Mythes et phantasmes au coeur de l’intervention française au Mexique

(1862-1867)

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1990 - cet article a été écrit dans le cadre d'une réflexion collective sur "l'imaginaire politique en Amérique ibérique entre 1700 et 1914", réflexion présidée par le Professeur Frédéric Mauro. 

En 1862, La France engagea son armée au Mexique. Cette malheureuse expédition eut la particularité d’entretenir des fictions qui trahissent ses lubies et aident à mieux cerner sa personnalité : la légende dune richesse mexicaine précipita l’intervention ; mais la France renouait là avec le vieux mythe de l’El dorado qui anime les peuples fascinés par leur propre succès. Elle s’effraya aussi d’une menace américaine sur - estimée, obsession typique d’une nation qui, doutant de son propre droit, exaspère ses phantasmes. Elle s’enlisa enfin, au nom du Progrès, dans une politique indigéniste déplacée. Autant de phantasmes propres a la modernité positiviste du XIX ème siècle.

 

 

En 1862, Napoléon III engageait I’armée française dans une intervention lointaine qu’il espérait fructueuse. Chargé d’annoncer au Corps législatif la mise en oeuvre de l’expédition, le ministre Rouher la présenta même comme la grande pensée du règne. L’affaire du Mexique s’inscrivait en effet dans le cadre d’un projet géo-stratégique si judicieux qu’elle méritait sans doute une telle qualification. Ayant eu à observer l’expansion nord-américaine sur le continent et ayant fait siennes les analyses de Tocqueville qui prophétisait la future primauté internationale des États-Unis, Napoléon III s’était convaincu des nécessités de constituer en Amérique latine une puissance (dont la France serait le principal pivot) capable de faire contrepoids aux intérêts anglo-saxons dans le monde. S’il acceptait donc de risquer au Mexique l’honneur de la Nation, ce n’était pas pour répondre aux vœux de quelques exilés venus solliciter son aide. L’enjeu consistait davantage à prendre pied dans cette tête de pont commerciale sur /a route de l’ extrême orient (1) qui, ouverte sur deux océans et située à proximité des isthmes clés de Tehuantepec et Panama, occupait une position stratégique incontournable. L’expédition fut pourtant un fiasco. Entre l’idée d’un empire pan latiniste et sa réalisation s’interposèrent des obstacles techniques, financiers, diplomatiques, militaires et politiques que la France fut incapable de surmonter. Mais l’affaire eut aussi la particularité d’entretenir toutes sortes de fictions qui accompagnèrent le désastre quand elles ne le précipitèrent pas. Certaines illustrent même les phantasmes que les Européens, et les Français en particulier, pouvaient entretenir sur eux mêmes ou le monde environnant. Au delà de l’événement, l'intervention ne manque donc pas d’intérêt dans la mesure où elle peut être le miroir d’un imaginaire collectif à travers lequel on pourra mieux cerner la personnalité de la France impériale.

 

La légende de l’EI dorado

 

Contrairement à ce que dirent nombre de contemporains qui avaient peu d’estime pour lui, l’empereur ne s'engagea pas dans l’expédition mexicaine sur un coup de tête. La France profitait d’une opportunité internationale (les États-Unis étaient en pleine Guerre de Sécession) et elle s’associait à l’Angleterre et à l’Espagne pour défendre une cause qui avait l’agrément de Rome comme de Vienne, puissances que Napoléon III n’entendait pas contrarier. Les risques d’échec apparaissaient donc mineurs et l’investissement promettait d’importants profits : acquisition de droits ou concessions sur les mines du Sonora, contrôle du commerce du coton au moment où la production américaine se ralentissait pour cause de guerre civile, ouverture de nouveaux marchés quand ceux de l’Europe se réduisaient, exploitation de nouvelles matières premières, etc.

Ceci étant, les Français se faisaient une idée de la richesse mexicaine qui confine à la légende. Il n’existe pas sur la terre un pays dont la configuration physique fut plus profitable avait affirmé Michel Chevalier pour convaincre l’empereur. Les Mexicains, ajoutait-il, sont dix fois plus riches [que les Américainsl et cent fois moins actifs (2) cherchant à signifier par là qu’un homme courageux ne pouvait pas trouver d’espace de travail plus fructueux. Les soldats qui débarquèrent. avec le corps expéditionnaire s’en étaient, d’ailleurs. persuadés certains s’étaient mêmes engagés comme volontaires en espérant tirer profit de la campagne mexicaine. Ainsi, le capitaine Frélaut considérait-il le Mexique comme ta terre promise (3) ; de son côté Emile Walton regardait le pays comme celui qui pourrait devenir le plus riche du monde (4). Nous ne ferons pas ici l'énumération de toutes les richesses mexicaines, s’enflammait encore le prince de VaIori qui ne doutait pas de l’avenir brillant que la France pourrait s’y construire (5). Face aux réalités, ce fut parfois la déception; mais celle-ci n’était-elle pas à la mesure des illusions entretenues préalablement ?

Cette légende d’une richesse mexicaine n’émanait pas de la génération spontanée. Elle était la rançon des promesses faites par une multitude de voyageurs et savants (6) qui, pendant près d’un demi-siècle, s’étaient évertués à dresser un tableau onirique du pays. S’inspirant du témoignage d'Alexandre de Humboldt, mais en l’expurgeant de tout ce qui y était négatif, ils contribuèrent à l'élaboration d’un véritable mythe. Fascinés par le potentiel agricole ou minier du territoire mexicain, ils omirent de rappeler les famines, les ravages des pluies, les méfaits des maladies, l’absence de voies d’eau. l’inexistence des routes, la misère, que le savant allemand s’était efforcé de souligner. Dès lors le leurre fut complet. Certes Clément Duvemois ne voyait aucun intérêt qui justifie notre intervention (7) ; André Cochut tentade dénoncer ce rêve d’enfant qui laisse croire qu’on puisse improviser la richesse dans un pays ou n’existent ni population, ni route, ni capitaux, ni énergie industrielle (8) ; souvent il réitéra ses avertissements pour dissiper ce nuage légendaire où le Mexique apparaiî comme une espèce d’El dorado (9). Mais tous ces efforts furent vains : l’illusion collective de l’El dorado mexicain étouffait ces voix pessimistes.

Ainsi la France renouait-elle avec le vieux mythe dont le Mexique avait déjà été l’horizon privilégié. Le jeune État indépendant redevenait le point d’ancrage d’un rêve de fortune qui s’affirme dans toute société dépassée par son propre succès,

Car le mythe de l’Eldorado se développe davantage dans une société qui triomphe sans être capable d’offrir à tous ses membres la réussite qu’elle propose en modèle que dans un univers en crise; cette fascination pour une fantasmagorie est plus souvent te lot d’une communauté capable de lancer ses trop pleins d’énergie à la conquête de nouvelles richesses que celui d’un peuple accablé, elle est plus sûrement le rêve de l’Espagne conquérante du XVlème siècle que celle décadente du XVlIIème. En pleine révolution industrielle, la France de Napoléon III fantasma de même sur l'el dorado mexicain dans la mesure où le mythe répondait à ses ambitions matérielles et stratégiques autant qu’à ses besoins oniriques d’expansion.

 

Le phantasme de la menace extérieure

 

Puissance mondiale, la France avait les moyens des plus folles conquêtes, elle était en mesure aussi de profiter de sa force pour satisfaire des appétits toujours plus grands. Elle avait encore beaucoup à gagner ou à prendre, ne serait-ce que pour consolider ses positions. Mais elle avait surtout beaucoup à perdre : des intérêts économiques, ses colonies antillaises, une image de marque, des amitiés, la primauté internationale... Face à des concurrents impitoyables, prêts à tout pour la supplanter, elle ne pouvait pas considérer ses voisins comme de simples partenaires avec lesquels échanger : ils étaient des ennemis potentiels dont elle devait se méfier. Les États-Unis étaient de ceux-là et l’opinion en France se laissa envahir par le jeu des peurs exagérées, de ces craintes que nourrissent ceux dont la richesse prête à l’envie.

Ainsi Napoléon III et ses compatriotes acceptèrent “l’aventure” mexicaine; mais ce ne fut pas pour secourir ces Français d’outre-mer que les juaristes avaient dépossédés de leurs biens. La grande pensée de l’empereur était de contenir l’expansionnisme américain. Dans ses instructions au général Forey, Napoléon IIIdisait clairement vouloir opposer une digue infranchissable aux empiétements des Etats-Unis afin de maintenir l’indépendance de nos colonies aux Antilles.(10). Quelques raids américains suffirent à entretenir une telle crainte. La France s’engagea donc parce qu’elle s’estimait menacée. Son inquiétude était d’ailleurs générale et assez répandue pour qu’on en retrouve la trace dans la correspondance de nombreux soldats: pauvres sots qui ne comprennent pas que lorsque nous partirons d’ici, ils seront mangés par les Américains, qui certainement ne mettront pas de gants pour les exproprier, les faire disparaître, s’exaspérait le lieutenant Henri Loïzillon.(11). L’avenir n’appartient qu’à Dieu, écrivait Émile Walton, mais je crains qu’il soit sanglant jusqu’à ce que, épuisé et impuissant, le Mexique devienne l’inévitable proie des Américains du Nord. Voilà ce que l’empereur Napoléon a voulu empêcher, voilà ce que I'Europe ne veut pas comprendre tant pis pour l’Europe. (12).

Certes une telle peur n’était pas dénuée de fondements. La jeune nation américaine était une puissance en gestation qui s’étendait territorialement autant qu’elle se développait économiquement. Mais évitons de juger du bien fondé des peurs françaises et de nous extasier de la lucidité des soldats de Napoléon III par référence à ce que nous savons des États-Unis d’aujourd’hui. Il est certain que l’Union a accompli ce que craignaient les sujets de l’Empereur Mais rien ne se passa comme ceux-ci le redoutaient : les Américains ne sont pas intervenus militairement au Mexique après 1867, ils n’ont pas mangé leur voisin, ni ne l’ont exproprié, ou fait disparaître. Si, à la base de la peur française, il y avait une part de clairvoyance, celle-ci ne sut pas se contenir dans les limites du raisonnable. Car les intérêts directs de la France ne furent jamais aussi menacés qu’il fut prétendu. Occupés par leur guerre civile les Etats-Unis n’étaient pas en mesure d’intervenir où que ce soit ; c’était même l’une des raisons pour laquelle Napoléon III avait accepté d’engager son armée. La menace n’était donc pas aussi fomidable que supposé. Mieux : rédacteur en chef de l’Ère nouvelle, journal français de Mexico, puis du Courrier de New-York, Etienne Masseras rapporte que l’opinion américaine était favorable à l’intervention française en 1863 dans la mesure où l’instabilité mexicaine entravait toute possibilité d’affaires commerciales.(13). Les Américains avaient même négocié, en mars 1864, un emprunt en faveur de Maximilien (14). Bien sûr, Washington soutenait Juarez : le général Grant voulait intervenir et la tension fut vive en 1864-1865. Mais tout en connaissant les préférences républicaines de Washington, Paris savait de sources sûres que celles-ci seraient toujours supplantées si Mexico connaissait un régime stable avec lequel les États-Unis pourraient entretenir des relations de bon voisinage. Tout en invitant Napoléon III à abandonner la partie mexicaine, Seward faisait le nécessaire pour rassurer la France sur ses intentions (15), écartant même des affaires les partisans de la guerre (16). Si donc, l’intervention américaine a toujours été de l’ordre du plausible, elle était trop risquée pour être vraiment engagée et, dans les chancelleries, tout le monde le savait.

A partir de 1866, la menace américaine provoqua un curieux mais significatif renversement de l’opinion française non seulement il était de moins en moins question d’intervenir au Mexique pour contenir les USA, mais il fallait, au contraire, abandonner Maximilien pour éviter l’affrontement. Autrement dit la même cause suscitait une conséquence inverse. Certes la Guerre de Sécession était terminée, Napoléon III ne pouvait plus compter sur les confédérés et Seward se faisait plus pressant pour que la France se retire. Pourtant là encore, la peur d’un conflit était surfaite : Les États-Unis n’avaient aucun intérêt à déclencher une guerre coûteuse quand ils se relevaient à peine d’une autre. Ils savaient, par ailleurs que Napoléon III était décidé à rapatrier ses troupes, que ce n’était qu’une question de temps et d’honneur. Comme le soulignait d’autre part Henri Loizillon, les Américains savent bien qu’en France l’opinion publique est toute entière contre la guerre du Mexique (17). Pourquoi, en ce cas, se seraient-ils empêtrés dans un conflit dommageable pour tous ?

Dans ses instructions à son ambassadeur à Paris, Seward était formel : les États-Unis désirent cultiver des relations d’amitié avec la France (18). Certes, celles-ci supposaient des conditions, mais pour prouver ses bonnes Intentions Seward n’hésita pas à faire réduire le budget militaire américain et à démobiliser bien avant qu’elles ne fussent remplies. De son côté, le ministre des Affaires étrangères français, Drouyn de Lhuys, était convaincu que les États-Unis étaient prêts à reconnaître Maximilien si l’armée française se retirait. Il avait sans doute raison : l’instabilité politique mexicaine et l’expression nationaliste de la république libérale n’avaient pas forcément la sympathie de Washington. Du moment qu’ils y trouvaient leur compte, les Américains étaient prêts à accepter le régime mexicain, quel qu’il fut.

Peu à peu, tout risque de conflit s’estompa : Napoléon III avait tranché et promis une évacuation pour l’été. Les deux nations ne s‘affronteraient pas. Pourtant, la peur de l’expansion américaine ne se dissipait pas. Les partisans de l’intervention se mobilisèrent au contraire pour décrier le lâche retrait qui ferait la puissance américaine aux dépens de l’Europe et de la France. Après avoir tant fait pour accréditer la légende de la richesse mexicaine, Michel Chevalier reprit la plume pour en appeler à l’union européenne face à la menace. Paru dans la Revue des deux mondes en juillet 1866, son plaidoyer peut paraître étonnant de mauvaise foi. Pour appuyer son idée, il avançait quatre arguments : en 1900, prévenait-il. les États-Unis compteraient cent millions d’hommes soit autant que l’Europe; pour la formation de la richesse, ajoutait-il, pour l’activité pour l’initiative en tous genres, la moyenne de l’Amérique est au moins égale à celle de l’Europe. A ces divers titres, cent millions d’Américains représenteraient un nombre plus grand d’Européens. Un calcul curieux et bien aléatoire ! Chevalier notait ensuite que les Etats-Unis sortaient de quatre ans de guerre civile et qu’ils avaient, de ce fait, acquis une expérience militaire et patriotique qui accentuait d’autant le danger pour l’Europe ; mais celle-ci ne disposait-elle pas des mêmes atouts, quand les Etats-Unis pouvaient justement sortir affaiblis du conflit fratricide qu’ils venaient de vivre ? Michel Chevalier s’inquiétait encore car, dans trente ans, l’Amérique du Nord sera pour l’Europe une émule qui rivalisera avec elle en toutes choses. Mais comment le maître libéral pouvait-il entretenir une telle peur face à l’émulation de la concurrence ? N’aurait-il pas dû, au contraire, s’en féliciter ? Pour finir, il s’en prenait au manque de modestie des Américains pour annoncer qu on doit s’attendre à (...) des luttes à mains armées avec l’Europe. Nous voilà en plein procès d’intention qui, pour être plausible, n’en est pas moins ridicule étant donné les arguments avancés. Car le conseiller économique de l’Empereur s avère incapable de développer des idées cohérentes, objectives ou techniques ; il accumule, au contraire, les vérités peu convaincantes exposées de façon plus passionnelle que scientifique. Sans doute Chevalier était-il sincère comme nombre de ses contemporains, il craignait vraiment la montée en puissance des Etats-Unis. Mais au lieu d’en analyser calmement les conséquences, il se laissait emporter par un véritable délire paranoïaque. Sa clairvoyance habituelle était dépassée par une peur exagérée qu’Etienne Masseras tenta vainement d’apaiser en faisant référence à ses correspondances particulières, lesquelles le confirmaient dans la pensée que les adversaires de l'Empire aux Etats-Unis sont plus agités qu’agissants et que, pour le moment du moins, ils se démènent dans le vide.(19).

Était-il bien de l’intérêt français de laisser se développer de l’autre côté de l’Atlantique, une immense association républicaine dont les éléments (...) se transformaient au contact de la race anglo-saxonne, jusqu’à en prendre l’esprit, se demandait le général du Barail. [Napoléon III] voyait dans les contingences futures et dans l’hypothèse d’un conflit entre la France et la Grande-Bretagne, une marine formidable se précipitant au secours de l’Angleterre, à laquelle ses marins seraient unis par une fraternité atavique. Il voyait le continent du nord, débarrassé des rivalités qui entravent les nations européennes, appliquer les bras et les cerveaux de ses millions d’habitants à une lutte économique dans laquelle la vieille Europe finirait par être vaincue.(20). En dépit d’une certaine lucidité dont pouvait faire preuve cet officier, il exprimait lui aussi une crainte du phantasme anglophobe, lequel se doublait d’un complexe d’intériorité qui aurait affecté nombre de Français de l’époque : ces derniers ne s’apitoyaient-ils pas sur leur inaptitude à coloniser comme les Britanniques (21) ou sur l’incapacité française à l’expansion par le fait d’un caractère casanier propre aux races latines ?

Parallèlement (et paradoxalement ?), l’opposition métropolitaine s’ingéniait à exposer toutes les raisons qui poussaient les Américains à entretenir une animosité belliqueuse, ceci en vue de favoriser le développement d’un courant d’opinion hostile à l’intervention. La peur, là encore, servait de faire-valoir politique. Mais cette inquiétude si malléable fut-elle fabriquée de toutes pièces pour les besoins des différentes causes en jeu ? C’est possible, bien que ce soit peu probable. On peut penser en effet que l’intervention favorisa l’expression d’une angoisse à la limite de la paranoïa et que celle-ci fut savamment entretenue pour servir divers intérêts ; elle fut habilement manipulée pour justifier tour à tour l’intervention, puis le retrait. Mais la manipulation n’est que récupération d’un sentiment préexistant ; la peur pu prendre corps parce qu’il existait un terrain favorable, un contexte psychologique adéquat. Il ne saurait, là encore, y avoir de génération spontanée ; les Français de 1862-1867 ne développèrent pas une inquiétude outrancière simplement parce que les médias de l’époque le voulaient. La peur et son excès sont aussi le reflet d’une société et des phantasmes qu’elle secrète. Celle que nous évoquons ici n’était-elle que l’expression du doute qui affecte toute puissance menacée de perdre plus qu’elle n’a à gagner ? Ou peut-être n’était-elle que la traduction confuse d’une certaine mauvaise conscience ? Cette dernière perce parfois à travers la correspondance des soldats : Je trouve absurde de faire la guerre pour les autres, constatait amèrement le général du Martray (23), quand, de son côté, le capitaine de gendarmerie Charles Mismer, cherchait les causes profondes du fiasco en se demandant de quel côté se trouve le progrès, de quel côté la réaction (24) ? Voilà le point capital. Cette mauvaise conscience n’était-elle pas plus répandue qu’il n’y parait ? Peurs obsessionnelles et complexes divers n’en étaient-ils pas l’expression secrète ?

 

Le mythe du Progrès

 

L’intervention se développa à la faveur d’une légende, elle favorisa l’expression d’inquiétudes profondes elle fut encore l’occasion d’une illusion indigéniste très révélatrice. En débarquant, les Français furent flattés de se voir acclamés par les populations indiennes du pays. Celles-ci adhérèrent à la cause impériale et beaucoup d’Indiens furent parmi les alliés les plus sûrs de la France. Les trois-quarts de ceux qui s’engagèrent activement le firent au service de l’empire?(25) Les Français décidèrent alors de développer une politique indigéniste qu’encourageait l’indiomanie de Maximilien d’une part, la survivance du mythe du Prince blond qu’ils découvrirent sur place d’autre part. Il ne fait pas de doute que la population indienne approuva l’intervention, laquelle leur offrait leur meilleure opportunité depuis 1521 (26). Et les soldats du corps expéditionnaire se prirent d’une sympathie pour les indigènes qui n’avait d’égale que leur mexicanophobie. Ainsi le général Brincourt s’étonnait-il de la familiarité qui marquait les relations de ses hommes avec les Indiens (27).

Cette adhésion indienne au nouveau régime avait de bonnes raisons : l'intervention était une occasion de se venger d’une élite mexicaine peu soucieuse des intérêts des communautés, méprisante et, d’une certaine façon, ethnocidaire ; elle était un moyen de briser la loi Lerdo de désamortisation des terres. Mais l’adhésion répondait aussi aux espérances entretenues par la mythologie indienne : vieille résurgence du mythe de Quetzalcoatl, la reconnaissance du Prince blond rédempteur en la personne de l’archiduc Maximilien nous plonge de plein pied dans le processus d’interpénétration du mythe et de la réalité. Ce phénomène trompa les Indiens qui payèrent très cher leur engagement impérial non seulement au prix d’une cruelle déception quand les Français abandonnèrent Maximilien, mais aussi de leur vie, à l’instar du chef Opata Tanori, par exemple. Il joua aussi contre les Français. Ceux-ci s’étaient félicités d’un appui populaire qui justifiait leur ingérence. Mais il y eut malentendu dans la mesure où ils crurent que l’alliance indienne était synonyme d’adhésion au projet de société qu’ils proposaient. Comme si, à communauté d’ennemi correspondait forcément une communauté d’esprit, de mentalité ou d’idée. Là encore les soldats de Napoléon III se leurrèrent complètement, tant ils étaient incapables de concevoir que des hommes puissent rêver d’autre chose que ce qu’eux-mêmes estimaient être le meilleur. La désillusion des Français fut terrible et à la mesure de leur aveuglement. N’étaient-ils pas venus pour aider un allié naturel à se placer dans le courant de la civilisation (28) ? N’allait-on pas régénérer le Mexique par la race Indienne? 

Mais la généreuse ambition n’était qu’un rêve que les philanthropes verraient s’envoler après 48h de séjour ici.(29) Soupir désespéré des plus indiomaniaques déçus par cette population inerte, à laquelle les mots patrie, honneur sont vides de sens (30). Peu à peu la déception imposa dans les esprits l’image traditionnelle des Indiens naïfs, serviles ou voués à disparaître parce que foncièrement réfractaires au Progrès (31). En ce siècle de certitudes positivistes, s’affirma ainsi le triomphe du mythe racial, dont John de Haviland se fit l’interprète le plus significatif, décrétant l’indien incapable de se gouverner lui-même et prédisposé à la monarchie tout cela au nom de la chaine ininterrompue et graduée de l’intelligence depuis le type le plus élevé, incarné dans la race indo-caucasïenne, jusqu’aux êtres humains les plus rapprochés de l’animal (32).

Ce qui est intéressant ici c’est de voir comment, dans le temps de l’intervention, les Français ont parcouru tout le cycle des illusions positivistes : découvrant l’indien, ils se sont d’abord laissés envahir par la générosité du mythe du bon sauvage, envisageant de prendre l’homme dans son état de nature et d’en pétrir la pâte pour régénérer le Mexique ; ils faisaient alors du ‘racisme de degré” (33) lequel constate des niveaux différents d’évolution mais qui n’ont rien d’irréversibles. Mais déçus par la “passïvïté” indienne et incapables de comprendre ce que souhaitait cette minorité, les Français furent gagnés par l’outrance du “racisme de nature”. Cette évolution est à la mesure des désillusions rencontrées mais aussi des prétentions d’une nation pénétrée du mythe du Progrès et qui s‘impose un devoir civilisationniste. C’est là le phantasme d’une communauté d’hommes qui ont rompu avec le passé et qui, forts de la Vérité qu’ils ont conquise, se définissent une mission apostolique et universaliste. Nous étions nous-mêmes si infatués de notre science et de notre prétendue supériorité, en convient amèrement le général du Barrail (34). Imprégnée par le mythe du Progrès, la France interventionniste avait ainsi étalé sa modernité dans ce qu’elle a de plus barbare.

Mais le drame en cette affaire résidait surtout dans la rencontre frustrante entre cette suffisance oecuménique et l’attente messianique des Indiens, cette rencontre et alliance entre deux rêves qui ne pouvaient pas s’ajuster, entre deux fantasmagories qui faisant ou nourrissant l’événement, ne pouvaient ouvrir que sur un triste échec.

Légende de l’El dorado, phantasme de la menace extérieure, mythe du Progrès, l’intervention française a favorisé l’expression de véritables lubies collectives. Elles furent peut-être sans grandes conséquences historiques — sinon de précipiter la France dans une guerre qu’elle a perdu — mais elles témoignent de la personnalité momentanée d’une nation. Toutes ces idées fausses auxquelles celle-ci s’attacha n’étaient pas seulement le fruit d’une mégalomanie napoléonienne ; elles étaient l’héritage d’une puissance poussée par le Progrès à conquérir toujours de nouvelles frontières donc à se répandre (en suscitant la motivation adéquate) et à convenir ou à éliminer les séquelles du passé ; à craindre, parallèlement, tout ce qui pourrait retarder ou détourner la Mère-Patrie de son Apothéose. La France de Napoléon III au Mexique ne fit jamais qu’entretenir les phantasmes propres à la modernité positiviste, lesquels l’aveuglèrent jusqu’au fiasco final. Napoléon III commit l’erreur de l’intervention non seulement parce qu'il fut trompé par son entourage et sous estima les difficultés techniques d’une telle entreprise, mais aussi parce que les préjugés de ses contemporains l’y conduisaient naturellement.

Pour terminer, signalons que l’intervention suscita d’autres mythes qui s’épanouirent au delà d’elle-même. Dans le contexte nationaliste et revanchard de 1890, de nombreux soldats publièrent leurs souvenirs pour réhabiliter l’honneur perdu d’une armée qui n’avait pas démérité. Là encore, la légende s’inscrit en lettres d’or dans la mémoire collective. Car si le corps expéditionnaire sut tenir son rang, la campagne mexicaine ne fut l’occasion d’aucune bataille digne des plus grands panégyriques. A contrario de ceux-ci, les correspondances de l’époque témoignent : l’ennui est général, chacun voudrait voir la fin de cette triste expédition qui n a pour les officiers que des désillusions de tous genres, pour les soldats que des fatigues sans gloire, écrivait par exemple le capitaine Ledémé (35) ; entre la réalité du moment et les récits apologétiques ultérieurs s’ouvre toute la profondeur du mythe.

De même, emportés par un élan nationaliste, les historiographes mexicains firent de l’intervention un des moments-clés de la construction de la Nation, soulignant (entre autres choses) la levée en masse du peuple pour chasser l’armée étrangère. Ici resurgit le mythe de la cohésion populaire, celui des soldats de l’An II unis dans un grand élan généreux et fraternel pour fonder l’unité nationale On nage en plein délire, dans la fiction la plus pure, qu'entretient une élite soucieuse de légitimer son pouvoir et qui, prenant ses désirs pour la réalité, oublie gracieusement ses colères anciennes, quand elle fustigeait ces imbéciles d’indiens (soit 50% de la population ) qui furent attachés à l’Empire (36).  

 

Jean-François Lecaillon

  

NOTES

 (1) Valori, prince Henry de, L'expédition du Mexique réhabilitée du triple point de vue religieux, politique et commercial. Paris, Dentu. 1864, p. 21.

(2) Chevalier, Michel, Le Mexique ancien et moderne. Paris, Hachette, 1662. cité par Quirarte, Historiografia sobre el imperio de Maximiliano. UNAM, Mexico, 1970. 1ère partie.

(3) Frelaut. capitaine, Lettres... in carnet de la Sabretache, 5e série, n°392, Paris, 1938, lettre du 25 septembre 1862.

(4) Wallon, Émile, Souvenirs d’un officier belge au Mexique, 1864-1866, Paris, Tanera, 1868, notes du 25 novembre 1864.

(5) Valori. Ibid., p. 22.

(6)  Citons pour mémoire les noms de Isidore Löewenstern, Emmanuel Domenech, Jean-Jacques Ampère, Matthieu de Fossey, Edgar Quinet, Charles Lemprière, Eugène Lefèvre, Désiré Charnay, le baron de Bazancourt. Voir Quirarte, Ibid.

(7)  in Le Temps du 3 septembre 1863.

(8)  in Le Temps des 28 et 29 octobre 1863, Cochut dénonce la légende de la richesse mexicaine.

(9)  in Le Temps du 28 janvier 1865. Voir aussi l’article du 5juin 1865. 

(10) Archives de l’année à Vincennes, carton G7 07

(11) Loizilon, Henri : Lettres sur l’expédition du Mexique, Paris, 1890. Lettre du 27avril 1865.

(12) Walton, Ibid. notes du 28 août 1866.

(13) Masseras, Etienne, Un essai d’empire. Paris, 1879.

(14) La lettre de Dayton à Seward authentifiant cet emprunt est citée dans l’Ère nouvelle du 1er février 1866.

(15) Le 6 décembre 1865, Seward admettait auprès de Montholon que les États-Unis ne se sentent pas appelés à faire une guerre de propagande dans le monde (...) pour la cause républicaine; document cité par L'ère nouvelle, le 1er février 1866.

(16) Hanna, Alfred J. et Kathryn, A., Napoléon III and Mexico, american triumph over monarchy, Chapel Hill, 1971. Voir le chapitre 21.

(17)  Loizillon, Henri. Ibid., Lettre du 6 février1966.

(18)  Lettre du 16 décembre 1865, citée par l’Ère nouvelle du 1er février 1866. 

(19) l’Ère nouvelle du 27 juin 1866.

(20) Barail, général François du : Mes souvenirs, Paris, Pion, 1913. p. 290.

(21) Suckau. Henri de : Deux interventions en Amérique Mexique et Honduras, Paris, Dentu, 1869, p. 2.

(22) Propos tenus par Monsieur de Saint-Marc Girardin dans le Journal des débats, cité par ‘lEre nouvelle du 17 février 1866.

(23) Martray, générai du : Lettres du Mexique, carnet de la Sabretache, 3e série, Paris, 1922. Lettre du 28 décembre 1866.

(24) Mismer, Charles : Souvenirs de la Martinique et du Mexique.., Paris, Hachette. 1890, p. 226.

(25) Lecaillon Jean-François : Les Indiens face à l’intervention française, thèse, Paris-Sorbonne, 1984.

(26) Dabbs, Jack Autrey, The french army in Mexiko. 1861-1867, The Hague, 1963, p. 114.

(27) Rapport de décembre 1862, Archives de Vincennes, carton G7 11. 

(28) Suckau, ibid., p. 189.

(29) Loizillon. Ibid. p. 169.

(30) Ledémé, Philippe, Lettre à sa famille..., Montligeon (Orne), 1905. Lettre du 1er mars 1865.

(31) Pimentel Francisco, Memoria sobre las causas que han organizado la situacion actual de la raza indigena de Mexico Mexico, 1864, p. 200.

(32)  Haviland. John de : Le Mexigue sous la Maison de Habsbourg, Vienne, 1663, pp. 13-17.

(33) Terminologie empruntée à Grigorieff, Vladimir : Les mythologies du monde enter, Paris, Marabout, Al!eur, 1987, pp.. 345-350.

(34)  Du Barail : Ibid., p. 289.

(35) Lédémé, lbid. : Lettre du 5 septembre 1865.

(36) Ruiz, Eduardo : Historia de la guerra de intervencion en Michoacan, Mexico, 1896.

 

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