- Chapitre 25
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- 11.01.03
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- La neige hier, dans les rues de
Malakoff, fine et qui restait sur mon manteau alors qu'il me semblait la voir
glisser sur ceux des autres, fondre et disparaître, ne pas s'éprendre.
- Nicolas me parle des films tirés
de la trilogie du Seigneur des Anneaux. Je réponds que j'aime beaucoup Liv
Tyler. Et en plus elle est immortelle, me dit-il.
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- Tv : la manière très
architecturale dont Daphné Roulier croise les jambes sous la table des
discussions.
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- X se désespère de ce que la fille
qu'il fréquente depuis cinq jours n'ait pas encore couché avec lui. À 16 ans, X
aurait pu attendre des semaines dans l'espoir d'un flirt ou d'une simple
connivence. Plus on approche de la tombe, plus le coeur écluse des impatiences
; décime ses attentes dans la consommation du plaisir.
- Il faut se dépêcher cependant. Un
jour l'amour rend l'âme ou déménage comme un magasin de jouets au coin d'une
rue.
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- 17.01.03
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- Tv. Je regarde avec mon cousin
Pierre un extrait de Simple comme musique, l'étonnante émission qu'il a écrite
et qu'il présente tous les dimanches matin sur France 5.
- Plus tard, devant la couverture de
Paris-Match qui met en lumière "les couples vedettes de 2002", Pierre
s'exclame :
- - C'est quand même fou : Isabelle
Adjani avec Jean-Michel Jarre ! Tu imagines Ava Gardner avec Richard Clayderman
?!"
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- Musique. Difficulté avec les
répétitions cette après-midi ; aucune des recherches, des directions pour les
nouvelles chansons ne me donne satisfaction. C'est que chaque nouvelle chanson
doit être valable en elle-même mais aussi pour le répertoire dans lequel elle
vient s'inscrire ; chaque nouveau morceau influe sur le répertoire existant, le
teinte, le colore, le ré-anime et en assure la cohésion ; alors j'essaie d'être
attentif à ce que pourrait devenir chaque piste, chaque esquisse de Frédéric au
piano, chaque ambiance complétée par Cyrille, j'essaie d'être éclairé, emballé,
ingénieux, et aussi intransigeant pour que nous ne gaspillions pas de temps ;
j'essaie de trouver par petites touches le répertoire qui me va, que je puisse
habiter, où je me sente encore valide en tant que chanteur mais aujourd'hui
rien ne me semble concluant, la grâce et la volonté ont déserté le maître
d'oeuvre et c'est comme si les chansons déjà existantes se tournaient le dos
entre elles, rétives à toute satisfaction d'ensemble.
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- 19.01.03
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- Si l'odeur de la liqueur Amaretto
rappelle avec précision celle de la colle pâteuse des pupitres d'école, et
transporte instantanément en enfance, que me rappelle et vers où m'emporte
cette longue et brune jeune femme croisée vendredi dans les couloirs du métro
Duroc ?
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- 22.01.03
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- La confession de Ludivine : mes
parents tenaient un de ces petits hôtels de province pleins d'adultère
consommé, jamais autant fréquenté qu'en plein coeur de l'après midi, avant que les
hommes ne retournent une dernière fois à leur travail et que les femmes
défroissent leur robe, réajustent leur coiffure sur le parvis de l'école, dans
l'attente des enfants de la sortie de quatre heures ; je voyais ces couples
évidents ou mal assortis - selon l'audace du coeur ; je questionnais leurs
émotions, spéculais sur leur impatience et leur durée de vie ; ces mêmes hommes
frustes, maladroits, pesants, enfantins, réguliers et silencieux que je voyais
le dimanche après la messe dans les travées du marché au bras d'autres femmes
que celles qu'ils retrouvaient à l'hôtel ; la vie alors avait sur moi l'effet
d'un train à compartiments toujours sur le départ, et l'amour une valse
hésitation que l'un des protagonistes exacerbait, un numéro de magie avec le
temps coupé en morceaux ou l'une de ces pièces que nous regardions maman et moi
à la télé tous les vendredi soirs dans la série des Au théâtre ce soir ; les
hommes étaient des acteurs de cinéma, tous à chercher leurs répliques, à jouer
faux ou à sur-jouer leurs textes quand ils se présentaient à la réception, des
séducteurs, et je savais maintenant différencier leurs regards, les classer
selon des catégories qui vont du désir à la peine, de l'enfantillage à
l'épuisement, les regards d'excuse aussi envers leurs maîtresses, quand
conjointement ou successivement, à quelques minutes d'intervalles, ils
descendaient les grands escaliers, quand le coeur se désole et se crispe d'un
geste de tendresse qui n'a pas de chaumière, et que la femme se retient à la
rampe pour ne pas chuter trop vite dans le vide d'une soirée peuplée de pensées
funèbres.
- Un jour un jeune homme posa son
regard sur moi, c'était lors d'une journée particulière avec des étrangers,
beaucoup de monde qui n'habitait pas notre ville, une compagnie pour laquelle
on avait réservé le salon de l'hôtel et dressé des nappes blanches sur toutes
les tables, les nappes brodées des grandes occasions, des déjeuners de
séminaires et des mariages, quand ce jeune homme me dévisagea avec insistance
pour la première fois je pris de plein fouet son regard inédit, ce fut une
stupeur, un regard de souffrance, d'une concupiscence blanche, violente en
dedans, rentrée, muette, prise dans le galop du coeur, dans le temps en
suspend, j'en fus immédiatement troublée, retournée, mais furieuse également :
j'aurais crié à l'erreur si j'avais pu crier.
- Son regard de souffrance me
chargeait d'infini, mendiait la connivence. Il me donnait une valeur bien trop
lourde pour ce que je savais être, pour là où j'en étais. J'aurais crié à
l'erreur si j'avais pu crier.
- Je compris de manière très nette,
aiguë, que je n'avais pas cette valeur. Et à quoi me servait du haut de mes
seize ans d'avoir cette valeur là, d'infini ? D'infini pour finir dans une
chambre à l'étage.
- J'ai toujours craint ce regard,
craint de le retrouver chez d'autres et je l'ai retrouvé chez d'autres, mais il
m'a été profitable, riche en enseignements : je sais maintenant que quand on
laisse un homme habiter son mystère comme une chambre en ville, c'est foutu.
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- 24.01.03
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- Je connaissais l'heure de son bain
et comme nos jardins étaient (à peu près) mitoyens, je m'approchais à pas de
loup traversant la haie de conifères et priai pour que les volets de la pièce
où se trouvait la salle de bains ne soient point fermés - comme les yeux le
sont aux prémices d'un rêve, donc je m'approchais à couvert de l'obscurité
naissante, l'heure d'hiver et tout le tintouin, jusqu'à découvrir la silhouette
de son corps debout ou pieusement accroupi dans la baignoire blanche,
silhouette ondulante, floue bien que palpable, devinée au travers des rideaux
de voile transparents et bleutés, exacerbée par la lumière béante d'un néon
suspendu, mais la plupart du temps cette configuration parfaite pêchait par ce
qu'elle avait précisément d'idéale et tout aussitôt sous le roulis de l'eau
chaude la vapeur du bain envahissait l'espace de la vitre, des carreaux, et
bientôt la buée mangeait complètement la fenêtre, dévorait ma vision jusqu'à ce
qu'il n'y ait plus d'issue secourable que de verser dans l'imaginaire.
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- 25.01.03
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- Dans les circonvolutions de la
station de métro Porte Maillot, quelqu'un avait taggé un pan de mur ou
d'affiche avec son prénom ou son numéro de code ; elle logeait juste au-dessus,
dans l'appartement d'une parente le week-end, et pensionnaire la semaine dans
un lycée religieux qui faisait internat pour les filles uniquement, de la
sixième au lycée ; nous avions eu une sorte de tête à tête dans un café où
j'attendais quelqu'un d'autre, enfin ça ne s'était pas passé, pas arrivé tout
simplement, et elle avait pris place d'elle-même sur la banquette de moleskine
en face de moi, tout en discutant de ce quelqu'un d'autre elle m'avait supposé
confié à des livres indistincts pour l'instant je n'avais pas encore opéré de
choix, les murs des souterrains du métro portaient la couleur bleue électrique
de tempête, elle était d'une élégance et d'une simplicité sidérantes mais pour
une bizarrerie, un motif de fixation quelconque, n'aimait pas ses mollets ;
quand je lui disais je t'aime pour la trentième fois dans la journée, elle
levait les yeux au ciel, et l'armée de terre recrutait.
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- 09.02.03
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- Vers sept heures trente du matin à
l'arrière d'un taxi Ellénore se fait une décoction de brumes. Auparavant : de
la fumée au dessus-des têtes comme les vapeurs qui courent sans bruit au-dessus
des marais écossais, une bombe de laque dans la poche de sa redingote, dans
l'escalier avant de se séparer Estelle me prend à part et me dit que son
nouveau copain est génial ; le seul problème c'est qu'il a un rire idiot ; ne t'en
fais pas, dis-je en guise de consolation, avec toi il ne va pas rire souvent.
- Deux types plantés comme des
piquets devant la porte des toilettes semblent plonger dans une discussion de
spécialistes, l'un demande à l'autre s'il vaut mieux attendre la Playstation 3
plutôt que de s'acheter la 2, la question semble difficile à démêler ; sur un
canapé de la pièce la plus tamisée des deux, une fille à genoux (sur un
coussin) est en train de s'affairer autour de l'entre-jambes d'un type
nettement embarrassé, elle s'est arrangée de ses doigts convulsifs et fiévreux
pour lui sortir le sexe tout à fait, et elle commence à en happer le globe, le
type est visiblement très gêné, il essaye d'ajuster sa chemise, il devient tout
rouge, sourit à tout va dès qu'il voit une silhouette se profiler dans
l'embrasure de la porte et traverser la pièce un verre à la main pour aller se
resservir une louchée de punch, il lutte pour essayer de se concentrer sur son
plaisir, mais c'est trop embarrassant, trop réel peut-être, il est rouge comme
une écrevisse, il prend des airs outrés, qui alternent avec des sourires
contrits comme des moitiés de citron que l'on frotte ; il finit par repousser
la fille qui lui claque le sexe amèrement.
- X boit sans contenance - bières,
vodka, tout y passe, raconte à la cantonade et sur le ton de la confidence -
paradoxe de la misère, qu'il vient de se faire larguer par la seule fille dont
il était éperdument amoureux : "Elle s'est servie de moi pour remonter la
pente, tu comprends" et du coup il prend la résolution de devenir cynique,
selon ses termes, et de se taper la première venue, mais aucune venue, ni la
première ni la dernière des dernières n'est d'accord.
- Auparavant il y a une fille du
genre gothique, et pas gothique flamboyant mais gothique qui vit dans le
tambour d'une machine à laver, qui presse l'une contre l'autre deux moitiés de
citron ; "une invocation, pour faire venir un esprit", me dit-elle ;
oui, je réponds, il serait temps.
- Auparavant je me retrouve assis en
face d'une brune très jolie, elle a de beaux (petits) seins qui pointent au
travers d'un fin gilet gris, une bretelle rouge court sur son épaule. Il me
semble l'avoir déjà vue quelque part, et elle me répond que c'est fort
probable, elle distribue dans la rue des prospectus pour le gymnase-club.
Après, quand les conversations se rapprochent, se segmentent, elle m'explique
que chez elle, dans son deux-pièces proche Villiers, il y a deux lits.
- - Un dans chaque pièce, dis-je, au
hasard.
- Oui me dit-elle avec intensité
comme si je venais de la percer à jour ou comme si j'étais quelqu'un
d'absolument crucial à ses yeux, un dans chaque pièce et si elle me dit ça
c'est qu'elle a tout de suite compris que je devais avoir besoin de beaucoup de
calme, de tranquillité, ne serait-ce que...pour réfléchir aux choses...et que
si j'habitais chez elle (dit en riant) ce serait extra parce qu'il y a deux
lits et ainsi on peut prévoir à toute éventualité si un voisin fait une fête ou
met la télé trop fort, si c'est le voisin de droite, vite on prend la couette
et on file dans l'autre pièce, et même chose si c'est dans l'appart contigu au
mur de la deuxième pièce, vite on prend la couette et on file dans le premier
lit, bref c'est-là une technique inédite et incontestable de survie en ville ;
Passionnant, dis-je, d'une voix sonore. Auparavant, dès que j'arrive, on me
présente à un type qui me secoue la main chaleureusement et qui au bout de
trente secondes m'avoue que l'écriture le démange. L'écriture le démange, je
lui passe donc de la pommade.
- Auparavant on me téléphone pour me
dire qu'Ellénore sera là. Auparavant mais là, maintenant, ça remonte au
vendredi 31 janvier, vers midi trente dans le métro direction Porte de Vanves,
une fille dont la beauté (l'ovale du visage) raréfiait l'espace de façon si
définitive que le wagon entier se mit violemment à tousser.
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- 14.02.03
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- Je ne
lui souhaite pas d'être amoureuse
- Etre amoureux c'est déjà être
inquiet, instable,
- Et vu la nature explosive,
ténébreuse
- Des femmes, ça doit être
invivable.
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- 27.02.03
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- L'iris
d'Iris : un lieu-dit dans un prénom.
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- Carnets
: Joubert repose là où Cioran fatigue.
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- Sylvie, rayonnante au téléphone,
sur la route d'un concert. Depuis que Vendetta a signé il y a trois semaines
chez Barclay les choses prennent enfin la dimension qu'elle rêvait et que leur
travail / opiniâtreté / courage méritait.
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- Soirée chez X. Il me parle d'une
fille qui a un visage de poupée, tout de suite ça m'intrigue beaucoup parce que
j'étais là à réfléchir à toute autre chose, et j'ai compris "un visage
d'épopée" ; alors voilà maintenant je songe à Lee Miller, aux amazones
fiévreuses des steppes sensitives, je suis fasciné, désire absolument connaître
cette fille qui a un visage d'épopée, et puis non elle n'a qu'un visage de
poupée, définitivement de poupée ; alors je me raconte des histoires pour faire
passer le temps - qui passe, de toute façon, sans histoire.
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- 04.03.03
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- Chaque jour il y a cette rencontre
entre les prédispositions de l'âme et l'atmosphère du dehors, les fiançailles
atmosphériques du moi et du monde, la fluidité ou le désordre,
l'accomplissement ou la résignation, le dépassement d'une idée, d'un désir,
d'un devoir ou l'écoulement des heures qu'on suit avec neutralité ou anxiété
dans l'espérance d'une issue rapide en faveur d'un lendemain qui chante.
- X me raconte non sans vanité qu'il
a réussit à mettre dans son lit cette étudiante en arts plastiques sur laquelle
il avait des vues depuis quelque temps. Très bien, lui dis-je, je suppose que
c'est ce qu'on appelle dans son jargon et dans ton registre : une performance.
- Je flâne au dernier étage de chez
Gibert, Boulevard Saint-Michel, achète quelques livres de poche : des nouvelles
de Gombrowicz ; trois essais de Stephan Zweig sur Stendhal, Casanova et Tolstoï
; le Journal des années noires (1940-1944) de Jean Guéhenno ; les poèmes
d'Emily Brontë parce que j'ouvre le livre au hasard et tombe sur ce vers :
- In sorrow's thrall 'tis hard to
smile / Dans l'étau de la peine il est dur de sourire ; Totalité et Infini,
d'Emmanuel Lévinas.
- Je traverse la Seine comme un
courant d'air - mais sur les planches du Pont des arts.
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- 10.03.03
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- Une
journée froide et épuisante d'éclaircies et de fissures (dans le ciel).
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- X me raconte qu'il a cherché sur
un site qui propose de retrouver ses copains d'enfance moyennant finance -
comble de la misère - une ancienne amoureuse du lycée qui l'a fait tant et tant
pleurer, versé de chaudes et d'amères larmes durant toute une année scolaire,
et qui maintenant par une aussi savoureuse qu'implacable concordance des temps
est devenue démonstratrice en fontaines d'appartements.
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- 16.03.03
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- Christian, en voiture :
- - Ah bon t'es d'accord avec moi
que parfois les filles elles se laissent baiser uniquement parce qu'elles ont
le cafard ? ... T'es d'accord avec moi ? Tiens, on est où là ? Avenue
In...Ingresse...
- - Ingres. C'est un peintre. Le
dessin, la ligne classique. Le bain turc, c'est magnifique. C'est un peintre
français très célèbre du 19 ème siècle.
- - Ouais, bhein il doit pas être
assez célèbre ! Tiens puisqu'on discute Peinture, il faut que je te raconte une
anecdote. Les traders avec qui je bossais à Londres l'an dernier, dès qu'ils
faisaient une super affaire qui rapportait un max de blé à la Boîte, ils
mettaient à fond cette chanson qui passait à la radio à l'époque : "It's
all about money.." , bon et puis ils chantaient, tous les traders
chantaient à tue-tête dans le bureau : "It's all about money",
t'imagines, une ambiance de folie, et moi un jour je pars en vacances, et en
vacances je vais voir une expo du peintre Monet, alors j'envoie au bureau une
carte postale qui reprend une des toiles de l'expo et au dos j'écris : "Hi
guys, it's all about Monet ! "... It's all about Monet ! Et eux ils ont
pas compris la blague. A mon retour, aucune réaction, aucun d'eux ne me parle
de la carte postale, en disant que c'était drôle ou quelque chose comme ça. Tu
te rends compte, it's all about Monet, ils n'ont pas compris. C'est des traders
mais ils n'ont aucun esprit.
- - Oui, c'est leur vraie misère,
dis-je.
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- 17.03.03
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- Hier soir je reçois un mail qui me
laisse dans un état de tristesse, de stupeur nostalgique, un mail de X que je
n'ai pas revu depuis une dizaine d'années, j'ai répondu dans la foulée, dans
l'emportement de la foulée mais ma réponse aura été forcément gauche vis-à-vis
des événements que relate et du temps que retrace cette lettre, et aussi de
l'événement de cette lettre (que je reproduis ici). Le mail avait pour objet :
Le café.
-
- "Ce matin en allant au
Mouffetard pour le petit-déj, on a vu que tout avait changé. Les propriétaires
d'abord et beaucoup de choses avec, sans doute encore plus de choses dans les
jours à venir, quand les 'nouveaux' auront terminé leur aménagement. Ca s'est
fait très vite, ils avaient fermé le café pour quinze jours, on pensait que
c'était juste pour des vacances, rien n'a été dit, ça s'est fait sans frasques,
pas de mot solennel, rien, et on n'en savait rien. Ca nous est tombé dessus
comme ça ce matin. Dès l'entrée on avait vu que le frigo/vitrine du milieu
avait disparu, puis tout s'est enchaîné. Rien n'était pareil. Il paraît qu'officiellement
c'est aux 'nouveaux' depuis deux semaines. Ca nous a beaucoup touchés. Ce café
était comme inébranlable pour nous. Comme la colonne vertébrale du quartier. En
même temps, je disais à Eric que cette perte faisait sans doute de moi une
vraie française vu qu'à présent, 14 ans après, il y a en France un lieu que
j'ai aimé, où je me suis enracinée et que j'ai maintenant perdu . Voilà, donc
nous avons été très touchés ce matin, on a pensé aux débuts dans ce café, à la
suite aussi, à la fois où on avait dit à la patronne qu'on allait être voisins,
un après-midi d'évidence et de magie où on se répétait "on aura une maison
près de notre café, dans notre quartier, on va s'installer chez nous". On
a pensé à toi aussi, on a voulu te faire un petit mot pour te dire que le café
était parti. Je t'embrasse."
-
- 24.03.03
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- Le besoin de philosophie. Pendant
la guerre du Golfe, je me souviens avoir lu tout Nietszche (épuisant) et tout
Schopenhauer (jubilatoire) ; aujourd'hui à nouveau mes lectures me guident vers
la philosophie, je m'intéresse beaucoup à Lévinas, les premières pages de
Totalité et infini qui parlent de la guerre, directement, dans ce qu'elle a de
plus intime et imparable, violent et irrécupérable :
-
- "Mais la violence ne consiste
pas tant à blesser et à anéantir, qu'à interrompre la continuité des personnes,
à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus, à leur faire
trahir non seulement des engagements mais leur propre substance, à faire
accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d'acte. Comme la guerre
moderne, toute guerre se sert déjà d'armes qui se retournent contre celui qui
les tient. Elle instaure un ordre à l'égard duquel personne ne peut prendre
distance. Rien n'est dès lors extérieur. La guerre ne manifeste pas l'extériorité
et l'autre comme autre ; elle détruit l'identité du Même. (...)"
-
- Je passe beaucoup de temps à
Beaubourg, plusieurs visites, où je confronte les angoisses, images,
discussions liées à la guerre en Irak et ses improbables conséquences, cet
ordre à l'égard duquel personne ne peut prendre distance, aux tableaux de
Nicolas de Staël première période, ses batailles rugueuses avec le travail, ses
échappées vaines, les brindilles d'acier et les précipices, les saturations et
les blancs, puis me lave les yeux dans les petits formats de bords de mer et le
Ciel à Honfleur que j'ai tant admiré en reproduction dans divers catalogues et
que je vois, j'entends dialoguer avec moi, pour la première fois. Il y a aussi
une compréhension immédiate du travail de Nicolas de Staël pour des oeuvres
tels que Les toits de Paris avec le panorama qu'offre le dernier étage du
Musée, le chemin (chronologique) de l'exposition qui au débouché d'un couloir
s'ouvre gigantesque sur les baies vitrées qui dominent la ville, les quartiers
nord, au moment même où dans son oeuvre le peintre déballe le ciel, découvre la
matérialité du ciel et son mouvement, c'est une mise en perspective unique et
inédite qu'offre cette exposition, mercredi et jeudi cela avait beaucoup de
sens, samedi le ciel était trop bleu, trop dégagé, indécent.
- Samedi j'ai emmené Christian voir
l'expo puis nous avons retrouvé David à Duroc, sommes allés boire un verre au
Café du Vieux Colombier, puis avons tranquillement remonté la rue de Grenelle
qui traverse le VIIème arrondissement pour aller dîner au Comptoir du VIIème,
avenue de La Motte-Picquet. David était tout excité parce que l'air était bon
et qu'il y avait des filles dans les rues, et Christian a dit :
- - Y a des fois où je me dis que
c'est trop de travail de draguer une fille. C'est du temps que tu perds pour
philosopher. "
-
- 27.03.03
-
- Kinopanorama.
-
- Te
souviens-tu pas même un peu
- Du tout petit nombre de fois
- Où tu fus de moi amoureuse.
-
- Là
sous le métro aérien, ils ont détruit le cinéma
- Un tout petit nombre de fois.
-
- C'est
quoi, juste un endroit de moins
- Pour prouver que ça existait.
- Notre amour eût pour lendemains
- Son tout petit nombre de fois.
-
- Ce
qu'on aimait le cinéma
- Quand nos baisers s'y abritaient
- Audrey Hepburn dans Sabrina.
-
- Te souviens-tu pas même un peu,
- Un tout petit nombre de fois.
- Je ne sais plus quel type a dit
- Que les filles n'ont de memory
- Que celle qu'elles souhaitent
remettre en jeu.
- - Ah oui, je crois bien que c'est
moi.
-
- Je
passe encore dans le quartier
- Avenue de La Motte Piquet les yeux
- Un tout petit nombre de fois.
-
- L'autre
jour par inadvertance
- Peut-être y as-tu renoncé
- Car avant de nous rencontrer
- Ta robe a rougi par avance.
-
- 02.04.03
-
- La semaine dernière, Daniel
Ceccaldi est décédé ; il jouait souvent l'élément rassembleur des réunions de famille
dans les films de François Truffaut ou Pascal Thomas ; l'ami de coeur, ou le
second mari qui prend très à coeur la position qu'il occupe soudain dans le
cercle de sa nouvelle femme. Il y a cette scène fabuleuse de Domicile Conjugal
très proche de Renoir avec en plus cette folie douce, ce surréalisme domestiqué
propre à Truffaut, où Daniel Ceccaldi orchestre un ballet de dialogues
réjouissants autour de la table du souper. C'est une scène fabuleuse, d'un
temps de bonheur comme on n'en voit plus au cinéma.
-
- 07.04.03
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- Mon amour oublie que je l'aime.
C'est une histoire un peu longue et que je raconterai, peut-être, mais voilà,
j'ai un titre sur le nouvel album de Florent Pagny qui sort demain. La chanson
est partie du texte, Daran a fait la musique et Florent Pagny a enregistré la
voix en Patagonie, j'ai écouté la version finale la semaine dernière,
impeccable, et la chanson sort demain sur l'album Ailleurs land. C'est un texte
assez personnel mais que j'ai écrit aussi spécialement en pensant à Florent, en
me demandant ce qu'il aurait envie de chanter, à ce moment-là de sa vie, alors
je suis content que la chanson se retrouve sur l'album. C'est un grand bonheur,
une grande chance et, du coup, je travaille beaucoup.
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- 12.04.03
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- J'ai acheté une cassette VHS vierge
pour la première fois depuis longtemps, parce que d'habitude je recycle, dans
la mesure du possible, en évitant les sacrilèges, mais là c'était pour le
documentaire de Dominique Auvray sur Duras qui est passé jeudi soir sur ARTE.
C'est tout de suite quelque chose qui transporte, la voix de Marguerite Duras,
qui va directement à la soif, la famine, la connaissance du désir amoureux,
derrière le trouble, avec ce qu'il y a de manque et d'absolu.
- Je suis souvent séduit,
désarçonné, ému, inquiété par la voix des filles. Je crois que je ne pourrai
pas déshabiller une fille qui ne m'a pas touché au préalable par sa voix. Pas
déshabillé raisonnablement. C'est quelque chose de primordial la voix, c'est
déjà le corps nu qu'on tient tout entier dans l'oreille.
- Enfant, j'étais très amoureux
d'une fille qui avait une voix plutôt grave, d'orages roulés, tout l'Olympe
dans la voix porté sur une brindille, les cheveux noirs et les yeux gris, à
moins que tout ne fut noisette à la proximité contagieuse des forêts d'Ile-de-France.
Nous jouions à des jeux d'enfants, de chevaliers et de princesse dans les
herbes hautes et les caniveaux rances. J'étais Lancelot du Lac. Enfin, il vaut
mieux replacer les choses dans leur contexte topographique, elle était une
princesse et moi j'étais Lancelot du petit marécage de merde.
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- 13.04.03
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- Café le Petit-Suisse : dimanche
des rameaux, vers 16h30. Assise en mi-terrasse, elle boit un coca-cola avec une
rondelle de citron. Paille verte, pull marine col en v, chemise blanche à fines
rayures. Des pantalons jeans et des tennis blanches en toile à liseré rouge.
Une bague à l'annulaire droit, une chaîne bracelet avec médaillon autour du
poignet - d'une finesse à mourir.
- Le teint légèrement laiteux, un
soupçon et de beaux cheveux blonds qu'elle tortille de sa main gauche, dont
elle lisse les boucles distraitement, puis qu'elle passe comme ça, en un rien,
derrière l'oreille.
- Attablée face à une amie, elles
partagent toutes deux une part de tarte au citron meringuée, s'activent
consciencieusement à l'aide de petites cuillères autour de la pâtisserie qui
diminue à vue d'oeil. À leurs pieds deux casques de scooter comme deux boules
de bowling.
- À 17h21 elle vide le reste du
contenu de la bouteille de coca-cola dans son verre.
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