LA MÉMOIRE EN MOUVEMENT

Trois versions de Forbach et Rezonville par Yves-Charles Quentel

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Jean-François Lecaillon

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Avril 2003 – Pendant toute l’étude consacrée à la guerre de 1870 d’après les lettres et souvenirs de soldats[1], la question s’est imposée de savoir quelle valeur l’historien pouvait accorder aux récits faits par les anciens combattants. Quelles déformations et reconstructions du passé viennent polluer le discours du témoin direct ? Question primordiale pour l’historien invité à déjouer les pièges que lui tendent les sources, y compris les plus sincères ; pour une partie du grand public également facilement enclin à considérer que celui qui a vu ou vécu sait mieux que l’intellectuel enfermé dans son laboratoire de recherche. Cette problématique a donné lieu à la rédaction d’une réflexion générale sur la manière dont l’historien doit appréhender le souvenir. Mais concrètement, comment le processus de déformation se met-il en place ? Les sources offrent rarement plusieurs récits d’un événement fait par un même auteur donnant possibilité d’observer le processus par lequel la mémoire sélectionne ce que la partialité, le hasard ou le contexte de restitution du souvenir veut bien conserver. La correspondance d’un soldat de 1870 offrait cette opportunité. L’article qui suit tente d’en tirer quelques réflexions utiles.

Yves Charles Quentel est né à Lambézellec dans le Finistère, le 2 août 1848 (il fête donc ses 22 ans le jour de la bataille de Sarrebruck à laquelle il participe). Il est issu d'une famille de cultivateurs. Esprit éveillé et curieux de tout, il a reçu une solide instruction qui le conduit à servir d'écrivain public à ses camarades d'unité. 
Incorporé au 67è régiment de ligne, il participe activement aux batailles de Forbach (6 août) et de Rezonville (16 août) au début de laquelle il est blessé. Soigné à Metz, il subit le blocus avec le reste de l'Armée du Rhin. Après la capitulation, il est envoyé en captivité en Allemagne, à Erfurt, où il séjourne jusqu'en avril 1871

 

« Nous – ce nous qui englobe quiconque n’a rien vécu de tel – ne comprenons, ne saisissons pas la chose. Nous  ne pouvons imaginer à quel point la guerre est horrible, terrifiante » écrit Susan Sontag[2] ; mais la mémoire est sélective et peut tant occulter ! Seul le témoin sait parce qu’il a vécu l’événement soulignent nombre d’historiographes qui citent les souvenirs de tel ou tel pour accréditer les thèses qu’ils soutiennent ; mais le soldat ne voit rien de la bataille rétorque Saint-Genest, qui ajoute qu’il ne raconte jamais ce rien « sous l’impression du jour où il les a vus »[3]. Ces avis contradictoires interpellent : comment aborder les souvenirs des témoins de l’histoire et que retenir de leurs récits si ces sources s’avèrent aussi incertaines ? Dans Les souvenirs et l’historien[4] nous efforçons de décrire comment le souvenir conserve ou déforme ce qui a été, que ce soit lors de son enregistrement (ou encodage), de sa conservation ou de sa restitution. En nous appuyant sur les connaissances apportées par les spécialistes de la mémoire et en les confrontant à notre expérience des souvenirs d’anciens combattants, nous avons pu déceler les problèmes que posent ce type de sources et tenter de définir les stratégies que l’historien doit mettre en œuvre pour tenter de les contourner. Mais comment cerner concrètement la « pollution » du souvenir ou sa déformation par omission ? Confronté au récit des souvenirs, l’historien est pour le moins désarmé. En effet, s’il sait l’information sélectionnée au final par la mémoire, il ignore complètement celle que possédait le témoin au départ ; de même, il ne peut connaître les recompositions qui s’opèrent au fil du temps. Au mieux, il ne peut découvrir les uns et les autres que sur des faits vérifiés par d’autres sources ; et encore ne peut-il savoir si le témoin a mal perçu le fait rapporté ou s’il l’a déformé sciemment, ce qui est fort différent. Dire d’un témoin qu’il a mal vu ou qu’il déforme son témoignage au point de tromper délibérément son auditoire n’est, en effet, pas du tout la même chose. De fait, l’historien ne peut résoudre l’obstacle auquel il est confronté que s’il peut disposer d’au moins deux récits différents du même événement par le même témoin, situation qui s’avère des plus rares. Le témoin historique, en effet, écrit ses mémoires une fois, rarement (pour ne pas dire jamais) deux fois. Trouver un auteur qui produit plusieurs récits conséquents d’un même fait à des moments assez espacés pour être susceptibles de générer des différences significatives est donc particulièrement intéressant. C’est précisément ce que nous propose la correspondance d’Yves-Charles Quentel, soldat au 67ème régiment de ligne qui participa à la campagne de l’été 1870. Rassemblée et publiée par son frère[5], les lettres qu’il adressa à sa famille entre juillet 1870 et avril 1871 évoquent, entre autres épisodes de sa vie militaire, les batailles de Forbach (6 août) et Rezonville (16 août) par trois fois chacune. Quelles similitudes et différences apparaissent qui puissent nous aider à illustrer le processus de déformation du souvenir ? Tel est le défi que nous aimerions relever dans les lignes qui suivent.

 

 

Présentation des récits

 

Quentel raconte d’abord ses combats « à chaud » : Forbach le 8 août (48 heures après) et Rezonville dès le lendemain 17 (voir l’annexe). Il s’adresse à ses parents qu’il entend rassurer sur son sort. Ces premiers récits sont assez longs (plus de 60 lignes pour le 1er, une trentaine pour le second), détaillés, très concrets, et ils suivent l’ordre chronologique des événements. Le 20 août, Quentel fait un second récit de Rezonville qu’il adresse, cette fois, à son frère. A l’instar des deux précédentes, cette lettre peut être considérée comme ayant été écrite « à chaud » dans la mesure où l’auteur est encore sous le choc de sa blessure du 16. Ce deuxième récit de Rezonville est aussi long que le premier (environ 30 lignes), mais l’auteur n’y raconte plus la bataille, seulement les émotions qui l’ont traversé après avoir été blessé. A ce titre, les deux récits de Rezonville sont difficilement comparables. En fait, les deux textes sont plus complémentaires que concurrents et, mis bout à bout, pourraient être considérés comme étant deux parties d’un même document. Leur confrontation sera donc vite écourtée dans la mesure où elle ne saurait répondre à notre problématique.

Cinq mois plus tard, les 6 et 28 janvier 1871, Quentel en captivité à Erfurt envoie deux autres lettres. Le contexte a changé. Le soldat n’est plus sous le coup de l’émotion de la bataille. Remis de sa blessure, il est réduit à l’inaction et, aussi inquiet de ce qui se passe en France qu’impatient d’y revenir, il entretient au contact des autres prisonniers toutes sortes de ressentiments contre ceux qu’il peut rendre responsables de sa situation. Dans la première de ces lettres qu’il adresse à son frère, il évoque à nouveau Forbach. Le récit est presque aussi long que celui du 8 août, mais la moitié de celui-ci est consacré aux estafettes des chasseurs d’Afrique dont Quentel veut souligner la bravoure. De fait, seules une douzaine de lignes ont vocation à raconter la bataille elle-même et peuvent être, dans la perspective que nous avons fixée, comparées au texte du 8 août. La seconde lettre est adressée à un ami auquel il tente de faire un résumé (sic) des événements qu’il a vécus pendant sa campagne. Forbach y est à nouveau évoqué mais en 5 lignes seulement. Il parle également de Rezonville. Il y consacre 12 lignes. L’ambition reconnue de ne faire qu’un résumé explique en soi la différence entre les récits « à chauds » et ces « souvenirs » plus tardifs. Le fait aussi que Quentel s’adresse à un ami et non plus à un intime influe sur sa manière de raconter. Mais c’est précisément parce qu’il s’adresse à quelqu’un d’autre qu’il nous propose un nouveau récit. Du moment qu’on prend soin de bien noter la différence de contexte et de destinataire, on ne s’en plaindra donc pas. Toute la question est seulement de savoir si, en dehors des variantes liées aux nécessités de la contraction et au changement de correspondant, on peut déceler des transformations trahissant une « perte » ou une « pollution » du souvenir ? Et, dans la mesure où elles existent, dans quel sens se font les « révisions » de la mémoire ?

 

 

Forbach en trois versions

 

Par trois fois, Quentel évoque la bataille de Forbach telle qu’il dit l’avoir vécue : le 8 août 1870, le 6 janvier 1871 et le 28 du même mois. Si on considère ces trois récits dans leur ordre chronologique, on constate que l’on va du plus long (60 lignes) au plus court (5 lignes). Avec le temps, le récit s’allège donc, ce qui n’a rien de bien surprenant en soi et l’est d’autant moins pour le troisième texte que celui-ci se veut « résumé ». Ce caractère rend toutefois le récit du 28 janvier trop succinct pour permettre une comparaison efficiente ; du moins a priori. Seule la mise en parallèle des textes du 8 août et du 6 janvier peut donc paraître pertinente dans la mesure où ces deux témoignages se veulent plus exhaustifs - même si le second ne l’est manifestement pas au regard du premier.

Entre ces deux récits, l’essentiel semble préservé. Ce que le témoin élimine ne semble être, de prime abord, que des détails ; restés très vivants et forts au lendemain du combat, ceux-ci apparaissent suffisamment « anecdotiques » pour justifier leur effacement cinq mois plus tard ; soit qu’un naturel oubli s’impose, soit qu’avec le recul - et après comparaison des souvenirs avec ceux d’autres combattants rencontrés en captivité - Quentel lui-même ait mesuré le caractère « inintéressant » (parce que non décisif) de ce vécu personnel. Quoi qu’il en soit, en lisant côte à côte les deux récits sans rien oublier de leurs contextes d’écriture, on a le sentiment que le narrateur a élagué son texte sous l’effet d’une double pression : l’influence de tiers ou d’autres expériences de combat (entre autre celui de Rezonville) qui le conduisent à relativiser les détails et à reconsidérer ce qui est important ou non ; l’attente des destinataires qui a forcément changé dans la mesure où ils connaissent la première version[6] et où la suite de la campagne les conduit à être moins curieux de la seule bataille de Forbach.

Des trois récits, le premier est donc le plus complet ; le plus réaliste aussi ou le plus « vrai ». Sur cette véracité, il n’est pas question de dire que tout ce que dit Quentel s’est passé comme il le dit ; mais c’est bien ce qu’il a vécu et rien d’autre qu’il raconte. 48 heures après les faits, il a déjà oublié certains détails, il en élimine d’autres, c’est évident. Quentel, par exemple, ne nous raconte pas les conversations qu’il peut avoir eu avec ses camarades pendant l’heure d’attente derrière la forêt ; pendant qu’il est seulement préoccupé de remonter son fusil enrayé, il est évident qu’il voit beaucoup moins la bataille qui se poursuit autour de lui ; il est frappé par la mort brutale de deux capitaines mais il en ignore d’autres. La mémoire du soldat a donc déjà fait un tri ; toutefois le récit reste « vrai » dans le sens où, globalement, nous pouvons suivre la bataille comme si nous étions dans le regard du narrateur. Outre le caractère personnel des faits relatés, tout le récit est fait à la 1ère personne du singulier et en suivant l’ordre naturel des événements. C’est une des grosses différences avec le texte du 6 janvier dans lequel Quentel, sans plus respecter scrupuleusement la chronologie, se place en retrait de ses camarades et parle souvent à la 3ème personne du pluriel. 48 heures après les faits, le souvenir est encore brut, sans interférence ; certes, il est diminué d’omissions obligées[7], mais il n’est pas « pollué » par un ajout extérieur (du moins, s’il en existe un, il n’est pas repérable) ; il n’en va pas de même cinq mois plus tard.

 

Il est donc facile d’admettre que le 1er récit soit le plus « pur » et « vrai » parce que le plus riche et précis tout en étant personnel ; mais c’est le troisième qui va entrer dans la mémoire collective, pour deux raisons au moins : il est plus synthétique et, de ce fait, plus facile à mémoriser pour celui qui n’a pas vécu l’événement. C’est aussi le récit le plus « officiel ». Adressé à un ami, il s’est dépouillé de tout ce qui peut être intime (ou jugé tel par le témoin), ne retenant du souvenir que ce qui est jugé digne de l’être pour un public élargi[8]. Ainsi apparaît-il comme une sorte de produit fini de la mémoire en action, l’archétype même du récit tel qu’il s’imposera à la mémoire collective. Mais quelle idée donne-t-il, au final, de la bataille ? En dépit des allègements subis, celle-ci est-elle fidèle à celle d’origine ? Partant de cet ultime récit, remontons à la source pour voir s’il propose une vision identique ou, au contraire, transformée.

 

 

De la mémoire publique à la mémoire privée ? Retour à la source !

 

De fait, le récit du 28 janvier transmet essentiellement trois informations plus ou moins fiables :

1) Forbach fut une bataille difficile (sanglante) et perdue par les Français (ils durent céder). C’est là l’expression d’un fait historique incontestable et vérifié.

2) Les Français en général (des prodiges de valeur), le soldat Quentel en particulier (plus de 100 cartouches brûlées), ont fait mieux que leur devoir. Cette seconde observation est plus difficile à vérifier. En effet, rien ne permet de certifier que le soldat Quentel a bien brûlé toutes les cartouches qu’il prétend avoir tiré. Quant aux prodiges de valeur ils sont énoncés sans être illustrés. Le lecteur en est ainsi réduit à croire le témoin sur parole. Cette seconde information est d’autant plus difficile à traiter qu’il s’agit plus d’une interprétation du comportement de la troupe que de l’observation d’un fait objectif. Il y a donc matière à la mettre en doute.

3) Les Français ont été battus par la supériorité numérique de l’adversaire. Ici, Quentel ne raconte pas, il explique. Mais, à l’instar de la première information, ce qu’il en dit est vérifiable. On peut d’ailleurs imaginer que Quentel lui-même a fait la vérification nécessaire et put constater, documents à l’appui, la supériorité numérique affirmée. Aucun mensonge, en l’occurrence ; mais - sauf à trouver mention d’une telle supériorité dans le récit du 8 août - l’information peut être considérée comme importée. Elle relève, à ce titre, de l’interprétation du souvenir et non plus de l’expression de celui-ci.

Au final, bien que présenté comme tel à son correspondant, ce « résumé » de Forbach n’est plus l’expression d’un souvenir strictement personnel ; il relève plutôt d’une opinion collective ou version officielle (celle des prisonniers de guerre) que de la mémoire d’un seul.

 

Le récit du 6 janvier est plus complet. Y retrouve-t-on les mêmes observations ou jugements qui justifierait le texte du 28 ? Globalement, oui : nous pouvons en effet en tirer trois informations principales, qui correspondent assez bien à celles tirées du résumé ultérieur.

1) Forbach fut bien une bataille difficile (mauvais pas qui cause de nombreuses pertes) et perdue par les Français (marche en retraite). Sur ce point, rien de très différent du texte du 28. Seule la manière change qui met mieux en évidence la tournure du combat lui-même. On y apprend que les deux armées étaient masquées par des bois, qu’il y eut assaut à la baïonnette ; et que certaines manœuvres furent mal exécutées (On sonna la retraite mais en vain). Nous avons plus de détail mais cette différence ne change pas le sens général du témoignage concernant la première information.

2) Des Français (Les estafettes des chasseurs d’Afrique notamment) et le soldat Quentel (plus de 100 cartouches brûlées), ont fait leur devoir. Sur ce second point aussi nous retrouvons l’information du 28 ; à quelques nuances près, toutefois. Ce ne sont plus « les » Français dans leur ensemble qui sont ici honorés, mais certains d’entre eux seulement dont la bravoure a subjugué le narrateur. Pour ce qui le concerne, Quentel brûle bien plus de cent cartouches (comme il le répète le 28), mais cette participation n’est pas présentée comme susceptible d’être particulièrement brave : adossé derrière un mur, Quentel ne fait que couvrir (en vain, d’ailleurs) ses camarades. Voilà une situation bien différente de celle qui ressort du texte du 28 où on peut croire que Quentel était plus exposé. De fait, sur la bravoure des Français, le récit du 6 janvier est plus nuancé que celui du 28. On y voit des soldats téméraires, sans doute, mais pas forcément capables de prodiges de valeur.

3) Les Français ont été battus par la supériorité numérique de l’adversaire (des forces supérieures) ; mais Quentel met davantage en cause leur propre faute (l’élan inconsidéré de nos troupes). Il y a eu imprudence, note-t-il. Il précise que ce n’est que son avis. Mais celui-ci est bien différent de celui qu’il avoue quinze jours plus tard !

Ainsi, à 15 jours d’intervalles, le souvenir est-il plus que remanié. Le « résumé » donne la même information globale (celle qui est incontestable) ; mais sur tout ce qui relève de l’interprétation, il y a une différence importante. Certes, celle-ci tient essentiellement à la nature très différente des deux textes (un récit, d’un côté ; un « résumé » de l’autre). Ces différences n’en sont pas moins présentes et lourdes de conséquences.

 

Le texte du 8 août est peut-être le plus authentique. Peut-on y retrouver les informations tirées des deux autres ? Duquel sont-elles le plus proche ? Les distorsions relèvent-elles encore de la nuance ou sont-elles, cette fois, plus profondes ?

1) Forbach fut une bataille difficile (sanglante) et perdue par les Français (on le déduit de fait que le narrateur est amené à battre en retraite). Sur ce premier point, toujours facile à vérifier, on retrouve presque mot pour mot l’information donnée dans le résumé du 28 janvier ; En d’autres termes, sur ce qui ne prête pas à discussion, l’information ne varie toujours pas.

2) Le narrateur fait son devoir (il fait le coup de feu, va chercher des renforts à la demande d’un lieutenant, tient en respect un bataillon avec 4 autres combattants...) mais il semble le faire un peu à son corps défendant (il se retrouve isolé en première ligne sans avoir vraiment eu le choix ; « je n’osais pas tirer » avoue-t-il parce qu’il a peur de se faire repérer) et nombre de ses camarades se montrent hésitant (Les uns disent que c’est une témérité) ou plus prudents. Beaucoup des nôtres s’étaient retirés, relève Quentel. S’étant replié à son tour, il ne trouve personne en position qu’un lieutenant et trois soldats ! En d’autres termes, à part ces quatre soldats et le narrateur, on ne perçoit aucun prodige de valeur particulier. Il ne s’agit pas, ici, de jeter la pierre à qui que ce soit ; et ce d’autant moins que les Français ne reçoivent aucun renfort et sont confrontés à un ennemi bien retranché. La distorsion entre les récits n’en est pas moins grande. D’une certaine façon, le premier est sympathique dans la mesure où il préserve le caractère humain de la bataille. Les soldats se replient parce qu’ils ont peur ou ne peuvent pas tenir. Est exprimé là une simple vérité militaire qui n’a pas à se justifier. Mais on est loin, toutefois, du résumé édifiant qui se fixe avec le texte du 28 janvier !

Concernant le rôle personnel du soldat Quentel, une autre différence importante apparaît par rapport aux deux récits ultérieurs. Aucune allusion n’est faite ici sur le nombre de cartouches tirées ; surtout, Quentel se retrouve de son propre aveu dans une position avancée, non pas parce qu’il y a été placé pour couvrir une retraite, mais par accident, victime de sa propre imprudence. Non seulement ce que dit Quentel le 8 août comparé à son récit du 6 janvier nous permet de mettre le doigt sur une relecture a posteriori du combat (l’action du combattant aurait été pensée, quand elle apparaît dans le premier récit accidentelle), mais c’est toute l’interprétation de la défaite qui peut s’en trouver changée : elle serait simplement le produit d’une mauvaise direction de la troupe. C’est bien, d’ailleurs, ce qu’en dit Quentel un peu plus loin et que nous retiendrons dans le point 3.

3) Les Français ont été battus par la supériorité numérique de l’adversaire (40000 contre 20 à 30000) mais, surtout, par défaut de commandement (nous avons été mal commandés). Nous retrouvons ici l’argument de la supériorité numérique. Mais ce qui est surtout mis en avant est une responsabilité des chefs qui n’est pas reprise par la suite. De fait, sur l’explication de la défaite, nous observons une constante (vérifiable) : l’inégalité des forces en présence. Pour le reste, en revanche, le témoin est pour le moins hésitant : faute des chefs qui commandent mal le 8 août, faute des soldats qui, par peur ou excès de zèle, n’obéissent pas (le 6 janvier), aucune faute (le 28) ! Sans doute, la cause réelle de l’échec est-elle une savante combinaison des trois explications. Mais que ce soit un récit ou l’autre qui soit retenu et ce n’est plus qu’une d’entre elles qui est transmise. Toute la fragilité du témoignage se trouve ainsi résumée dans cette incertitude.

Finalement, le souvenir que Quentel conserve de Forbach est bien incertain. Mais il est possible de le dire parce que nous disposons de trois récits que nous pouvons comparer. Qu’en serait-il si nous n’en avions qu’un seul ? Et quelle idée fausse nous ferions nous si nous ne possédions que le dernier ! Or, n’est-ce pas celui-ci qui a le plus de chance de s’imposer dans les ouvrages de « souvenirs » ?

 

 

Les trois versions de Rezonville

 

Après Forbach, le soldat Quentel participe à la bataille de Rezonville. Blessé (et ayant perdu connaissance) assez tôt (il n’a eu le temps d’épauler que trois fois), il a peu à raconter sur le combat lui-même. Peut-être est-ce dommage ; mais son récit est assez riche pour en permettre l’analyse dans la perspective que nous nous sommes fixée.

Comme pour Forbach, le troisième récit (celui du 28) est le plus court. Les raisons en sont les mêmes : Quentel fait un « résumé ». Mais, cette fois, celui-ci est plus conséquent (12 lignes), assez pour permettre la comparaison avec le récit du 17 août. La confrontation des textes du 17 et du 20 août, en revanche, s’avère moins intéressante dans la mesure où la lettre du 20 évoque les états d’âme du blessé ; celui-ci ne raconte pas la bataille elle-même, seulement ce qui s’est passé après qu’il ait été touché. Pour le reste, d’ailleurs, le narrateur renvoie son correspondant à la lettre du 17 qu’il est censé connaître.

Entre les trois textes, des similitudes nettes apparaissent. Elles portent principalement sur quatre points :

1) La surprise du matin au moment de la distribution de biscuits.

2) La puissance de l’artillerie allemande et leur supériorité en ce domaine.

3) Le narrateur est frappé au moment de son 3ème épaulement.

4) Le secours apporté à Quentel blessé par un « bon bourgeois ».

Ces constantes de la mémoire structurent le récit du souvenir ; elles apparaissent comme les repères clés de celui-ci. Mais ces souvenirs ne sont pas de même nature ni pareillement vérifiables. Les deux premiers relèvent d’un registre qu’on pourrait dire « collectif ». Tous les récits de Rezonville commencent par les mêmes constats. La mémoire de chaque témoin enregistre pareillement la surprise ; elle est assez marquante pour fixer dans l’esprit ce que chacun fait au moment où elle survient. Et peu importe la « pollution » du souvenir. Que ce soit à chaud ou cinq mois plus tard, après discussion avec les camarades de combat, le témoin ne varie pas sur ce point. La « surprise » est un repère inoubliable, seulement conforté par les autres. Il en va de même pour l’instant de la blessure. A cinq mois d’intervalles, il est dit pratiquement dans les mêmes termes : J’avais le fusil à l’épaule pour la troisième fois, lorsque je sentis un choc au ventre. Tombé sans force (17 août) ; J’épaulais pour la 3ème fois, quand je ressentis un choc violent au bas ventre et je perdis connaissance (28 janvier). Le choc (une autre forme de « surprise ») est un marqueur fort de la mémoire. Quentel sait exactement ce qu’il faisait à cet instant précis (il épaulait). Était-ce vraiment la 3ème fois ? Décomptait-il ses gestes ? On peut en douter. On peut toutefois imaginer qu’il est blessé si tôt que sa mémoire peut avoir incidemment enregistré le petit nombre d’épaulement ; sinon, le caractère assez symbolique du chiffre 3 autorise à penser que nous sommes en présence d’une petite reconstruction de la mémoire optant pour ce chiffre pour simplement signifier que le combat venait de commencer. La reconstruction a posteriori du souvenir est ici sans grande importance. Elle ne change rien au sens de celui-ci.

Le souvenir du « bon bourgeois » s’explique différemment. A cet instant, Quentel n’est plus dans son état normal ; sa mémoire enregistre de manière brouillonne, désordonnée. Le présent se mêle au passé ; en témoigne le texte du 20 août dans lequel, précisément, le souvenir du « bon bourgeois » est occulté. Mais cette omission tient plus au fait que Quentel concentre son récit sur la description de ses états d’âmes plutôt que sur les faits. L’occultation du personnage tiendrait donc plus à un choix qu’à un oubli. Le « bon bourgeois » réapparaît d’ailleurs en janvier. Quentel ne l’a donc pas oublié. Sans doute pense-t-il qu’il lui doit la vie ! Mais, là encore, que l’occultation soit volontaire ou non, l’effet sur le sens est nul. Il n’y a pas de déformation de l’information globale.

Le souvenir de la puissance de l’artillerie allemande peut se nourrir, lui, de deux sources : 1) l’observation in situ d’autant plus précise que Quentel - à la différence de ce qui se passe à Forbach – en a l’expérience. Son attention est donc, d’une certaine manière, sous influence de cette expérience antérieure et sa mémoire enregistre d’emblée ce qui avait déjà été constaté. L’encodage, ici, peut être vu comme un exemple de mémorisation en fonction des sujets d’intéressement de l’esprit[9]. On trouve dans le souvenir de Forbach un exemple similaire, quand le paysan Quentel, toujours très appliqué depuis le début de la campagne, à observer des détails agricoles[10], se souvient en particulier d’une « jument » blessée[11]. 2) l’information a posteriori glanée dans les journaux ou lors des discussions avec les camarades de captivité. En bref, nous trouvons ici un souvenir qui s’appuie à la fois sur la mémoire personnelle et une connaissance importée. Le souvenir ne s’en trouve pas pour autant déformé ; il est seulement conforté par l’apport extérieur. Nous avons là une consolidation de la mémoire.

 

Entre les deux récits, la base est donc assez semblable. Quelques différences apparaissent, toutefois. On en relèvera principalement cinq, de portée très inégales. Deux très anecdotiques, pour commencer, qui relèvent plus d’imprécisions de détails assez normales, au demeurant :

1) La distance au « feu », qui est de 100 mètres le 17 août, de 2 à 300 le 28 janvier.

2) La référence au lieu des premiers soins qui est dans l’église le 17, à l’ambulance le 20 et à l’hôpital le 28 janvier.

Ces différences sont sans importance. Elles relèvent de corrections naturelles, quand le témoin se rend compte qu’il a pu se tromper dans une estimation (la distance au feu) ou qu’une précision (la première ambulance se trouve dans l’église transformée à cette fin médicale) ne mérite pas d’être mentionnée. On peut s’étonner que Quentel - qui se montre très croyant et remercie Dieu de l’avoir protégé - occulte assez vite le fait qu’il ait été soigné dans une église. On peut toutefois admettre que cet oubli de son souvenir ne porte pas à conséquence. Il n’en va pas de même des trois autres différences qui concernent :

1) La marche en avant, hésitante le 17 (Nous avons marché à 400 mètres d’eux puis avons reculé. Le général a encore crié « en avant » et, tous, en choeur, nous avons répondu « en avant » mais tous ceux qui criaient n’ont pas avancé également), alors qu’elle semble décidée le 28 janvier (Ma compagnie marcha à l’ennemi d’abord en peloton, ensuite en tirailleurs).

2) La vision qu’a Quentel du champ de bataille, faible le 17 (j’avais le soleil en face et Nous sommes restés 3 ou 4 minutes sans tirer, croyant avoir des chasseurs français devant nous) alors qu’elle semble très claire le 28 (D’un coup d’œil j’examinai la situation et vis qu’elle était critique).

3) L’issue de la bataille, absente du récit du 17 alors que nous semblions vainqueurs sur toute la ligne le 28.

Ces différences peuvent s’expliquer, mais elles sont surtout importantes dans la mesure où elles donnent au lecteur une idée de la bataille et du comportement des Français totalement opposée. Que le 28 janvier, Quentel évalue l’issue de la bataille qu’il ignore encore le 17 août pour ne l’avoir pas vécue (il était alors à l’ambulance dans l’incapacité totale d’apprécier la situation militaire) est aisé à comprendre. Son souvenir se charge ici d’un rajout a posteriori, importé de la connaissance qu’il a eu, depuis, du résultat. Il s’agit bien, toutefois, d’une « pollution » du souvenir, d’une interférence. Le témoin exprime ici un sentiment qu’il n’a jamais eu personnellement (il ne le pouvait pas). Il y a là une tromperie, mais vénielle dans la mesure où elle exprime un sentiment qui fut amplement partagé par la plupart des soldats de l’armée du Rhin le soir du 16 août. En soi, ce rajout est bénin ; s’il peut prendre une importance excessive, c’est du seul fait qu’il puisse être rapproché des deux autres corrections et participer d’une perception globale de la bataille totalement différente de ce qu’elle fut. Le texte du 28 janvier laisse croire, en effet, que l’armée a marché bravement à l’ennemi (sans hésiter et sans flottement dans les rangs) alors que le récit du 17 montre tout le contraire. Dans le texte du 28, Quentel s’octroie un rôle positif : d’emblée, il voit la situation, laissant implicitement entendre que d’autres que lui auraient pu (ou du) voir de même ; alors que la réalité du 17 dit que, de sa position, on ne voyait rien ! Dans le contexte de l’époque d’écriture (la défaite de la France est consommée, les prisonniers ont refait mille fois la campagne et se sont convaincus d’avoir été trahis par les chefs), ces corrections prennent un sens politique fort. Elles tendent, en effet, à soutenir deux thèses :

1- les troupes ont été héroïques, elles ont fait leur devoir, elles n’ont pas failli, vérité qui n’est pas entièrement fausse mais pas totalement exacte non plus !

2- les chefs n’ont pas vu ce que le simple soldat pouvait voir. Comment est-ce possible ? De fait, c’est là la thèse de la trahison qui est, ici, mise en œuvre dans le cadre d’un souvenir remanié, corrigé en fonction de ce que le souvenant veut plaider. Certes, Quentel est sincère ; mais, conditionné par une ambiance[12], il trahit sa propre mémoire. Or, quand on sait que c’est le récit du 28 qui est le plus efficace (parce que plus synthétique) et le plus « officiel » (le moins privé), c’est toute la question du poids d’une mémoire démultiplié par autant de combattants meurtris dans leur honneur qui peut ainsi être mis en cause. Trahis par les chefs, les soldats ne le furent pas ; mais la conviction s’impose et l’historiographie aura du mal à se départir de cette idée profondément ancrée dans la mémoire collective.

 

 

Quelques conclusions

 

Ainsi, l’analyse des lettres de Quentel permet-elle de confirmer la fiabilité plus grande du texte écrit « à chaud » par rapport aux souvenirs tardifs dans la mesure où, plus le temps passe, plus la mémoire se trouve « polluée » par des apports extérieurs qui la mettent sous influence. Ce n’est pas tant la question des oublis qui pose problème que les relectures de ce dont le témoin se souvient. Les « oublis » sont souvent légitimes, ils traduisent l’abandon (plus ou moins volontaires) de détails qui ne changent rien à la véracité du récit. Qu’un témoin abrège son discours, qu’il « résume » son souvenir est dommageable parce que le raccourci ôte à ce dernier son caractère humain, ces petits choses qui renforcent l’authenticité du vécu ; il lui retire ce qui en fait le charme et permet au lecteur de mieux comprendre l’enchaînement des faits et gestes. Mais, tant qu’il ne s’agit pas d’un détail susceptible de changer le sens des événements, l’occultation ne pose pas de gros problème. Malheureusement, il arrive - l’analyse des lettres de Quentel le montre - qu’une simple omission puisse changer tout un pan important de la réalité.  C’est un problème pour l’historien, d’autant plus important s’il n’est pas en mesure de déceler les omissions en question.

L’historien se retrouve ainsi tributaire des partis pris du témoin. Cette dépendance l’oblige-t-il à ignorer les souvenirs ? En aucune façon, ceux-ci pouvant lui fournir des indications intéressantes ; mai il doit soigner l’analyse du document et s’efforcer de cerner la personnalité du témoin, sa position, son statut, ses responsabilités, ses convictions afin de mieux pressentir ce qui peut orienter son regard. L’écart temporel entre le vécu et sa restitution prend aussi une importance décisive alors qu’elle est souvent négligée. Plus cet écart est grand, plus augmente en effet le risque de « pollution ». A chaud, n’importe quel témoin reste sous l’effet brut de ce qu’il a vu ; il lui manque le recul pour en comprendre le sens ou lui en donner un ; mais cette circonstance devient, pour l’historien qui s’intéresse au ressenti plus qu’aux faits, un avantage : il échappe d’autant plus au risque de pollution. En revanche, plus le temps passe et plus le témoin voit son souvenir altéré par la mise en perspective de ce qu’il a vécu, auquel viendront s’ajouter l’influence de tiers et du contexte de restitution. C’est là que surgissent les remaniements de la mémoire, altérations plus graves que les oublis dans la mesure où ils donnent à connaître un événement tel qu’il est repensé et non tel qu’il fut.

Ceci étant dit, on observe une certaine forme d’immuabilité du récit sur tout ce qui ne prête pas à polémique ou débat, soit parce que l’information est facilement vérifiable, soit parce qu’elle n’influe pas sur la vie collective ou privée de qui que ce soit. Le souvenir peut donc conforter la connaissance. En revanche, sur tout ce qui est sujet à interprétations, plus le temps passe et plus le témoignage s’avère douteux. En introduction de ses propres souvenirs, le général Albert de Vaulgrenant écrivait : « On a bien tort de se mettre à écrire ses mémoires quand on commence à perdre la sienne ». Bien joli paradoxe qui invite sagement à la prudence ; qui montre aussi, incidemment, combien le souvenir est tributaire du temps de son expression, ne serait-ce qu’en terme d’intégrité physique de la mémoire ! C’est pourquoi, sans doute, le souvenir est souvent plus intéressant pour la connaissance de l’époque de sa formulation que pour celle dont il parle. Le souvenir d’un ancien combattant de 1870 écrit au moment de l’affaire Dreyfus nous en apprend souvent plus sur cette affaire que sur la guerre franco-prussienne elle-même ! A ce titre, l’historiographie de toutes les époques négligent peut-être un peu trop la source indirecte que peuvent fournir des publications de souvenir. Quand on veut connaître une époque, on cherche des documents qui en parlent négligeant d’emblée tout ceux qui n’en parlent pas mais qui sont pourtant des reflets de celle-ci parce qu’ils sont écrits pendant celle-ci. Une source trop indirecte pour attirer l’historien, mais qui mériterait peut-être - plus qu’on  ne le pense généralement - qu’il y prête attention.  

Ces problèmes d’oublis et de relecture obligent à prendre le « souvenir » avec précaution mais, en aucun cas, à les rejeter comme source. Si l’historien en connaît les pièges, il peut les contourner d’autant plus facilement que les « remaniements » laissent parfois des traces. Il y a ceux qui s’avouent par une formulation explicite (le témoin dit tenir de quelqu’un d’autres l’information qu’il transmet, par exemple) ; il y a les contradictions, aussi, ou les références à des informations que le narrateur ne pouvait pas avoir au moment des faits qu’il rapporte. Les souvenirs tardifs sont particulièrement pollués et leur contenu totalement dénaturés par ce genre de références importées[13]. Le mélange des genres est d’ailleurs un des grands défauts des « Mémoires » des officiers supérieurs ou responsables politiques, lesquels peinent souvent à trancher entre récits de leurs souvenirs et ouvrage d’historiographie. En général, les « souvenirs » des simples soldats sont, à ce sujet, bien plus authentiques que ceux de leurs chefs. Non seulement, ils ont moins à se justifier ; mais ils limitent leurs discours au seul récit de ce qu’ils ont vu et fait, au « je » personnel et non à un « je » collectif ou à un « nous ». Sur ce point, il y a d’ailleurs un bon outil de travail pour l’historien, dont les textes de Quentel donnent l’exemple : « à chaud », Quentel dit « je » et raconte chacun de ces faits et gestes. 5 mois plus tard, il « résume » la bataille qu’il a vécue, il dit encore « je » mais il dit tout autant « nous » ou « les Français ». Ce changement de sujet est un signe caractéristique d’un nouveau positionnement du narrateur[14] qui change de fait la nature de son témoignage.

 

Le souvenir est un document difficile à utiliser, qui demande une attention de tous les instants ; qui est plus « sûr » à chaud que tardif pour dire le vécu (ce qui ne le rend pas plus « vrai » pour autant sachant que tout témoin peut se tromper sincèrement) ; qui doit être autant (voire plus) pensé en fonction du contexte de son édition (écriture) que celui de son encodage (mémorisation) ; et qui ne prend de valeur collective qu’à partir du moment où il est authentifié par un panel le plus large possible de textes de même nature[15]. Un travail parfois énorme pour le chercheur ; mais passionnant. Essentiel aussi à l’heure où la guerre en direct diffuse des images qui ne sont que des « résumés » de ce que voient les témoins, et pollués par de bien nombreux filtres !

  

 

ANNEXE : les récits de Quentel

Les trois versions de Forbach :

 

8 août 1870

C’est le 6 août qu’a eu lieu la bataille de Forbach. Une sanglante et indécise bataille (...) Nous avons fait un long détour pour arriver au village de Spicheren où nous avions d’abord campé. De là nous voyons les Prussiens sur les sommets que nous leur avions pris le 2 août. Quand nous passions sur une hauteur les Prussiens ont jeté des bombes sur notre colonne ; heureusement, ils ont jeté trop loin leurs projectiles ; d’autres compagnies qui nous suivaient ont eu des blessés. Deux capitaines et deux soldats se sont empressés de les emporter avec eux, mais ô malheur, une autre bombe arrive, coupe un blessé en deux, tue le capitaine et blesse l’autre. Ensuite, on nous a embusqués dans un ravin profond, derrière une grande forêt. Nous sommes restés là plus d’une heure, les obus passaient au dessus de nos têtes, faisant dans la terre des trous plus grands que nos marmites.

Un colonel sort de la forêt et nous dit que son cheval est tué ; ils ne sont que deux régiments, nous en aurons bien vite raison. On nous a fait suivre la lisière de la forêt pendant un kilomètre environ. Là, j’ai vu fonctionner les mitrailleuses de bien près. En descendant la côte, j’ai vu une jument qui avait la jambe emportée. Descendu dans la plaine, j’ai vu nos chasseurs aux prises avec les Prussiens. Peu à peu nous avons avancé dans un village qui était voisin (je ne sais s’il était français ou prussien). Les Prussiens étaient dans la gare.

Une fausse alerte.

« Les Prussiens », voilà ce que l’on se dit.

La générale sonne, je suis ému, mon pauvre coeur palpite à l’idée du danger. En ce moment tous les soldats sont sous les armes, munis de leurs cartouches, attendant le signal du départ. Après une demi heure de perplexité, on sonne : « la baïonnette au canon » et le « rompez vos rangs (...)[16] nous avançons pour chasser l’ennemi. 

Nous traversons une fonderie dont les plaques et les toits résonnaient sous les balles, puis avançant de 50 mètres, on m’a embusqué derrière des pierres de taille. A peine avais-je tiré trois coups que mon fusil ne fonctionnait plus. Jugez de mon embarras. Heureusement, j’étais à couvert. Prenant mon nécessaire d’arme, j’ai démonté et remonté mon fusil avec le plus grand sang-froid. Peine inutile ! Enfin, j’ai remarqué un tube de papier qui empêchait la cartouche de passer. Je l’enlevai rapidement.

A deux pas de moi un chasseur à pied avait reçu une balle dans les jambes, un autre était mort à ses côtés.

Quelques soldats s’étaient abrités derrière lui. Un lieutenant embusqué à huit pas de moi, nous dit d’avancer sur les Prussiens. Je m’élance avec vingt de mes compagnons ; à toute haleine, nous traversons les rails de chemin de fer, puis nous nous sommes retranchés derrière des tonnes en fonte d’une grosseur extraordinaire. Nous étions à l’abri des balles qui venaient en ligne droite, mais non de celles venant en lignes obliques.

A mes pieds se trouvait un capitaine des chasseurs ayant une balle dans la tête, couché dans une mare de sang. Derrière lui, il y avait un colonel qui avait reçu une autre balle dans la tempe qui lui avait traversé la tête de part en part.

Il y avait de quoi être malade, mais j’avais autre chose à faire que de réfléchir. Nous étions à 400 mètres d’un corps prussien masqué dans un bois et derrière un fossé.

Le lieutenant, brave soldat, criait de toutes ses forces : « Capitaine Péron, soutenez nous et nous attaquerons les Prussiens dans le bois ». Mais le capitaine ne l’entendait pas. Enfin, il dit : « Allons y seuls ». Les uns disent que c’est une témérité, les autres qu’en allant rapidement nous avions quelque chance de leur échapper. Cet avis fut goûté et exécuté. Au pas de vélocité, nous traversons une prairie de 200 mètres de largeur sous les balles prussiennes, avant d’arriver à l’endroit choisi. J’ai passé à côté d’un chasseur qui avait une balle dans le bas-ventre. Quant à moi, je me suis abrité derrière une corde de bois à 150 mètres des Prussiens sans considérer que mes confrères, plus prudents, s’étaient arrêtés à 30 ou 40 mètres plus bas. Ma position était critique. Je n’osais tirer dans la crainte qu’ils sussent que j’étais là. Si les ennemis sortaient de leurs tranchées, je ne pouvais leur échapper. Après réflexion, je me décidai peu à peu à faire usage de mes armes et je tirai à bout portant. Peu à peu, beaucoup des nôtres s’étaient retirés dans un jardin qui n’était guère éloigné. Et me trouvant à ce moment donné seul, j’ai battu en retraite où étaient mes confrères. Enfin arrivé au jardin, je fus surpris de n’y trouver personne ; seuls un lieutenant et trois soldats avaient gardé la position.

Je demande à l’officier ce que je devais faire : il me répondit d’aller chercher du renfort.

Je lui obéis promptement et m’adressant au colonel, je lui ai expliqué ma mission. Sa réponse fut négative ; j’allais en avertir le lieutenant et, à notre grand regret, à cinq seulement, nous avons gardé en respect un bataillon allemand.

Nous retournâmes par un hôtel saccagé, et où, au lieu de fauteuils, tapis, cognac et autres liqueurs, j’aurais désiré trouver de l’eau et un peu de pain. Je ramassais un bidon en passant et but de l’eau de la main d’un infirmier prussien. Je l’en ai remercié par geste. M’a-t-il compris ? Peut-être !

(...)

En définitive, nous avons dû céder tout le terrain que nos avions conquis le 2 août. Les Allemands étaient à 40000 dit-on et les Français 20 à 30000.

Ce que j’ai compris, c’est que nous avons été mal commandés.

 

6 janvier 1871

A Forbach, à mon avis, la cause de nos pertes énormes a été dans l’élan inconsidéré mais irrésistible de nos troupes. Les deux armées étaient dissimulées dans les bois, mais une largeur de 800 à 1000 mètres les séparaient. Les Français bien marqués auraient dû garder leur position. Mais au lieu d’attendre patiemment et de pied ferme, ils se sont jetés imprudemment dans la plaine entraînant leurs officiers.

Arrivés au côté opposé, ils ont mis baïonnette au canon, mais ils étaient devant des forces supérieures, bien abritées dans de bonnes tranchées. On sonna la retraite mais en vain ; quelques uns s’enfoncèrent dans la forêt où ils furent tués ou faits prisonniers, d’autres finirent par une marche en retraite sous les balles des fusils, de la mitrailleuse ou du canon. Pour moi, adossé derrière un mur, d’où je tirais pour protéger les nôtres et pour empêcher les prussiens de les serrer de trop près, je brûlais plus de cent cartouches, mais il n’y eut qu’un nombre relativement restreint qui purent se retirer de ce mauvais pas. Dans ce nombre était l’ami Fagon, de Plouguin.

Il y avait des chasseurs d’Afrique en estafette qui portaient des ordres (...)

 

28 janvier 1871 :

(Je me battais) le 6 août à Forbach, où je brûlais plus de 100 cartouches et où j’avais l’épaule meurtrie par le recul de l’arme qui elle même était fumante par la déflagration de la poudre. Cette bataille fut sanglante et indécise. Les Français, malgré des prodiges de valeur, durent plier sous le nombre, laissant le sol jonché de cadavres et se replier sous Metz en couvrant Sarreguemines.

 

 

 

Les trois versions de Rezonville

 

17 août 1870

Nous devions partir à midi. En attendant on nous fit une distribution de biscuits, puis on mit la marmite sur le feu. Nous étions en train de partager ce biscuit, lorsque la canonnade a commencé, des trois côtés à la fois ; surpris, aussi nous avons marché à l’ennemi.

Le 67ème a toujours la chance d’arriver premier au feu. Nous étions sur une grande plane. Les Prussiens, comme toujours, cachés dans les bois. Dans l’aile où je (me) trouvais, il n’y avais ni canons, ni mitrailleuses et l’ennemi en avait en grand nombre.

Nous avons marché à 400 mètres d’eux puis avons reculé. Le général a encore crié « en avant » et, tous, en choeur, nous avons répondu « en avant » mais tous ceux qui criaient n’ont pas avancé également.

Je m’étais préparé à la mort et l’envisageais de sang-froid.

J’ai devancé d’une dizaine de pas le front du régiment en bataille, je n’étais qu’à 100 mètres de l’ennemi et j’avais le soleil en face. Nous sommes restés 3 ou 4 minutes sans tirer, croyant avoir des chasseurs français devant nous. Dès le contraire connu on a commandé « feu ». J’ai visé et tiré sur un groupe. J’avais le fusil à l’épaule pour la troisième fois, lorsque je sentis un choc au ventre. Tombé sans force, j’ai offert mon âme à Dieu et suis resté étendu je ne sais combien de temps. Puis l’idée m’est venue de me retirer vers l’ambulance. J’ai donc rampé à quatre pattes et lorsque j’ai pu, je me suis levé debout. J’ai marché pendant huit ou dix minutes, en vacillant sous les obus et les balles et me tenant les mains sur le bas ventre.

Fatigué, j’ai voulu boire une goutte de vin de mon bidon et j’ai vu que la balle l’avait traversé de part en part. J’ai essayé de tirer la ceinture, mais je n’ai pas réussi, la plaque étant broyée. Je fus donc obligé de traîner mes cartouches et mon sabre un kilomètre à peu près. Arrivé à Resnonville, je me suis affaisé à nouveau. Un bon bourgeois m’a porté à l’église, transformée en ambulance, où, après avoir coupé la ceinture, j’ai vu que la balle était restée dans la plaque, heureusement pour moi, car sans la plaque, mes bretelles et mon bison, la balle m’eût traversé de part en part.

Un athée aurait dit, c’est le hasard ; pour moi, plein de reconnaissance envers Dieu qui, dans sa bonté, m’a sauvé, j’ai pensé que j’ai été préservé par sa providence, car la plaque n’était pas dans sa situation naturelle. Arrivé à l’ambulance, on ‘a mis une compresse sur ma blessure.

 

20 août 1870

Jamais, grand jamais, je n’oublierai les émotions que j’ai ressenties lorsque cette balle que je crus mortelle, m’est venue frapper.

Je suis tombé comme un corps inerte ; combien de temps resterai-je assoupi ? Dieu le sait. En sortant de ma torpeur, au milieu des bruits du canon, des sifflements des balles et de mitrailles, le râle des mourants et les plaintes des victimes, etc... le soleil continuait sa course, regardait les villages abandonnés, les caissons renversés et les morts entassés, comme il regarde, depuis le commencement du monde, l’eau qui coule, l’herbe qui croît et les feuilles qui tombent à l’automne (...) Je souffrais beaucoup, j’avais grand peine à bouger. Je me redressai pourtant sur les coudes et je vis des morts, des mourants épars ça et là : le soleil brillait dessus ; quoique couvert de poudre et de poussières, ils étaient pâles, les uns les yeux grands ouverts, les autres la face contre terre, la giberne et le sac au dos, la main cramponnée encore au fusil.

Je fis un effort pour me relever, je n’eus pas le courage de vaincre la douleur, je fermais les yeux pour me laisser mourir et toutes les choses lointaines de ma première enfance vinrent à mon souvenir. Je pensais encore une fois à mon cher Kervao et à ses bons habitants que je ne pensais plus revoir, à toi, à Pospoder et à mon bien aimé Jean... Pauvre papa... pauvre maman... si vous aviez su que vous éleviez votre enfant avec tant de peine et de soins pour qu’il périsse si misérablement (...)

Me retournant sur le flanc, je passai la main dans la capote, et jesentis, ô joie, je sentis que la balle n’était pas rentrée dans le ventre. Je redoublai de courage et fus tout surpris de me retrouver en vie et je me traînais vers l’ambulance .. (...).

Suivent 12 lignes dans lesquelles Quentel décrit l’horreur de l’ambulance, des blessés plus atteints que lui.

De l’ambulance, on m’a porté d’abord à Gravelotte et déposé dans une grange qui contenait autant de blé que tous les mulons de Kervao et une machine à battre.

Le tout a été brûlé le lendemain par une bombe prussienne. J’ai passé deux jours et une nuit dans un château, que j’ai dû quitter, hélas !

 

28 janvier 1871 :

La journée promettait d’être belle, magnifique. A 10 heures, au moment où on faisait distribution de biscuits aux troupes affamées, nous fûmes attaqués par une canonnade furieuse. La bataille dura jusqu'à la nuit et nous semblions vainqueurs sur toute la ligne de bataille.

Ma compagnie marcha à l’ennemi d’abord en peloton, ensuite en tirailleurs devant une forte colonne ennemie, soutenue par une artillerie formidable. D’un coup d’œil j’examinai a situation et vis qu’elle était critique. Arrivé à 200 ou 300 mètres, on commande « feu à volonté ». Alors commença une fusillade terrible qui nous enveloppa d’un nuage de fumée, qui nous dérobait la vue des Prussiens. J’épaulais pour la 3ème fois, quand je ressentis un choc violent au bas ventre et je perdis connaissance. Enfin, je repris mes sens et un bourgeois généraux me releva et m’aida à gagner l’hôpital. Là on m’ôta ma ceinture et fut surpris de voir que la balle était restée rivée dans ma plaque de ceinturon.


[1] Voir Eté 1870, la guerre racontée par les soldats. Paris, Bernard Giovanangeli éditeur, 2002.

[2] « La guerre grand angle », Courier international, n°646, mars 2003, p.VIIIb.

[3] Saint-Genest, Lettres d’un soldat, Froeschwiller – 4 septembre – campagne d’Orléans – campagne de l’Est. Paris, Dentu, 1873.

[4] Article à paraître.

[5] Cf. « correspondance à sa famille pendant la guerre contre les Prussiens (1870), bulletin de la société finistérienne d’Histoire et d’archéologie, Quimper, tomes 2 et 3, 1979 et 1980.

[6] Un bon exemple est donné dans la lettre du 20 août où Quentel renvoie son frère à sa lettre du 17.

[7] Le témoin ne raconte jamais la totalité de ce qui s’est passé.

[8] Ce phénomène apparaît très nettement dans les avant-propos des libres de « souvenirs » ou la publication de lettres de soldats très souvent expurgées de ce que les diffuseurs jugent trop privés pour mériter le regard public ; une opération toutefois bien regrettable pour l’historien ainsi privé de données parfois essentielles à la compréhension du texte qui lui est soumis.

[9] Voir Les souvenirs et l’historien. (à paraître)

[10] Se reporter à sa correspondance de juillet et début août.

[11] Il précise qu’il s’agit d’une jument et non d’un cheval comme peuvent le faire bien d’autres témoins moins avertis.

[12] Ambiance de recherche des coupables qui travaille tous les Français et de ressentiment de soldats qui se morfondent en captivité.

[13] Saint-Genest l’exprime de manière très claire. Il écrit : « AU LIEU DE RACONTER LES FAITS SOUS L’IMPRESSION DU JOUR OU ILS LES ONT VUS, ILS LES RACONTENT SOUS L’IMPRESION D’EVENEMENTS QU’ILS NE CONNAISSAIENT PAS ET DONT, MALGRE EUX, ON TROUVE LE REFLET A CHAQUE PAGE DE LEURS ECRITS. Ce qui fait que ceux qui racontent Froeschwiller et Sedan annoncent dès le 15juillet, la décadence militaire qu’ils n’avaient certes pas vus encore (…) D’ailleurs, il ne faut pas s’y tromper, les batailles, les mouvements de troupes racontés dans les histoires de guerre n’ont aucun rapport avec ce qu’on voit … c’est aujourd’hui seulement que je connais les batailles auxquelles j’ai assisté. »

[14] Ce que Daniel L. Schacter appelle le passage du « souvenirs de l’observateur » au « souvenir de champ », in A la recherche de la mémoire… Paris 1999, p.37.

[15] Encore que rien n’exclut la possibilité d’une erreur collective de perception !

[16] Ici, nous coupons 4 lignes. Quentel y exprime un état d’âme qui cesse de décrire la bataille elle-même.

 

 

Lettre ouverte à un détracteur anonyme

 

 

Après avoir lu "la mémoire en mouvement", un internaute m'a adressé ce courriel :

 

 

 

paw-satte@live.fr

Envoyé : sam. 20/09/2008 09:55

A : jflecaillon@noos.fr

Monsieur,

La lecture de vos commentaires sur les souvenirs du soldat Quentel (Forbach, en fait Spicheren et Rezonville) a fait naitre en moi un sentiment de grande consternation. Votre analyse n'a ni rigueur, ni fondement. Ce n'est ni mon métier, ni mon goût de reprendre point par point celle-ci. Il s'avère cependant que je fréquente ces sites de bataille et que lors de ces balades, j'aime à confronter souvenirs et géographie, à pied.

1) - Pour être concret et en ligne avec ce témoignage. Quentel a bien tiré 100 fois. Le mur de pierre est un mur du jardin. Il ne s'est pas avancé imprudemment, il a couru à un abri malheureusement trop proche de la ligne ennemie alors qu'il reculait par ordre. Il décrit objectivement son combat. Rien de vague, ni d'emprunté, trois écrits cohérents qui mettent en valeur son sens du devoir.

2) - Votre lecture du témoignage a le défaut, trop fréquent chez des "intellectuels" de la démonstration idéologique.

3) - Des témoignages de ce type, ne sont vrais pour le lecteur qu'après visite des lieux. Ils permettent d'analyser les mérites ou/et les fautes du commandement, de dirigeants, en dehors des discours officiels, y compris ceux des autres témoins, des journalistes et des historiens, donc de révéler des faits nouveaux, de vérifier des hypothèses.

4) - Quentel, dés le premier récit affirme le défaut de commandement et l'explique, de son point de vue, par la suite. Ce dernier est ou n'est pas intéressant pour l'historien d'abord en fonction de l'endroit où Quentel se bat.

5) - La mémoire du témoin est précise. Votre commentaire batifole dans des démonstrations laborieuses et souvent imbéciles dans le sens étymologique. Depuis cinq ans, avez-vous évolué dans votre méthode de penser ? Voilà ma question.

texte reçu le 02/05/2009

 

 

Cet interlocuteur (qui n'a pas signé son texte) a utilisé une adresse qui ne permet pas de le joindre pour lui proposer la réponse à la question qu'il me pose. C'est sans doute sans importance. Je ne suis pas sûr que ce détracteur veuille vraiment connaître mon point de vue. Mais je peux me tromper et je veux accorder à cette personne le bénéfice du doute. C'est pourquoi je lui propose ci-dessous, au cas où il repasserait par ici, la réponse que je veux lui adresser.

 

Et s'il n'y revient pas ? Peu importe. D'autres, qui pourraient se méprendre sur mes intentions ou attacher à mon propos les mêmes faux ou contre sens, trouveront peut-être intérêt à lire mon point de vue. Par défaut si paw-satte l'ignore, c'est à eux que j'adresse cette lettre ouverte.

 

NB : Ce texte "envoyé" le 20/09/2008 m'est parvenu le 02/05/2009, avec 8 mois de retard donc si j'en juge par la date d'envoi accompagnant le message de "paw-satte". Je ne sais comment interpréter cette curiosité ! Mais peu importe.

 

 

jean-françois Lecaillon [jflecaillon@noos.fr]

Envoyé : dim. 03/05/2009 17:34 (tentative vainement réitérée le même jour à 18:35, le 4 à 11:57, le 5 à 11:37, le 7 à 22:21 et le 9 à 16:13)

A :'paw-satte@live.fr'

 

 

Monsieur,

 

Je vous remercie de votre message. Dans la mesure où votre critique est sincère et de bon aloi, elle ne peut être que constructive.

 

Mes conclusions et la « méthode de penser » sont-elles mauvaises ? C’est possible. Je suis prêt à admettre mes erreurs… Sous réserve, toutefois, que la critique portât bien sur les objectifs que je me suis fixés. Or, sur ce point, je pense que vous vous méprenez sur mes intentions qui ne sont pas de mettre en doute la sincérité d’un témoin, son courage, pas plus que je n’entends nier l’une ou l’autre de ses allégations dans la mesure où je ne suis pas – ni ne serai jamais – en mesure de savoir sur quel point il dit vrai ou faux ; nul n’est en mesure de le faire, d’ailleurs. Mon souci est seulement de comparer des textes qui ne disent pas strictement la même chose. Comprenez encore que je ne cherche pas à faire l’histoire de la bataille de Forbach ou celle de Rezonville, ni même celle des combats livrés par le soldat Quentel. Ma réflexion porte seulement sur la manière dont son souvenir s’est construit, a évolué et s’est restitué en fonction de paramètres que nul témoin ne maîtrise jamais totalement. Si vous reprenez mon texte dans cette perspective, il ne mérite peut-être pas le jugement sévère dont vous l’accablez.

 

Permettez, pour sa défense, que je reprenne vos commentaires du point de vue qui est le sien.

 

1) Quentel a bien tiré 100 fois. Le mur de pierre est un mur du jardin. Il ne s'est pas avancé imprudemment, il a couru à un abri malheureusement trop proche de la ligne ennemie alors qu'il reculait par ordre. Il décrit objectivement son combat. Rien de vague, ni d'emprunté, trois écrits cohérents qui mettent en valeur son sens du devoir.

Quentel a-t-il été « imprudent » ? Le mot est peut-être mal choisi. En effet, se mettre à l’abri dans une position « malheureuse » ne relève pas d’un choix raisonné permettant le calcul de ce qui serait prudent ou non. Je vous accorde le bien fondé de cette critique ; mais c’est tout de même Quentel (dont vous dites la description « objective ») qui parle lui-même de « témérité » de la manœuvre telle que l’ont estimé certains de ses camarades. A quel moment doutez-vous donc de son objectivité ? Sur quel fondement ?

A-t-il tiré 100 fois ? C’est possible. Quentel l’affirme. Nous sommes en droit de le croire… et d’en douter tout autant. Mais pour ce qui me concerne, je veux seulement faire le constat que ce détail n’apparaît qu’au second récit. Et je m’interroge sur cette différence. Manifestement, à chaud le témoin n’a pas jugé l’information essentielle. Le fait est peut-être authentique, Quentel a peut-être pu reconstituer cette authenticité a posteriori. Mais s’il en est ainsi cela montrerait qu’il ne s’agit pas d’un souvenir à proprement parler, seulement d’une reconstruction du passé. La question que je pose – et nulle autre – est alors de savoir pourquoi un individu procède ainsi. Pour avancer une hypothèse de réponse, je m’efforce alors de replacer le témoignage dans son contexte d’écriture qui n’est pas celui du vécu. Simple précaution méthodologique que j’emprunte, d’ailleurs, aux procédures de la Justice. 

 

2) Des témoignages de ce type, ne sont vrais pour le lecteur qu'après visite des lieux. Ils permettent d'analyser les mérites ou/et les fautes du commandement, de dirigeants, en dehors des discours officiels, y compris ceux des autres témoins, des journalistes et des historiens, donc de révéler des faits nouveaux, de vérifier des hypothèses.

Il y a quelque chose, dans votre remarque, que je ne saisis pas bien. De mon point de vue, elle me paraît même contradictoire.

Mais précisons d’abord que, pour moi, tout témoignage est « vrai » dans le sens où le témoin dit en toute sincérité ce qu’il pense avoir vu et que ce regard porté sur un évènement est un fait en soi. Ceci étant admis, je ne peux pas prétendre que ce qui est dit se soit passé comme le témoin le dit. Il peut se tromper, ce que vous semblez admettre puisque vous dites que ce témoignage permet de vérifier « ceux des autres témoins » ; vous posez donc ces autres témoignages comme potentiellement suspects ! Mais alors pourquoi celui du soldat Quentel le serait-il moins qu’un autre ?

Comprenez encore que je ne cherche nullement à déconsidérer l’individu Quentel. J’utilise seulement son témoignage parce qu’il me fournit trois récits du même événement, situation malheureusement peu fréquente pour pouvoir pratiquer l’exercice avec d’autres témoins ; et je le fais pour montrer comment le souvenir évolue avec le temps (c’est une constante dont l’historien du souvenir doit tenir compte). En cela je dois confesser que mes observations n’ont rien de très original : elles ne font que retrouver ce que les neurologues d’une part (Schacter), les psychologues d’autre part (voir Elizabeth Loftus entre autres) constatent dans leurs propres disciplines.

 

3)     - Quentel, dés le premier récit affirme le défaut de commandement et l'explique, de son point de vue, par la suite. Ce dernier est ou n'est pas intéressant pour l'historien d'abord en fonction de l'endroit où Quentel se bat.

Oui, et je ne mets en doute ni l’interprétation de Quentel, ni la faillite du commandement confirmée par toutes les études historiques. Sur ce point, témoins et historiens se rejoignent et c’est très bien ainsi. C’est l’assurance, pour nous, de disposer d’une explication solide des défaites françaises tout en montrant comment la perception des témoins a pu aggraver les fautes commises en instituant le doute et la démoralisation dans les rangs. Mais cette vérité historique connue depuis longtemps n’est pas ce qui me préoccupe. Je ne ferai alors qu’enfoncer des portes ouvertes. Ce qui m’intéresse n’est pas ce qui s’est passé à Forbach, mais ce que la mémoire en garde, 5 mois, 1 an, 10 ans ou 30 ans plus tard, et pourquoi elle opère les corrections observées. Je ne travaille pas sur Forbach ou Rezonville mais sur la mémoire que les témoins et ceux auxquels ils vont raconter leurs souvenirs entretiennent, cela au bénéfice de l’explication historique bien sûr, mais aussi de légendes ou de mythes, parfois. Aujourd’hui, quand je travaille sur le récit de souvenirs écrits et/ ou publiés à la veille de la Grande Guerre, je trouve intéressant de voir comment une certaine idée de 1870 établie à cette date a pu nourrir des doctrines militaires qui furent des erreurs, voire le « consentement » de certains appelés. 

 

4)     - La mémoire du témoin est précise. Votre commentaire batifole dans des démonstrations laborieuses et souvent imbéciles dans le sens étymologique.

Dans mon article, j’admets la « précision » du récit que je dis « détaillés, très concrets » quand il est écrit à chaud. Après, force est de constater que la précision est moindre ce qui n’a rien de surprenant biologiquement parlant : il est prouvé que les souvenirs sont très volatiles. Quentel comme moi-même n’y pouvons rien.

Quant à mes démonstrations, peut-être méritent-elles les qualificatifs que vous leurs réservez. Si tant est que vous les ayez jugés sur ce qu’elles avaient la prétention d’analyser.

 

5)     - Votre lecture du témoignage a le défaut, trop fréquent chez des "intellectuels" de la démonstration idéologique.

Là, je ne vois pas ! Pourriez-vous préciser quelle idéologie ?

 

En vous remerciant d’avoir exprimé votre critique en toute franchise (bien qu’anonyme !), je vous prie d’agréer, monsieur, l’expression de ma cordialité.

 

Jean-François Lecaillon

 

 

 

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