SOUVENIRS DE 1870 ET LEGENDES HISTORIQUES

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Jean-François Lecaillon

 

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La mémoire est sélective. Elle ne préserve de l’oubli que les informations perçues comme nécessaires à celui qui se souvient. Elle a aussi la capacité de remodeler le souvenir en fonction de données situées a posteriori, à le mettre dans une perspective qui en change le sens selon les besoins du moment. Cette seconde particularité ne doit pas être sous estimée : elle peut générer des légendes historiques dont nul ne peut présumer des effets.

La mémoire recompose d’autant plus facilement le passé que le souvenir est incertain. Tissé d’images plus ou moins floues et de sensations isolées de leur contexte, celui-ci ne peut, en outre, être vérifié. Le témoin lui-même peut être la victime sincère de la distorsion qui existe toujours entre l’événement qu’il a vécu et le souvenir qu’il en garde. S’il ne repose pas sur une trace certifiée, l’expression du souvenir n’offre aucune garantie d’authenticité. La justice en a tiré les conséquences : elle ne reconnaît pas le témoignage comme preuve. Malheureusement, la mémoire collective ne fait pas état d’une égale prudence !

Si la valeur du témoignage est assez communément rejetée quand il ne peut être corroboré par une preuve matérielle, il est en revanche moins clairement admis que la mémoire puisse déformer le souvenir sur la base de matériaux tangibles (un souvenir écrit, un historique, une preuve matérielle, une photographie, un autre témoignage…). Les besoins du temps présent peuvent aussi peser de tout leur poids pour canaliser l’expression du souvenir dans une direction convenue, politiquement correcte pourrait-on dire, qui suffira à elle seule comme garantie d’authenticité. L’analyse comparée des lettres d’un soldat de 1870 racontant les combats de Forbach et de Rezonville à quelques mois d’intervalle[1] montre comment le contexte d’écriture peut conditionner le récit au point d’amener le témoin à écrire le contraire de ce qu’il avait rapporté dans un premier temps ; au point aussi de poser le second texte comme plus authentique que le premier : convaincu par d’autres témoins ou des documents[2] qu’il s’est trompé sur ce qu’il a vu, le témoin corrige son souvenir et le rend même plus crédible parce que conforme à ce que dit le plus grand nombre. Si, en l’occurrence, la déformation n’est pas essentielle à la compréhension de l’événement, il n’y en a pas moins recomposition du souvenir sous le poids d’un conformisme ambiant qui fait foi. Sur des bases extérieures au souvenir, la mémoire a reconstruit ce dernier, elle a donné un autre sens à ce qui a été vécu… Ainsi peut-elle s’avérer trompeuse, et ce d’autant plus qu’elle s’appuie sur des récits qui se justifient mutuellement dans l’erreur !

L’exemple du soldat Quentel n’est pas un cas isolé. L’ensemble des récits de témoignage sur les batailles livrés sous Metz en 1870, voire ceux qui portent sur toute la guerre, offre de beaux exemples de faux-sens historiques ainsi entretenus. Les récits de souvenirs concernant ce conflit ont étayé de véritables légendes[3] qui se sont d’autant mieux inscrites comme vérité dans l’esprit public qu’elles se montraient utiles aux débats du temps de la narration. Dans Morsbronn : de la légende à l’histoire[4], nous donnons l’exemple de la barricade peinte par Édouard Detaille. Mais il en existe bien d’autres !

 

 

1870 – 1914 : batailles sous Metz  et reconstructions du souvenir

 

Du simple soldat au commandant en chef, de nombreux acteurs de l’armée du Rhin ont raconté leur guerre. La rédaction et publication de ces récits de souvenirs couvrent toute la période de 1870 à 1914[5].

 

 

 

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Du souvenir à la légende

 

L’analyse des récits de souvenirs concernant 1870 ne fait que confirmer ce qui est aujourd’hui connu. Faut-il encore tirer de ce constat les conséquences qui conviennent sachant que les « légendes historiques » peuvent avoir influencé les choix ultérieurs de personnes qui en ont hérité et qui n’ont pas toujours su ou pu prendre la mesure des reconstructions a posteriori.

Dans l’immédiat, la reconstruction du souvenir joue la fonction pour laquelle elle se produit : elle conforte la conviction de ceux qui s’y réfèrent.

 

 

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Certes, les fausses nouvelles ont toujours existé. Rumeurs, « on dit… », légendes… etc. ont toujours su abuser la crédulité de tous, nourrir les mémoires collectives et s’entretenir en fonction des polémiques du temps présent. Le phénomène est ordinaire, presque fatal dans la mesure où il répond aux besoins des communautés humaines. Ce « besoin de mémoire », que notre temps présente comme un devoir, n’est qu’une manière parmi d’autres qu’utilisent les hommes pour justifier leurs actes ou convictions. Il n’est pas nécessaire de faire le procès d’une telle instrumentalisation du passé tant elle est ordinaire… du moment que le droit à l’histoire et son devoir de rigueur restent préservés ! Comme le souligne Annette Wieviorka[18], « L’historien peut lire, entendre ou regarder les témoignages (…) en sachant qu’ils recèlent en eux d’extraordinaires richesses : la rencontre avec une voix humaine qui a traversé l’histoire, et, de façon oblique, la vérité non des faits, mais celle plus subtile mais aussi indispensable d’une époque et d’une expérience. » Mais rien de plus !

 

 


 

ANNEXE : la « trahison » de Bazaine, une légende vivante ?

 

 

Déféré devant un tribunal militaire (procès de Trianon de 1873) pour juger de sa conduite pendant la campagne de l’été 1870, le maréchal Bazaine fut condamné à mort (sentence commuée en 20 années de prison) pour avoir capitulé sans avoir utilisé tous les moyens à sa disposition. L’accusation de « trahison » ne fut pas retenue par le tribunal. L’opinion publique française de l’époque ne perçut pas toutefois cette nuance et a entretenu l’idée que le maréchal était un traître.

Jusqu’aux alentours des années 1960-1970, l’historiographie française a plutôt perpétué cette accusation de trahison. Depuis, celle-ci a été battue en brèche (par les généraux Ruby et Regnault, et par Maurice Beaumont ; voir aussi l’analyse du procès réalisée dès 1956 par M° Delavennat) et la plupart des historiens s’accordent aujourd’hui pour dire que, bouc émissaire, Bazaine a échoué, commis des erreurs, manqué d’audace ou de génie…etc. mais qu’il ne mérite pas l’étiquette de « traître ».

 

Si on en juge par ce qui se transmet par la voix d’internet, ce correctif – qui ne remet pas en cause les responsabilités personnelles du maréchal dans le cours des événements de l’époque – n’a pas atteint la mémoire collective.

On notera d’abord comment les encyclopédies véhiculent le même texte :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Achille_Fran%C3%A7ois_Bazaine :

http://francois-achille-bazaine.fr.exsudo.org/

http://encyclopedie.izynews.be/lex/Achille_Fran%C3%A7ois_Bazaine

Le lecteur y apprend que « s'offre à lui [Bazaine] une occasion de détruire plusieurs corps de l'armée ennemie suite à la victoire de la bataille de Mars-la-Tour, le 16 août, il décide à l'étonnement général de sa suite de replier son armée » sur Metz. Puis qu’il « tente de nouer des intrigues, » ; l’article, enfin, l’oppose à Rossel qui « ne veut pas trahir son pays », observation qui sous-entend que Bazaine le fit !

Il s’agit là d’un article trop court pour préciser les nuances nécessaires ; il n’en demeure pas moins vrai que l’attitude du maréchal n’est pas présentée comme étant celle d’un chef battu pour avoir mal manœuvré, mais comme un homme qui provoque délibérément sa défaite. L’image du traître ressort clairement de ce texte.

 

Les pages internet plaidant directement ou non pour la thèse de la trahison ne manquent pas :

 

http://www.net4war.com/e-revue/batailles/empire2/operationnel8.htm n’hésite pas à affirmer que Bazaine entendait se présenter comme ultime recours dès le 16 août. C’est la thèse de la trahison préméditée qui est ainsi évoquée, laquelle suppose qu’avant même les défaites militaires que nul ne pouvait prévoir (Saint-Privat le 18 août, Sedan le 2 septembre, Metz le 27 octobre…etc.), Bazaine les aurait imaginés !

 

La trahison est clairement signifiée :

http://www.sden.org/gn/vampire/frhis4.htm

http://www.droitconstitutionnel.net/origineIII.htm

http://www.marxists.org/francais/barta/1945/07/ldc49_071145.htm

 

Elle est suggérée par :

http://perso.wanadoo.fr/savoir-plaisir/histoire/republique_3/naissance.htm

Bazaine « préfère » les Prussiens aux Républicains

http://www.france-pittoresque.com/histoire-departements/54-3b.htm

http://www.chez.com/chaussy/html/restauration.htm

http://gjgg.free.fr/priv/guerr14_18/chap11.htm

Sur toutes ces pages, l’attitude de Bazaine est qualifiée de honteuse en des termes qui suggèrent l’idée de la trahison

 

Un cas disculperait presque Bazaine de l’accusation :

http://www.fluctuat.net/cinema/chroniques01/straub.htm

Mais si l’auteur de cette page disculpe le maréchal ce n’est que par souci de reporter l’accusation sur les épaules de l’Empereur dont Bazaine n’aurait été que le simple exécutant, autrement dit il entérine l’idée de la trahison !

 

 

Les pages restant neutres ne sont, en comparaison, pas très nombreuses et souvent fort peu exhaustives !

http://www.14-18enlorraine.com/Noisseville.html

http://r.castelain.free.fr/histoire/guer1870.htm

 

http://ml.hss.cmu.edu/courses/mjwest/Guerre%20franco-prussienne.htm

Là, pas d’accusation excessive (Bazaine « temporise » seulement, ce qui se justifie) ; mais la page où apparaissent des erreurs (Bazaine battu à Forbach alors qu’il s’agit de Frossard) ne saurait aider à rétablir la nuance.

http://braunn.chez.tiscali.fr/hoff2.htm

Dans ce descriptif nuancé, l’auteur lâche quand même que Bazaine se laisse enfermer « presque volontairement ». La formule prête pour le moins à questions ! La même interrogation survient quand l’auteur écrit que Bazaine se «  laisse investir ».

 

 

 


[1] Voir LECAILLON (Jean-François), La mémoire en mouvement ; trois récits de Forbach et Rezonville par Yves-Charles Quentel. 2003.

[2] Notons bien que l’authenticité de ceux-ci ne signifie pas que leur interprétation soit juste.

[3] Celle de la partie de billard que Bazaine aurait poursuivie le 18 août alors que son armée livrait une bataille décisive à Saint-Privat en est un parfait exemple. Les mises au point d’historiographes faisant autorité comme Germain Bapst n’y ont, pendant longtemps, rien changé.

[4] Juillet 2006. Voir mapage.noos.fr/jflecaillon.

[5] La disparition naturelle des témoins laisse les cas de publications ultérieures plus rares.

[18] Ibid., p.168.