- Chapitre 26
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- 19.04.03
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- Charles
de Gaulle - Etoile. Elle me regardait comme prisonnière de quelque chose
d'intérieur et d'extérieur à la fois, me racontait comment avec son visage de
parjure elle voulait rencontrer, le samedi soir, celui qui irait la tringler
avec sévérité. Dans l'amour par dessus-tout elle détestait une certaine mollesse,
autant le faire avec des femmes alors, disait-elle, enflammée de hauteur et
d'ironie. Dans ces rencontres furtives elle ne s'embarrassait pas des mots, qui
n'étaient pour elle que des guirlandes sur l'arbre nu du désir.
Elle voulait que je l'emmène un après-midi au spectacle de marionnettes des
jardins du Ranelagh, mais j'eus soudain honte à l'idée que nous fussions trop
grands. Il aurait fallu faire un enfant pour ça. La seule excuse qu'il aurait
pu nous trouver.
-
- Vendredi
Saint : dîner dans l'appartement qu'occupent Robert et Céline rue Gerber, et
qui donne sur la petite place ombragée. Au troisième étage par la fenêtre
ouverte, on entend les chants religieux en provenance de l'église
Saint-Lambert.
-
- J'ai
vécu l'autre jour un beau moment de sur-réalité. Au cours d'une promenade en
compagnie de Christian (H) et Christophe (G), par je ne sais quelle association
d'idées loufoque, nous en venons à parler de poésie suédoise, et au moment
exact où le nom de Strindberg est prononcé, Christian levant distraitement les
yeux, tombe sur une plaque qui rappelle que Strindberg a vécu ici lors d'un
séjour à Paris, précisément dans cet appartement de la rue d'Assas sous lequel
notre itinéraire insouciant vient de nous conduire tout trois.
-
- Comme
elle portait des chaussures à semelles compensées, je lui ai demandé : pour
compenser quoi ?
-
- Je
relate à Christian une soirée à laquelle j'ai été invité et où j'ai croisé de
ces filles très blondes, très célibataires et élevées au bon grain comme lui,
susceptibles de lui plaire ; Christian n'a pu m'y rejoindre car il avait dans
le même temps rendez-vous avec des américaines pour souper du côté des
Champs-Élysées, et voilà qu'il me reproche de ne pas lui avoir au moins
rapporté un numéro de téléphone, une adresse électronique. Voici son
raisonnement (qui se tient) :
- -
Enfant, il m'est arrivé d'être invité à deux anniversaires en même temps. J'ai
dû, comme tu t'en doutes, choisir de n'aller qu'à une seule des deux fêtes.
Apparemment, à la fête où je n'allai pas, on distribua des petits cadeaux type
à chacun des enfants (sac de bonbons et jouets accompagnés de la mention : Bienvenue
à mon anniversaire. )
- La
bonne surprise c'est que le soir même, le garçon de l'anniversaire auquel je
n'avais pu me rendre, venait sonner à la maison pour me donner mon
cadeau."
-
- 21.04.03
- L'amour.
- -
Tu verras, ce sera formidable. Je t'aimerai plus que tout.
- Nous vivrons parmi les robots ménagers", me dit elle.
- Et tous les jours avec toi seront des jours fériés. Sauf qu'on ne s'ennuiera
pas, comme parfois, quand c'est un jour férié.
- J'avalerai ta salive.
- Je te ferai des pâtes aux olives.
- Nous vivrons dans dix mètres carrés.
- A Paris.
- Non, à Châteauroux.
- Alors au moins trente mètres carrés ! Et pourquoi donc à Châteauroux ?
- Chez mes parents. La maison de famille est toute peinte en blanc. Nous aurons
pour nous seuls la maison des domestiques. Un joli cabanon refait à neuf. Maman
a congédié les domestiques quand je lui ai dit pour nous, et notre projet
d'habiter ensemble.
- Mais c'est cruel !
- Mais l'amour est cruel.
-
- 27.04.03
-
- Rue
Chardon Lagache, une jeune asiatique aux longs cheveux noirs, dans le dépliant
d'une cabine téléphonique. Assise sur un sac de linge de type sac de marin, le
combiné du téléphone souligne l'ovale du visage.
-
- Pour
certains, en amour, il faudrait ne jamais posséder ou posséder pour toujours. À
mi-chemin, c'est le drame.
-
- J'ai
été très attiré par cette fille jusqu'à ce que je l'entende rire.
-
- Dans
le même ordre d'idées : un portable qui sonne inopinément à une terrasse de
café a pour dommage de découvrir la voix d'une personne qui autrement vous
aurait troublé pour toujours vous dérobant à jamais la trivialité aigre de ces
"ouais, ouais".
-
- À
la mince terrasse du bar tabac au sommet de la rue de la Montagne Sainte
Geneviève, ses longs cheveux de faon, son pantalon de lin, et ses baskets Puma.
Cheveux magnifiques, torsadés sans apprêt ni nécessité, au contact desquels il
doit faire bon s'enfouir.
- Samedi
19 heures, elle est en pleine conversation avec une amie très expansive, qui
lui parle d'un enfant avant même qu'il arrive.
- D'une
pichnette, elle jette sa cigarette. À 19 h16 sans doute gênée par une montée de
fourmis (dans les jambes), elle monte ses pieds sur la chaise et enserre de ses
bras ses genoux. Son amie poursuit : le problème c'est que, moi, mon père a
pris beaucoup de place. Au téléphone portable elle répond quand il sonne.
La sonnerie n'a aucun caractère, ça doit être le deuxième ou troisième choix de
sonnerie sur une liste ; Carmen ou la Lettre à Elise.
- Au
téléphone elle parle en espagnol ; à moins que ce ne soit la passion qui
s'exprime et qui souvent est espagnole.
-
- Nous
avons fait l'amour dans les cartons à chaussure. Ces chaussures entre toutes
lui faisaient mal aux pieds. Et les pieds abîmés, et les lèvres mangées, et
tout ça dans l'amour.
-
- Soirée
lectures-concert du webzine Antidata dans un bar, près de la
Place Maubert. Je parle avec Olivier et Jean-Claude des projets d'Antidata, et
puis Olivier me félicite pour la chanson qui a été prise sur l'album de Florent
Pagny. Je dis que c'est un peu surréaliste, comme ça, d'être à la fois premier
au hit-parade grâce à un texte dans l'album Ailleurs land et en même
temps tout en bas de la liste, dans le parfait undeground, la sous-exposition
la plus totale avec mes propres chansons, si bien que, d'un certain point de
vue, je peux dire que je suis à la fois tout en bas et tout en haut de la
chanson française, que je balaie le spectre de ce qui est possible de faire,
bref que la chanson française : c'est moi.
- Il
y a une fille qui est habillée d'un gilet bordeaux et d'un jean, elle a de
longs cheveux noirs noués - que j'aimerais bien voir détachés.
- J'ai
l'heureuse surprise de voir arriver Emilie, Arnaud et François. Emilie et
François donnent un concert vendredi prochain dans un bar de la rue
Saint-Lazare.
- Stéphane
devait venir, mais trop occupé sans doute à réfléchir à la mise en oeuvre de
son joyeux bordel, et puis l'ami qui
devait le conduire en voiture sur Paris a annulé la sortie parce que demain
dimanche il doit se lever tôt pour travailler dans une jardinerie - j'espère au
moins que c'est Truffaut. Et dans le Loft de TF1, puisque pas moins de quatre
mails ce matin me le demandent, ma préférée est Karolina, la polonaise.
-
- Dans
les transports publics les hommes qui parlent fort m'épuisent
- Non,
elle ne m'a pas dit que je ressemblais à son père,
- Je
sais par le menu tous les jeux qu'elle a joué avec Elise,
- Les
arcades du marché Saint-Germain sont toutes sourcilières.
-
- 30.04.03
- Les
êtres qui n'ont pas de goût sont souvent ceux qui trouvent dans la
revendication la forme supérieure d'eux-mêmes.
-
- Dans
des domaines où toutes les audaces valables ont déjà été explorées, on passe -
chez certains contemporains - d'une indulgence à un enthousiasme pour la médiocrité.
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- 03.05.03
-
- Concert
Frenchtouche au Bouquet, un bar de la rue Saint-Lazare. Beaucoup de monde,
conditions d'écoute difficiles dans l'exiguïté du lieu. Je croise X - également
chanteur, figure active de cette scène parisienne parallèle - qui m'apostrophe
à propos de l'émission de radio de Triangle FM que j'anime et où je l'ai reçu,
et qui en vient à me balancer aussitôt : "De toute façon, tu fais dans la
FM maintenant ! " d'un ton que je n'arrive pas à démêler s'il est
sarcastique ou méprisant.
- Il
fait allusion à la chanson que j'ai écrite pour Florent Pagny. Je feins
évidemment de ne pas comprendre de quoi il en retourne, pour qu'il s'explique,
dévoile le fond de sa pensée - quand on réfléchit de la sorte, la pensée est
toujours beaucoup plus laborieuse que le trait qu'on en a tiré.
- -
Bhein oui, me lâche-t-il, la chanson pour Florent Pagny.", avant de
s'éclipser dans la foule.
- Le
genre de réflexions qui donne envie de se consacrer pleinement, avec
application, ardeur et dévouement, à l'écriture de textes pour Lara Fabian.
- Et
puis il me semble que lorsque Arnaud m'avait proposé de travailler sur des
chansons pour Popstars, l'émission télé d'M6, X avait également présenté
des textes... Passons.
- Il
y a une fille très belle, cheveux noirs et visage assez mobile quand elle me
sourit au débotté voulant passer par la porte vitrée du bar - bondé - dans
l'embrasure de laquelle je me tiens, des yeux noir fiévreux, qui roulent comme
des billes ; elle est vêtue de pantalons et d'une veste en jean autour de
laquelle file le cordon d'un sac brodé rose (je ne me souviens pas avec
exactitude de la couleur, l'impression du rose), pochette en bandoulière, le
genre de petit sac qu'on trouve à la boutique Frenchtouche - mais que, pourtant, je n'ai pas retrouvé
parmi le catalogue que propose le site. Seule au départ comme un papillon venu
se poser sur une vitre, peu avant la fin du premier concert un garçon la
rejoint ; et elle rit de bon coeur à ce qu'il lui raconte, met la main devant
sa bouche quand elle rit. Très belle encore et quand Christian vient me
chercher pour aller boire un verre au Piano Vache, le coeur me brûle de devoir
quitter l'expérience de la voir se déployer dans l'instant, bien que tout d'elle
s'imprime encore aujourd'hui - pour quelques secondes encore dans la fin de son
écriture - dans ma tête.
-
- Christian
me parle d'une fille, une américaine, chez qui il a passé la nuit il y a
quelques jours :
- -
On arrive chez elle, du côté des Champs-Élysées, et la première chose qu'elle
me montre arrivés chez elle, c'est ses photos. Des tas de photos. Tu te rends
compte ? Moi j'aurais jamais l'idée de montrer des photos.
- -
C'est pour te montrer qu'elle a une existence, palpable, en dehors du moment
futile de la séduction...", je propose.
- -
Mais c'est complètement débile ! Qui peut avoir une existence en dehors des
moments de séduction ? Bon et puis palpable ou pas, on s'est pratiquement pas
touché. Au début, moi, gentleman, je me prépare à dormir dans le canapé, et là
elle me dit de venir dans son lit. Alors une fois dans le lit on a flirté, il y
a eu quelques attouchements. Bon, alors, elle s'attendait certainement à ce
qu'on baise, mais je n'ai pas pu ! Impossible ! C'est la texture des cheveux. La
texture de ses cheveux ! Je touche les cheveux et je me dis : Je pourrais pas
!"
- Après
un silence, Christian m'interroge :
- -
Tu crois qu'une fille est vexée si on dort ensemble et si je la baise pas ?
- -
Si vous êtes mariés, non. "
-
- 04.05.03
-
- Elle
a gardé pour faire l'amour sa brassière et ses mules
- Et
conte à mon oreille la fin de sa soirée
- D'hier.
Comme elle avait envie, elle fit quelques émules
- Ils
regardèrent un film porno sans rire ni se toucher.
-
- Je
n'connais de la vie que les bonheurs courtois
- Et
les grandes injustices, et les élans soudains.
- Je
regarde un peu triste - il n'y a pas de quoi -
- Les
dessins fantaisistes d'une feuille de sopalin.
-
- Une
coccinelle - peut-être la première de l'année -
- Vient
s'arrimer lentement sur un grain de beauté
- De
son bras nu.
-
- Dans
"Nice People" je crois que je préfère l'anglaise
- Je
t'ai traitée de folle tout en haut des falaises
- Pas
le meilleur endroit.
-
- 05.05.03
- J'ai
demandé la permission à Pascale-Jeanne de mettre en ligne la chanson : Le
phare. C'est un projet de Pascale-Jeanne qui remonte à l'automne 2001,
l'idée de demander à plusieurs personnes aux sensibilités artistiques
différentes de donner leur version d'une même chanson ; elle est donc venue me
voir avec cette chanson chantée en anglais et m'a demandé d'en donner ma
version. J'étais libre, soit de la ré-enregistrer avec mes musiciens, à notre
manière, soit de faire une seconde voix, enfin j'étais libre et j'ai préféré
écrire un texte que j'ai posé comme ça, tel quel quasiment, sur la chanson de
Pascale-Jeanne. J'ai écrit le texte très vite parce que la musique m'inspirait
une sorte d'urgence romantique, à mi-chemin entre le Navire Night
- l'un des textes de Marguerite Duras que je préfère - et puis je venais de
relire Wuthering Heights et j'étais très interessé par la version qu'en
donne Balthus dans sa série de tableaux. Je venais aussi d'apprendre que
François Truffaut et Balthus s'étaient rencontrés pour travailler ensemble sur
un projet de film pour Wuthering Heights, mais au final Balthus raconte
qu'ils ne s'étaient pas entendu sur leur vision respective du livre d'Emily
Brontë, mais comme j'adore et Truffaut et Balthus bien sûr, et qu'à l'époque
encore je regardai beaucoup, plusieurs fois par mois Domicile Conjugal
où une de mes scènes préférées est celle du "petit Balthus", tout ça
m'intéressait vivement, enfin pour dire que beaucoup de choses se retrouvent
dans cette chanson qui témoigne aussi de mes amours craintifs, terribles et
absolus, de l'époque et des attentes fiévreuses, traversées de vent, dans les
jardins du Luxembourg.
- J'ai
écrit ce texte sur la très belle chanson de Pascale-Jeanne et l'ai enregistré
un soir d'hiver chez eux, dans leur studio de la rue de la Convention, et puis
par une fausse manip, ou par inadvertance, pour récupérer de la place sur une
bande, ils ont effacé la chanson avec ma voix, mais j'en ai gardé une copie sur
K7, qui est la seule version qui existe à l'heure d'aujourd'hui - le projet
n'étant pas finalisé - et que Christophe m'a gentiment transféré sur support
numérique pour la mettre en ligne sur ce site. C'est une chanson à écouter très
tard dans la nuit je crois, dans le silence et avec les volets fermés, pour que
ça fonctionne. Et ça s'écoute ici.
-
- 13.05.03
-
- Rupture
avec X.
-
- Je
n'ai pas parlé des moments de bonheur - par pudeur, tempérament - ou je les ai
évoqué, disséminé ça et là dans l'écriture comme des cailloux blancs ; des
inouïs moments de bonheur, de passion inaltérable, de vie avec elle, je n'en ai
pas parlé ici ; alors je ne parlerai pas non plus de l'infinie tristesse qui
aujourd'hui me submerge, me démolit.
- Il
y a juste cette particularité physique : je n'arrive plus à dormir, je ne mange
plus rien depuis trois jours. Il n'y a que le thé qui passe. Alors je suis
sorti tout à l'heure pour aller acheter du thé, beaucoup de thé, j'ai remonté
l'avenue Mozart et à peine mis le nez dehors que mes jambes ne me portaient
plus, je tremblais de tous mes membres et mes yeux ont pleuré de tout le
chemin. A peine si j'ai pu articuler deux mots dans la boutique de thés.
- Le
plus difficile va être de la désapprendre. Désapprendre l'idée d'elle, la
nécessité d'elle, l'envie d'elle. Désapprendre l'amour absolu (et la tendresse
relative).
- La
désapprendre au jour le jour. Alors qu'on passe toute sa vie à apprendre, que
c'est justement ce qui fait le sel de la vie, apprendre, c'est comme contre
nature de désapprendre, intolérable de peine.
- J'ai
effacé de tous les répertoires que j'ai pu trouver ses numéros de téléphone -
une chance que je ne les connaisse pas par coeur - pour ne pas être tenté de la
rappeler, parce que vous savez bien, dans ces cas-là, tout ce qui est dit vous
paraît toujours de trop ou pas assez, enfin on est toujours insatisfait -
jusqu'au dégoût très vite.
- Je
me jette dans le travail, dans l'écriture, mais ça ne m'aide pas du tout parce
que comme je dis souvent : je n'ai pas des occupations - ou un métier que
sais-je - qui me permette beaucoup de recul sur les rapports amoureux.
Incurable.
- Je
voudrais mourir. Mais je trouve ça con de mourir parce si je tombe elle ne sera
pas là pour me prendre dans ses bras, et parce qu'à l'âge que j'ai je n'ai pas
envie de mourir couché. Le seul avantage est au niveau de la diététique : on
perd naturellement du poids, avec beaucoup de facilité, dans les moments de
tension inverse quand on tombe amoureux et quand on subit de plein fouet
l'insurmontable raz de marée d'une rupture.
- J'ai
du chagrin comme jamais. Les nuits s'annoncent impossibles.
-
- 14.05.03
-
- Le
sommeil ne prend pas. Etendu dans la nuit noire, il faut trouver une pensée,
même une notion - apaisante et vers laquelle s'engouffrer tout entier dans le
sommeil, mais ça ne marche pas, au bout d'un instant on sait que ça ne marche
pas, c'est donc auprès des femmes que j'ai appris à dormir.
- La
pendulette à cristaux liquides marque le cap des trois heures, là où la nuit
verse ; vers cinq heures ce sont les pépiements agaçants des moineaux,
rouge-gorges, mésanges et toute cette oisellerie nerveuse dont je me passerai
bien - qu'on n'entend pas d'habitude.
- L'écriture
fait gagner quelques secondes sur le vide. Il y a bien la lecture mais elle
semble inefficace, et la lecture de quoi d'abord ? La fréquentation des grands insomniaques
: Cioran, Dostoïevski, je connais par coeur. En profiter pour terminer Proust ?
En même temps c'est un peu con de lire La recherche quand on a tout
perdu.
-
- 15.05.03
-
- Ce
qui me manquera d'elle aujourd'hui :
-
- .
Les
inflexions de sa voix qui n'existent que pour moi.
- .
Penser que
c'est elle qui arrive - à l'improviste et à une heure pas possible, quand la
minuterie de la cour de l'immeuble se déclenche, et que oui, c'est bien elle
qui arrive.
- .
Le jour où
je me suis aperçu que je dormais mieux dans son grand lit que chez moi, mais où
je n'ai - évidemment - rien dit.
- .
Quand elle
m'engueule parce que je ne lui ai rien offert pour son anniversaire - mais
qu'elle était ce jour-là à Perpète les oies - alors que je n'arrête pas de lui
faire des cadeaux, tout le temps.
- .
L'entendre
parler à des tas de gens au téléphone, puis revenir lentement vers moi, comme
l'océan.
- .
La pointe
dure de ses seins qui, au-dessus de moi, balance doucement dans la nuit.
-
- 16.05.03
-
- Elle
me téléphone dans la nuit, exténuée, au bord du chagrin.
- Je
lui dis qu'elle est ma barque.
- -
Une barque bien pourrie." me répond-t-elle dans un sanglot.
- Je
ne la contredis pas.
-
- 18.05.03
-
- Christian
me téléphone très gentiment depuis la Suède, et m'explique (tout en finesse) :
- -
Dans Friends quand Chandler il se fait larguer, ses amis, ses friends
quoi, ils font passer son rétablissement par plusieurs étapes : la première
c'est la crème glacée sans sucre ; après c'est la crème glacée avec sucre ;
ensuite ils l'emmènent dans une boîte de strip-tease et là il se rend compte
qu'il peut bander pour d'autres filles alors il est guéri !"
- Puis
Christian ajoute après une courte réflexion :
- -
Hum, toi je crois que tu n'as pas encore dépassé le stade de la crème glacée
sans sucre. "
-
- 23.05.03
-
- Période
bleue :
-
- A-t-on
trouvé l'amour dans cette vie si courte ?
- Pas
d'amour ou tout juste un peu de sensation
- Pareille
à cette jupe je veux dire aussi courte
- Et
qui fait à elle seule sa petite sensation.
-
- 25.05.03
-
- Les
pensées sombres mais les yeux clairs. Fatigue. A côté de moi, Antonin Artaud
(dernière période) passerait pour Justin Timberlake. Je suis rentré à Auteuil
et ai eu une surprise désagréable en voulant faire couler un bain chaud. Un
problème avec l'installation électrique, les plombs ou que sais-je. Dans ces
cas-là je suis toujours aussi nul, mais l'idée m'aurait bien plu en somme, je
veux dire de mettre ça sur mon cv, incapable de réparer un problème de plombs
et de disjoncteur, mais peut réparer en un tour de main un amour absolu.
- J'ai
appelé l'EDF mais ils sont encore plus nuls que moi, ils me disent que ce n'est
pas de leur ressort et qu'il faut appeler un électricien privé ; je me demande
à quoi sert qu'ils mettent sur leur facture un numéro de dépannage ; peut-être
parce que ça fait plus facture si on y inscrit le maximum de chiffres possible.
- Il
faut que je retrouve une fertilité d'esprit pour l'écriture, les textes de
chansons, les nombreux projets que j'ai sur le feu. Je m'emmerdai tellement
samedi soir à la soirée de X - et j'avais tellement mal à l'estomac - que la
seule phrase que j'ai dite est : "Quand je pense que Robespierre n'aura
jamais connu le Coca-Cola."
- Töve
- dont j'admire le travail et dont les autoportraits mis en scène ornent la
pochette de mon dernier disque - voulait me prendre en photo et elle disposait
d'un studio entre Sully et Bastille, donc nous avons fait cette séance qui a
duré près de cinq heures, tous les appareils y sont passés, des plus
préhistoriques et sublimes au détachement du numérique, et au départ j'avais
l'idée de mettre une légende sur la photo, en fait je voulais mettre : "Le
héros de l'histoire a toujours les yeux bandés", et donc je voulais me
masquer les yeux avec une espèce de foulard blanc, de ceux qui pendent dans les
films de corsaires aux yeux des condamnés quand ils s'avancent menacés par
l'épée d'un Jean Bart d'Hollywood sur la planche qui les conduira
immanquablement dans les eaux sombres, vertes et pleines de poissecaille si
possible sanguinaire, et puis en exposant mon idée à Töve je me suis rendu
compte que ce serait mieux finalement qu'on laisse tomber le foulard, que ce
serait trop démonstratif, qu'il suffirait de faire un portrait normal et
d'inscrire en dessous : "Le héros de l'histoire a toujours les yeux
bandés".
- Ce
soir, j'ai aperçu sa longue natte de cheveux noirs. Anne est revenue.
-
- 30.05.03
-
- Avant-hier
au matin je me suis rendu avec beaucoup d'application dans cette boutique de la
rue Gay-Lussac, spécialisée dans les reproductions de toiles de maîtres au
format carte-postale.
- En
fait je viens de truquer ma phrase ; au départ j'avais écrit : Avant-hier au
matin je me suis rendu avec beaucoup d'appréhension dans cette boutique de la
rue Gay-Lussac, spécialisée dans les reproductions de toiles de maîtres au
format carte-postale.
- Après
lecture j'ai changé le appréhension, par application, parce que
cela convenait mieux à ce que j'avais envie de lire et aussi parce que ce n'est
pas faux, je veux dire que je m'y suis rendu avec beaucoup d'application, j'ai
pris un café (noisette) en terrasse du Petit-Suisse vers 10h30 et j'ai remonté
avec une application - dieu que j'aime ce quartier - la rue de Médicis, ai
contourné la Place Edmond Rostand et ai pris pour quelques mètres à peine la
rue Gay-Lussac, sur le trottoir de droite.
- Si
j'ai pourtant au départ écrit : avec beaucoup d'appréhension, c'est que
je n'étais pas retourné dans cette boutique depuis peut-être deux ans, et je me
demandais si elle existait toujours - vous savez, tout fout le camp - si le
vieil homme enfoncé derrière son bureau d'écolier trop bas, les doigts et la
voix ravagés par l'abus de Gitanes Maïs, et les oreilles défoncées par l'écoute
intempestive d'RTL à fond les ballons sur un transistor grésillant qui dût être
acheté d'occase au début des années 70, je me demandais si ce type emblématique
du quartier, dans sa fabuleuse et incomparable boutique où l'on trouve
jusqu'aux oeuvres les plus rares de toute l'histoire de l'art photographiées et
reproduites en cartes-postales, était toujours fidèle au poste (grésillant),
s'il n'avait pas fermé pour un motif quelconque, parti soigner une maladie
incurable ou vérifier si les chérubins de Raphaël existent en vrai, je veux
dire : dans le vrai d'après.
- Hé
bien oui, il était là, de manière toute méthodique en lui-même, et j'ai pu donc
me procurer pour la somme modique de 11 euros plusieurs Gauguin période
bretonne et Maori (kif-kif bourricot), des Nicolas de Staël, des Egon Schiele
et des Edvard Munch, quelques icônes russes et ce que je cherchais en fait, une
vierge à l'enfant de Cranach, Marie avec enfant et raisins, dont la
finesse toute flamande du visage se trouve mêlée à la douceur florentine et
romaine, la mélancolie aussi, allemande peut-être, une sorte de "Nice
People" de vierge pour ceux qui croient que le mélange européen a été
inventé par TF1, et Cranach qui avait un canon particulier de jeunes femmes, un
idéal comme le peintre joué par Jacques Perrin dans les Demoiselles de
Rochefort, Cranach qui peint les vierges comme il peint Eve ou Judith, lui
donne un corps oblong drapé dans une tunique verte olive, de tout petits seins
qu'on devine parce qu'on en a vu d'autres (je parle de ce genre de modèles,
nues, chez Cranach) le vert olive de la tunique qui fait teinter ses yeux (verts
à vérifier), et de longues mains douces et fines à périr, dont l'une cache le
sexe de l'enfant et l'autre le soutient tandis qu'il mange un grain de raisin
d'une grappe qui symbolise le sang, annonce l'eucharistie et le sacrifice à
venir.
-
- 31.05.03
-
- Je
l'ai regardée dans les yeux sans qu'elle le voie.
- C'est
un exercice très dur.
- Dur
comme tirer de quelqu'un la moustache
- Sans
qu'il le sache.
- Mais
la regarder dans les yeux sans qu'elle le voie
- C'est
encore bien plus dur.
- Comme
un oeuf, sept à dix minutes,
- Selon
: "Je sais cuisiner, le livre sans rival"
- Dont
l'avant-propos est écrit par Mlles H.Delage et G.Mathiot,
- Qui
ne doivent plus être tout à fait demoiselles aujourd'hui,
- Le
temps passe et c'est dur,
- Comme
de la regarder dans les yeux sans qu'elle le voie.
- Je
l'ai regardée dans les yeux sans qu'elle me voie
- Ou
bien je suis très fort ou bien je suis très transparent.
- Les
deux m'arrangent en fait, cela dépend des circonstances.
-
- 05.06.03
-
- Lancement
de la revue "Bordel" au Hustler Club. Grande réussite pour la soirée
de Stéphane - qui est quelqu'un que j'aime beaucoup, d'une grande douceur, et
très sensible et généreux, comme ça, instinctivement.
- Les
deux étages de la boîte de Larry Flint étaient bondés, un vrai safari pour les
yeux de se frayer un chemin jusqu'au bar, je n'ai jamais autant bu de ma vie
d'ailleurs, je veux dire autre chose que du thé, j'ai chargé David de passer
les commandes et au total : un grand gin tonic et trois coupes de champagne,
après j'ai redescendu les Champs-Élysées dans un état de tension floue,
dédoublée, comme un personnage de Francis Bacon.
- Des
filles qui au milieu de la salle se déshabillaient lascivement, virevoltant
d'un étage à l'autre par une rampe d'incendie, dans la suite ininterrompue des
strip-tease qui me laissaient plutôt de marbre (rose) - mais je sors d'un âpre
chagrin - l'une d'entre elles pourtant époustouflante, grande plante longiligne
aux tout petits seins dans un fin déshabillé pâle, magnifique et qui termine
ses numéros en passant ses doigts fins entre ses cuisses, sur toute la surface
du string, dans la pliure de fesses terribles et qui échappe, par on ne sait
quel angélisme de tout le corps, au vulgaire ; elle se prénomme peut-être
Jesse, François pense qu'elle s'appelle Tatiana.
- Les
filles de Larry Flint ont des prénoms semblables aux pseudos que prennent les
filles qui effeuillent leur vie intime dans leurs Journaux sur le net ; pour le
strip, on a la piste qu'on peut.
- François
nous prend en photo, Stéphane et moi, pour le magazine Penthouse. Je ne
sais pas si au final la photo paraîtra dans Penthouse, mais ce serait
rigolo, ça donnera en plus à certaines personnes qui m'aiment bien un prétexte
pour l'acheter.
- Vraiment
un côté This is hardcore, pour l'ouverture de "Bordel", d'autant
que la silhouette de Frédéric Beigbeder n'est pas sans rappeler Jarvis Cocker ;
il se montre spirituel au micro du DJ, déconneur flamboyant pendant que les
filles se déshabillent il hurle que "le sexe c'est nul, la preuve c'est
que tout le monde peut le faire" et des trucs décalés de la sorte, pas
forcément vrai d'ailleurs, j'aime beaucoup par exemple cette histoire du Lord
anglais qui dit à sa femme : Chérie, j'espère que vous êtes enceinte parce
que je ne répéterai pas deux fois ces mouvements ridicules , et puis moi en
ce moment le sexe c'est le cadet de mes soucis, parce que même si en
temps normal ça reste l'acte le plus délicieux que je connaisse (juste au
dessus de : boire un thé brûlant quand on a très soif, découvrir pour la
première fois en vrai une peinture qu'on a adoré en reproduction, lire tout un
livre de Marguerite Duras ou une seule phrase de Vladimir Nabokov...) là il
faut que je dépeuple toute ma libido de X, de la peau de X, de l'amour de X,
alors ça prend du temps, c'est insupportable mais on s'y fait, on espère que
l'amour suivant, à venir, sera encore plus troublant, délicieux jusqu'au
troublant, c'est la seule condition acceptable pour s'en sortir, peut-être.
-
- Frédéric
Beigbeder, Nicolas Rey et Stéphane sont tous trois habillés en costume blanc -
veste et pantalons - et dans cette faune crépusculaire et feutrée, aux tenues
pourpres, sombres et les joues en feu, les lèvres pâles escamotées par les
volutes de fumée de cigarette, ils sont comme trois balises autour desquelles
se repérer pour naviguer à vue jusqu'au bar.
- David
tombe sous le charme d'une fille - qui, non loin de nous, regarde avec
attention le numéro de deux strip-teaseuses ; elle est accompagnée par un type
qui, d'après David, ne ressemble à rien.
- Comme
il m'interroge un peu sur cet amour qui s'éloigne, je dis comme ça, tristement
:
- -
C'est le coeur qu'on m'arrache.
- David
répond, très fin :
- -
Ca va, c'est pas la bite au moins."
- Plus
tard, dans le métro, la rampe à laquelle se cramponne une jeune femme d'une
manière fort statique - débardeur vert, temps chaud, orageux - donne une
réminiscence des plus déplacée aux rampes à strip-tease du Hustler club, et
cette fille dont le corps fantastique reste dessiné dans ma tête jusqu'à ce que
je m'endorme.
-
- 11.06.03
-
- Au
courrier : du thé vert, précieux, que m'envoie Sanae, du Japon. Elle a joliment
enveloppé les deux petits sachets dans une reproduction papier de photos de
Françoise Dorléac - plus exactement les clichés que prend Pierre Lachenay de sa
jeune maîtresse dans le film de François Truffaut, La peau douce.
Je reçois également un exemplaire de la revue Bordel : c'est comme une boîte de
chocolat - il y a plein de bonnes choses, de spécialités - et comme dans les
boîtes de chocolat il y a les bouchées sur lesquelles je me jette, et celles
que je laisse pour après, ou que je garde pour la fin. Je relis mon texte et
pense que si je devais le ré-écrire aujourd'hui hé bien je n'écrirai pas :
"un embarras un peu honteux". Il y a aussi l'histoire de la table basse,
je changerais bien le plateau de verre, pour un plateau en verre. Mais
trop tard, c'est en librairie. Pour le prochain numéro papier, si Stéphane est
o.k. je proposerai bien des poèmes, parce qu'avec les poèmes ou les chansons je
suis toujours sûr de m'être arrêté au bon moment, tandis qu'avec les textes
plus longs, quand je les relis, je ne suis jamais satisfait, je vois toujours
d'autres angles à approcher, je suis toujours tenté de prendre les poussières
sur telle ou telle phrase, je me demande toujours si j'ai bien rendu le mystère
sans l'épuiser ou le rendre trop indigeste, enfin dans le cas de Triptyque
d'un soir de juin, je crois que ça fonctionne quand même, malgré ou avec
les imperfections.
-
- En
ce moment je lis le récit autobiographique du grand historien d'art Fédérico
Zéri, qui s'intitule joyeusement J'avoue m'être trompé, et le Journal
intime de Mireille Havet, oeuvre brûlante d'une jeune poétesse des années 20,
amie de Cocteau et d'Apollinaire, parisienne de moeurs libres et de bon goût
puisque, pour l'amour, elle préférait les femmes aux hommes ; écriture
magnifique, bien au-dessus des tartignolades d'une Sylvia Plath.
- Dans
les trois premières minutes de la Bande du drugstore, le film de
François Armanet, le deuxième plan qui montre le visage de Cécile Cassel,
quasiment de profil au bord des falaises, et dont on devine la naissance du
cou, est d'une beauté à couper le souffle, et tout de suite m'a évoqué Anne,
pas Anne dont j'ai parlé plus haut et dont la beauté me transperce chaque fois
que je la croise ou l'épie, mais Anne personnage du roman de Jean-René Huguenin
: La côte sauvage.
- Et
c'est ainsi qu'il en est de la beauté : qu'elle jaillit toujours par
évocations, réminiscences, même la plus spontanée, la plus inattendue, et c'est
pour cette raison que la peinture est des formes d'art celle qui me touche le
plus car de Bacon à Balthus, de Staël à Piero della Francesca, il n'y a pas
d'acte de peindre qui ne se fasse pas dans l'histoire de la peinture, et
c'est pour ça qu'on éprouve plus de mélancolie que de désir (sexuel, au début)
devant une fille dont la présence nous bouleverse, parce que c'est une brèche
ouverte dans notre histoire, notre façon d'appréhender la beauté depuis
toujours, c'est de l'ordre du discours - et du discours de l'invisible avec
nous-mêmes qu'on trouve tout à coup matérialisé dans l'embrasure d'une fenêtre
lors d'une fête épuisante quelqu'un qui nous parle vraiment.
-
- 11.06.03
bis.
-
- Mea
Culpa. Une lectrice ou un lecteur - je ne saurai dire, le mot n'étant pas signé
et l'adresse non nominative - m'envoie cette réaction pour le peu autoritaire :
-
- "Sylvia
Plath n'écrit pas des tartignolades, petit con.
Et ensuite Mireille Havet et Sylvia Plath n'ont pas eu le même destin et n'ont
pas de points communs."
-
- Exact.
Sylvia Plath n'écrit pas des tartignolades - je me suis un peu emporté - mais,
comme chacun sait, des Plathitudes.
-
- 13.06.03
-
- Ce
matin pour la première fois depuis bien longtemps, j'ai pris un petit-déjeuner.
Si je devais écrire ma journée pour la rubrique que j'adore dans le magazine Elle,
à savoir la page où les filles racontent leur journée et en profitent pour
donner deux trois adresses où elles traînent, ainsi Winona Ryder aime aller
au marché bio de Santa Monica le mercredi ou le samedi, Maïwenn Le Besco à
l'époque où elle écrivait son spectacle prenait ses petits déjeuners au Café
Beaubourg parce que le chocolat chaud y est divin, pas trop épais, comme
j'aime, et surtout, il y a des prises électriques tout près des fenêtres, c'est
vraiment très pratique pour brancher son ordinateur, Laeticia Hallyday rend
hommage à son boucher, Mr Tranchand, qui vend une viande magnifique ; hé
bien en ce qui me concerne j'écrirai que je ne prends jamais de petit déjeuner
à l'exception bien entendu de plusieurs tasses de thé Pu-erh.
- Ce
matin donc j'ai avalé quelque chose de solide - comme la réalité - probablement
parce que j'avais du cramique ou du craquelin - je ne sais jamais laquelle de
ces brioches est truffée de sucre ou de raisins, et cela me rappelle les beaux
jours de vacances - Pâques et la Toussaint - que je passais, durant mon
enfance, en Belgique.
- Tonton
Bison m'impressionnait. Dès huit heures du matin, il était attablé dans la
salle à manger tout en longueur de la grande maison de Gibecq (près d'Ath)
autour d'un véritable festin - pour un petit déjeuner - qui se composait
d'oeufs à la coque, de grandes tranches de pain blanc, de cramique (ou de
craquelin), de copieuses rondelles de saucisson (des Ardennes), et de barres de
chocolat qui m'écoeuraient plutôt car toutes fourrées de liqueurs ou de crèmes
pâteuses, blanches, bleutées, verdâtres, plus parfumées les unes que les
autres, et qu'il avait par tablettes rangé dans le tiroir inférieur d'un
buffet. Tonton Bison et mon grand-père (que j'appelais Papoum) étaient tous
deux chauves comme un oeuf. M'en intriguant à voix haute un matin, Tonton Bison
me répondit le plus sérieusement du monde, qu'à l'âge de trente ans, mon
grand-père et lui-même s'étaient penchés à la fenêtre pour admirer le paysage
(Mon grand-père était peintre et amateur de jeunes femmes, c'est donc
plausible) quand soudain, hop, un coup de vent, et plus de cheveux !
-
- 13.06.03
bis.
-
- Je
n'ai pas pour habitude de reproduire dans ce journal le courrier privé que je
reçois à son propos, aussi je prie la lectrice ou le lecteur dont je
copie-colle la prose éruptive de bien vouloir ne pas m'en tenir rigueur ; en
même temps il s'agit là d'un courrier anonyme.
- Donc
après cette fameuse réaction sur ce que j'ai dit de malheureux, je l'avoue, sur
Sylvia Plath, je réponds à mon accusatrice (ou accusateur) par un mot aussi
lapidaire que le sien :
-
- "Merci
pour cette intervention. C'est charmant."
-
- Et,
à l'instant, je reçois en retour ce mot qui clôt, je pense, notre
correspondance car quoi répondre après...
-
- "De
rien. Ta prétention est sans limites. Quand on écrit pour florent pagny comment
peut-on malmener Sylvia Plath ? C'est ahurissant."
-
- 14.06.03
-
- Le
temps était déplorable et je préférais ça. Il y avait ce jeune garçon, Mick,
que Géraldine avait ramené des environs, et qui courrait sur la plage, soulevé,
comme si son corps était un cerf-volant. J'avais dormi au premier étage de la
grande maison normande, Géraldine m'avait laissé sa chambre, et elle était
monté au deuxième, et pour moi le monde s'arrêtait au premier, au deuxième
comme si elle avait dormi sur un nuage ou quelque chose comme ça, et je n'avais
pas l'ombre d'une minute espéré que nous eussions fait l'amour, même l'amour en
nous promettant des choses, parce que j'avais vingt ans et je crois que
j'attendais d'elle quelque chose de plus essentiel, c'est-à-dire, à vingt ans,
de moins précis.
- J'avais
vu Virginie dans son appartement de Caen, elle m'avait paru triste, déjà à
Paris. Le matin j'avais quitté la maison et traversé la digue jusqu'à une
cabine téléphonique, mais je ne me souviens plus à qui j'avais bien pu
téléphoner, je veux dire : mes mythologies étaient avec moi. En même temps
j'étais si triste que dormir dans son lit c'était bien mieux que lui faire
l'amour, ou mieux c'était déjà lui faire l'amour, enfin je ne sais pas comment
elle eût songé à ça, elle, de son côté, de toute façon.
- Nous
avions fêté l'anniversaire de Virginie, simplement, dans la tourmente. Le vent
soufflait par rafales assourdissantes. Mick dansait sur la digue avec une fille
du coin. Je ne sais pas si j'avais parlé de ce qui me tuait, je n'aime pas
l'indécence, je la trouve toujours fabriquée, chez moi du moins. Déjà à vingt
ans je comprenais que je pourrais créer des moments, qu'il suffisait de me mettre
quelque part pour que je crée un moment, je dis ça sans vanité, c'est comme ça,
et aussi je comprenais qu'à mon contact les gens pensaient que je les jugeais,
d'où la haine manifeste, l'embarras dans de moindres mesures, de certains à mon
égard, j'étais une sorte de révélateur ou de photographie de leur âme enfin là
j'exagère certainement, mais c'est encore le cas aujourd'hui, c'est un truc que
j'ai retrouvé en lisant Les Frères Karamazov, chez Aliocha
précisément (même si au final je suis plus proche des personnages d'Ivan ou de
Kolia...En même temps je suis fils unique, alors vous savez, moi, les frères,
Karamazov ou pas ....).
- Jeudi
soir j'ai pris un café rue d'Auteuil avec Jean-Vic, l'ai raccompagné rue de
Rémusat, et en rentrant j'ai croisé un jeune couple devant le porche de leur
immeuble : ils disaient au-revoir aux parents de l'un des deux qui repartaient
en voiture, et avant de s'engouffrer dans l'automobile la mère a dit à
l'attention du jeune couple :
- -
Et je vous préparerais un bon petit rosbeef pour dimanche."
- J'ai
pensé que c'était un idéal de bonheur terrestre, mais à vrai dire je n'en suis
toujours pas convaincu, et puis ça exclurait du droit au bonheur, toute la
frange des végétariens, par exemple. Où en étais-je : ah oui, la maison de Ouistreham,
déserte, et je dors au premier étage, le deuxième et la suite me resteront
inconnus, le matin je traverse la digue pour aller jusqu'à la cabine
téléphonique, le vent souffle par rafales assourdissantes, la mer est agitée,
verte comme l'enfance.
- Géraldine
avait quitté son dernier copain en date avec une cruauté débonnaire et dans la
soirée avait pleuré comme une madeleine en regardant pour la première fois Le
cercle des poètes disparus ; c'est ainsi que nous allons dans le monde, que
voulez-vous.
-
- 19.06.03
-
- Elle
descend métro Grands boulevards, cheveux d'un noir de geai,
visage d'une beauté inquiète. Paupières croquées, rougeurs de fraise. Elle
porte des chaussures à scratch particulièrement étranges si elles n'étaient
japonaises.
-
- Je
m'en veux parce que j'ai dit à X des choses que je n'aurais pas dû dire et,
qu'en règle générale, je ne dis jamais de choses que je ne devrais pas dire.
Souvent, je n'ai pas besoin de les dire. Tout simplement.
-
- 20.06.03
-
- Des
Urgences de l'hôpital de Saint-Germain-en-Laye où j'ai conduit mon père dans la
soirée, j'aperçois le bâtiment du collège où j'ai passé une partie de ma prime
adolescence, et les fenêtres du couloir qui mène à la classe des Troisième
orange.
-
- 25.06.03
-
- Saisissant
aux Urgences l'autre soir de voir l'infirmière à l'accueil porter une minerve -
comme de voir un boucher avec un bec de lièvre.
- J'ai
attendu un temps indéterminé, rythmé par l'arrivée d'une mère de famille qui
amenait son enfant - suite à un mauvais coup reçu dans la cour de récréation,
et les pompiers qui apportaient - en grandes pompes - sur leur brancard comme
sur un plateau une femme complètement ivre - elle est passée par une porte à
battants pour en ressortir cinq minutes après - pour aller fumer une
cigarette, comme l'indique aux infirmières de garde le jeune interne lancé
à sa poursuite. L'une des deux infirmières me demande si je veux regarder la
télé, et l'autre la prend de haut - c'est ce qu'il me semble - en lui disant
que je n'ai pas la touche à regarder la télé ou quelque chose du genre.
Je feuillette le Elle avec Sandrine Kiberlain en couverture ; nous
sommes pratiquement voisins de chansons sur Ailleurs land : elle a écrit
le texte de la 11, et moi celui de la 9 ; pour nos deux cas Daran a crée la
musique adéquate.
- De
l'hôpital, le deuxième jour, ils ont fini par transférer mon père à la clinique
Marie-Thérèse - où officie son cancérologue, le personnel est antipathique
voire infecte comparé à l'Hôpital, il fait atrocement chaud dans les chambres ;
ce matin mon papa s'est étouffé et ils sont venus à la rescousse - j'imagine
que c'est la moindre des choses, dans une clinique - lui faire un aérosol qui
l'a provisoirement apaisé.
- Lundi
soir nous avons joué - très court étant donné les conditions du tremplin, et
nous rejouons vendredi pour la finale. Après le concert, nous avions
rendez-vous sur France Inter pour faire la promotion de l'événement, Mathieu et
Jean-Vic m'y ont accompagné, et je leur ai demandé si ça ne les ennuyait pas
d'y aller à pied - promenade dans Paris à une heure du matin, en choisissant
scrupuleusement l'itinéraire, l'ordonnance des rues, comme à mon habitude ; je
leur ai montré le Passage des Eaux qui est un endroit presque secret et
particulièrement expressionniste, et que peu de gens connaissent - à ma
connaissance.
- Dans
le studio 135 de la Maison de la radio, Jean-Vic est tombé sous le charme de la
jeune journaliste qui est venu à 2h, puis à 3h pour le flash de cinq minutes :
Hélène Roussel ; un nom très cinématographique entre Hélène Fillières (que
j'adore) et Myriem Roussel.
- Mathieu
me demande mon top 5 des femmes célèbres ; je lui dis : 1/ Charlotte Gainsbourg
2/ Uma Thurman 3/ Nastassja Kinski 4/ ex-aequo Hélène Fillières, Jane Birkin 5
/ ex-aequo Lee Miller, Ann Catherine Lacroix.
- Et
maintenant voici le top 5 de Mathieu : 1/ Audrey Hepburn 2/ Christy Turlington
3/ Anna Mouglalis 4/ Anna Karina, et il ajoute "dans Alphaville"
5/ Géraldine Pailhas, et là encore Mathieu ajoute - à mon intention :
"ah... tu l'avais oubliée, avoue!"
- J'ai
parlé un peu avec Céline qui m'a cueilli dans une rue adjacente au lieu du
concert où, en pleine nuit, fort de mon triomphe au tremplin du House of live
je laissais quelques mots d'amour, désemparés et superbes, sur la messagerie
vocale de machine. Céline m'a réconforté en me disant qu'il faut toujours être
confiant en son destin, que si la rupture est consommée avec X, si l'amour ne
prend plus, c'est peut-être parce que quelqu'un d'autre m'attend, que le hasard
va m'envoyer quelqu'un qui me convient mieux, enfin elle m'a dit ça en y
mettant une réserve polie, que c'est toujours en même temps très facile à dire,
comme ça. Et je ne me suis pas trop étendu sur ma douleur - la douleur n'étant
pas un canapé - pas à cause de Céline mais parce que j'avais en tête l'épisode
d'il y a quelques jours où je parlais un peu à Y (qui ne m'a pas du tout
facilité la vie) de la maladie de mon père, parce que je devais rejoindre en
vitesse l'hôpital, et j'ai vu très vite dans ses yeux comme dans le
balbutiement de sa conversation que ma douleur restait très abstraite pour elle
- et je n'avais nul besoin à ce moment là qu'on me renvoie cette abstraction -
présente mais comment dire aussi anecdotique qu'un objet dans le décor fluide
d'une conversation, difficilement partageable ça je l'ai toujours su, mais j'ai
compris à ce moment que si pour la joie finalement peu importe les
protagonistes, il faut à l'inverse choisir scrupuleusement les personnes avec
qui on partage une douleur.
- Comme
j'étais à la fois choqué et intéressé par cette idée, j'en parlais à Christophe
qui me téléphonait plus tard, et Christophe traita sans ambages Y de tous les
noms d'oiseaux en me disant qu'en plus c'était selon lui ce qu'il y avait de
plus facile au monde à feindre, la compassion.
- Je
ne sais pas.
- J'ai
rejoint Stéphane (M) au Petit-Suisse. En ce moment il est dans la grâce de
l'écriture et des révélations par l'écriture. Je crois aussi en ce pouvoir.
Dernièrement encore, quand j'ai appelé la page de ce chapitre : adele.html,
c'était pour faire suite à Ada, mais bien sûr j'avais également en tête le film
de François Truffaut, et quand j'ai nommé ce chapitre adele.html, je ne savais
pas que j'y souffrirai à l'égale d'Adèle H. les affres comme jamais - mais le
coeur est vivant qu'il a la mémoire fraîche - oui les affres comme jamais de la
passion amoureuse. Je ne le savais pas mais j'aurais pu m'en défier -
peut-être.
- Après
une visite à la clinique cette après-midi, je suis rentré à Auteuil dans la
soirée. La fenêtre ouverte sur la cour et le petit jardin. Des oiseaux volaient
bas - annonciateurs d'orage ? - tourbillonnaient jusqu'à l'hystérie. Anne avait
calmement posé une petite plante sur le rebord de sa fenêtre éclairée.
-
- 28.06.03
-
- Finale
des Tremplins du House of live. Nous sommes arrivés deuxième. En tout
premier, par ordre de passage sur scène, il y avait Constance (à la guitare) :
d'une grande beauté insatiable et fragile, douce à inonder le coeur.
- L'élégance
de ses gestes, de son visage quand elle sourit. J'ai dit une bêtise à Mathieu
pendant les balances, parce que Constance se tenait de façon à ce que ses bras
d'une finesse à périr - mais on voudrait quand même être encerclé par de tels
bras, avant de périr - s'arc-boutaient jusqu'aux poches arrières de ses
pantalons jeans, et j'ai dit à Mathieu que cette courbure était d'une finesse
sans rivale qu'on retrouvait peut-être dans l'architecture de certaines églises
romanes ou cathédrales gothiques, et après je voulais répéter sur scène cette
phrase mais c'était un peu trop pour être dit sur scène, certainement.
- Avant
le concert, comme nous étions à des tables mitoyennes, j'ai échangé quelques
regards avec Constance ; elle a mangé un brownie au chocolat avec une boule de
glace à la vanille, et elle m'a dit :
- -
Oui, oui, ils sont délicieux. "
- J'étais
bouleversé par sa présence, empli de souffrance et en même temps dans une sorte
d'état de lévitation, enfin vous savez bien, et je ne tarissais pas de chercher
son regard, pour le fuir aussitôt car : la regarder était un délice pour les
yeux, mais un supplice pour l'imagination.
- Après
j'aurais voulu lui donner ma place sur le podium, mais j'ai un groupe à nourrir
- d'émotions - et j'aurais quand même voulu lui dire un mot, ou deux, et puis
elle parlait avec un grand type qui profitait du brouhaha ambiant pour se
pencher à son oreille tel un saule dans la fraîche immensité d'un lac et elle
lui écrivait son numéro de téléphone sur un bout de papier, et après elle
parlait encore avec d'autres personnes, et je n'ai pas osé.
- En
rentrant à pieds vers Auteuil une pluie fine précédait chacun de mes pas.
-
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