Chapitre 25
     
    11.01.03
     
    La neige hier, dans les rues de Malakoff, fine et qui restait sur mon manteau alors qu'il me semblait la voir glisser sur ceux des autres, fondre et disparaître, ne pas s'éprendre.
    Nicolas me parle des films tirés de la trilogie du Seigneur des Anneaux. Je réponds que j'aime beaucoup Liv Tyler. Et en plus elle est immortelle, me dit-il.
     
    Tv : la manière très architecturale dont Daphné Roulier croise les jambes sous la table des discussions.
     
    X se désespère de ce que la fille qu'il fréquente depuis cinq jours n'ait pas encore couché avec lui. À 16 ans, X aurait pu attendre des semaines dans l'espoir d'un flirt ou d'une simple connivence. Plus on approche de la tombe, plus le coeur écluse des impatiences ; décime ses attentes dans la consommation du plaisir.
    Il faut se dépêcher cependant. Un jour l'amour rend l'âme ou déménage comme un magasin de jouets au coin d'une rue.
     
    17.01.03
     
    Tv. Je regarde avec mon cousin Pierre un extrait de Simple comme musique, l'étonnante émission qu'il a écrite et qu'il présente tous les dimanches matin sur France 5.
    Plus tard, devant la couverture de Paris-Match qui met en lumière "les couples vedettes de 2002", Pierre s'exclame :
    - C'est quand même fou : Isabelle Adjani avec Jean-Michel Jarre ! Tu imagines Ava Gardner avec Richard Clayderman ?!"
     
    Musique. Difficulté avec les répétitions cette après-midi ; aucune des recherches, des directions pour les nouvelles chansons ne me donne satisfaction. C'est que chaque nouvelle chanson doit être valable en elle-même mais aussi pour le répertoire dans lequel elle vient s'inscrire ; chaque nouveau morceau influe sur le répertoire existant, le teinte, le colore, le ré-anime et en assure la cohésion ; alors j'essaie d'être attentif à ce que pourrait devenir chaque piste, chaque esquisse de Frédéric au piano, chaque ambiance complétée par Cyrille, j'essaie d'être éclairé, emballé, ingénieux, et aussi intransigeant pour que nous ne gaspillions pas de temps ; j'essaie de trouver par petites touches le répertoire qui me va, que je puisse habiter, où je me sente encore valide en tant que chanteur mais aujourd'hui rien ne me semble concluant, la grâce et la volonté ont déserté le maître d'oeuvre et c'est comme si les chansons déjà existantes se tournaient le dos entre elles, rétives à toute satisfaction d'ensemble.
     
    19.01.03
     
    Si l'odeur de la liqueur Amaretto rappelle avec précision celle de la colle pâteuse des pupitres d'école, et transporte instantanément en enfance, que me rappelle et vers où m'emporte cette longue et brune jeune femme croisée vendredi dans les couloirs du métro Duroc ?
     
    22.01.03
     
    La confession de Ludivine : mes parents tenaient un de ces petits hôtels de province pleins d'adultère consommé, jamais autant fréquenté qu'en plein coeur de l'après midi, avant que les hommes ne retournent une dernière fois à leur travail et que les femmes défroissent leur robe, réajustent leur coiffure sur le parvis de l'école, dans l'attente des enfants de la sortie de quatre heures ; je voyais ces couples évidents ou mal assortis - selon l'audace du coeur ; je questionnais leurs émotions, spéculais sur leur impatience et leur durée de vie ; ces mêmes hommes frustes, maladroits, pesants, enfantins, réguliers et silencieux que je voyais le dimanche après la messe dans les travées du marché au bras d'autres femmes que celles qu'ils retrouvaient à l'hôtel ; la vie alors avait sur moi l'effet d'un train à compartiments toujours sur le départ, et l'amour une valse hésitation que l'un des protagonistes exacerbait, un numéro de magie avec le temps coupé en morceaux ou l'une de ces pièces que nous regardions maman et moi à la télé tous les vendredi soirs dans la série des Au théâtre ce soir ; les hommes étaient des acteurs de cinéma, tous à chercher leurs répliques, à jouer faux ou à sur-jouer leurs textes quand ils se présentaient à la réception, des séducteurs, et je savais maintenant différencier leurs regards, les classer selon des catégories qui vont du désir à la peine, de l'enfantillage à l'épuisement, les regards d'excuse aussi envers leurs maîtresses, quand conjointement ou successivement, à quelques minutes d'intervalles, ils descendaient les grands escaliers, quand le coeur se désole et se crispe d'un geste de tendresse qui n'a pas de chaumière, et que la femme se retient à la rampe pour ne pas chuter trop vite dans le vide d'une soirée peuplée de pensées funèbres.
    Un jour un jeune homme posa son regard sur moi, c'était lors d'une journée particulière avec des étrangers, beaucoup de monde qui n'habitait pas notre ville, une compagnie pour laquelle on avait réservé le salon de l'hôtel et dressé des nappes blanches sur toutes les tables, les nappes brodées des grandes occasions, des déjeuners de séminaires et des mariages, quand ce jeune homme me dévisagea avec insistance pour la première fois je pris de plein fouet son regard inédit, ce fut une stupeur, un regard de souffrance, d'une concupiscence blanche, violente en dedans, rentrée, muette, prise dans le galop du coeur, dans le temps en suspend, j'en fus immédiatement troublée, retournée, mais furieuse également : j'aurais crié à l'erreur si j'avais pu crier.
    Son regard de souffrance me chargeait d'infini, mendiait la connivence. Il me donnait une valeur bien trop lourde pour ce que je savais être, pour là où j'en étais. J'aurais crié à l'erreur si j'avais pu crier.
    Je compris de manière très nette, aiguë, que je n'avais pas cette valeur. Et à quoi me servait du haut de mes seize ans d'avoir cette valeur là, d'infini ? D'infini pour finir dans une chambre à l'étage.
    J'ai toujours craint ce regard, craint de le retrouver chez d'autres et je l'ai retrouvé chez d'autres, mais il m'a été profitable, riche en enseignements : je sais maintenant que quand on laisse un homme habiter son mystère comme une chambre en ville, c'est foutu.
     
    24.01.03
     
    Je connaissais l'heure de son bain et comme nos jardins étaient (à peu près) mitoyens, je m'approchais à pas de loup traversant la haie de conifères et priai pour que les volets de la pièce où se trouvait la salle de bains ne soient point fermés - comme les yeux le sont aux prémices d'un rêve, donc je m'approchais à couvert de l'obscurité naissante, l'heure d'hiver et tout le tintouin, jusqu'à découvrir la silhouette de son corps debout ou pieusement accroupi dans la baignoire blanche, silhouette ondulante, floue bien que palpable, devinée au travers des rideaux de voile transparents et bleutés, exacerbée par la lumière béante d'un néon suspendu, mais la plupart du temps cette configuration parfaite pêchait par ce qu'elle avait précisément d'idéale et tout aussitôt sous le roulis de l'eau chaude la vapeur du bain envahissait l'espace de la vitre, des carreaux, et bientôt la buée mangeait complètement la fenêtre, dévorait ma vision jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'issue secourable que de verser dans l'imaginaire.
     
    25.01.03
     
    Dans les circonvolutions de la station de métro Porte Maillot, quelqu'un avait taggé un pan de mur ou d'affiche avec son prénom ou son numéro de code ; elle logeait juste au-dessus, dans l'appartement d'une parente le week-end, et pensionnaire la semaine dans un lycée religieux qui faisait internat pour les filles uniquement, de la sixième au lycée ; nous avions eu une sorte de tête à tête dans un café où j'attendais quelqu'un d'autre, enfin ça ne s'était pas passé, pas arrivé tout simplement, et elle avait pris place d'elle-même sur la banquette de moleskine en face de moi, tout en discutant de ce quelqu'un d'autre elle m'avait supposé confié à des livres indistincts pour l'instant je n'avais pas encore opéré de choix, les murs des souterrains du métro portaient la couleur bleue électrique de tempête, elle était d'une élégance et d'une simplicité sidérantes mais pour une bizarrerie, un motif de fixation quelconque, n'aimait pas ses mollets ; quand je lui disais je t'aime pour la trentième fois dans la journée, elle levait les yeux au ciel, et l'armée de terre recrutait.
     
    09.02.03
     
    Vers sept heures trente du matin à l'arrière d'un taxi Ellénore se fait une décoction de brumes. Auparavant : de la fumée au dessus-des têtes comme les vapeurs qui courent sans bruit au-dessus des marais écossais, une bombe de laque dans la poche de sa redingote, dans l'escalier avant de se séparer Estelle me prend à part et me dit que son nouveau copain est génial ; le seul problème c'est qu'il a un rire idiot ; ne t'en fais pas, dis-je en guise de consolation, avec toi il ne va pas rire souvent.
    Deux types plantés comme des piquets devant la porte des toilettes semblent plonger dans une discussion de spécialistes, l'un demande à l'autre s'il vaut mieux attendre la Playstation 3 plutôt que de s'acheter la 2, la question semble difficile à démêler ; sur un canapé de la pièce la plus tamisée des deux, une fille à genoux (sur un coussin) est en train de s'affairer autour de l'entre-jambes d'un type nettement embarrassé, elle s'est arrangée de ses doigts convulsifs et fiévreux pour lui sortir le sexe tout à fait, et elle commence à en happer le globe, le type est visiblement très gêné, il essaye d'ajuster sa chemise, il devient tout rouge, sourit à tout va dès qu'il voit une silhouette se profiler dans l'embrasure de la porte et traverser la pièce un verre à la main pour aller se resservir une louchée de punch, il lutte pour essayer de se concentrer sur son plaisir, mais c'est trop embarrassant, trop réel peut-être, il est rouge comme une écrevisse, il prend des airs outrés, qui alternent avec des sourires contrits comme des moitiés de citron que l'on frotte ; il finit par repousser la fille qui lui claque le sexe amèrement.
    X boit sans contenance - bières, vodka, tout y passe, raconte à la cantonade et sur le ton de la confidence - paradoxe de la misère, qu'il vient de se faire larguer par la seule fille dont il était éperdument amoureux : "Elle s'est servie de moi pour remonter la pente, tu comprends" et du coup il prend la résolution de devenir cynique, selon ses termes, et de se taper la première venue, mais aucune venue, ni la première ni la dernière des dernières n'est d'accord.
    Auparavant il y a une fille du genre gothique, et pas gothique flamboyant mais gothique qui vit dans le tambour d'une machine à laver, qui presse l'une contre l'autre deux moitiés de citron ; "une invocation, pour faire venir un esprit", me dit-elle ; oui, je réponds, il serait temps.
    Auparavant je me retrouve assis en face d'une brune très jolie, elle a de beaux (petits) seins qui pointent au travers d'un fin gilet gris, une bretelle rouge court sur son épaule. Il me semble l'avoir déjà vue quelque part, et elle me répond que c'est fort probable, elle distribue dans la rue des prospectus pour le gymnase-club. Après, quand les conversations se rapprochent, se segmentent, elle m'explique que chez elle, dans son deux-pièces proche Villiers, il y a deux lits.
    - Un dans chaque pièce, dis-je, au hasard.
    Oui me dit-elle avec intensité comme si je venais de la percer à jour ou comme si j'étais quelqu'un d'absolument crucial à ses yeux, un dans chaque pièce et si elle me dit ça c'est qu'elle a tout de suite compris que je devais avoir besoin de beaucoup de calme, de tranquillité, ne serait-ce que...pour réfléchir aux choses...et que si j'habitais chez elle (dit en riant) ce serait extra parce qu'il y a deux lits et ainsi on peut prévoir à toute éventualité si un voisin fait une fête ou met la télé trop fort, si c'est le voisin de droite, vite on prend la couette et on file dans l'autre pièce, et même chose si c'est dans l'appart contigu au mur de la deuxième pièce, vite on prend la couette et on file dans le premier lit, bref c'est-là une technique inédite et incontestable de survie en ville ; Passionnant, dis-je, d'une voix sonore. Auparavant, dès que j'arrive, on me présente à un type qui me secoue la main chaleureusement et qui au bout de trente secondes m'avoue que l'écriture le démange. L'écriture le démange, je lui passe donc de la pommade.
    Auparavant on me téléphone pour me dire qu'Ellénore sera là. Auparavant mais là, maintenant, ça remonte au vendredi 31 janvier, vers midi trente dans le métro direction Porte de Vanves, une fille dont la beauté (l'ovale du visage) raréfiait l'espace de façon si définitive que le wagon entier se mit violemment à tousser.
     
    14.02.03
     
    Je ne lui souhaite pas d'être amoureuse
    Etre amoureux c'est déjà être inquiet, instable,
    Et vu la nature explosive, ténébreuse
    Des femmes, ça doit être invivable.
     
    27.02.03
     
    L'iris d'Iris : un lieu-dit dans un prénom.
     
    Carnets : Joubert repose là où Cioran fatigue.
     
    Sylvie, rayonnante au téléphone, sur la route d'un concert. Depuis que Vendetta a signé il y a trois semaines chez Barclay les choses prennent enfin la dimension qu'elle rêvait et que leur travail / opiniâtreté / courage méritait.
     
    Soirée chez X. Il me parle d'une fille qui a un visage de poupée, tout de suite ça m'intrigue beaucoup parce que j'étais là à réfléchir à toute autre chose, et j'ai compris "un visage d'épopée" ; alors voilà maintenant je songe à Lee Miller, aux amazones fiévreuses des steppes sensitives, je suis fasciné, désire absolument connaître cette fille qui a un visage d'épopée, et puis non elle n'a qu'un visage de poupée, définitivement de poupée ; alors je me raconte des histoires pour faire passer le temps - qui passe, de toute façon, sans histoire.
     
    04.03.03
     
    Chaque jour il y a cette rencontre entre les prédispositions de l'âme et l'atmosphère du dehors, les fiançailles atmosphériques du moi et du monde, la fluidité ou le désordre, l'accomplissement ou la résignation, le dépassement d'une idée, d'un désir, d'un devoir ou l'écoulement des heures qu'on suit avec neutralité ou anxiété dans l'espérance d'une issue rapide en faveur d'un lendemain qui chante.
    X me raconte non sans vanité qu'il a réussit à mettre dans son lit cette étudiante en arts plastiques sur laquelle il avait des vues depuis quelque temps. Très bien, lui dis-je, je suppose que c'est ce qu'on appelle dans son jargon et dans ton registre : une performance.
    Je flâne au dernier étage de chez Gibert, Boulevard Saint-Michel, achète quelques livres de poche : des nouvelles de Gombrowicz ; trois essais de Stephan Zweig sur Stendhal, Casanova et Tolstoï ; le Journal des années noires (1940-1944) de Jean Guéhenno ; les poèmes d'Emily Brontë parce que j'ouvre le livre au hasard et tombe sur ce vers :
    In sorrow's thrall 'tis hard to smile / Dans l'étau de la peine il est dur de sourire ; Totalité et Infini, d'Emmanuel Lévinas.
    Je traverse la Seine comme un courant d'air - mais sur les planches du Pont des arts.
     
    10.03.03
     
    Une journée froide et épuisante d'éclaircies et de fissures (dans le ciel).
     
    X me raconte qu'il a cherché sur un site qui propose de retrouver ses copains d'enfance moyennant finance - comble de la misère - une ancienne amoureuse du lycée qui l'a fait tant et tant pleurer, versé de chaudes et d'amères larmes durant toute une année scolaire, et qui maintenant par une aussi savoureuse qu'implacable concordance des temps est devenue démonstratrice en fontaines d'appartements.
     
    16.03.03
     
    Christian, en voiture :
    - Ah bon t'es d'accord avec moi que parfois les filles elles se laissent baiser uniquement parce qu'elles ont le cafard ? ... T'es d'accord avec moi ? Tiens, on est où là ? Avenue In...Ingresse...
    - Ingres. C'est un peintre. Le dessin, la ligne classique. Le bain turc, c'est magnifique. C'est un peintre français très célèbre du 19 ème siècle.
    - Ouais, bhein il doit pas être assez célèbre ! Tiens puisqu'on discute Peinture, il faut que je te raconte une anecdote. Les traders avec qui je bossais à Londres l'an dernier, dès qu'ils faisaient une super affaire qui rapportait un max de blé à la Boîte, ils mettaient à fond cette chanson qui passait à la radio à l'époque : "It's all about money.." , bon et puis ils chantaient, tous les traders chantaient à tue-tête dans le bureau : "It's all about money", t'imagines, une ambiance de folie, et moi un jour je pars en vacances, et en vacances je vais voir une expo du peintre Monet, alors j'envoie au bureau une carte postale qui reprend une des toiles de l'expo et au dos j'écris : "Hi guys, it's all about Monet ! "... It's all about Monet ! Et eux ils ont pas compris la blague. A mon retour, aucune réaction, aucun d'eux ne me parle de la carte postale, en disant que c'était drôle ou quelque chose comme ça. Tu te rends compte, it's all about Monet, ils n'ont pas compris. C'est des traders mais ils n'ont aucun esprit.
    - Oui, c'est leur vraie misère, dis-je.
     
    17.03.03
     
    Hier soir je reçois un mail qui me laisse dans un état de tristesse, de stupeur nostalgique, un mail de X que je n'ai pas revu depuis une dizaine d'années, j'ai répondu dans la foulée, dans l'emportement de la foulée mais ma réponse aura été forcément gauche vis-à-vis des événements que relate et du temps que retrace cette lettre, et aussi de l'événement de cette lettre (que je reproduis ici). Le mail avait pour objet : Le café.
     
    "Ce matin en allant au Mouffetard pour le petit-déj, on a vu que tout avait changé. Les propriétaires d'abord et beaucoup de choses avec, sans doute encore plus de choses dans les jours à venir, quand les 'nouveaux' auront terminé leur aménagement. Ca s'est fait très vite, ils avaient fermé le café pour quinze jours, on pensait que c'était juste pour des vacances, rien n'a été dit, ça s'est fait sans frasques, pas de mot solennel, rien, et on n'en savait rien. Ca nous est tombé dessus comme ça ce matin. Dès l'entrée on avait vu que le frigo/vitrine du milieu avait disparu, puis tout s'est enchaîné. Rien n'était pareil. Il paraît qu'officiellement c'est aux 'nouveaux' depuis deux semaines. Ca nous a beaucoup touchés. Ce café était comme inébranlable pour nous. Comme la colonne vertébrale du quartier. En même temps, je disais à Eric que cette perte faisait sans doute de moi une vraie française vu qu'à présent, 14 ans après, il y a en France un lieu que j'ai aimé, où je me suis enracinée et que j'ai maintenant perdu . Voilà, donc nous avons été très touchés ce matin, on a pensé aux débuts dans ce café, à la suite aussi, à la fois où on avait dit à la patronne qu'on allait être voisins, un après-midi d'évidence et de magie où on se répétait "on aura une maison près de notre café, dans notre quartier, on va s'installer chez nous". On a pensé à toi aussi, on a voulu te faire un petit mot pour te dire que le café était parti. Je t'embrasse."
     
    24.03.03
     
    Le besoin de philosophie. Pendant la guerre du Golfe, je me souviens avoir lu tout Nietszche (épuisant) et tout Schopenhauer (jubilatoire) ; aujourd'hui à nouveau mes lectures me guident vers la philosophie, je m'intéresse beaucoup à Lévinas, les premières pages de Totalité et infini qui parlent de la guerre, directement, dans ce qu'elle a de plus intime et imparable, violent et irrécupérable :
     
    "Mais la violence ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu'à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus, à leur faire trahir non seulement des engagements mais leur propre substance, à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d'acte. Comme la guerre moderne, toute guerre se sert déjà d'armes qui se retournent contre celui qui les tient. Elle instaure un ordre à l'égard duquel personne ne peut prendre distance. Rien n'est dès lors extérieur. La guerre ne manifeste pas l'extériorité et l'autre comme autre ; elle détruit l'identité du Même. (...)"
     
    Je passe beaucoup de temps à Beaubourg, plusieurs visites, où je confronte les angoisses, images, discussions liées à la guerre en Irak et ses improbables conséquences, cet ordre à l'égard duquel personne ne peut prendre distance, aux tableaux de Nicolas de Staël première période, ses batailles rugueuses avec le travail, ses échappées vaines, les brindilles d'acier et les précipices, les saturations et les blancs, puis me lave les yeux dans les petits formats de bords de mer et le Ciel à Honfleur que j'ai tant admiré en reproduction dans divers catalogues et que je vois, j'entends dialoguer avec moi, pour la première fois. Il y a aussi une compréhension immédiate du travail de Nicolas de Staël pour des oeuvres tels que Les toits de Paris avec le panorama qu'offre le dernier étage du Musée, le chemin (chronologique) de l'exposition qui au débouché d'un couloir s'ouvre gigantesque sur les baies vitrées qui dominent la ville, les quartiers nord, au moment même où dans son oeuvre le peintre déballe le ciel, découvre la matérialité du ciel et son mouvement, c'est une mise en perspective unique et inédite qu'offre cette exposition, mercredi et jeudi cela avait beaucoup de sens, samedi le ciel était trop bleu, trop dégagé, indécent.
    Samedi j'ai emmené Christian voir l'expo puis nous avons retrouvé David à Duroc, sommes allés boire un verre au Café du Vieux Colombier, puis avons tranquillement remonté la rue de Grenelle qui traverse le VIIème arrondissement pour aller dîner au Comptoir du VIIème, avenue de La Motte-Picquet. David était tout excité parce que l'air était bon et qu'il y avait des filles dans les rues, et Christian a dit :
    - Y a des fois où je me dis que c'est trop de travail de draguer une fille. C'est du temps que tu perds pour philosopher. "
     
    27.03.03
     
    Kinopanorama.
     
    Te souviens-tu pas même un peu
    Du tout petit nombre de fois
    Où tu fus de moi amoureuse.
     
    Là sous le métro aérien, ils ont détruit le cinéma
    Un tout petit nombre de fois.
     
    C'est quoi, juste un endroit de moins
    Pour prouver que ça existait.
    Notre amour eût pour lendemains
    Son tout petit nombre de fois.
     
    Ce qu'on aimait le cinéma
    Quand nos baisers s'y abritaient
    Audrey Hepburn dans Sabrina.
     
    Te souviens-tu pas même un peu,
    Un tout petit nombre de fois.
    Je ne sais plus quel type a dit
    Que les filles n'ont de memory
    Que celle qu'elles souhaitent remettre en jeu.
    - Ah oui, je crois bien que c'est moi.
     
    Je passe encore dans le quartier
    Avenue de La Motte Piquet les yeux
    Un tout petit nombre de fois.
     
    L'autre jour par inadvertance
    Peut-être y as-tu renoncé
    Car avant de nous rencontrer
    Ta robe a rougi par avance.
     
    02.04.03
     
    La semaine dernière, Daniel Ceccaldi est décédé ; il jouait souvent l'élément rassembleur des réunions de famille dans les films de François Truffaut ou Pascal Thomas ; l'ami de coeur, ou le second mari qui prend très à coeur la position qu'il occupe soudain dans le cercle de sa nouvelle femme. Il y a cette scène fabuleuse de Domicile Conjugal très proche de Renoir avec en plus cette folie douce, ce surréalisme domestiqué propre à Truffaut, où Daniel Ceccaldi orchestre un ballet de dialogues réjouissants autour de la table du souper. C'est une scène fabuleuse, d'un temps de bonheur comme on n'en voit plus au cinéma.
     
    07.04.03
     
    Mon amour oublie que je l'aime. C'est une histoire un peu longue et que je raconterai, peut-être, mais voilà, j'ai un titre sur le nouvel album de Florent Pagny qui sort demain. La chanson est partie du texte, Daran a fait la musique et Florent Pagny a enregistré la voix en Patagonie, j'ai écouté la version finale la semaine dernière, impeccable, et la chanson sort demain sur l'album Ailleurs land. C'est un texte assez personnel mais que j'ai écrit aussi spécialement en pensant à Florent, en me demandant ce qu'il aurait envie de chanter, à ce moment-là de sa vie, alors je suis content que la chanson se retrouve sur l'album. C'est un grand bonheur, une grande chance et, du coup, je travaille beaucoup.
     
    12.04.03
     
    J'ai acheté une cassette VHS vierge pour la première fois depuis longtemps, parce que d'habitude je recycle, dans la mesure du possible, en évitant les sacrilèges, mais là c'était pour le documentaire de Dominique Auvray sur Duras qui est passé jeudi soir sur ARTE. C'est tout de suite quelque chose qui transporte, la voix de Marguerite Duras, qui va directement à la soif, la famine, la connaissance du désir amoureux, derrière le trouble, avec ce qu'il y a de manque et d'absolu.
    Je suis souvent séduit, désarçonné, ému, inquiété par la voix des filles. Je crois que je ne pourrai pas déshabiller une fille qui ne m'a pas touché au préalable par sa voix. Pas déshabillé raisonnablement. C'est quelque chose de primordial la voix, c'est déjà le corps nu qu'on tient tout entier dans l'oreille.
    Enfant, j'étais très amoureux d'une fille qui avait une voix plutôt grave, d'orages roulés, tout l'Olympe dans la voix porté sur une brindille, les cheveux noirs et les yeux gris, à moins que tout ne fut noisette à la proximité contagieuse des forêts d'Ile-de-France. Nous jouions à des jeux d'enfants, de chevaliers et de princesse dans les herbes hautes et les caniveaux rances. J'étais Lancelot du Lac. Enfin, il vaut mieux replacer les choses dans leur contexte topographique, elle était une princesse et moi j'étais Lancelot du petit marécage de merde.
     
    13.04.03
     
    Café le Petit-Suisse : dimanche des rameaux, vers 16h30. Assise en mi-terrasse, elle boit un coca-cola avec une rondelle de citron. Paille verte, pull marine col en v, chemise blanche à fines rayures. Des pantalons jeans et des tennis blanches en toile à liseré rouge. Une bague à l'annulaire droit, une chaîne bracelet avec médaillon autour du poignet - d'une finesse à mourir.
    Le teint légèrement laiteux, un soupçon et de beaux cheveux blonds qu'elle tortille de sa main gauche, dont elle lisse les boucles distraitement, puis qu'elle passe comme ça, en un rien, derrière l'oreille.
    Attablée face à une amie, elles partagent toutes deux une part de tarte au citron meringuée, s'activent consciencieusement à l'aide de petites cuillères autour de la pâtisserie qui diminue à vue d'oeil. À leurs pieds deux casques de scooter comme deux boules de bowling.
    À 17h21 elle vide le reste du contenu de la bouteille de coca-cola dans son verre.
     
     
     
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