MOUVEMENTS INDIENS ET CONSCIENCE OCCIDENTALE

(Essai pour une théorie de la convergence)

Copyright © 1987

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Écrit en 1987, cet article a été adressé au CEMCA de Mexico dont le directeur de l'époque, Jean Meyer, avait proposé qu'il soit publié dans la Revue Trace qu'édite ce Centre de Recherche. Le projet, cependant, n'a pu aboutir et l'article est resté dans les cartons. A cette date, suite à ma thèse sur le comportement des Indiens face à l'Intervention française au Mexique (sous Napoléon III), je m'intéressais à celui d'autres communautés d'autres époques à titre de comparaison et, tout particulièrement, au phénomène de "réveil indien" qui défrayait alors la chronique sur le continent américain. Le texte présenté ici est le fruit de mes réflexions sur le sujet, alors que je travaillais à un ouvrage de synthèse paru aux éditions L'Harmattan deux ans plus tard.


Depuis quelques années, les États américains sont confrontés à des mouvements de revendications de plus en plus dynamiques émanant de leurs populations d'origine indienne. L'ampleur des manifestations, l'importance des conflits socio-ethniques et l'écho international qu'ils peuvent avoir, ont conduit les observateurs à parler de "réveil indien". L'usage de cette expression nous paraît cependant ambigu. En premier lieu parce qu'elle suggère l'idée d'un "sommeil" antérieur dont l'authenticité n'a rien d'évident. En second lieu, elle tend à occulter le fait que le comportement des communautés indiennes s'inscrit dans un contexte global qui ne peut ignorer l'attitude qu'y observent les non Indiens. L'actualité indigène est en effet présentée comme si les Indiens agissaient d'une manière nouvelle face aux autres communautés ethniques (Blancs et Métis) qui, elles, n'auraient pas changé. Et personne ne se demande en quoi l'attitude de ces dernières a pu aider ou provoquer les changements observés. S'il est évident que "le réveil indien" relève d'abord d'un activisme nouveau des populations concernées, on ne peut pas penser ce phénomène en dehors du contexte dont les non Indiens font partie en tant qu'acteurs déterminants. La question du "réveil indien" doit alors se poser dans les termes suivants : s'agit il vraiment d'un réveil et si oui de quel ordre est il ? Est il aussi spécifiquement indien qu'on le dit ? Le comportement des non Indiens n'a t il pas lui-même changé, permettant une expression des minorités qu'ils n'auraient jamais autorisée auparavant ? De fait, si de nombreuses études se penchent sur les nouveaux comportements indiens, les moyens que les mouvements d'émancipation mettent en œuvre ou les obstacles qu'ils rencontrent, elles s'intéressent assez peu au fait de savoir si ces changements ne sont pas aussi liés à une attitude particulière des non Indiens. Autrement dit, la question pourrait être formulée de la manière suivante : l'actualité indienne est-elle le fait d'un réveil qui ne serait qu'indien ?

Avant de remettre en cause la notion de "réveil" dans l'optique que nous venons de préciser, tentons cependant de rappeler comment l'événement est couramment interprété. Si tous les observateurs sont d'accord pour reconnaître la réalité d'un activisme remarquable, les explications que chacun en donne ne manquent pas d'intérêt dans la perspective que nous nous sommes fixées. Non seulement parce qu'elles remettent en cause la pertinence du mot "réveil", mais aussi pour tous les sentiments qu'entretiendraient incidemment la plupart d'entre elles.
Commençons par les thèses indianistes. Pour celles-ci, le "réveil" ne serait que l'expression nouvelle d'une revendication ancienne. D'origine interne, porté par une dynamique plus ou moins médiatique et mieux adaptée aux environnements politiques nationaux ou internationaux, le "réveil" ne serait que la manifestation modernisée (ou réactualisée) d'une lutte ininterrompue depuis la Conquête. Défendue (essentiellement) par des auteurs d'origine indienne, cette analyse accepte la notion de "réveil" dans la mesure où le terme sert à qualifier les effets d'une nouvelle forme de lutte. Sur le fond, en revanche, il n'y aurait rien de nouveau, les Indiens n'ayant jamais cessé de se battre pour la défense ou reconquête de leurs droits. L'histoire des guerres et des révoltes indiennes serait là pour en témoigner. Autrement dit, il n'y aurait pas de réveil à proprement parler dans la mesure où les Indiens ne se seraient jamais endormis ; au pire, ils se seraient tus par manque de moyen mais en attendant leur heure.
Les thèses marxistes s'opposent résolument à cette vision des choses : elles lui reprochent d'oublier le poids - jugé fondamental - des structures socio-économiques que l'Histoire (coloniale et capitaliste) a imposé aux Indiens depuis la Conquête. Pour cette école, le "réveil indien" ne serait en fait qu'une réaction normale d'une classe sociale surexploitée, d'un sous-prolétariat qui n'aurait d'Indien que son statut de peuple volontairement marginalisé pour servir les intérêts de la classe dominante ; autrement dit, il serait l'expression de la conscientisation politique d'une minorité enfermée dans une culture de la dépendance fabriquée pour elle de toute pièce par les intérêts capitalistes. Tout en s'insérant dans la logique révolutionnaire de l'Histoire, ce réveil n'aurait alors rien d'original ni de spécifique. Il ne ferait que s'inscrire dans le contexte universel de révoltes des minorités opprimées. Une telle analyse diverge totalement de la précédente tant dans l'explication qu'elle donne des mouvements indiens que dans les objectifs qu'ils auraient. En revanche, elle remet implicitement en cause la notion de "réveil" pour lui substituer celui d'éveil : les Indiens s'insurgent et organisent aujourd'hui parce qu'ils auraient enfin compris dans quel état d'exploitation l'impérialisme européen les avait plongés (voir note).
Une troisième thèse est celle de la manipulation. Pour ses tenants, ce que l'on appelle "réveil" ne serait jamais que l'exploitation politicienne et subversive de mécontentements plus ou moins légitimes. Les mouvements indigènes seraient fabriqués de toute pièce et/ou manipulés par des guérillas, des partis ou des puissances étrangères luttant pour la conquête du pouvoir ou la défense d'intérêts sans rapport avec ceux des Indiens. Que ces manipulations soient d'origine nord-américaine, soviétique ou libyenne, communiste ou nationaliste, d'État ou d'opposition, ne change rien au raisonnement. Pour nous, d'ailleurs, la question n'est pas là. Il s'agit surtout d'observer comment une telle thèse revient à nier toute idée de réveil indien. Celui-ci n'existerait pas puisque les mouvements concernés ne seraient que la continuation par d'autres moyens de conflits plus anciens ; ils n'auraient rien d'indiens non plus puisque tout serait télécommandé par des tiers totalement étrangers à l'indianité. Autrement dit l'idée de "réveil indien" ne serait qu'un leurre utilisé pour mieux masquer d'autres enjeux moins avouables, le produit d'une vaste mystification.
Pour finir, il existe une dernière thèse que nous appellerons, par commodité, intégriste. Selon elle, le "réveil' ne serait que le sursaut ultime de cultures en voie de disparition, le dernier spasme avant l'agonie agitant quelques vieux nostalgiques et ne touchant qu'une petite minorité des populations concernées - la majorité acceptant l'inéluctable assimilation. Sans doute pourrait-on parler de réveil par référence à un passé où le réflexe intégriste restait plus marginal encore ? Cependant, la notion de "réveil" ne devrait pas être retenue dans la mesure où elle suggère une renaissance et un avenir que les communautés indiennes en question n'auraient pas.
Aussi contradictoires ou opposées soient elles, toutes ces thèses ont un point commun : tout en acceptant le terme de "réveil" utilisé pour qualifier un fait politique que personne ne nie, elles rejettent toutes, plus ou moins explicitement, ce que le concept exprime. Que ce soit parce que les Indiens ne se sont jamais "endormis", parce qu'il n'y avait pas eu de précédent, parce que les mouvements ne sont pas ce qu'ils ont l'air d'être ou parce qu'ils ne sont que l'expression d'une agonie qui contredit toute idée de renaissance, pour chacune de ces thèses, il n'y a pas de "réveil indien". Utiliser le concept reviendrait donc à commettre un abus de langage et/ou à véhiculer une erreur. Faut-il alors changer d'expression pour désigner les manifestations indiennes des années 70-80, afin d'éviter tout malentendu ou - dans l'optique des analyses résumées ci-dessus - corriger nos savoirs ? On peut le faire, sans doute ; mais, avant de se lancer dans un tel projet, quelques remarques s'imposent.
La thèse indianiste a l'avantage d'être l'expression des Indiens eux-mêmes, ce qui la rendrait plus pertinente que les autres. Ne sont-ils pas les mieux placés a priori pour dire comment, pourquoi et depuis quand ils agissent ? Le fait qu'ils parlent sur eux-mêmes est par ailleurs d'autant plus intéressant qu'il est assez inédit. Pour le passé, en effet, il est rare que nous disposions de sources exprimant directement le sentiment des Indiens. Cependant, cette expression se fait dans un contexte passionnel et militant qui la handicape. Il arrive ainsi qu'elle sous-estime le poids des structures socio-économiques ou politiques pour privilégier abusivement la spécificité ethnique ou culturelle des mouvements qu'elle soutient. Inversement, il lui arrive souvent d'occulter ou d'ignorer l'évolution culturelle de l'indianité elle-même. Celle-ci est une identité moderne, post-coloniale, elle est le produit d'une Histoire qui a tout fait pour écraser, transculturer, marginaliser ou détruire l'indigène précolombien, lequel n'existe plus contrairement à ce que certains indianistes affectent parfois de croire. Celui que nous appelons "Indien" n'est pas ce qui fut aux temps préhispaniques et la thèse indianiste ne peut faire abstraction des mutations, de l'occidentalisation et de la reculturation qu'ont subi tous les peuples natifs encore existant. Ainsi, une volonté - légitime et, peut-être , nécessaire - de différenciation conduit souvent les indianistes à nier l'évidence : les Indiens ne sont pas ce que furent leurs lointains aïeux. Mais alors, peut-on parler de "réveil indien" si ceux qui ouvrent aujourd'hui les yeux ne sont pas ceux qui les ont fermés hier ? Subtilité sémantique ? Peut-être ; mais qui oblige à réfléchir sur les qualités de ceux dont on parle.
Pour leur part, les marxistes ont le mérite de reconnaître cette modernité de l'Indien qui interdit tout rapprochement hâtif avec les hommes du passé. Leur thèse a cependant le tort de nier l'authenticité du discours indianiste, négation qui risque de véhiculer une lourde accusation dont nous ne saurions dire si elle est consciente ou non : les leaders indiens seraient soit des menteurs, soit des "idiots" ! Ils seraient menteurs puisqu'ils détourneraient les forces populaires de leurs congénères des fins socialistes qui sont les leurs ; Ou bien ils seraient stupides puisqu'ils n'auraient toujours pas compris la vocation foncière de leur propre lutte ! Consciemment ou non, les marxistes en arrivent ainsi à développer des propos désobligeants et injustes pour les Indiens. Car, de deux choses l'une : les leaders indiens qui trompent les leurs et ces derniers si dénués de lucidité ne sont que de pauvres gens "réfractaires au progrès, ignares, hypocondriaques et stupides"(sic) dont il n'y a rien à attendre puisqu'ils ne comprendront jamais rien à rien. Merci pour eux du compliment qui n'a rien à envier à ceux que les colons formulaient déjà il y a deux ou trois siècles. Ou bien ce sont des camarades en puissance qui n'ont pas encore pleinement saisi cette vérité qu'a découverte celui qui parle, mais à laquelle il ne saurait échapper plus longtemps. Généreuse condescendance de l'Initié pénétré de la vocation apostolique dont il se croit investi quand elle n'est que l'expression résurgente d'un vieux complexe de supériorité ? On tourne en rond !
Déprécier les Indiens n'est pas, cependant, l'apanage des auteurs marxistes. Ceux qui dénoncent la manipulation subversive sous-estiment plus nettement encore les peuples Natifs. En effet, si elle veut bien reconnaître l'existence d'une force insurrectionnelle spécifiquement indigène sans laquelle il ne saurait y avoir manipulation, elle tend en fait à reléguer l'Indien au rang de vulgaire figurant d'un événement qui le dépasse. Ce dernier apparaît alors comme un personnage incapable de saisir les véritables enjeux des luttes auxquels il participe. Manœuvré par les Blancs ou par les Métis qui se battent pour le contrôle du pouvoir politique, il n'existe pas en soi ; il n'est qu'une silhouette. Une telle vision du "réveil indien" est terriblement désobligeante pour les minorités concernées tant elle minimise (voire nie) l'intelligence politique des Natifs ; mais, en dépit de toutes les critiques déjà anciennes, elle trahit surtout la perpétuation d'une historiographie congénitalement ethnocentrique : une fois encore l'événement étudié est pensé essentiellement par rapport au Blanc, seul acteur véritablement important, semble-t-il, de l'Histoire en train de se faire. Les Indiens n'y sont que le décor exotique d'une chronique mondiale dont les premiers rôles reviennent aux acteurs issus du monde occidental. Aussi injuste soit elle, cette thèse de la subversion a toutefois un mérite : celui de dénoncer les tentatives d'amalgame ou de récupération dont la cause indienne peut être la victime. Mais elle est dans l'erreur à partir du moment où, sous prétexte d'une réalité - la tentative de manipulation - elle tend à occulter, déformer ou minimiser la revendication indienne. Elle omet d'ailleurs de s'interroger sur la signification des "manipulations ratées" qui jalonnent l'histoire des révoltes indiennes. Pourquoi tant de ratages ? Quelle est la part des responsabilités indiennes dans tous ces échecs qui vont des tentatives nord-américaines ou françaises lors de leurs interventions respectives au Mexique - 1847 pour les premiers, 1862-1867 pour les seconds - à celles des sandinistes ou somozistes envers les Miskytos du Nicaragua en passant par les efforts légendaires du Che Guevara ? Comment les simples pions que sont les Indiens ont-ils déjoués les manœuvres de ceux-là qui entendaient se servir d'eux ? Ne sont-ils que les heureux bénéficiaires d'échecs qui ne leur devraient rien ?

Pour finir, constatons que la thèse intégriste n'est pas plus obligeante envers les Indiens que les précédentes dans la mesure où la qualification d'intégrisme n'est pas dénuée de connotations négatives. Penser une personne ou une communauté en ces termes n'est-ce pas les considérer comme réactionnaires, anti-progressistes et enfermées dans des attitudes désuètes, n'est-ce pas feindre de croire (à tort ou à raison) que les individus ainsi caractérisés font partie de ceux qui refusent d'évoluer ? De fait, penser les mouvements de revendications indiennes comme étant l'expression d'un énième intégrisme revient essentiellement à faire état d'un sentiment têtu de supériorité . "Voyez ces pauvres indigènes qui se replient sur les ultimes reliques de leur passé, n'est-ce pas pitoyable ?" nous disent de manière plus ou moins explicites les tenants de cette thèse. Il est certain qu'il existe des mouvements indiens intégristes de ce genre ; mais ils restent minoritaires. Si on veut bien se donner la peine d'analyser sereinement les discours et revendications, on s'aperçoit que la majorité des communautés mobilisées ne font pas état d'une nostalgie figée. Les Indiens qui militent pour la reconnaissance de leurs droits le font souvent en des termes très modernes et originaux qui témoignent tant de leur indépendance d'esprit que d'une réelle intelligence. Ceux qui les accusent sans discernement montrent surtout qu'ils n'entendent pas leur faire la moindre concession, intransigeance dangereuse dans la mesure où elle risque de provoquer une réaction violente de la part de leurs victimes.

Appliquée aux mouvements indiens contemporains, la notion de "réveil" ne nous semble donc pas bien choisie. Mais dans le même temps, il apparaît que le regard porté par les non Indiens sur ces mêmes mouvements n'est pas innocent. Pendant que certains les idéalisent par solidarité, sympathie ou complaisance, d'autres les banalisent pour mieux les récupérer, dénigrer ou rejeter. C'est regrettable dans la mesure où de telles attitudes tendent à dénaturer l'activisme indien, au risque de le détourner de ses objectifs les plus légitimes et réduire ainsi à néant tous les efforts des communautés pour se faire entendre et respecter. Il convient de les dénoncer à chaque occasion qui se présente. En dehors de quoi, une remarque peut être faite. S'il y a quelque chose d'original ou d'inédit dans le "réveil indien", ce n'est pas seulement dans le renouvellement de son activisme qu'il faut le chercher ; l'événement se situe tout autant, sinon plus, au niveau de l'impact que peut avoir celui-ci sur ses adversaires ou interlocuteurs. Tout se passe comme si, soudain, les non Indiens (re)découvraient l'existence des Natifs. Ils les croyaient disparus, morts, exterminés par les guerres indiennes, décimés par les maladies ou assimilés, et voilà qu'ils resurgissent, à Wounded Knee, sur les hauts plateaux Andins ou dans les confins du Yucatan ! Ils sont toujours là, ils s'organisent et reçoivent le droit de siéger à l'ONU avec le statut d'Organisations Non Gouvernementales ! La presse en fait ses gros titres, elle témoigne de ses revendications et rapporte les victoires juridiques que certaines communautés remportent. Les ouvrages scientifiques sur le "réveil" se multiplient, des comités de soutien sont fondés, des revues spécialisées sont publiées. Depuis le début des années 70, le "réveil indien" est même quasiment un sujet "à la mode".

Combien de temps cette "mode" durera-t-elle ? Nul ne peut le dire. Mais les intérêts en jeu sont tels qu'on peut présager sans grand risque d'erreur que l'attention des non Indiens - les Blancs et les Métis - n'est pas prête de s'éteindre. Entre ceux qui ont peur de voir leur échapper des richesses économiques qu'ils convoitent, ceux qui, par idéologie ou ambition personnelle, recherchent le pouvoir et s'intéressent aux mouvements indiens dans l'espoir d'utiliser à leur profit la force insurrectionnelle qu'ils développent, et les États qui peuvent avoir intérêt à culpabiliser ou gêner leurs voisins ou adversaires pour mieux faire oublier les torts qui les accablent à l'intérieur de leurs propres frontières, tout porte à croire qu'en matière de question indienne, si réveil il y a, il n'est pas tant celui des Indiens que celui des Non Indiens. Certes, les premiers ne sont pas pour rien dans ce qui se passe. Au nom d'un "éveil des Blancs" les concernant, il ne faudrait pas leur retirer leur part de responsabilité. Le "réveil indien" est bien l'expression inédite d'un panindianisme plus ou moins bien organisé, structuré et étendu, capable d'utiliser les médias et les tribunes internationales pour se faire entendre et reconnaître. Hors de cette nouveauté, il n'y aurait pas de "réveil indien". Mais celui-ci n'aurait pas davantage d'existence si, conjointement, il n'y avait pas un "réveil blanc", l'émergence d'une prise de conscience susceptible de permettre aux minorités amérindiennes de sortir de l'oubli dans lequel elles étaient confinées. De fait, le "réveil indien" ne doit pas être pensé comme un simple processus de revendication émanant d'une communauté humaine ; il est le produit d'un phénomène de convergence. En 1972, au tout début du "réveil", Jean Meyer posait déjà la question : "Au 19ème siècle, le choix était entre l'occidentalisation et l'extermination ; qu'en est-il au 20ème ? Les Indiens pourront-ils sauver cette inimitable saveur que l'on ne trouve qu'à soi même ?" Et d'ajouter un peu plus loin : "Sensibilisé par les recherches en matière d'ethnopsychologie, d'ethnosociologie, on commence à s'intéresser aux personnalités des peuples et des régions, dont l'existence à plus ou moins court terme est menacée. Aucune mesure sérieuse n'a été prise pour éviter la disparition de valeurs auxquelles cependant nous semblons tenir, puisque leur déclin nous met mal à l'aise". L'expression d'un tel malaise est clair : elle illustre toute la différence qui existe entre hier et aujourd'hui. Le Blanc n'est plus indifférent au sort des minorités ethniques et à la survie de leurs identités spécifiques. Pur produit d'une mauvaise conscience passagère ? Peut-être. Expression aussi d'une nouvelle manière de concevoir une certaine forme de progrès : il ne s'agirait plus d'aider l'autre à devenir comme soi même, mais de lui permettre de rester lui-même tout en trouvant sa place dans la modernité. Une petite révolution dans les mentalités ? Quoi qu'il en soit de l'effet de mode ou de l'authenticité d'un changement, nous sommes bien en présence d'une réalité qui profite aux Indiens, celle d'une convergence entre une revendication ancienne mais réactualisée et l'éveil d'une reconnaissance de la part de leurs interlocuteurs traditionnels.

L'expression de "réveil indien" pour qualifier les mouvements de revendication actuels émanant des peuples indigènes des deux Amériques est donc plutôt mal choisie. Si "réveil" il y a, il ne saurait être "indien" dans la mesure où ceux qui ont été désignés par ce vocable n'ont jamais cessé de se battre pour préserver leurs biens, leurs personnes ou leur Mémoire, que leur lutte ait été active ou passive, violente ou légaliste, connue ou oubliée. Si on tient absolument à garder le mot "réveil" pour qualifier leur activisme présent, on ne peut le faire que dans le cadre d'une analyse de court terme et pour ne parler que de la seule forme. Celle-ci a en effet bien changé (référés auprès des tribunaux, utilisation des médias…), donnant aux mouvements plus de chance de réussites. Sur le fond, autrement dit sur la revendication d'un droit à la différence et à la perpétuation d'une identité propre, les Indiens, en revanche, ne se sont jamais endormis. Sur ce point là, ils ne sauraient donc se réveiller. Pas plus, d'ailleurs, les Blancs dans la mesure où ceux-ci - hormis quelques individus isolés - n'ont jamais vraiment admis que les Indiens puissent rester ce qu'ils voulaient être. Quelles qu'aient été les justifications - vénales, idéologiques, "humanitaires" ou religieuses - l'Indien devait changer ou mourir. Il n'avait pas d'autre alternative. Ce n'est que très récemment qu'a germé l'idée qu'il puisse perpétuer sa différence dans un monde moderne et ouvert. Sachant qu'il n'y a jamais eu de réel précédent sur ce point, comment parler de "réveil" ? Ne s'agit-il pas seulement d'un "éveil" ?

Plutôt que de "réveil indien", il serait donc moins ambigu de parler de "question indienne", expression qui a l'avantage d'être neutre et de moins prêter à polémique. S'agit-il de proposer une révision sémantique bien superfétatoire, peu susceptible de changer quoi que ce soit sur le fond du sujet ? Sans doute. Les spécialistes connaissent très bien toute la complexité de ce dernier sans qu'une notion utilisée par commodité y changeât quoi que ce soit. A un niveau plus profane, cependant, il n'est pas innocent d'adopter tel concept plutôt que tel autre à cause de ce que chacun d'eux peut véhiculer sur le plan idéologique ou politique. Chacun sait (ou doit savoir) à quels faux ou contre sens l'usage d'un mot ou d'un autre peut prêter, à quels entretiens ou manipulations des préjugés ils peuvent conduire et combien il est difficile de corriger une conviction collective bien établie.

Ceci dit, la théorie de la convergence évoquée ci dessus ne doit pas conduire à un optimisme excessif. Ce n'est pas parce que les Indiens ont plus de moyens et trouvent plus aisément l'oreille des Blancs qu'ils réussiront mieux qu'hier. Ce n'est pas parce que les Blancs sont plus réceptifs à leurs revendications qu'ils seront plus généreux que leurs aïeux. Les intérêts en jeu sont parfois trop considérables pour assurer que justice soit rendue à ceux dont les droits ont été longtemps bafoués. Si malaise il y a, capable d'éveiller la conscience occidentale aux soucis des Amérindiens, cela ne signifie pas pour autant qu'un tel éveil produise les réformes jugées nécessaires. Malgré la sensibilité nouvelle, aucune mesure sérieuse n'a été prise, constatait Jean Meyer en 1972. Depuis, les choses ont un peu changé ; mais rien n'est jamais définitivement acquis.  

Jean-François Lecaillon

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(1) : par ailleurs, les marxistes peuvent penser comme les indianistes, à savoir que la lutte des classes à laquelle les Indiens s'éveilleraient aujourd'hui ne serait pas une nouveauté. Les révoltes et guerres du passé n'en seraient que l'expression inconsciente. Classe opprimée, exploitée et toujours révoltée, les Indiens ne se réveilleraient pas, ils ne se seraient jamais endormis. De nombreuses recherches sur les révoltes indiennes (celles du 19ème siècle tout particulièrement) s'efforcent de montrer que la motivation principale des Indiens/paysans est d'ordre socio-économique dans le sens de la dialectique marxiste.

Meyer, Jean : "Le problème indien au Mexique", in L'ethnocide à travers les Amériques, Paris 1972.

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