’un tel choix permet d’éviter !
Antecume-Cognat (qui vit
chez les Wayana de Guyane) ne fait pas l’objet des mêmes critiques que
l’auteur de la paix blanche[10],
et peut apparaître comme l'archétype même du transfuge. Il s'est installé dans la forêt amazonienne ; il a épousé
une indienne, il a changé de nom et il est membre à part entière de la tribu.
Il n'en est pas le chef ni ne semble jouer le rôle d'un leader au sens strict.
Il organise pourtant la protection sanitaire de sa nouvelle parenté et aide sa
tribu à conquérir de nouvelles techniques sans y perdre sa personnalité. Par
son action, il acquiert respect et reconnaissance de la part des Indiens avec
lesquels il vit et devient une personnalité incontournable de la minorité.
Cette situation n'est pas celle d'un leader, mais le moindre conflit un peu
important par lequel André Cognat se sentirait personnellement impliqué et
obligé de diriger une action hors du commun le projetterait probablement dans
ce rôle. Nous pourrions dire qu'il est leader potentiel à l'instar de quelques
autres qui ont transformé cette potentialité en réalité : Rafaël Jaramillo,
par exemple, « le bon blanc »[11]
qui défend les Indiens et les entraîne dans une lutte de guérilla.
Notons pour finir
que le cas des transfuges blancs vers le monde indien est moins rare qu'il peut y
paraître. Michel Guillaume Saint-Jean de Crève-Coeur remarquait déjà en 1793
que « des milliers d’Européens ont désirés devenir Indiens » et
qu'il fallait qu'il existât quand même « un lien social singulièrement
captivant, et certainement supérieur à tout ce que nous connaissons »
pour justifier un tel mouvement[12].
En résumé nous pouvons
dire que les leaders de minorités se
répartissent essentiellement entre trois grands types définis par leur domaine
d'action, auquel s'ajoutent quelques cas particuliers qui se recoupent plus ou
moins avec les précédents. Cette classification bâtie sur la base des minorités
indiennes d'Amérique recouvre des réalités qu'on peut retrouver de manière
assez ressemblante dans d'autres espaces historiques. Nous nous sommes efforcés
d'énumérer pour chaque cas quelques exemples pouvant prêter à de telles
comparaisons. Ces rapprochements, bien sûr, peuvent paraître hasardeux et il
ne conviendrait pas d'en tirer trop vite des conclusions de nature universelle.
Il est néanmoins satisfaisant pour l'esprit de découvrir combien notre
typologie peut rappeler celle dite « des Sauveurs » construite par
Raoul Girardet[13]. Travaillant indifféremment
sur tous les types de communautés, minoritaires ou non, il distinguait, pour sa
part, quatre sortes de chefs dont trois correspondent assez bien à nos
personnages de premier niveau :
- le serviteur
(Cincinnatus, Pétain, De Gaulle) qui fait don de sa personne pour sauver la
communauté agressée équivaudrait au chef de guerre.
- l'homme
providentiel (Alexandre, Bonaparte) qui s'empare du pouvoir pour conduire le
peuple vers un nouvel âge d'or. Nous pourrions l'apparenter au dissident.
- le législateur
(Solon) ou bon roi qui stabilise et sauve du chaos, lequel ne serait autre que
le réformateur.
- le prophète
(Moïse) qui annonce l'avenir radieux et qui le ferait au même titre que Wowoka
ou Handsome Lake.
Toutes ces classifications[14]
nous offrent une base de réflexion. Mais ces types s'inscrivent-ils au hasard
dans le cadre de l'histoire où répondent-ils à des déterminismes précis ?
Autrement dit, quelles conditions commanditent l'apparition de tel personnage
plutôt que de tel autre ? Telle est la question que l'on peut se poser à présent.
[2]
La critique reste « théorique » puisque dans le cas amérindien
le phénomène ne s’est pas produit.
[3]
Clastres, Hélène : la terre sans mal,
Seuil, Paris 1975.
[4] On peut imaginer de même que si Moïse ne fut pas rayé de l'histoire, ce fut précisément pour avoir disposé d'un espace de repli (le Sinaï) où ses ennemis n'allèrent pas le chercher - ne serait-ce qu'à cause du désastre de la mer Rouge.
[5]
Elles n’existent
pas en tant qu’actrices de l’histoire. Mais notre propos n’exclut
nullement le fait que les chefs de
guerre ou les réformateurs
aient pu avoir des épouses, des compagnes ou des parentes à leurs côtés.
[6]
cf L'Histoire, n°157, Juillet/Août 1992, p.14.
[7]
Condarco Moralès : Zarate, el Temible
Willka, p.249.
[8] Peau-Rouge, 1970, p. 254.
[9]
cf MacLuhan, Pieds nus sur la terre
sacrée, p.174.
[10]Robert Jaulin, La paix blanche ; introduction à l’ethnocide. Union Générale d’Edition, 10/18, Paris 1970.
[11]
voir de l'ethnocide, Paris 1972, pp. 99-130.
[12]
cité par P.Désy in Trente ans de
captivité chez les Indiens Ojibwa, p.I.
[13]
in Mythes et mythologies politiques, Paris 1986, p.73.
[14]A l'heure où nous achevons la relecture de notre manuscrit, Claude Dordis publie aux éditions du Rocher (Collection Nuage Rouge) quatre petits ouvrages dans lesquels il rassemble des paroles de leaders d'Indiens. Si l'un d'eux est consacré aux "rituels", les trois autres s'intitulent Voix des grands chefs (parmi lesquels Sitting-Bull ou Géronimo), Prophéties indiennes (dont celles de Wowoka, le prophète de la Ghost Dance) et Voix des sages (avec des textes de Black Elk ou de Dennis Banks). Sans nous concerter en aucune façon, il semble que nous aboutissions ainsi à des résultats fort semblables.