MOUVEMENTS INDIENS ET CONSCIENCE OCCIDENTALE
(Essai pour une théorie de la convergence)
Écrit
en 1987, cet article a été adressé au CEMCA de Mexico dont le directeur de l'époque,
Jean Meyer, avait proposé qu'il soit publié dans la Revue Trace qu'édite
ce Centre de Recherche. Le projet, cependant, n'a pu aboutir et l'article est
resté dans les cartons.
A cette date, suite à ma thèse sur le comportement des Indiens face
à l'Intervention française au Mexique (sous Napoléon III), je m'intéressais
à celui d'autres communautés d'autres époques à titre de comparaison et,
tout particulièrement, au phénomène de "réveil indien" qui
défrayait alors la chronique sur le continent américain. Le texte présenté
ici est le fruit de mes réflexions sur le sujet, alors que je travaillais à un
ouvrage de synthèse paru aux éditions L'Harmattan deux ans plus tard.
Depuis quelques années, les États américains sont confrontés
à des mouvements de revendications de plus en plus dynamiques émanant de leurs
populations d'origine indienne. L'ampleur des manifestations, l'importance des
conflits socio-ethniques et l'écho international qu'ils peuvent avoir, ont
conduit les observateurs à parler de "réveil indien". L'usage de
cette expression nous paraît cependant ambigu. En premier lieu parce qu'elle
suggère l'idée d'un "sommeil" antérieur dont l'authenticité n'a
rien d'évident. En second lieu, elle tend à occulter le fait que le
comportement des communautés indiennes s'inscrit dans un contexte global qui ne
peut ignorer l'attitude qu'y observent les non Indiens. L'actualité indigène
est en effet présentée comme si les Indiens agissaient d'une manière nouvelle
face aux autres communautés ethniques (Blancs et Métis) qui, elles, n'auraient
pas changé. Et personne ne se demande en quoi l'attitude de ces dernières a pu
aider ou provoquer les changements observés. S'il est évident que "le réveil
indien" relève d'abord d'un activisme nouveau des populations concernées,
on ne peut pas penser ce phénomène en dehors du contexte dont les non Indiens
font partie en tant qu'acteurs déterminants. La question du "réveil
indien" doit alors se poser dans les termes suivants : s'agit il vraiment
d'un réveil et si oui de quel ordre est il ? Est il aussi spécifiquement
indien qu'on le dit ? Le comportement des non Indiens n'a t il pas lui-même
changé, permettant une expression des minorités qu'ils n'auraient jamais
autorisée auparavant ? De fait, si de nombreuses études se penchent sur les
nouveaux comportements indiens, les moyens que les mouvements d'émancipation
mettent en œuvre ou les obstacles qu'ils rencontrent, elles s'intéressent
assez peu au fait de savoir si ces changements ne sont pas aussi liés à une
attitude particulière des non Indiens. Autrement dit, la question pourrait être
formulée de la manière suivante : l'actualité indienne est-elle le fait
d'un réveil qui ne serait qu'indien ?
Avant de remettre
en cause la notion de "réveil" dans l'optique que nous venons de préciser,
tentons cependant de rappeler comment l'événement est couramment interprété.
Si tous les observateurs sont d'accord pour reconnaître la réalité d'un
activisme remarquable, les explications que chacun en donne ne manquent pas
d'intérêt dans la perspective que nous nous sommes fixées. Non seulement
parce qu'elles remettent en cause la pertinence du mot "réveil", mais
aussi pour tous les sentiments qu'entretiendraient incidemment la plupart
d'entre elles.
Commençons par les thèses indianistes. Pour celles-ci, le "réveil"
ne serait que l'expression nouvelle d'une revendication ancienne. D'origine
interne, porté par une dynamique plus ou moins médiatique et mieux adaptée
aux environnements politiques nationaux ou internationaux, le "réveil"
ne serait que la manifestation modernisée (ou réactualisée) d'une lutte
ininterrompue depuis la Conquête. Défendue (essentiellement) par des auteurs
d'origine indienne, cette analyse accepte la notion de "réveil" dans
la mesure où le terme sert à qualifier les effets d'une nouvelle forme de
lutte. Sur le fond, en revanche, il n'y aurait rien de nouveau, les Indiens
n'ayant jamais cessé de se battre pour la défense ou reconquête de leurs
droits. L'histoire des guerres et des révoltes indiennes serait là pour en témoigner.
Autrement dit, il n'y aurait pas de réveil à proprement parler dans la mesure
où les Indiens ne se seraient jamais endormis ; au pire, ils se seraient tus
par manque de moyen mais en attendant leur heure.
Les thèses marxistes s'opposent résolument à cette vision des choses :
elles lui reprochent d'oublier le poids - jugé fondamental - des structures
socio-économiques que l'Histoire (coloniale et capitaliste) a imposé aux
Indiens depuis la Conquête. Pour cette école, le "réveil indien" ne
serait en fait qu'une réaction normale d'une classe sociale surexploitée, d'un
sous-prolétariat qui n'aurait d'Indien que son statut de peuple volontairement
marginalisé pour servir les intérêts de la classe dominante ; autrement dit,
il serait l'expression de la conscientisation politique d'une minorité
enfermée dans une culture de la dépendance fabriquée pour elle de toute pièce
par les intérêts capitalistes. Tout en s'insérant dans la logique révolutionnaire
de l'Histoire, ce réveil n'aurait alors rien d'original ni de spécifique. Il
ne ferait que s'inscrire dans le contexte universel de révoltes des minorités
opprimées. Une telle analyse diverge totalement de la précédente tant dans
l'explication qu'elle donne des mouvements indiens que dans les objectifs qu'ils
auraient. En revanche, elle remet implicitement en cause la notion de "réveil"
pour lui substituer celui d'éveil : les Indiens s'insurgent et organisent
aujourd'hui parce qu'ils auraient enfin compris dans quel état d'exploitation
l'impérialisme européen les avait plongés (voir
note).
Une troisième thèse est celle de la manipulation. Pour ses tenants, ce
que l'on appelle "réveil" ne serait jamais que l'exploitation
politicienne et subversive de mécontentements plus ou moins légitimes. Les
mouvements indigènes seraient fabriqués de toute pièce et/ou manipulés par
des guérillas, des partis ou des puissances étrangères luttant pour la conquête
du pouvoir ou la défense d'intérêts sans rapport avec ceux des Indiens. Que
ces manipulations soient d'origine nord-américaine, soviétique ou libyenne,
communiste ou nationaliste, d'État ou d'opposition, ne change rien au
raisonnement. Pour nous, d'ailleurs, la question n'est pas là. Il s'agit
surtout d'observer comment une telle thèse revient à nier toute idée de réveil
indien. Celui-ci n'existerait pas puisque les mouvements concernés ne seraient
que la continuation par d'autres moyens de conflits plus anciens ; ils
n'auraient rien d'indiens non plus puisque tout serait télécommandé par des
tiers totalement étrangers à l'indianité. Autrement dit l'idée de "réveil
indien" ne serait qu'un leurre utilisé pour mieux masquer d'autres enjeux
moins avouables, le produit d'une vaste mystification.
Pour finir, il existe une dernière thèse que nous appellerons, par commodité,
intégriste. Selon elle, le "réveil' ne serait que le sursaut
ultime de cultures en voie de disparition, le dernier spasme avant l'agonie
agitant quelques vieux nostalgiques et ne touchant qu'une petite minorité des
populations concernées - la majorité acceptant l'inéluctable assimilation.
Sans doute pourrait-on parler de réveil par référence à un passé où le réflexe
intégriste restait plus marginal encore ? Cependant, la notion de "réveil"
ne devrait pas être retenue dans la mesure où elle suggère une renaissance et
un avenir que les communautés indiennes en question n'auraient pas.
Aussi contradictoires ou opposées soient elles, toutes ces thèses ont un point
commun : tout en acceptant le terme de "réveil" utilisé pour
qualifier un fait politique que personne ne nie, elles rejettent toutes, plus ou
moins explicitement, ce que le concept exprime. Que ce soit parce que les
Indiens ne se sont jamais "endormis", parce qu'il n'y avait pas eu de
précédent, parce que les mouvements ne sont pas ce qu'ils ont l'air d'être ou
parce qu'ils ne sont que l'expression d'une agonie qui contredit toute idée de
renaissance, pour chacune de ces thèses, il n'y a pas de "réveil
indien". Utiliser le concept reviendrait donc à commettre un abus de
langage et/ou à véhiculer une erreur. Faut-il alors changer d'expression pour
désigner les manifestations indiennes des années 70-80, afin d'éviter tout
malentendu ou - dans l'optique des analyses résumées ci-dessus - corriger nos
savoirs ? On peut le faire, sans doute ; mais, avant de se lancer dans un
tel projet, quelques remarques s'imposent.
La thèse indianiste a l'avantage d'être l'expression des Indiens eux-mêmes,
ce qui la rendrait plus pertinente que les autres. Ne sont-ils pas les mieux
placés a priori pour dire comment, pourquoi et depuis quand ils agissent
? Le fait qu'ils parlent sur eux-mêmes est par ailleurs d'autant plus intéressant
qu'il est assez inédit. Pour le passé, en effet, il est rare que nous
disposions de sources exprimant directement le sentiment des Indiens. Cependant,
cette expression se fait dans un contexte passionnel et militant qui la
handicape. Il arrive ainsi qu'elle sous-estime le poids des structures socio-économiques
ou politiques pour privilégier abusivement la spécificité ethnique ou
culturelle des mouvements qu'elle soutient. Inversement, il lui arrive souvent
d'occulter ou d'ignorer l'évolution culturelle de l'indianité elle-même.
Celle-ci est une identité moderne, post-coloniale, elle est le produit d'une
Histoire qui a tout fait pour écraser, transculturer, marginaliser ou détruire
l'indigène précolombien, lequel n'existe plus contrairement à ce que certains
indianistes affectent parfois de croire. Celui que nous appelons
"Indien" n'est pas ce qui fut aux temps préhispaniques et la thèse
indianiste ne peut faire abstraction des mutations, de l'occidentalisation et de
la reculturation qu'ont subi tous les peuples natifs encore existant. Ainsi, une
volonté - légitime et, peut-être , nécessaire - de différenciation conduit
souvent les indianistes à nier l'évidence : les Indiens ne sont pas ce que
furent leurs lointains aïeux. Mais alors, peut-on parler de "réveil
indien" si ceux qui ouvrent aujourd'hui les yeux ne sont pas ceux qui les
ont fermés hier ? Subtilité sémantique ? Peut-être ; mais qui oblige à réfléchir
sur les qualités de ceux dont on parle.
Pour leur part, les marxistes ont le mérite de reconnaître cette modernité de
l'Indien qui interdit tout rapprochement hâtif avec les hommes du passé. Leur
thèse a cependant le tort de nier l'authenticité du discours indianiste, négation
qui risque de véhiculer une lourde accusation dont nous ne saurions dire si
elle est consciente ou non : les leaders indiens seraient soit des menteurs,
soit des "idiots" ! Ils seraient menteurs puisqu'ils détourneraient
les forces populaires de leurs congénères des fins socialistes qui sont les
leurs ; Ou bien ils seraient stupides puisqu'ils n'auraient toujours pas compris
la vocation foncière de leur propre lutte ! Consciemment ou non, les marxistes
en arrivent ainsi à développer des propos désobligeants et injustes pour les
Indiens. Car, de deux choses l'une : les leaders indiens qui trompent les leurs
et ces derniers si dénués de lucidité ne sont que de pauvres gens "réfractaires
au progrès, ignares, hypocondriaques et stupides"(sic) dont il n'y a rien
à attendre puisqu'ils ne comprendront jamais rien à rien. Merci pour eux du
compliment qui n'a rien à envier à ceux que les colons formulaient déjà il y
a deux ou trois siècles. Ou bien ce sont des camarades en puissance qui n'ont
pas encore pleinement saisi cette vérité qu'a découverte celui qui parle,
mais à laquelle il ne saurait échapper plus longtemps. Généreuse
condescendance de l'Initié pénétré de la vocation apostolique dont il se
croit investi quand elle n'est que l'expression résurgente d'un vieux complexe
de supériorité ? On tourne en rond !
Déprécier les Indiens n'est pas, cependant, l'apanage des auteurs marxistes.
Ceux qui dénoncent la manipulation subversive sous-estiment plus nettement
encore les peuples Natifs. En effet, si elle veut bien reconnaître l'existence
d'une force insurrectionnelle spécifiquement indigène sans laquelle il ne
saurait y avoir manipulation, elle tend en fait à reléguer l'Indien au rang de
vulgaire figurant d'un événement qui le dépasse. Ce dernier apparaît alors
comme un personnage incapable de saisir les véritables enjeux des luttes
auxquels il participe. Manœuvré par les Blancs ou par les Métis qui se
battent pour le contrôle du pouvoir politique, il n'existe pas en soi ; il
n'est qu'une silhouette. Une telle vision du "réveil indien" est
terriblement désobligeante pour les minorités concernées tant elle minimise
(voire nie) l'intelligence politique des Natifs ; mais, en dépit de toutes les
critiques déjà anciennes, elle trahit surtout la perpétuation d'une
historiographie congénitalement ethnocentrique : une fois encore l'événement
étudié est pensé essentiellement par rapport au Blanc, seul acteur véritablement
important, semble-t-il, de l'Histoire en train de se faire. Les Indiens n'y sont
que le décor exotique d'une chronique mondiale dont les premiers rôles
reviennent aux acteurs issus du monde occidental. Aussi injuste soit elle, cette
thèse de la subversion a toutefois un mérite : celui de dénoncer les
tentatives d'amalgame ou de récupération dont la cause indienne peut être la
victime. Mais elle est dans l'erreur à partir du moment où, sous prétexte
d'une réalité - la tentative de manipulation - elle tend à occulter, déformer
ou minimiser la revendication indienne. Elle omet d'ailleurs de s'interroger sur
la signification des "manipulations ratées" qui jalonnent l'histoire
des révoltes indiennes. Pourquoi tant de ratages ? Quelle est la part des
responsabilités indiennes dans tous ces échecs qui vont des tentatives nord-américaines
ou françaises lors de leurs interventions respectives au Mexique - 1847 pour
les premiers, 1862-1867 pour les seconds - à celles des sandinistes ou
somozistes envers les Miskytos du Nicaragua en passant par les efforts légendaires
du Che Guevara ? Comment les simples pions que sont les Indiens ont-ils déjoués
les manœuvres de ceux-là qui entendaient se servir d'eux ? Ne sont-ils que les
heureux bénéficiaires d'échecs qui ne leur devraient rien ?
Pour finir,
constatons que la thèse intégriste n'est pas plus obligeante envers les
Indiens que les précédentes dans la mesure où la qualification d'intégrisme
n'est pas dénuée de connotations négatives. Penser une personne ou une
communauté en ces termes n'est-ce pas les considérer comme réactionnaires,
anti-progressistes et enfermées dans des attitudes désuètes, n'est-ce pas
feindre de croire (à tort ou à raison) que les individus ainsi caractérisés
font partie de ceux qui refusent d'évoluer ? De fait, penser les mouvements de
revendications indiennes comme étant l'expression d'un énième intégrisme
revient essentiellement à faire état d'un sentiment têtu de supériorité .
"Voyez ces pauvres indigènes qui se replient sur les ultimes reliques de
leur passé, n'est-ce pas pitoyable ?" nous disent de manière plus ou
moins explicites les tenants de cette thèse. Il est certain qu'il existe des
mouvements indiens intégristes de ce genre ; mais ils restent minoritaires. Si
on veut bien se donner la peine d'analyser sereinement les discours et
revendications, on s'aperçoit que la majorité des communautés mobilisées ne
font pas état d'une nostalgie figée. Les Indiens qui militent pour la
reconnaissance de leurs droits le font souvent en des termes très modernes et
originaux qui témoignent tant de leur indépendance d'esprit que d'une réelle
intelligence. Ceux qui les accusent sans discernement montrent surtout qu'ils
n'entendent pas leur faire la moindre concession, intransigeance dangereuse dans
la mesure où elle risque de provoquer une réaction violente de la part de
leurs victimes.
Appliquée aux
mouvements indiens contemporains, la notion de "réveil" ne nous
semble donc pas bien choisie. Mais dans le même temps, il apparaît que le
regard porté par les non Indiens sur ces mêmes mouvements n'est pas innocent.
Pendant que certains les idéalisent par solidarité, sympathie ou complaisance,
d'autres les banalisent pour mieux les récupérer, dénigrer ou rejeter. C'est
regrettable dans la mesure où de telles attitudes tendent à dénaturer
l'activisme indien, au risque de le détourner de ses objectifs les plus légitimes
et réduire ainsi à néant tous les efforts des communautés pour se faire
entendre et respecter. Il convient de les dénoncer à chaque occasion qui se présente.
En dehors de quoi, une remarque peut être faite. S'il y a quelque chose
d'original ou d'inédit dans le "réveil indien", ce n'est pas
seulement dans le renouvellement de son activisme qu'il faut le chercher ; l'événement
se situe tout autant, sinon plus, au niveau de l'impact que peut avoir celui-ci
sur ses adversaires ou interlocuteurs. Tout se passe comme si, soudain, les non
Indiens (re)découvraient l'existence des Natifs. Ils les croyaient disparus,
morts, exterminés par les guerres indiennes, décimés par les maladies ou
assimilés, et voilà qu'ils resurgissent, à Wounded Knee, sur les hauts
plateaux Andins ou dans les confins du Yucatan ! Ils sont toujours là, ils
s'organisent et reçoivent le droit de siéger à l'ONU avec le statut
d'Organisations Non Gouvernementales ! La presse en fait ses gros titres, elle témoigne
de ses revendications et rapporte les victoires juridiques que certaines
communautés remportent. Les ouvrages scientifiques sur le "réveil"
se multiplient, des comités de soutien sont fondés, des revues spécialisées
sont publiées. Depuis le début des années 70, le "réveil indien"
est même quasiment un sujet "à la mode".
Combien de temps
cette "mode" durera-t-elle ? Nul ne peut le dire. Mais les intérêts
en jeu sont tels qu'on peut présager sans grand risque d'erreur que l'attention
des non Indiens - les Blancs et les Métis - n'est pas prête de s'éteindre.
Entre ceux qui ont peur de voir leur échapper des richesses économiques qu'ils
convoitent, ceux qui, par idéologie ou ambition personnelle, recherchent le
pouvoir et s'intéressent aux mouvements indiens dans l'espoir d'utiliser à
leur profit la force insurrectionnelle qu'ils développent, et les États qui
peuvent avoir intérêt à culpabiliser ou gêner leurs voisins ou adversaires
pour mieux faire oublier les torts qui les accablent à l'intérieur de leurs
propres frontières, tout porte à croire qu'en matière de question indienne,
si réveil il y a, il n'est pas tant celui des Indiens que celui des Non
Indiens. Certes, les premiers ne sont pas pour rien dans ce qui se passe. Au nom
d'un "éveil des Blancs" les concernant, il ne faudrait pas leur
retirer leur part de responsabilité. Le "réveil indien" est bien
l'expression inédite d'un panindianisme plus ou moins bien organisé, structuré
et étendu, capable d'utiliser les médias et les tribunes internationales pour
se faire entendre et reconnaître. Hors de cette nouveauté, il n'y aurait pas
de "réveil indien". Mais celui-ci n'aurait pas davantage d'existence
si, conjointement, il n'y avait pas un "réveil blanc", l'émergence
d'une prise de conscience susceptible de permettre aux minorités amérindiennes
de sortir de l'oubli dans lequel elles étaient confinées. De fait, le "réveil
indien" ne doit pas être pensé comme un simple processus de revendication
émanant d'une communauté humaine ; il est le produit d'un phénomène de
convergence. En 1972, au tout début du "réveil", Jean Meyer
posait déjà la question : "Au 19ème siècle, le choix était
entre l'occidentalisation et l'extermination ; qu'en est-il au 20ème ?
Les Indiens pourront-ils sauver cette inimitable saveur que l'on ne trouve qu'à
soi même ?" Et d'ajouter un peu plus loin : "Sensibilisé par
les recherches en matière d'ethnopsychologie, d'ethnosociologie, on commence à
s'intéresser aux personnalités des peuples et des régions, dont l'existence
à plus ou moins court terme est menacée. Aucune mesure sérieuse n'a été
prise pour éviter la disparition de valeurs auxquelles cependant nous semblons
tenir, puisque leur déclin nous met mal à l'aise". L'expression d'un
tel malaise est clair : elle illustre toute la différence qui existe entre hier
et aujourd'hui. Le Blanc n'est plus indifférent au sort des minorités
ethniques et à la survie de leurs identités spécifiques. Pur produit d'une
mauvaise conscience passagère ? Peut-être. Expression aussi d'une nouvelle
manière de concevoir une certaine forme de progrès : il ne s'agirait plus
d'aider l'autre à devenir comme soi même, mais de lui permettre de rester
lui-même tout en trouvant sa place dans la modernité. Une petite révolution
dans les mentalités ? Quoi qu'il en soit de l'effet de mode ou de l'authenticité
d'un changement, nous sommes bien en présence d'une réalité qui profite aux
Indiens, celle d'une convergence entre une revendication ancienne mais réactualisée
et l'éveil d'une reconnaissance de la part de leurs interlocuteurs
traditionnels.
L'expression de
"réveil indien" pour qualifier les mouvements de revendication
actuels émanant des peuples indigènes des deux Amériques est donc plutôt mal
choisie. Si "réveil" il y a, il ne saurait être "indien"
dans la mesure où ceux qui ont été désignés par ce vocable n'ont jamais
cessé de se battre pour préserver leurs biens, leurs personnes ou leur Mémoire,
que leur lutte ait été active ou passive, violente ou légaliste, connue ou
oubliée. Si on tient absolument à garder le mot "réveil" pour
qualifier leur activisme présent, on ne peut le faire que dans le cadre d'une
analyse de court terme et pour ne parler que de la seule forme. Celle-ci a en
effet bien changé (référés auprès des tribunaux, utilisation des médias…),
donnant aux mouvements plus de chance de réussites. Sur le fond, autrement dit
sur la revendication d'un droit à la différence et à la perpétuation d'une
identité propre, les Indiens, en revanche, ne se sont jamais endormis. Sur ce
point là, ils ne sauraient donc se réveiller. Pas plus, d'ailleurs, les Blancs
dans la mesure où ceux-ci - hormis quelques individus isolés - n'ont jamais
vraiment admis que les Indiens puissent rester ce qu'ils voulaient être.
Quelles qu'aient été les justifications - vénales, idéologiques,
"humanitaires" ou religieuses - l'Indien devait changer ou mourir. Il
n'avait pas d'autre alternative. Ce n'est que très récemment qu'a germé l'idée
qu'il puisse perpétuer sa différence dans un monde moderne et ouvert. Sachant
qu'il n'y a jamais eu de réel précédent sur ce point, comment parler de
"réveil" ? Ne s'agit-il pas seulement d'un "éveil" ?
Plutôt que de
"réveil indien", il serait donc moins ambigu de parler de
"question indienne", expression qui a l'avantage d'être neutre et de
moins prêter à polémique. S'agit-il de proposer une révision sémantique
bien superfétatoire, peu susceptible de changer quoi que ce soit sur le fond du
sujet ? Sans doute. Les spécialistes connaissent très bien toute la complexité
de ce dernier sans qu'une notion utilisée par commodité y changeât quoi que
ce soit. A un niveau plus profane, cependant, il n'est pas innocent d'adopter
tel concept plutôt que tel autre à cause de ce que chacun d'eux peut véhiculer
sur le plan idéologique ou politique. Chacun sait (ou doit savoir) à quels
faux ou contre sens l'usage d'un mot ou d'un autre peut prêter, à quels
entretiens ou manipulations des préjugés ils peuvent conduire et combien il
est difficile de corriger une conviction collective bien établie.
Ceci dit, la théorie
de la convergence évoquée ci dessus ne doit pas conduire à un optimisme
excessif. Ce n'est pas parce que les Indiens ont plus de moyens et trouvent plus
aisément l'oreille des Blancs qu'ils réussiront mieux qu'hier. Ce n'est pas
parce que les Blancs sont plus réceptifs à leurs revendications qu'ils seront
plus généreux que leurs aïeux. Les intérêts en jeu sont parfois trop considérables
pour assurer que justice soit rendue à ceux dont les droits ont été longtemps
bafoués. Si malaise il y a, capable d'éveiller la conscience occidentale aux
soucis des Amérindiens, cela ne signifie pas pour autant qu'un tel éveil
produise les réformes jugées nécessaires. Malgré la sensibilité nouvelle, aucune
mesure sérieuse n'a été prise, constatait Jean Meyer en 1972. Depuis, les
choses ont un peu changé ; mais rien n'est jamais définitivement acquis.
Jean-François Lecaillon
NOTES : pour revenir au texte, cliquez sur le lien
(1)
: par ailleurs, les marxistes peuvent penser comme les indianistes, à savoir
que la lutte des classes à laquelle les Indiens s'éveilleraient aujourd'hui ne
serait pas une nouveauté. Les révoltes et guerres du passé n'en seraient que
l'expression inconsciente. Classe opprimée, exploitée et toujours révoltée,
les Indiens ne se réveilleraient pas, ils ne se seraient jamais endormis. De
nombreuses recherches sur les révoltes indiennes (celles du 19ème
siècle tout particulièrement) s'efforcent de montrer que la motivation
principale des Indiens/paysans est d'ordre socio-économique dans le sens de la
dialectique marxiste.
Meyer,
Jean : "Le problème indien au Mexique", in L'ethnocide à travers
les Amériques, Paris 1972.