Chapitre 19
     
     
    01.01.02
     
    "On ne peut pas travailler pour les autres. On travaille pour des frères mystérieux qu'on possède à travers le monde. Il y a une île qui est brisée, dispersée à travers le monde. Et, en somme, l'art est une espèce de signal, comme un mot d'ordre pour retrouver des compatriotes" (Jean Cocteau - Journal sonore du testament d'Orphée)
     
    02.01.02
     
    Elle me dit qu'il n'y a que moi. Parmi tous les amants qu'elle a eue. Il n'y a que moi.
    Qu'elle a tapé sur un moteur de recherche les noms de tous les amants qu'elle a eue, et qu'elle n'est tombée que sur moi.
     
    11h45 Elle descend la rue George Sand, elle porte un blouson blanc en jean ouvert sur un pull rouge qui déborde par les manches, des pantalons jeans (bleu marine) serrés, une tignasse brune, visage simiesque et chevalin, un branchage de l'adolescence type Audrey Anderson, quand nous habitions la Garenne Colombes il y avait au bout de la rue une boucherie chevaline qui vendait aussi des chips Flodor, regular ou gaufrettes, la boucherie chevaline les petites copines qui fréquentaient le poney-club trouvaient ça: super criminel, carrément dégoûtant.
    - Mais j'y vais pour les chips, promis juré que j'y vais pour les chips!"
     
    12.01.02
     
    Lundi : lettre d'adieu d'Yves Saint Laurent magistrale et absolument truffaldienne, X m'appelle, il a failli casser la figure à un type qui encensait Tom Ford et vilipendait Saint Laurent. Sur le coup ça me fait penser à Modigliani qui, lui aussi, avait le poing facile (pour d'autres raisons) dans les Cafés de Montparnasse. Jeudi : le passage de Stacey Tendeter à travers les jardins du Musée Rodin, habillée d'une chemise stricte et d'un sourire (éclaboussé de soleil) dans le film super huit de Jean Gruault (supplément du DVD des Deux anglaises et le continent ), beauté à chérir, retenir le soluble, les longs cheveux roux sur la nuque blanche. Mercredi : Soldes avec David, nous musardons chez Sonia Rykiel (boulevard Saint-Germain), au Printemps de l'homme et Galeries farfouillettes: bredouilles. Les seuls vêtements qui me tapent dans l'oeil sont pour une fois chez Paul Smith : mais hors de prix. Long regard avec une fille d'une souplesse irradiante devant le Marks and Spencer défunt (rideaux baissés) du boulevard Haussmann. Déjeuner avec David au Petit-Suisse. Il me mitraille de questions: pourquoi les femmes sont-t-elles soit excessivement jolies soit excessivement moches ? Pourquoi est-t-on toujours plus sympa avec une fille jolie ? Pourquoi nos faits et gestes sont dictés par le sexe ? Et nos chagrins parfois, je réponds, et le mot ETERNITE toujours. Jeudi : j'achète un Lintzer à la framboise au Grillon d'Auteuil, incontestablement la meilleure boulangerie du quartier. Vendredi: envie de me tuer mais j'aime trop ma bibliothèque. Mardi, la main de X dans les galeries du musée. Mercredi 14 heures : elle termine de déjeuner d'une tarte au chèvre en terrasse du Petit-Suisse; des baskets rouges un bonnet blanc enfoncé sur la tête. C'est un bonnet blanc à une place sinon je me cacherais bien dedans moi aussi, de peur d'être reconnu de mon vivant (par une statue des jardins du Luxembourg). Il y a aussi des filles avec lesquelles on aurait envie d'être un océan de douceur, une protection intransigeante et absolue, il y a des filles avec lesquelles on voudrait partager un appartement boulevard Richard Lenoir ou derrière le Panthéon (même si ce n'est pas une vie pour nous) et d'autres plus violentes pour lesquelles mourir, au petit jour à petit feu, ou par orgueil. Et puis à elle maintenant, à son tour de hurler maintenant, elle qui voulait être celle-là et pas une autre, puisqu'elle est celle-là et pas une autre. La semaine fut chargée, je suis fatigué, j'aimerais me reposer mais je n'existe pas encore. Pascale-Jeanne me dit que j'existe, mais je ne suis pas d'accord avec elle. Il a plu en fin de semaine; j'ai goûté au retour de la pluie en ne bordant pas mon plaisir.
     
    13.01.02
     
    Samedi, au Café, Michel-Ange Auteuil. Une fille (très jolie) qui fait les cent pas dehors, fini par entrer, s'asseoit sur une banquette. Haut noir très échancré, cou magnifique orné d'une croix en argent, fine jupe noire sur un pantalon rouge, effet très habillé de l'ensemble. Très belle, les bras nus. Elle porte au poignet (finesse du poignet) une montre; le genre de montre avec un bracelet en plastoc qui semble avoir éclos d'un kinder surprise, mais qui, en fait, est une bonne montre. Elle est rapidement rejointe par une amie, je murmure qu'elles ont des voix de crécelle, et X me répond: ce sont des filles, quoi. A 16h53 il y a une troisième fille, qui semble éclose de la rue (matrice bruyante et spontanée), qui vient s'asseoir sur la banquette à côté de celle qui me plait.
     
    Quand ils racontaient leurs jeux ils avaient souvent à la bouche le terme de "meilleur ami". C'est un concept que je ne comprenais pas. Il y avait bien sûr des élèves que j'appréciais plus que d'autres, des copains aussi, une bande plus ou moins fiable constituée par la proximité du voisinage. Mais, non, j'avais beau réfléchir, je ne pouvais parler de personne en tant que "meilleur ami", je me méfiais des fraternités dégoulinantes et au final très égoïstes, à bout portant, des acoquinements de circonstance et des paroles sans rien derrière. Ca voulait dire quoi meilleur ami ? Il y avait une sorte de compétition, on traçait une ligne au sol et à vos marques, prêt, partez : cinq six de ses camarades s'élançaient pour un cent mètres, un sprint au bout duquel le vainqueur serait déclaré meilleur ami ? Et puis un jour, longeant un mur du préau pendant une récréation, je surpris ce garçon chétif, pâle comme un linge, qui citait mon nom à une petite fille, lui disait que j'étais son meilleur ami, et je ne me rappelais pas avoir passé beaucoup de temps avec ce garçon à l'exception de cette fin d'après-midi où sa maman était à l'hôpital, et j'étais resté longtemps après l'étude à attendre auprès de lui que mon papa qui connaissait un de ses oncles vint nous chercher tous deux en voiture.
     
    15.01.02
     
    D'aucuns pensent que la recette de la bombe atomique ne devrait pas échoir à n'importe qui. On devrait pouvoir en dire de même, de l'écriture.
     
    16.01.02
     
    Pour un type comme moi qui ne boit pas une goutte d'alcool, il y a des invitations à sortir qui présentent un minimum d'intérêt. On devrait pouvoir en dire de même, pour certaines filles. Je mâche un chewing-gum au thé de marque Lotte que Pierre (B) m'a rapporté de Tokyo. Il me parle des corbeaux qui un matin sont venus d'on ne sait où, du continent peut-être, et qui chassent les pigeons de Tokyo, qui envahissent les places et les parcs, chassent les pigeons et les canards, deviennent progressivement la nuisance numéro un. Il me dit que je dois partir au Japon, que je ferais un malheur là-bas, pas en tant que corbeau, mais en tant que renard. Elle s'inquiète de mes yeux, elle affirme que lorsqu'on a les yeux clairs, la vue baisse plus rapidement, alors elle me donne à manger des confitures de myrtilles fabriquées par sa grand-mère. Parfois j'ai l'impression de faire du mal aux gens qui sont autour de moi, pas vraiment du mal, mais de les contaminer par la tristesse, à la manière de Rogue (personnage des Marvel Comics) qui ne peut pas toucher quelqu'un sans le blesser, ou plus largement comme le Christ dans l'instant du Noli me tangere. Dehors la tour Eiffel est une goutte d'eau dans la grisaille. Frédéric veut dîner dans un endroit où il y aura de la lounge music. Je désire simplement dîner dans un lieu où il y aura quelque chose de comestible, dans l'air et dans l'assiette.
    Une rue perpendiculaire à une autre rue, voici pourquoi nous ne sommes pas au Far-West, mais dans le centre d'une grande ville, une capitale d'Europe; au Far-West il n'y aurait qu'une seule voie principale, j'imagine. Comme dit Pierre (B) c'est le genre de soirées où ça commence au vin rouge, ça se poursuit au whisky, et les plus désoeuvrés se finissent au Ricard car, très vite, il ne reste plus d'autre solution à boire.
    Il y a un type dont on m'a répété avec insistance - le goût du public pour les jeux du cirque - qu'il me détestait (certainement un truc qu'il a pris pour lui dans mon Journal - les ratés sont souvent plus hargneux quand ils croient se reconnaître que lorsqu'ils sont cités nommément - ou accessoirement, une jalousie) qui, dès qu'il me voit, vient me serrer la main; j'en déduis donc qu'il me déteste cordialement. La sonnerie de la porte de l'appartement est si aigre, si désagréable et si puissante qu'on serait tenté de placer des panneaux "déviation" dès le premier étage pour faire arriver les invités par la fenêtre (troisième étage). Il y a une fille qui mange du chili con carne dans un bol, qui raconte à une dizaine de personnes différentes que son enfant s'appelle Mars. Je pense au roman de Fritz Zorn, puis comme elle parle d'une émission télé sur le déplacement des plaques tectoniques je lui dis qu'elle est bien terre à terre pour une fille qui appelle son enfant Mars.
    X qui affectionne les associations surréalistes me prend pour un génie parce que l'autre jour il m'a demandé ce que je préférais dans le sexe et j'ai répondu une connerie du genre "le triangle des Bermudes" ou "le détroit de Gibraltar", alors dès qu'il m'aperçoit dans le salon il raconte ça à la fille qui l'occupe (qu'il occupe). Comme je n'ai encore répondu le Cap Horn à rien ni personne, je garde le Cap Horn pour la prochaine fois qu'on me pose une question. Comme souvent à Paris, les seules idées qui valent la peine d'être approfondies portent des robes. Il y a une grande affiche de Millenium Mambo dans le salon, je suis très envieux car ça fait trois mois que j'en ai commandé une à la librairie de cinéma qui jouxte le Mk2 Hautefeuille; toujours pas arrivée. L'abus de confiseries japonaises Lotte au thé me barbouille l'estomac, me donne des hauts le coeur, je n'ai rien avalé depuis midi, je picore sans conviction un biscuit Belin emmenthal et ciboulette. X raconte qu'elle a changé d'avis sur la fellation depuis qu'elle a mis la main sur un stock de préservatifs au gingembre. Elle demande où sont les toilettes, je réponds: - Au Cap Horn". Deux types en grande discussion littéraire, l'un parle de "la saveur" de Rimbaud, l'autre lui rétorque qu'il trouve ça terriblement obscur,"hé ouais, même les lettres, même les lettres!" Ce dernier porte en bandoulière un sac Jansport vert. Il a ôté son manteau, sa veste, mais il porte en bandoulière, pendant toute la soirée, un sac Jansport vert. Comme j'entends dire depuis la cuisine que le réfrigérateur est full-up, j'imagine qu'il porte sur son dos sa propre cargaison de bières. Le type qui parle de "la saveur de Rimbaud" est tellement tiré aux quatre épingles, a l'air tellement de droite dans ses poses et sa faconde, que je prétends que si Rimbaud se pointait aujourd'hui avec sa dégaine de morveux ils n'en voudraient même pas pour l'opération pièces jaunes. Enfant, à l'école, je faisais l'opération bol de riz, c'est-à-dire que je mangeais un bol de riz et un yaourt au lieu du repas habituel, et l'argent allait pour les enfants du tiers-monde. On était fier de participer à l'opération bol de riz, cette satisfaction enfantine sans-gène de faire le bien dans le monde et certains d'entre nous auraient été prêts à se liguer pour violenter un des enfants qui ne participait pas à l'opération, parce que ses parents y étaient opposés ou un truc du genre, on aurait été prêt à lui tabasser la gueule, à s'y mettre à plusieurs pour lui fracasser la tête à coups de poings: ce qui reste de l'enfance aux adultes, après, malheureusement, c'est principalement ce côté abject, foncièrement déloyal. Mais aussi le jour de l'opération bol de riz était de loin le midi le moins dégueulasse de toute l'année : le bol de riz avec une noisette de beurre valait largement les plâtrées de lentilles, de langues de boeuf, de frites éventrées d'huile et de raviers de céleri rémoulade qu'on nous infligeait ordinairement (j'oublie pour le dessert: les roses des sables avec les crottes de nez des cuisiniers dedans).
    Il y a sur un bras de divan une compilation de Tracey Chapman, je demande à X qui s'apprête à mettre le disque: c'est quoi un best-of de Tracey Chapman ? C'est douze fois le même titre ?". La fille qui a appelé son fils Mars boit maintenant dans un biberon. Je trouve qu'elle fait un mauvais calcul car quand on est complètement stupide on a au moins l'intuition de se donner un air intelligent, pour la parade, ou l'idée, je ne sais pas, d'allumer une cigarette; dans ce domaine la surenchère n'apporte rien de bon. Nietzsche qui a écrit: "Tout ce qui est profond avance masqué" ne supposait probablement pas que vienne un jour à exister ce titre de la Compagnie Créole qui a maintenant remplacé le Tracey Chapman sur la platine cd. Le type qui trouvait Rimbaud si savoureux drague une fille (que je connais) en lui faisant tout un topo sur Nietzsche, il commet l'imprudence de me demander si j'ai de l'estime pour le grand malade des alpages, je réponds que j'observe toujours avec beaucoup de commisération chez les types qui sont condamnés à prendre des râteaux avec les filles une propension à se réfugier dans une prose incompréhensible et un charabia poético-verbeux. La jolie X me demande si j'ai un tract pour mon concert du 22 février, et un type qui est coiffé comme une fille et porte une chemise Lacoste en profite pour faire de l'humour (qu'il juge irrésistible) en déclarant que mon meilleur tract c'est ma gueule. Je réponds que je vais faire mine de ne pas sourire ni de bailler pour ne pas dépasser le cadre d'impression. C'est une soirée en semaine, donc tout le monde s'apprête à foutre le camp entre minuit et une heure du matin. La fille qui reçoit n'arrête pas de me faire des avances dans le sens: "Allez, tu restes un peu après que les autres soient partis". Plus excitée qu'excitante, mais du participe passée à la forme féminine du participe présent il n'y a souvent qu'un pas que l'on emboîte allègrement, à moins qu'en avisant la bibliothèque (nullissime) la découverte des Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir ne coupe tous nos effets. Les invités partent les uns après les autres (par la porte), jusqu'au dernier (couple) à 1 heure 19 (heure fixée sur mon téléphone portable avant que je ne l'éteigne). Alors elle ouvre les fenêtres en grand, aère quelques instants durant lesquels elle vide les cendriers dans un sac poubelle, puis ferme les rideaux dans toutes les pièces. C'est drôle il fait nuit depuis dix-sept heures et c'est comme si je ne m'en apercevais que maintenant. Dans sa chambre il y a un jouet surréaliste, la figurine gonflable du personnage du cri d'Edvard Munch. Comme elle remarque que je considère la poupée avec à la fois dégoût et insistance elle m'enserre de ses bras et me souffle par dessus l'épaule: - c'est pour dédramatiser". - Je comprends", dis-je. Elle éteint la lumière à l'exception d'une petite lampe rouge, de chevet. Elle se déshabille, ôte sa robe noire. La fatigue sous ses yeux et au toucher de ses bras nus. Sa co-locataire débarque dans la chambre, une bouteille de crème de menthe à la main, et déclare dans un français approximatif:
    - Vous n'allez quand même pas faire l'amour sans moi."
     
    19.01.02
     
    Nous parlons de ça avec Pierre (B), de l'attirance extatique, monomaniaque du Japon pour la nouvelle vague, l'idée qu'il n'y ait pas eu - pour une certaine sensibilité - de courant artistique depuis, aussi léger, évident et novateur que Jean-Pierre Léaud chez François Truffaut ou Jean-Luc Godard. France Gall ou Françoise Hardy chez Serge Gainsbourg.
    Pierre me fait découvrir les planches illustrées de Frédéric Boilet, le travail de ce dessinateur français parti vivre au japon, passionnant. Il me montre les photos qu'il a prises à Tokyo et leur correspondance dans les bd de Boilet. Pierre a demandé à Yoko, une amie japonaise, de dire les quelques mots qu'il me fallait pour ma chanson: Les femmes japonaises. Elle a eu la gentillesse d'accepter. Il me raconte que boulevard Sébastopol à la librairie Phénix il y a une vendeuse qui est un mix (un Hiromix ?) de ce que nous aimons tous deux chez les femmes. Une frontière médiane.
    Pour peupler mes rêves d'un monde de contines fraîches aux pénombres éclatantes, je punaise au dessus de mon lit l'affiche de l'installation de Gérard Garouste qui se tient en ce moment à la Fondation Cartier, boulevard Raspail. Les figures peintes inspirées de la civilisation amérindienne. Les conquistadors frappés de stupeur par ces représentations du corps, les pieds à l'envers. Allant vers, dit Garouste. Les pendus cabalistiques, les lapins astronomes, les ânes qui jouent aux cartes comme chez Cézanne, et les mandragores feuilles de chou au corps d'arbres; de ceux qui peuplent les forêts en route d'Emerald City; forêts effrayantes faute de rencontres.
    Dans un café. Le mécontentement mauve de ses ongles peints comme les murs des déambulatoires au temps des cathédrales. De ma période maniériste me vient peut-être cette prédilection pour les cous. Elle a dans la bouche un chewing-gum comme d'autres l'ont sous la semelle. Je lui dis je t'aime, confus comme à compter dans le creux de ma main la nouveauté tragique, bluffante et accessoire, d'un lot de pièces de centimes d'euros.
    Deux cousines. Dans les champs de betterave et la terre retournée des campagnes pluvieuses, en Wallonie. Une vie simple et sans apprêt autour d'un poêle sous lequel venaient se blottir les chats de la maison. J'arrivais de France, de Paris comme un roi sans sujets. Deux cousines, une paire d'essuis glaces pour mes larmes et mon sang bouillonnant du voyage en voiture, à l'arrière, le vent glacé dans les cheveux sur le parking du restaurant d'autoroute Jacques Borel, avant que la voie ne se scinde en deux, Lille d'un côté, Bruxelles de l'autre. La tour grise de la frontière belge coiffée d'un signe géométrique, puis la rase campagne plantée d'une crête de peupliers et de vallonnements nuancés. Par les champs de betterave et la terre retournée des campagnes pluvieuses. Ma venue marquait tout l'exotisme de leurs vacances; elles qui ne quittaient que rarement leur village. Une vie simple et sans apprêt autour du poêle de la maison. Je leur rendais visite dès le premier jour, pour le goûter. Elles se tenaient droites comme des i. Impatientes, prêtes à rire, à basculer dans la terre promise du jeu. Il fallait les suivre plus hardies que jamais dans l'immense escalier qui menait au grenier. D'en bas quelqu'un criait de ne pas toucher au verrou.
     
     
    26.01.02
     
    Journal intime, donc. Quand elle arrive sur le parvis, une foule patiente s'est rassemblée, les nouveaux venus sont interrogatifs, perchés sur la pointe des pieds, les autres massés contre les barrières; ils applaudissent avec ferveur, laissent échapper quelques larmes, le regard rivé sur l'écran géant qui retransmet ce qui se passe à l'intérieur du centre, le défilé, les femmes hiéroglyphiques, les adieux du couturier. Elle prend la tangente, traverse le pont au Change. Rive gauche, elle entre dans un café et lève le doigt comme une écolière pour commander un thé à la bergamote. C'est une belle journée printanière qui décline lentement, s'accroche aux lumières; une douceur maligne, entre parenthèses dans une semaine venteuse et grise; elle note le dérèglement climatique à ce que le clodo japonais de l'arrêt de bus de la rue des Ecoles s'est aventuré du côté des grilles des Jardins, bizarrement. Au débotté d'une rue elle tombe sur un visage un corps qui la bouleversent, les pantalons jean ou velours ça va trop vite, de couleur rouge, et au bout du compte elle ne sait même pas s'il s'agit d'une fille ou d'un garçon; son trouble est teinté d'un peu d'envie, elle se demande comment on peut paraître à la fois si androgyne et si souverain dans ses choix. Se tenir de la sorte, aérien et tellement: agressif de désinvolture. La dureté simple de cette rencontre la travaille, ouvre la brèche un peu plus grande encore. Elle se dit qu'il faudrait se débarrasser de cette intention de ressentir une émotion à chaque coin de rue. Faire comme certaines de ses copines, bannir la disponibilité. Elle prend le métro, quand elle entre dans la rame, elle se fait repérer par trois types, distincts, qui selon leur genre la matraquent de regards plus ou moins appuyés, en douce derrière leur lecture ou outrageusement, de la façon désespérée avec laquelle ils se croient irrésistibles; quand elle descend deux stations plus loin, elle n'en retient aucun. La nausée. La vie pourrait être simple, se dit-elle. Elle se dit la vie simple c'est : j'aime, ou, j'aime pas. Elle tombe sur son reflet dans la vitre d'un étalage et pense comme tous les jours à aller se faire couper les cheveux, elle ajoute pour elle-même que ça va déplaire à beaucoup de personnes de son entourage (peu de gens, en somme) mais qu'elle a quand même le besoin impérieux d'aller se faire couper les cheveux. Elle se dit la vie simple c'est : j'aime, ou, j'aime pas. Avec : je n'aime plus, ou, j'aime moins, ou, j'aime encore, arrivent les complications. Elle flâne dans une librairie et achète un recueil de deux nouvelles japonaises pour la couverture pastel, enfantine, douce et sucrée, de même que pour le nom de l'auteur qu'elle épèle mentalement : Banana Yoshimoto. Ba-na-na Yo-shi-mo-to. Elle a peur de se lancer dans l'inéluctable. Elle creuse son paquet de cigarettes américaines dans l'ouverture zipée de son sac. Traverse une rue. Laisse échapper du bout des doigts sa cigarette et s'arrête soudain en plein passage clouté pour la ramasser. Elle se baisse, s'accroupit. Vlang, une voiture la percute sans effort. L'automobiliste déclarera qu'il est allé à son allure, qu'il ne se doutait pas qu'elle allait s'arrêter en plein passage piétons. Que si elle avait ralentie ne serait-ce que d'un pouce sa traversée, là encore il l'aurait simplement effleurée, mais elle s'est arrêtée, s'est baissée, ça a duré un temps fou, un désordre. Sous le choc elle est dans un certain dédoublement, douloureux et agréable, elle peut mourir sur le coup ou quelqu'un peut sortir de sa voiture, ou d'ailleurs, du quartier figé autour d'elle, attaché accidentellement à un nouvel axe de rotation, elle peut mourir sur le coup ou quelqu'un peut venir la sauver, l'emporter, pour toujours. Ca ne sert à rien. Il n'y a que le procédé qui compte. Bref, elle entre fermement dans l'inéluctable.
     
    27.01.02
     
    Elles discutent de choses et d'autres comme si leur conversation pour s'inscrire dans le temps devait revêtir l'apparence de secrets primordiaux; on pourra y manger de longues heures après dedans; penchées l'une vers l'autre, les jambes croisées; la première rejette ses cheveux en arrière, la seconde les deux bouteilles de coca-cola sur la table d'à côté.
    - Ce qui me plaît chez elle, murmure Jean-Vic, c'est que toutes les filles fument des Marlboro lights, et elle, elle fume des clopes auxquelles on ne penserait jamais, des Merit."
     
    Musique. Nous enregistrons dans une quinzaine de jours les chansons qui manquent pour finir l'album. Rodolphe me présente Ethel qui va travailler avec lui l'aspect management et dates de concerts. Je préviens Ethel que je ne suis pas très rock'n'roll comme garçon au niveau des tournées, une vraie jeune fille même, je précise. Ensuite nous discutons du disque et de comment nous pouvons accélérer les choses; Rodolphe repart sur la couplet vaseux que je devrais sortir plus souvent et aussi, par intérêt, coucher.
    - Oui, pourquoi pas, dis-je, mais pas avec n'importe qui.
    - Une vraie jeune fille, reprend Ethel, tu es effectivement une vraie jeune fille !"
     
    Poème pour train de nuit, quand elle rentre (l'hiver) d'un week-end chez ses parents:
     
    Démaquillant pour les yeux,
    Collants,
    Huysmans, A rebours,
    Rouge à lèvres Agnès B rose transparent,
    Vernis à ongles,
    Lunettes,
    Confiture myrtilles fraises,
    La nuit américaine (cassette VHS).
     
    29.01.02
     
    Plus d'une fois j'ai eu, l'occasion aujourd'hui, comme le synthétise si bien Gene Kelly dans Les demoiselles de Rochefort, plus d'une fois j'ai eu l'occasion aujourd'hui d'être "découragé par la bêtise."
     
    02.02.01
     
    Et puis lentement c'est comme un évanouissement qui ne doit rien au corps. Seule à nouveau, elle boit dans un grand verre une gorgée de grenadine avec le même espoir qu'enfant elle eût passée une larme de mercurochrome sur une écorchure. Tout revient quand on se fait comme ça, abandonner. Le monde dans sa violence. La part sordide, infamante, de l'inconnu, sans place pour soi, sans destinée choisie: "Regardez comme elle est grande maintenant, elle s'est trouvée un amoureux!". La part sordide et infamante du trop connu, déjà passée par là. Les immeubles sinistres près de la ligne de chemin de fer, les types infects oublieux des autres et d'eux-mêmes et à l'opposé les types moites de bonnes intentions, infects tout autant. Les corvées administratives, les matinées glaciales, les hypermarchés à la confluence de trois patelins où l'on ne se rencontre pas plus que dans les discothèques; repartir à zéro, défaillir, appeler et supplier : "Ne m'abandonne pas ou je chute" inutile, peine perdue. Puits profond, horizontal, après s'être rompu aux bords comme un corps sans vie, lourd, dépôt de sanglots, voici que la chute est maintenant en soi, horizontale, il faut apprendre à marcher droit même pour aller secouer la salade; la chute est patiente maintenant, comme un évanouissement qui quoi déjà ? ah oui, c'est ça, qui ne doit rien au corps.
    Le sourire de certaines amies qui viennent boire le thé; les bécasses - depuis qu'on est petites on nous apprend à nous maquiller, à fondre, à rajouter, à enlever, à dissimuler, de la matière graisseuse, pâteuse, putride ou bienfaisante, voilà notre lot - certaines filles pas mieux loties si l'on gratte un peu le vernis des convenances, qui dès qu'elles ont la possibilité de vous consoler se croient élues, leur journée voire leur existence terrestre justifiée, alors elles ne lésinent pas sur le nombre de conneries à débiter parce qu'elles pensent que dans ces moments-là on est moins aptes à contester, à reprendre, ce qui est exact en plus. Les parents au téléphone comprendront que ça ne va pas, demanderont de venir passer une semaine, au repos, la chambre d'enfant est devenue une chambre d'amis mais la sensation d'étouffement est toujours présente, davantage avec les proportions qu'ont pris le corps, écoeurant, épargnez moi les miroirs et les penderies pleines de boules de naphtaline ou bien j'en fais de la purée que j'avale direct; la vue toujours inchangée sur le talus où elle jouait enfant, usée avant l'âge à force de jouer les zones d'apprentissages pour garçons versatiles.
    Elle pense à la petite fille qui habitait une des maisons d'à côté, elle l'avait aperçue de temps à autre, ne se rappelle pas être allée chez elle une seule fois mais peut-être bien que si pour un anniversaire, un inventaire des lieux; la petite fille de la maladie du soleil comme tout le monde l'appelait, celle qui ne pouvait pas s'exposer à la lumière du jour sans que la clarté ne dévore sa peau. Jumelle inverse, vautrée dans l'obscurité tandis qu'elle était, par la force des choses tout autant, tapie dans la lumière.
    Qu'elle reste dans son ombre à jamais cette salope; les habitations sur de la boue, naissances nouvelles, pavillons mitoyens au mur très fin, collés deux par deux, identiques, en créneaux. Le talus où l'on jouait en bande et la petite fille qui restait à épier derrière ses volets, à épier elle en était sûr. Elle aurait voulu y aller, aller la chercher, elle aurait pu être méchante, ouvrir les fenêtres en grand, et la foutre dehors, elle avec sa maladie souveraine et sa supériorité intacte de ne pas connaître ça : le dehors, la violence; elle de ne pas connaître ce qu'ils te font subir.
    Qu'est-ce qu'elle croyait ? Que ses contraintes à elles seraient plus impérieuses, plus exténuantes ? Mais la lumière ça ne pardonne rien, on envie la pénombre, on envie le mensonge, on envie l'imaginaire, la lumière ça n'apporte rien. On ne veut rien savoir. On ne veut plus savoir ce qui se passe vraiment dans la tête de quelqu'un qui nous a dit je t'aime une fois suffit.
     
    04.02.01
     
    Je traverse la cour carrée du Louvre. Patraque, fiévreux. Enregistrement du disque la semaine prochaine, je n'ai plus que quelques jours pour tomber malade, avaler les antibiotiques Zithromax, trois jours de médicamentation, retrouver un certain mordant pour la vie, tout du moins un certain entrain pour le travail en studio.
    Je ne me suis toujours pas arrêté sur la photo pour la pochette du disque; grand tracas; pas la moindre envie de mettre ma tête comme la dernière fois, trop d'embarras. J'ai demandé à Cyrille et Frédéric si cela leur ferait plaisir d'avoir leur nom sur la pochette recto. Je traverse la cour carrée du Louvre pour déjeuner avec Pierre (B) dans ma cantine japonaise de la rue Saint-Anne. Nous évoquons X - une fille qu'il connait mieux que moi puisqu'il la définit en ces termes: "C'était la reine des galipettes saison 96 - 97 !"
    Samedi soir, Pierre est invité à un dîner de Gyoza (les excellents raviolis grillés japonais) chez mademoiselle Yasuko. Il promet de me donner un coup de fil, depuis la salle à manger de Yasuko, si, comme c'est à prévoir, les raviolis sont trop bons.
    Je tombe malade, à mon rythme; mon médecin habite dans un quartier où je mets rarement les pieds ce qui dans mon esprit aurait dû idéalement suffire à décourager la maladie, or il n'en est rien. Un volet claque à plusieurs reprises côté rue. La tempête qui me montre comment je suis triste, ne me souffle jamais pourquoi.
    Dans la rame de métro station Sèvres-Babylone je m'assois sur un strapontin. Face à moi, sur une banquette, une jeune fille qui regarde droit devant elle, le bas du visage laiteux sans exagération, bouche bien découpée, mèches de cheveux d'un rouge artificiel; regarde droit sur moi avec cette particularité que la barre du dossier de la banquette lui masque les yeux. Ainsi, nous tenant tête sans nous voir, je fais l'expérience de son visage.
    Auteuil. Dans un café. Par les vitres raturées de pluie, une fille en manteau rouge. La joie d'un rendez-vous qui, nettement, s'épuise à apparaître. Je la fixe jusqu'à ce qu'elle devienne un violoncelle.
    X me demande quel est, selon moi, la différence entre le talent et le génie. Je lui réponds : C'est très simple: les gens qui ont des prétentions littéraires admettent que j'ai du talent, ceux qui n'en ont pas trouvent que j'ai du génie.
     
    08.02.02
     
    Je vais mal. Je me plie à cette confession avec un certain entrain, soucieux de contenter, pour une fois, l'infime pourcentage de lecteurs qui lisent ce Journal motivés par une mesquinerie comparable à celle de certains téléspectateurs qui suivent les retransmissions de patinage artistique dans le vile espoir de surprendre les protagonistes chuter de façon grotesque au sommet de leurs cabrioles savantes et inspirées.
    Donc je vais mal, tapez dans vos mains ! (joli titre d'album). Angine carabinée, et, beaucoup de soucis avec la pochette du disque. Déjà sur le choix de la photo. Puis sur sa réalisation. Pour la photo rien de ce qui ne m'a été montré ne m'a convaincu. Il y a bien une superbe photo que m'a envoyée Mathieu mais qui conviendrait mieux pour le livret intérieur. Pour la pochette recto, à court de matériel, j'ai pensé à utiliser un détail d'un tableau de mon grand-père. J'envoie plusieurs idées à X notre graphiste qui me téléphone après réception pour me dire qu'elle n'a pas vraiment envie de traiter graphiquement un tableau, que les photos qu'elle a prise elle-même au Luxembourg (photos qui ne m'ont guère convaincu) lui ont demandé du travail, qu'elle a très envie de faire cette pochette mais qu'il faut qu'elle s'y retrouve artistiquement. Qu'elle s'y retrouve artistiquement ? Ma froideur au téléphone ne l'a pas encouragé sur ce point.
    Enfin, c'est toujours le même problème pour mener un projet à terme : X n'est pas seule en cause et on ne peut pas dire que je sois, pour le travail, un modèle de souplesse mais quand même, quelle âpreté à concilier les idées, le savoir faire, le talent, la pertinence, la motivation et l'urgence. Ce disque m'inquiète beaucoup. S'il ne marche pas, s'il tombe à l'eau vu l'indifférence prospère du milieu, ce sera certainement le dernier. Comme je sens que j'arrive ici à un climax pour la catégorie de lecteurs dont je parlais ci-dessus, je les abandonne maintenant et offre à tous les autres un petit divertissement caractéristique, calque de mon déjeuner d'aujourd'hui avec David, au Petit-Suisse, café de prédilection situé devant les grilles des Jardins du Luxembourg:
    - J'aime trop les filles, mon vieux. Je n'm'en sortirais pas. Je croyais pouvoir m'en sortir, mais je n'm'en sortirais pas.
    - Allez, tu n'aimes pas TOUTES les filles. Pas n'importe lesquelles. Tu t'en sortiras. Tiens, moi je me demande pourquoi dans la rue les filles jolies passent plus vite que les filles moches. Je veux dire, j'ai l'impression qu'elles passent plus vite sous nos yeux, qu'elles marchent plus vite quoi, c'est une question de jambes peut-être !
    - La fille qui est derrière moi ? Assise avec ses deux copines, sur la banquette face à toi; elle me plaît.
    - Comment peux-tu le savoir ? Tu lui tournes le dos !
    - Et bien tout à l'heure elle s'est levée et est passée devant notre table pour aller aux toilettes. J'ai vu les deux faces de la carte, et le tour qu'on se jouait.
    - Elle a d'affreuses boucles d'oreilles qui pendouillent...
    - De quoi parlent-t-elles ?
    - Ca a l'air vachement intéressant en tout cas. Tiens, hier je suis allé à une After avec une vendeuse du Bon Marché. En rentrant on s'est fait prendre la tête par le vieux qui essaye de refourguer ses poésies à compte d'auteur au coin de la rue Récamier. Il me demande si j'aime la poésie. J'avais envie de lui répondre : t'as vu ce que je me trimballe ?
    - Tu faisais quoi en 1986 ?
    - Alors là mon vieux je peux te dire comment j'étais, quelle musique j'écoutais et quelles fringues je portais ! J'avais un imperméable gris et je ressemblais à un des frères Bogdanoff; plutôt Grichka que Igor. J'allais entrer au Lycée. J'achetais le magazine L'équerre (magazine très new-wave, Beaubourg-les Halles). C'est aussi la période où je me suis fais dépuceler. Par une fille pas terrible, mais consentante. Ah, mon vieux, j'ai pensé à toi l'autre soir, je suis allé dîner rue Guisarde au restaurant Le Bistrot d'Opio. Y a une serveuse terrible qui te plairait. Tu en serais dingue. Une brune très pale aux yeux bleus en amande. Une vraie liane, elle portait un petit haut qui laissait apparaître son nombril.
    - Tu aurais dû commander des épinards alors ?
    - Des épinards ?
    - Oui. C'est dans la magnifique bd de Frédéric Boilet, L'épinard de Yukiko. Au niveau de la sonorité, pour un français, les mots "épinard" et "nombril" en japonais sont très proches. Il faut absolument que tu lises ça, l'épinard de Yukiko. C'est très nouvelle vague, très simple et très beau. Vers la fin on croît toucher la matière, la peau et le kimono de la jeune fille. L'épinard de Yukiko c'est à la fois un tableau et un court-métrage de cinéma, étendus sur plusieurs planches de bd.
    - Les jeunes filles, les jeunes filles !Ca m'exaspère ! En ce moment mon vieux, je focalise sur les jeunes mères ! Elles ont un côté très sexe.
    - En tout cas, dis-je, elles l'ont vu."
     
    09.02.02
     
    Café Le fétiche, Michel-Ange Auteuil, avec Jean-Vic. Les délices de la pluie qui gronde, écume le jour en deux teintes, le jour en deux parties distinctes plus que nul autre, le samedi.
    - J'aime trop les filles, mon vieux. Je n'm'en sortirais pas. Je croyais pouvoir m'en sortir, mais je n'm'en sortirais pas.
    - Je suis allé à une soirée épouvantable dans un bar branché du Marais, pour la sortie de l'album de Boards of Canada. T'entendais l'album en fond sonore, tout l'monde en avait rien à foutre ! C'était open bar et on passait notre temps à discuter et à mater des nanas aux décolletés extraordinaires qui servaient des verres de Sangrïa et des coupelles avec des carottes et des choux-fleurs crus.
    - Oui. Je connais ce truc à la mode des carottes crues.
    - Le plus drôle c'est que c'était une avant-première super foireuse : l'album sort la semaine prochaine! Dis donc mon vieux, tu ne trouves pas que le garçon de Café a des faux airs de Charles Denner ? Un mix entre Charles Denner et Douste-Blazy.
    - Oui, c'est : l'homme qui aimait les femmes de droite.
    - Tu sais la fille qu'on voit souvent dans le quartier et qui me plaît, hé bien l'autre jour je l'ai suivi comme Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés.
    - L'agence Blady.
    - Oui c'est ça, l'agence Blady ! Hé bien tu parles d'une filature palpitante, elle s'est arrêtée devant la vitrine de tous les magasins de fringues de la rue ! Enfin...on est détective ou on l'est pas...je mettais tellement de coeur et de précautions à bien me planquer qu'au final je me suis retrouvé dans un angle mort et j'ai rapidement perdu sa trace. Tu n'as jamais partagé cette impression que les filles jolies passent plus vite dans la rue que les filles laides ? Je veux dire, j'ai l'impression qu'elles passent plus vite sous nos yeux, qu'elles marchent plus vite quoi, c'est une question de jambes peut-être ?
    - Oui, oui. Sûrement."
     
    17.02.02 Décès - dans la soirée de Jeudi - de Geneviève Anthonioz De Gaulle.
     
    Samedi après-midi, soleil vif, vent cinglant, j'arpente à grandes enjambées le boulevard Saint-Germain en compagnie de X; nous allons faire des tirages couleur de la maquette x-press pour la jaquette et le livret du cd.
    - C'est terrible le quartier, dis-je, c'est tragique l'effervescence, le samedi.
    - Je déteste ça, me répond-t-elle, ça donne envie de partir à la campagne.
    - Oui, enfin, il ne faut pas exagérer."
    Après, comme elle fait remarquer à voix haute qu'elle a faim, je propose d'aller lui chercher une pâtisserie chez Gérard Mulot, et elle ricane dans son écharpe en objectant qu'il lui faut de la vraie nourriture, comme des légumes ou du poisson.
    Musique. Temps record d'enregistrement et de mixage la semaine passée, à Prunay-en-Yvelines. Cinq titres finalisés en trois jours. Mardi, dans la cuisine de Gilles, nous essayons à plusieurs reprises, micro à la main, de faire siffler une bouilloire récalcitrante pour l'inclure dans la chanson: Audrey Anderson. C'est-à-dire que nous sommes allés très vite (une journée en studio coûte cher), une bataille que de concilier l'exigence et la rapidité, que de garder la lucidité du parti-pris et un semblant d'oreilles neuves pour les mixages, et nous perdons un temps inestimable à essayer de faire siffler cette bouilloire rétive et narquoise, dont la couleur argent vire au cuivre, sur le réchaud de la cuisine.
    Paris. La fine écharpe rose de cette jeune passante qui n'en finit pas de pelucher dans mon souvenir. Dans le texte sublime et poignant de sa conférence d'adieux, Yves Saint-Laurent parle de ses "fantômes esthétiques", "Tout homme pour vivre a besoin de fantômes esthétiques".
    X m'annonce que, pour la sortie du disque, le Journal musical Y lui a commandé un article sur moi. Je lui soumets de mettre en phrase titre que j'aimerais faire le même métier qu'Yves Saint-Laurent, par l'écriture.
     
    La poésie au-dessus des champs de betterave. J'adore la model belge Ann-Catherine Lacroix : angélisme, élégance naturelle, douceur glaciale.
     
    Douceur du soir : X (une ancienne amoureuse) me téléphone et, à propos d'une réflexion cinglante que je lui fais concernant ce qu'elle me raconte, me balance comme une revendication :
    - Tu sais, maintenant j'ai d'autres cadres de références que ta personne."
     
    19.02.02
     
    Play-list du concert de vendredi : A côté d'aujourd'hui - L'éternité Spinoza - Juillet Odéon - La pornographie - Le dormeur du Val d'Isère - La chaîne du froid - Paris m'as-tu-vu - Le jeune homme changé en arbre - Les petits doigts de pied de la mélancolie - Genoux, hiboux, cailloux - Eastwood chagrin disco.
     
    Ce matin aux aurores je vais porter tous les éléments du disque à la boîte de pressage et d'imprimerie. Si tout va bien, une première commande de 500 exemplaires devrait arriver d'ici une dizaine de jours. Hier soir, Pierre (B) - au téléphone - me demande :
    - Tu joues à quelle heure vendredi ?
    - Il y a deux groupes mais j'ai demandé à ce qu'on joue en premier parce que tu comprends, la nuit, les ambiances salles de concert moi, ça m'épuise rapidement, j'aime bien les filles mais plus la nuit passe plus elles enquillent les bières et leurs vêtements sentent le tabac froid ce n'est pas vraiment ce que j'espérais à dix-sept ans quand je rêvais à la jeune fille immatérielle, volcanique et capiteuse en lisant Ada ou l'ardeur de Vladimir Nabokov.
    - Je ne sais pas si tu as remarqué mais dans la rue, les filles jolies passent plus vite que les filles moins jolies. Je veux dire, j'ai l'impression qu'elles passent plus vite sous nos yeux, qu'elles marchent plus vite quoi.
    - Oui les jambes...des filles...c'est de la calligra-filles.
    - Tu sais Jérôme, je ne pourrais jamais être à l'heure à ton concert vendredi soir, quelle guigne ! Je dois aller à l'aéroport récupérer miss Japon 2000 ! Elle est également dauphine pour la sélection de Miss Univers. Tiens va sur Google, et tape: Yuko Ashizawa, c'est son nom. Voilà, maintenant clique sur le lien : sammo news february 2001, y a une photo.
    - Sur la photo, c'est la fille située à droite de sa joyeuse bande de potes ? Pas mal...
    - Pas mal ?!! Non, mais tu veux rire : elle est terrible ! Qu'est-ce que tu en penses, j'ai envie d'aller la chercher à l'aéroport en Taxi parce qu'avec ma voiture ça va pas l'faire ? Miss Japon 2000 dans une Fiat Uno 1992, c'est pas la classe !
    - C'est un anachronisme, cela étant il y a petit un côté Un monde sans pitié . Et tu l'as rencontré comment Miss Japon 2000 ?
    - C'est un ami japonais qui m'a chargé de lui trouver un hôtel pas cher sur Paris. Elle reste une quinzaine de jours avec une copine pour faire des photos et essayer de décrocher des contrats. Alors au début je lui avais trouvé un hôtel rue Lafayette et ça lui disait bien, mais, au final, c'est beaucoup trop cher, alors je viens de lui envoyer un mail qui dit en substance : Forget Lafayette.
    - Forget Lafayette ?
    - Oui, Forget Lafayette.
    - Hum. Forget Lafayette... Et tu vas la loger où, alors ?
    - Hé bien il est question d'un Campanile rue X.
    - Un Campanile ? Y a des Campanile à Paris ?
    - Bhein oui mon vieux, y a même un Ibis rue Froment !
    - Tu es bien renseigné. Miss Japon 2000 au Campanile... Miss Japon 2000 en Fiat Uno 92...
    - La série Estival, mon vieux, la série Estival.
    - Et pour dîner ?
    - C'est là que le bas blesse, je ne connais que des restaurants Japonais ! C'est misérable, elle va s'attendre à ce que je l'emmène dans un petit restaurant occidental typique. Le seul truc qui me vienne à l'esprit c'est : Léon de Bruxelles !
    - Il y a un grill au Campanile, non ?
    - Intra-muros...je ne sais pas. Sur la nationale 13 en direction d'Orgeval...
    - C'est la route des Quarante sous. C'est Napoléon qui l'a crée cette route et il l'a appelé la route des Quarante sous.
    - Oui, enfin, maintenant, elle s'appelle la nationale 13 et je sais qu'en direction d'Orgeval il y a un Campanile qui fait grill-restaurant...mais pour ce qui est de Paris intra-muros..?
    - C'est compliqué, n'est-ce-pas ?
    - Oui, c'est très difficile. Et toi, tu t'en sors ?
    - Non, mon vieux. Je n'm'en sors pas. Je croyais pouvoir m'en sortir, mais je n'm'en sors pas."
     
    23.02.02
     
    Elle marche dans les hauts taillis comme dans les plaies les plus profondes.
     
    03.03.02
     
    J'enquille les nuits blanches comme un adolescent arrogant dans une cuisine immaculée les verres de téquila frappée.
    Fête à bâillements stroboscopiques. Musique lounge et sushis au jambon. Je me souviens qu'à la fin de sa vie ma grand-mère confondait dans son assiette le saumon fumé et le jambon. A Noël, au premier de l'an ou à son anniversaire il y avait du saumon fumé, et elle déclarait : - Mmh, délicieux ce jambon."
    X qui a, sur l'engouement généralisé, toujours un métro de retard, me demande si j'aime les sushis, que "moi par exemple je ne sais plus manger que ça". Je lui réponds que j'ai entendu Françoise Hardy affirmer que manger du poisson avec du riz est une hérésie diététique. Qu'en revanche je connais à Paris le meilleur traiteur asiatique de sushis à emporter. Sauf que j'y vais toujours en douce, grimé et déguisé, qu'après je rase les murs et m'engouffre à la va-vite dans le métro de peur de rencontrer Françoise Hardy (que j'adore par ailleurs) ; alors qu'il ne devrait y avoir de risque à encourir qu'à rencontrer Zazie, dans le métro. La plupart des garçons présents à la fête portent des baskets Campers ou imitation (qui en trajet ont pris la flotte, trop pas de chance !), ces espèces de gondoles noires à lacets pendants qui font que si l'on renverse l'appartement à 180 degrés - sur Photoshop par exemple - ils ont tous la même petite tête de cocker mollasson. Il y a X, accompagné d'un de ses amis, c'est un agneau quand vous le rencontrez seul, or accompagné il devient bruyant, pédant, teigneux, supporté par la vanité insupportable de se savoir supporté. Près d'une table, où sont disposés des bouteilles d'eau gazeuse, des bières étrangères et une assiette de sushis au jambon, il y a deux filles si vulgaires que j'ai failli les appeler Monsieur. Une autre, bronzée d'un seul côté du visage - qui soit fait des séances d'UV avec son grill-pain, soit est rentrée prématurément du ski - me tend ses joues pour que je les embrasse et dans le même mouvement déclame son prénom. Je veux dire elle ne me dit pas "Bonsoir, je m'appelle X" non elle me balance juste son prénom, comme ça, "X" une déclaration d'identité, une résonance, et me fait trois bises. Il y a des filles qui, ainsi, singent à la fois le majordome et la Diva.
    Des filles qui, avec le même élan, apathique ou souriant, vous font deux, trois, quatre bises. Même si je préfère - sauf exceptions - qu'une fille m'embrasse sur la bouche, il faut vraiment que j'expertise, que je définisse si le nombre de bises équivaut à la longueur du prénom ou si tout simplement certaines filles estiment que leur prénom vaut - pour parler comme Chamfort (pas le chanteur mais le moraliste) - tant et tel "contact d'épiderme".
    Ce n'est pas l'appartement du siècle mais, pour aller du salon à la cuisine, il y a comme dans les western, comme dans Rio Bravo, ou Johnny Guitar...une kitchissime porte saloon ! Je pense que si j'avais eu ça enfant, une porte saloon chez mes parents, j'aurais passé mon temps à la traverser, un chapeau de cow-boy sur la tête et un colt en plastique à la ceinture (bien que ma maman m'eût immanquablement fait remarquer qu'on ôte son chapeau dans une maison). Dans ma chanson Les petits doigts de pied de la mélancolie, je dis, dans un paragraphe :
    "Chaque fille nous rejoue la conquête de l'Ouest,
    Un peu de fard aux joues, peau rouge sous la veste,
    La frontière est amère, fuyante, et le butin modeste,
    Mais je tombe toujours, comme au premier jour, en amour (...)"
    Enfin je dis certainement d'autres choses, plus intelligentes, dans cette chanson; il y a cinq longs paragraphes.
    Dans la cuisine pendant que X vide des glaçons en forme de coquillages dans un bol, Anaïs, très excitante dans un petit haut blanc qui, de la façon dont elle se tient, et dont elle change la posture de ses bras, lui aplanit ou lui moule admirablement les seins, Anaïs, assise en amazone sur un tabouret de bar, et prise d'un subit petit creux, est concentrée à éplucher un oeuf dur.
    - J'adore dépiauter les oeufs durs, me dit-elle, c'est une sensation très agréable.
    - Avec le cul ?" je demande, toujours très classe quand il s'agit de rendre un hommage à Georges Bataille.
    Après qu'elle soit retournée dans le salon, X me dit qu'Anaïs va finir complètement bourrée comme à son habitude, que ça ne va pas être beau à voir, que l'autre jour elle a sucé la queue d'un type qu'elle venait tout juste de rencontrer, un des copains de X qui lui plaisait bien, un type très sympa très cultivé qui devrait me plaire aussi...
    - Oui oui, certainement, réponds-je avec une certaine distance.
    Donc elle s'est baissée sous lui, comme ça, sa tête entre ses jambes, par provocation, sous la table du restaurant. Elle a empoigné son sexe avec une assurance aussi naturelle qu'elle eût, par inadvertance, fait tomber un couteau.
    - Depuis, me dit X, quand je sors avec elle et des amis, je ne choisis que des restaurants où les tables sont couvertes de nappes".
    Je pense à un poème de Radiguet (auteur qui m'emmerde gentiment) dans lequel il y a cette phrase : "Elle s'habituera bientôt à mieux supporter les mélanges".
    Je rejoins Clément dans le salon. Nous regardons, un gobelet de plastique - rempli de vin rouge - à la main, le spectacle de trois filles et un type qui commencent à transformer le salon en une piste de danse, ils montent le volume de la musique, insistent pour mettre sur la platine des titres fédérateurs et explosent de joie aux premières mesures, ils se rapprochent, écartelés, chahutés, pris au piège entre l'exiguité du lieu et les largesses de la boisson. Bientôt rejoints par d'autres, ils s'accolent sous l'emprise de l'alcool, profitent de la danse pour défaire, refaire, exagérer les liens, hacher les couples, hacher comme de la viande, se rêvêler, se donner un corps comme une nouvelle donne au contact d'une excitation neuve, collective et duelle; deux par deux, ils se regardent maintenant dans le blanc des yeux comme dans le reflet d'une pompe à essence.
    Clément me désigne un type:
    - Tu ne trouves pas qu'il danse bien ?!
    - On dirait Arthur Plasschaert jeune, dis-je."
    Je regarde Anaïs s'abîmer dans la danse, faire face maintenant à un petit brun aux regards espiègles et caressants (les pires ficelles) qui doit penser que c'est dans la poche, qui déjà ne regrette pas sa soirée, qui se lâche progressivement conforté dans l'idée que c'est lui et lui seul le responsable du désir - exponentiel - de cette fille, qu'il va réussir à la ramener chez lui, mieux encore : ça se fera chez elle, et que la suite se passera sans douleurs, qu'il pourra coucher avec elle et recommencer quand ça lui plaira, que c'est aussi simple que ça, aussi simple que de danser l'un en face de l'autre, dans une soirée, chez des gens.
    Clément a posé son dévolu sur une rousse qui se tortille de haut en bas, comme un ressort, tournicoti, tournicota, Zébulon dans Le Manège enchanté.
    - Tu as déjà baisé avec une rousse ? " me demande-t-il. Je réponds : - non" sans réellement y réfléchir ; je regarde Anaïs. La douleur Anaïs.
    - C'est terrible mon vieux, terrible, poursuit Clément. Il faut absolument que tu baises avec une rousse. Tiens regarde-moi celle-là, tu ne trouves pas qu'elle est très féline ?
    - Très Fellini..." dis-je, après un rapide coup d'oeil.
    A partir d'une heure trente du matin c'est un véritable déclenchement de ferromones, encore une petite demi- heure et l'ambiance sera prête à tomber dans un de ces baisodromes qui n'ont rien à envier au moindre petit cours de théâtre amateur.
    Je propose à Clément de quitter les lieux. Il est tard, la musique agressive, je n'en peux plus.
    - Attends ! Encore cinq minutes mon vieux, je mate encore le cul de la rousse pendant cinq minutes et on y va. "
    Encore cinq minutes. Je pense à l'apparition fugitive, immatérielle et ensoleillée d'une autre jeune fille rousse, Stacey Tendeter dans les jardins du musée Rodin pendant le tournage du film de François Truffaut, Les deux anglaises, Les deux anglaises et le continent ; une brève traversée devant la caméra témoin de Jean Gruault ; c'est le prix à payer, souvent, à endurer pour la beauté, l'obole à Charron : un fragment de secondes, l'éternité.
     
     
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