Famille romaine, famille chrétienne.

 

Texte provisoire (parution mars 2006)

 

La famille est « en question ». Notre siècle, en occident, semble connaître une nouvelle réalité familiale. La réflexion historique est-elle susceptible de nous éclairer sur cette mutation ? La famille, de tout temps, a offert un sujet de réflexion aux juristes. Il n’est toutefois pas certain que le mot renvoie toujours aux mêmes choses aux différents temps de l’histoire. La conception romaine et la conception chrétienne de la famille ont souvent été opposées. Notre propos n’est bien évidement pas d’en faire l’étude mais de pointer ce qui peut, dans la théorie romaine comme dans la théorie chrétienne, éclairer le devenir de la famille. Remarquons tout de suite que si historiquement le concept de famille est variable, il est aussi, pour nos contemporains, singulièrement ambigu. Tantôt il fait référence à la famille conjugale, d’essence chrétienne, tantôt il fait référence au groupe d’individus liés par le sang ce qui le rapprocherait de la conception romaine. Cette dualité d’approche peut donc nous servir à ordonner une notion finalement assez floue ; Elle nous conduit, dans cette optique, à considérer qu’il existe plusieurs définitions du « cœur » de la famille, c'est-à-dire de l’élément constitutif . Cette base dure, s’accompagne à chaque époque de conséquences périphériques.

 

1 Le cœur de la famille.

La fonction de la famille a fait l’objet de polémiques souvent exagérées. L’idée de réglementation de l’échange des femmes mise en valeur par Claude Lévi-Stauss[1] ne s’oppose pas nécessairement à la conjugalité amoureuse qui correspondrait au modèle chrétien. Pour être prosaïque l’organisation familiale a toujours retenu dans son champ la circulation du patrimoine comme la réglementation des pratiques sexuelles. Ajoutons que dans le champ occidental le consentement des époux a toujours été exigé pour le mariage. L’opposition entre les différents systèmes que l’occident a connu résulte plus de la priorité donnée, au moins dans le discours, à tel aspect de la famille à un moment de l’histoire. Les romains semblent obsédés par la constitution d’un groupe structuré par l’autorité plus ou moins absolue d’un pater qui possède la maîtrise des biens. La dot dans ces conditions est une institution primordiale qui conditionne le passage, ou le non passage, d’une masse de biens d’une familia à l’autre. La puissance du pater sur les membres de la familia confondue très longtemps, au niveau de la pratique juridique au moins, avec la propriété est présentée comme typique de cette famille patriarcale. Le modèle chrétien est en principe complètement différent puisqu’il a pour noyau le couple librement constitué. Nous ne manquerons pas de souligner que ce mariage consensuel n’est pas contraire à l’esprit romain, au moins en ce qui concerne le consentement des époux. Le droit canon ne retiendra pas, en revanche, la nécessité du consentement des parents. Mais la principale mise au point qui doit être faite sur le mariage chrétien est précisément qu’il est chrétien. C'est-à-dire qu’il est fondé sur des textes canoniques qui font fi du domaine de César, c'est-à-dire de l’État. Le modèle chrétien de famille ne peut donc s’imposer concrètement dans une société sans être complété temporellement par des dispositions concernant les biens, l’autorité paternelle etc. Le modèle chrétien n’a jamais empêché les stratégies patrimoniales dans le mariage même si leur survivance en Béarn étonne Pierre Bourdieu[2]. Les considérations concernant les biens sont d’ailleurs, aux cotés de celle concernant la beauté de l’épouse, retenues comme légitimes par les canonistes[3].

Si la combinaison des modèles chrétien et romain a marqué l’histoire occidentale un troisième modèle « barbaro-féodal » a existé, et a laissé des traces dans notre droit jusqu’au code civil de 1804. La famille au sens strict y semble s’effacer derrière la notion de lignage paternel et maternel. La création de solidarité est la pièce maitresse de cette construction, elle s’appuie bien évidemment sur la notion de biens immeubles dédiés au lignage. Un régime successoral  complexe et l’existence du droit de préemption (retrait lignager) tend à maintenir un immeuble lignager dans « son » lignage. Cette conception anéantie par  la Révolution et le code civil a cependant laissé des traces dans les mentalités, il n’est pas rare d’entendre encore parler de « biens de familles » notion juridiquement dépourvue de sens. Remarquons que la conception lignagère dévalorise le mariage, les époux étant juridiquement étrangers l’un à l’autre, puisqu’il n’existe pas d’institution « intégrant » la femme dans le lignage du mari. La philosophie du mariage cum manu romain  était ignorée. La filiation par voie de conséquence est la pièce maîtresse de cette construction : seuls les enfants d’un couple appartiennent au deux lignages.

Une dernière conception de la famille est a noter. Elle est contemporaine puisqu’elle repose sur les certitudes de la génétique. Il s’agit de la famille biologique. Seuls comptent les liens de sang, en l’absence, ou contre l’existence d’institution. L’idée de la force des liens de sang que les romains ont nié pendant longtemps puis finalement reconnue n’est pas complètement nouvelle[4]. L’Église a toujours été obligée à l’indulgence concernant les bâtards seigneuriaux. Les actions en recherche de paternités ont été admises. La nouveauté de la conception biologique de la famille est qu’elle semble tendre, par l’absolue certitude de la preuve génétique, à rendre inutile tout acte de volonté, toutes institutions même pour fonder le lien familial.

 

Comme nous l’avons souligné, la combinaison des modèles est la règle dans les diverses sociétés du champ occidental. Le recentrage sur le mariage ne paraît guère faire de doute à partir de la christianisation de l’empire romain, encore faut-il s’entendre sur le sens du mariage par rapport à la famille. La lente montée de l’hostilité à la polygamie dans le judaïsme nous paraît cruciale[5]. Elle s’accompagne de l’interdiction du divorce de type répudiation et implique de nouvelles valeurs de respect, si ce n’est d’amour. Le passage du pur mariage romain au mariage romano-chrétien va connaître la même évolution. L’origine biblique du mariage « d’amour » ne fait guère de doute, Isaac est présenté comme « aimant » Rebecca[6], pour la première fois le texte biblique ne se contente pas du « il connu ». Le Christianisme reprendra cette idée de mariage fondé sur l’amour tout en l’institutionalisant d’une manière un peu particulière : Le caractère purement consensuel (consentement des époux) du mariage est évidement obligé. Là encore il s’agit d’une pure reprise du judaïsme[7]. Mais la transformation du mariage en sacrement est une nouveauté absolue. Sa conséquence est énorme. Certains ont pu y voir l’origine d’une négation de l’éros dans le mariage chrétien[8], mais la caractéristique majeure de ce mariage est évidemment l’indissolubilité qui donnera pendant des siècles une typicité particulière à la famille occidentale[9]. La stabilité  obligée du mariage chrétien, ainsi que sa profondeur présumée – reposant sur l’amour – permettront de structurer la famille autour de la prohibition de l’inceste. Bien évidement cette prohibition n’est pas nouvelle mais la stabilisation du lien matrimonial a pu lui donner une importance, que certains ont pu qualifier de démesurée. Pour  des raisons diverses l’Église étendra généreusement les empêchements au mariage fondé sur la parenté, elle ne manquera pas d’introduire aussi des possibilités de dispenses. L’identité de la famille avec le groupe à l’intérieur duquel il est impossible de trouver épouse s’accomplit, alors qu’en droit romain les empêchements au mariage fondés sur l’absence de conubium relatif désignent un cercle beaucoup plus restreint que celui des successibles.

La pathologie familiale serait-elle liée à cet aspect structurant du mariage ? Bien que depuis Freud elle emprunte son vocabulaire de base à l’antiquité grecque, elle semble concentrée dans la sphère judéo-chrétienne. Si ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament nous révèle que la condition de la prolifération de la descendance est l’acceptation déniée par Dieu, du meurtre du fils par le père[10]. Pareillement le symbole de l’Alliance, passage d’Abram à Abraham est un  rite primitif d’initiation au mariage, la circoncision[11]. Cette violence symbolique et fondatrice s’accompagne des petites intrigues familiales beaucoup plus humaines dont l’exemple est évidemment la mise en scène de Rébecca en faveur de son cadet Jacob[12]. Si l’attitude de Rébecca paraît acceptable c’est sans doute parce que la victime Ésaü le chasseur à la fourrure de bête, a déjà montré sa stupidité en vendant son droit d’aînesse pour du pain et des lentilles[13]. Pourtant Jacob préférait Ésau « car il appréciait le gibier »[14]. La Bible assigne-t-elle à la femme le rôle discret de correctrice des aberrations masculines ? Le rôle effacé mais efficace des femmes dans les voies de Dieu est aussi illustré par Bethsabée pour l’élection de Salomon[15]. La révolte ouverte des fils contre leurs pères est envisagé sur deux modes : celui de l’interdit dans le Décalogue[16], celui du remède dans Malachie[17]. Le christianisme n’offre pas de modèle familial clair et c’est sans doute un des problèmes majeur pour la constitution de l’idée occidentale de famille. Jésus n’est point père, n’est point époux. Il n’existe pas de modèle paternel autre que celui de Dieu lui-même, difficile à utiliser, même si des théoriciens de la monarchie s’y risquerons. Le christianisme occulte aussi, dans ses texte canoniques le monde féminin. Très longtemps après, le culte marial tentera de modérer  cette absence. Toujours est-il que le christianisme, qui aborde aussi l’horreur de la révolte des fils[18], par sa méconnaissance du féminin, « contournera l’œdipe » pour reprendre le vocabulaire psychanalytique. Freud, analysant un malaise qui  correspond historiquement au triomphe de la famille nucléaire (c'est-à-dire de modèle chrétien ), utilisera plus le modèle helléno-chrétien que la référence au père juif. Certains y ont vus l’origine de la faiblesse supposée de la psychanalyse dans l’appréhension de la féminité[19].

 

2 Périphérie et conséquence.

Quelque soit le fondement réel ou affiché de la famille l'autorité d'une manière ou d'une autre est toujours impliquée. Le schéma, simplificateur mais vrai pour la Rome archaïque, de cellule de base de la société implique que cette autorité est susceptible de générer des conflits avec la sphère publique. C'est à ce dernier niveau que se règle l'incidence du "biologisme" sur la composition de la famille.

Aucune des sociétés occidentales n’a fait l’économie de la puissance paternelle, institution qui sera considérée comme de droit naturel. Comme nous l’avons déjà dit l’opposition entre le système romain  et les autres conceptions familiales est beaucoup exagérée. Le droit romain archaïque a la caractéristique, comme tous les droits premiers, d’être inachevé. Pour rendre compte de la puissance du pater les romains se sont largement servi du concept de propriété ce qui a laissé des traces jusqu’à Justinien. Cette façon de procéder qui place les fils dans la même situation que les esclaves et les animaux a eu le mérite de permettre l’utilisation de la mancipatio , destinée au transfert de la propriété, pour créer « spontanément », en pervertissant les mécanismes de pénalité du droit ancien, l’adoption et l’émancipation. Toutefois le fait que la patria potestas s’analyse en dérivé du droit de propriété entraîne sa perpétuité, le droit romain maîtrisant mal la condition résolutoire ? Le fait que la puissance paternelle ne trouve point son terme lors d’une majorité, concept inconnu en droit romain, distingue certes le système romain des autres. Le judaïsme, et les auteurs chrétiens qui les reprennent d’une part, les systèmes barbares d’autre part connaissent des notions de majorité.

Il ne faut toutefois pas voir un fossé infranchissable entre ces conceptions[20]. Les romains, passé l’époque archaïque ont largement pratiqué l’émancipation, et de toute façon la théorie des pécules a donné une autonomie aux fils de famille. La différence la plus marquée est sans doute celle des devoirs. Le concept romain de « quasi propriété » interdit d’énoncer des obligations à la charge du père. Dans le christianisme[21] l’idée que la puissance paternelle découle du mariage qui est un sacrement conduit à énoncer des obligations comme celles de protection et d’éducation. Après la réforme les catholiques ne manqueront pas de reprocher aux protestants, qui ont abandonné l’idée de mariage sacrement, de négliger leurs enfants. Là encore l’amour filial est le moteur du fonctionnement de cette puissance paternelle. Mais là encore la différence avec le monde romain, où le père serait un « propriétaire » insensible est exagérée. L’idée d’un attachement affectif naturel dans la famille romaine est mis en valeur à l’âge classique notamment dans le droit successoral : Le testament qui prononcerait l’exhérédation des fils sans motif légitime est annulé car « impie ».

L’idée romaine de « propriété » ne nous semble d’ailleurs pas avoir disparu complètement des mentalités « sauvage », ce qui pourrait prouver qu’elle correspond à une force profonde : La première défense articulée par les pédophiles incestueux tourne souvent autour de « je fais ce que je veux avec mes enfants ». A contrario des projets actuels sur le statut de l’animal domestique éloigne du droit romain puisqu’il semble que le statut de « propriété » ne suffise plus à rendre compte du caractère affectif du lien avec l’animal.

En fait, depuis qu’une abstraction annonçant l’État existe, le père « propriétaire » devra compter avec la chose publique pour exercer son autorité sur la famille. La Cité antique, romaine ou autre, n’est au départ qu’une fédération de groupes familiaux. Le Sénat romain fut longtemps le symbole de la surveillances des familles sur la chose publique. Remarquons que la famille antique romaine est le cadre d’un droit, d’une justice et d’un culte particulier qui ont certes, laissé peu de traces, mais qui explique sans doute, par exemple la faiblesse jusqu’au haut empire des délits publics, c'est-à-dire du droit pénal. La Cité n’est pas intervenue dans le domaine de l’ordre privé tant que la familia pouvait l’assumer. La puissance impériale sera trop forte pour tolérer une autorité paternelle quasi-publique. Remarquons toutefois que les interventions étatiques romaines en matière familiale étaient fort modestes. Songeons que les interventions impériales successives en faveur de la femme et de la protection des biens dotaux furent l’objet de réflexions ironiques, « uxorius »,  ou de critiques techniques[22].

Après l’ère romaine la famille la cohésion familiale, quand elle existe, servira toujours de relais, quelquefois de substitut au pouvoir étatique. Une partie de la construction féodale est lignagère, elle repose sur une conception particulière du lien familial. La féodalité donnera naissance à une infinité d’institutions coutumières visant à préserver, tant dans les libéralités que dans les successions le patrimoine immobilier du lignage. Il faudra attendre la révolution et surtout le code civil de 1804 pour mettre fin à la notion de patrimoine de famille.

Pourtant en un autre domaine, l’État monarchique a opéré dès le XVIe siècle, une rupture décisive intervenant en matière de mariage. Le caractère subtil de la chose est que cette rupture avec la conception purement concensuelle du mariage chrétien s’opère au nom de l’intérêt des familles et surtout des pères, auxquels l’Église refusait le contrôle sur le mariage des enfants. A l’aube des temps modernes cette polémique qui aboutira au concile de Trente et à l’ordonnance de Blois inaugure la nouvelle donne : Il n’est plus question de laisser l’Église régler seule les institutions familiales. La famille entre dans le champ de l’État moderne. L’intervention sera ultra modeste il est vrai, et si la monarchie absolue se réserve la possibilité d’ordonner, par lettre de cachet, à un père de donner sa fille à marier, cette possibilité est plutôt citée dans les curiosités royales. Mais certains grands serviteurs de l’État comme Turgot[23] ne manqueront pas de poser la question qui plus tard deviendra politiquement explosive : L’État peut-il laisser au père et à l’Église la responsabilité de l’éducation ?

La Révolution a-t-elle désagrégé la famille en sapant l’autorité des pères ? La question est controversée et en tout cas la législation révolutionnaire ne va pas en ce sens[24]. Toujours est-il que Napoléon se présentera en restaurateur de la puissance paternelle, posture d’autant plus nécessaire que des juristes du midi reprochent au code civil d’avoir définitivement enterré cette puissance paternelle. Cela explique la curieuse synthèse judéo-napoléonienne de l’article 371[25], seule disposition non juridique du Code civil. Plus fructueusement des notions clés pour le droit civil, jusqu’à la fin du XXe siècle comme celle du « bon père de famille » y trouvent leur source. Nous pouvons aussi y rattacher l’inexistence des infractions familiales dans le code pénal de 1810. Nous avons avancé l’idée que l’absence de référence à l’inceste s’explique par le désir d’éloigner le père de famille du champ des investigations judiciaires et policières. Toujours est-il, que jusque dans les années 1970 le discours étatique sur le respect dû aux pères sera obligé. Jules Ferry insistera avec constance, et un peu d’hypocrisie, sur la parole de l’instituteur qui ne doit pas heurter les conceptions du père de famille.

Le XIXe siècle est marqué par un autre bouleversement dans le contrôle de la famille. La suppression des corporations, la disparition des diverses communautés, comme les communautés villageoises, l’éclipse progressive du rôle tutélaire de l’Église sur la famille laisse la famille de plus en plus seule face à l’État. Dans le même temps la famille se rétrécit : l’évolution des mentalités, la mobilité sociale de l’ère industrielle la ramène à la famille nucléaire. Dans un sens on assiste au lointain triomphe paradoxal de la conception chrétienne sur la conception romaine. Une petite unité conjugale, limitée au couple et aux enfants en bas âge se substitue définitivement à la famille patriarcale. Elle est fondée sur l’amour, il devient convenable de faire au moins mine d’être amoureux de sa femme[26]. Il est caractéristique de voir que de 1804 à nos jours les réformes successorales peu nombreuses d’ailleurs, concernent avant tout l’amélioration du sort du conjoint survivant. Le conjoint devient la famille par excellence, alors qu’il n’en faisait pas partie à l’origine de l’évolution juridique de notre système. Pourtant, avec l’évolution du divorce depuis son rétablissement dans la loi Naquet ce couple central est instable et la fin du XXe siècle a vu se généraliser le modèle nouveau de « famille recomposée » dont le droit n’a pas encore complètement appréhendé la réalité. Cette minimalisation de la famille, l’affaiblissement de l’autorité paternelle, qui fait place à l’autorité parentale, ne peut évidemment que favoriser le rôle de l’État qui pourtant n’est pas au mieux de sa puissance depuis les années soixante[27]. Au début du XXIe siècle l’État est en mesure d’envisager le rêve des révolutionnaires et de la monarchie absolue de prise en main de l’éducation au sens le plus large, celui de Saint Paul. Il devient incontestablement le producteur de la norme familiale. Trois domaines lui permettent d’agir en conséquence, l’ instruction publique devenu à la fin du XXe siècle, la mutation est révélatrice, « éducation nationale, l’action sociale, le droit pénal de la famille[28]. Il ne convient pas ici de développer ces questions. Nous nous bornerons à nous demander si dans cette dépossession familiale par le contrôle étatique de plus en plus étroit, l’État est bien gagnant . En effet au terme, provisoire de cette évolution l’État ne jouit plus de cette autorité incontestable des siècles précédents. Il a besoin de légitimer son action, et les sciences humaines lui permettent tant bien que mal d’assumer ce rôle. Au nom de l’État, protecteur des victimes potentielles, comme naguère de la veuve et de l’orphelin, l’ « expert » fait son apparition. C’est lui qui dicte sa conduite au juge statuant sur les problèmes d’autorité parentale ou d’inceste, c’est lui qui élabore la doctrine de l’éducation, c’est à la lumière de la doctrine dominante que des situations familiales douteuses sont ou non signalées. L’expert, qui s’autorise d’une science extrêmement floue se substitue lentement au pater.

Si la famille « expertisée » constitue un premier aspect de l’évolution contemporaine, la famille « biologisée » en constitue certainement le second aspect, qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le premier. Les liens familiaux reposent, bien évidemment, sur les liens de sang, mais ceux-ci furent plutôt des liens affichés que réels. Dans la famille romaine le Pater est d’abord maître absolu de la réalité juridique de sa descendance[29].. Dans la suite de l’évolution la présomption pater is est est imposé pour éviter l’arbitraire du pater . Elle instaure surtout un système de charge de la preuve au bénéfice de la femme qui n’est pas forcément respectueux de la réalité biologique. Il est évident qu’avant la fin du XXe siècle la réalité biologique d’une filiation n’est accessible qu’à Dieu. Le monde chrétien se rapprochera dans un sens d’un désir de respecter la dimension biologique en provoquant le déclin de l’adoption[30]. Dans un autre, reprenant le modèle romain tardif de la présomption de paternité du mari de la mère, il privilégiera le mariage sacrement sur la réalité. Son hostilité à la bâtardise, nuancée par l’autorité royale[31], va dans le même sens. Le code civil n’innovera pas en la matière et le bouleversement juridique attendu a des causes uniquement scientifiques. Il est possible, depuis peu d’établir de manière irréfutable une filiation. La question qui sous tend tout l’avenir de la conception familiale est d’importance puisqu’elle tourne autour de la vérité. La vérité juridique doit-elle tourner le dos à la vérité scientifique ? Le droit peut-il imposer des constructions juridiques dont il est démontrable qu’elles ne sont que fiction. Un enfant a-t-il le droit « naturel » de connaître sa « vraie» filiation ?, avec bien évidement la question subsidiaire redoutable : Qu’est-ce qu’une vraie filiation ? Les prémisses de nouvelles mentalités induites par ce « véridisme » se font déjà entendre dans le mouvement de contestation de l’accouchement « sous x ». La vogue du biologisme semble avoir entrainé la diabolisation absolue du clonage reproductif[32] : la meilleure solution pour gérer une situation ingérable est l’interdit, ce qui fut fait, mais qui ne résout pas le problème du statut de l’enfant cloné qui ne manquera pas de naître un jour malgré l’interdiction. Paradoxalement la question du mariage homosexuel, et surtout de la famille homosexuelle s’écarte provisoirement du biologisme, pour faire retour à la vieille institution romaine de l’adoption.

 

L’autorité romaine, le couple nucléaire chrétien ont constitué les fondements de la conception occidentale de la famille jusqu’à la fin du XXe siècle. La tentation serait grande pour l’historien de dire, qu’au milieu des bouleversements que nous vivons, il en restera toujours quelque chose. Laissons plutôt à l’avenir le soin de décider si nous vivons vraiment le temps d’une rupture définitive.

 

 

                                                                       Jean-François Chassaing

 

 

 


 

[1] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958.

[2] Pierre Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », in Études rurales, n° 1, 5, 6, 1962.

[3]  À coté des finalités traditionnelles (assistance, procréation, remède à la concupiscence) sont admises par les canonistes des fins politiques (établissement d’une paix) ou sociales. Le traité De ortu coniugii (cité par Jean Gaudemet, , Le mariage en Occident, Paris, Cerf, 1987, p. 157 ) retient comme causes du choix du conjoint : la famille, la beauté, la richesse.

[4] D’abord l’établissement de la filiation dépend d’une décision unilatérale du pater et ce n’est qu’à la fin de l’évolution que le droit romain retiendra la présomption de paternité du mari de la mère de l’enfant.

[5] Adin Steinsaltz, Introduction au Talmud (traduction française) , Paris, Albin Michel 2002, p 150

[6] Principalement : Genèse 24, 62 à 67.

[7] Voir Adin Steinsaltz, op. cit. 146

[8] Les termes utilisés pour désigner les relations entre époux sont généralement  agapé et caritas et excluent donc tout érotisme (voir Marie-Odile  Métral, Le Mariage, les hésitations de l’occident, Aubier, Paris 1977)

[9] Rappelons que Luther, reprenant la conception juive du mariage, contestera l’existence d’un sacrement.

[10] Genèse 22,15.

[11] Genèse 17,10.

[12] Genèse 27,2.

[13] Genèse 25,34

[14] Genèse 25,28.

[15] Premier livres des Rois 1,11

[16]  « Honore(glorifie) ton Père et Mère ». Marc en déduit l’obligation d’assistance aux parents (Marc 7,10)

[17] Malachie 3,24 : « Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils, celui des fils vers leurs pères pour que je ne vienne pas frapper la terre d’interdit » (repris presque mot à mot dans Luc 1,16)

[18] « Le frère livrera son frère à sa la mort, et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront condamner à mort » Matthieu 10,21.

[19] Voir notamment Eliane Amado Levy-Valensi article « Mariage et couple » dans EU.

[20] De ce point de vue les polémiques contemporaines de la rédaction du code civil entre les juristes du nord, partisan d’une majorité, et ceux du sud se référant au système romain où «  le père ne meurt jamais », ne sont pas complètement sérieuse. Une majorité de fait, sinon de droit, existait dans la plupart des coutumes du sud depuis longtemps.

[21] Pour le judaïsme, où le mariage n’est pas un sacrement, l’idée d’éducation semble implicite :Ainsi il est sage de vendre tous ses bien pour épouser la fille d’un grand érudit (voir Adin Steinsaltz, op. cit. 159).

[22] Notamment critiques visant Justinien sur le rang de l’hypothèque légale qui ruine le crédit des célibataire.

[23] « Votre royaume, Sire, est pas de ce monde.. Je ne crois ne pouvoir rien vous proposer de plus avantageux pour votre grand peuple que de faire donner à tous vos sujets une instruction qui leur manifeste bien les obligations qu’ils ont à la société .. », Turgot, Œuvre, t . II p.506 à 509.

[24] Par exemple l’institution de la correction paternelle pour remplacer les lettres de cachet ne va pas dans le sens de l’affaiblissement.

[25] « L’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère »

[26] Le sujet est controversé. Voir principalement : Jean-Louis Flandrin, Familles, Paris, Hachette 1976 ; . Jean-Louis Flandrin, Les amours paysannes ((XVI-XIXe), Paris, Gallimard, 1975 : Edward Shorter, Naissance de la famille moderne, Le Seuil, 1977, rééd. Points-Histoire, 1981 ; Jacques Solé, L’amour en occident, Paris, Albin Michel, 1976.

[27] Voir le thème polémique de la haine de l’État-nation notamment développé dans : Gilles William Goldnadel, Les martyrocrates, Paris, Plon, 2004..

[28] Sur la pénalisation du droit de la famille voir  Jean-François Chassaing, « Le consentement. Réflexions historiques sur une incertitude du droit pénal » in La liberté sexuelle, Paris, PUF, 2005.

[29] Par le refus arbitraire de reconnaître un enfant né d’une femme de la familia, aussi par l’adoption et l’adrogation.

[30] Voir Franck Roumy, L’adoption dans le droit savant du XIIe au XVIe siècle, Paris, LGDJ, 1998.

[31] Les lettre de légitimation de bâtard constituent un empiètement royal dans un domaine réservé en principe à l’Église.

[32] Seule l’analyse strictement biologique rend impossible d’envisager le statut d’un tel enfant.