- Chapitre 31
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- 05.01.04
- X me demande mes
résolutions pour 2004. J'en vois au moins deux :
- Le vice dans les lits et la vertu dans les rues.
- 06.01.04.
- Rien de bien folichon à l'expo Cocteau, excepté
peut-être les photos du plateau du Sang d'un poète - que je
connaissais via l'édition Criterion - pour Lee Miller évidemment. La beauté
indiscutable mais irrésolue. Qui passera sa vie à troubler les hommes et fuir
les images. Et vis-versa.
- Il y a une photo d'elle, assise sur le plateau
de tournage, hiératique et le visage grimé, poudré en statue, une jambe sur
l'autre (longues), avec des bas qui montent jusqu'en dessous des genoux,
mi-femme mi-idole, sculpturale et passante, insaisissable et proche, en pleine
métamorphose de la femme à l'incantation. Elle tient dans sa main gauche un
miroir de poche. Passagère carollienne qui remplit son poudrier d'escampette.
Tiens, en parlant de poche, tout à l'heure Christophe (A) m'a téléphoné et il
m'a remémoré notre année de Terminale dans ce lycée de filles, au troisième étage
où quoi, il n'y avait que des filles, une multitude, et je lui ai dit que j'ai
l'impression de ne pas en avoir profité, qu'avec le recul c'est comme si
j'avais la sensation d'avoir pénétré la caverne d'Ali Baba avec les poches déjà
pleines. Christophe a cru que je faisais allusion à Charlotte, mais non, je
pensais à un sentiment plus général et Christophe me parle un peu de Charlotte
- maintenant on peut bien en parler, maintenant qu'est-ce que ça vaut ? - et je
dis à Christophe avec le sourire aux lèvres : oui, j'étais fou d'elle.
Complètement fou pardon. Sur la fin j'étais bon à abattre. Et Christophe dit :
Ah, mais elle l'a fait.
- Plutôt que d'organiser une exposition foutoire,
et qui ne rend que par de brèves et solitaires idées hommage à la féerie et la
fulgurance de la poésie de Cocteau, il eût été plus inspiré de diffuser en
boucle The wizard of Oz, parce que, vous savez, l'homme en fer blanc
aussi, c'est Jean Cocteau.
- Et chez les filles aujourd'hui il n'y a pas
d'équivalent à Lee Miller. Peut-être Uma Thurman.
- Rien de très folichon donc, dans la conception
de l'expo Cocteau. La confirmation que j'ai de plus belles mains que Jean.
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- Ce qui me tourmente, c'est que je ne vois pas le
lien entre l'enfant que j'étais, dont le papa lui achetait une barre chocolatée
dans le distributeur de la Piscine de Bois-Colombes, après l'épreuve des
longueurs et des objets lestés à aller chercher sous l'eau le mardi soir il
faisait nuit derrière les vitres dépolies de la Piscine, le vent froid des
villes en veilleuse dans les cheveux mouillés, pas de lien avec Charlotte qui
m'emmenait chez ses parents Boulevard Saint-Germain et que j'embrassai
infiniment tout en mesurant ma chance - déjà étrangement conscient des choses,
et préoccupé, soucieux - pas de lien avec cet amphi de cours de cinéma à
Censier où je jouais une sorte de grand aigle solitaire épaulé par Jean-Luc,
pas de lien dans cette construction de vies effleurées, ce jeu de Lego
aléatoires vraiment ? et ses amis qui s'organisaient autour de moi comme une
Cène répétée mille fois mais le vrai traître c'est la vie, et quand quelqu'un
trébuchait je disais toujours : ah, un romain n'irait pas plus loin.
- Pas de lien entre l'enfant qui était heureux
qu'on lui confie la mission d'aller chercher le pain par les rues
crépusculaires, vers dix-huit heures trente en hiver, à la Garenne-Colombes, et
le jeune homme orgueilleux qui, à l'écart du groupe, entendait l'antigonale et
hermétique Aurélie aux longs cheveux noirs répondre à un jeune type qui
s'interrogeait sur l'appartenance d'un briquet : - C'est à Jérôme, donne-le
moi. (c'est-à-dire : je le garde, je m'en (pré)occupe). Pas de lien autre que
ma sensibilité cuisante, ma conscience démiurgique - et sans Dieu, je veux dire
sans sauvetage, sans cohérence immédiate, sans un sens qui ait la limpidité
d'une caresse - d'un chemin accidenté qui se dessine au fur et à mesure de mes
pâleurs et de mes exigences. Il n'y a que moi pour faire ce lien, un coeur qui
bat, un corps d'aventures, et apparemment, ça ne me suffit pas.
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- 07.01.04
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- Parmi les chanteurs que je rencontre, beaucoup
me considèrent comme un écrivain. Et la plupart du temps les écrivains que je
rencontre me considèrent essentiellement comme un chanteur. Je me fous un peu
de ces catégories mais c'est drôle comme certains donnent l'impression d'avoir
intérêt à ce que je ne joue pas dans leur bassin.
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- 09.01.04
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- Encore. (voir chapitre précédent)
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- Le chapeau de paille. C'est l'attribut du Christ
sorti du tombeau, découvert par Marie-Madeleine ; elle le prend au départ pour
le jardinier, il en aura les attributs dans les toiles qui représenteront
l'épisode du Noli me tangere d'après l'évangile de Jean : le chapeau de
paille, la pelle (Dürer, le Titien).
- Chez Van-Gogh le chapeau de paille demeure, la
haute note jaune, la couronne de roi fondue de soleil ; et la pelle du jardinier
c'est la palette du peintre. Francis Bacon a fait des crucifixions et des
lavabos, il a fait glisser le mystère de Cimabue dans les bars de Londres,
comme on pourrait penser ici qu'il fait un Noli me tangere en peignant
Van-Gogh en une apnée de couleurs dans son mystère. Le corps est déjà cuit,
carbonisé. La résurrection a lieu maintenant dans l'acte de peindre.
Résurrection du héros - Van-Gogh - et de son prochain - Bacon - ainsi que Marie
Madeleine doit l'annoncer suite à la formule ambiguë du Noli. John
Russell raconte que lors de l'accrochage la peinture était encore fraîche,
prête à couler de la toile, que quelques jours auparavant Bacon n'était pas
certain de son sujet. C'est comme ces mises en garde sur les grilles des parcs,
sur les portes des écoles : "prière de ne pas toucher, peinture
fraîche". Noli me tangere, coeur en pâture.
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- 10.01.04
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- On
a fait une nouvelle série de photos avec Mathieu dans les jardins, pour
renouveler le stock, pour les trucs à venir. J'aime bien cette photo parce qu'on
croit qu'il y a de la neige sur le sol, dans les jardins. Alors que non. Ce
n'était qu'à l'intérieur.
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- 11.01.04
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- Dérouillé
sur avances, j'avance.
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- 12.01.04
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- David
a l'air d'aller bien, il mange des Traou Mad. Je lui dis que si Van-Gogh était
reparti avec Gauguin en Bretagne, peut-être qu'au lieu de peindre des
tournesols il aurait peint des Traou Mad.
- Samedi
soir j'ai encore dû supporter la bêtise bavasse d'un type qui disait du mal de
Bénédicte Martin - c'est sûr que ça donne l'impression d'avoir un avis
littéraire et que, lors d'une soirée, c'est plus simple que de cracher sur
Flaubert. Et puis d'abord qu'est-ce que ce type connaît à l'écriture ? Si mes
mains n'étaient pas au choix des oeuvres d'art sans cimaise ou des objets de
plaisir pour jeunes femmes, je lui aurais bien mis dans la gueule. Les deux.
- Café
de la Mairie cette après-midi j'étais pressé j'ai dû m'enfuir, j'ai laissé
Stéphane en compagnie d'une charmante espagnole. C'est un joli motif. Je veux
dire je suis pour les motifs. Pour l'émotion et les motifs. Dans plusieurs
films de Claude Sautet il y a des gens qui sont surpris par une averse, qui
prennent une saucée. Dans plusieurs films de Jean-Pierre Melville le héros
jette un coup d'oeil qui englobe sa chambre avant de sortir, comme si c'était
la dernière fois qu'il voyait cette pièce, qu'il n'allait pas survivre à son
départ. Hé bien si un jour on me donne les moyens d'écrire des films, dans
chacun de mes films Stéphane Million rencontrera par hasard une belle
espagnole.
- Du
temps heureux de l'existence du Marks and Spencer du boulevard Haussmann,
j'achetais ce pain noir, norvégien, pour accompagner le Tarama très pâle et
onctueux qu'on trouvait là-bas. J'en avais fait un style de vie chez mes amis.
J'avais associé ces deux choses inéluctablement dans leur esprit ; quand Anas
achetait du Tarama, il ne pouvait plus concevoir de ne pas l'acheter chez Marks
and Spencer comme de ne pas prendre également le pain noir norvégien. Ainsi se
créaient des rites, aussi gourmands que dérisoires peut-être, mais qui avaient
valeur de petits cailloux blancs pour une époque, un cycle, une confrérie de
rapprochements, qui s'épuiseraient et disparaîtraient aux vents inexorables de
la vie. A la grande épicerie du Bon Marché j'ai retrouvé une sorte de pain noir
à peu-près identique et un Tarama dont la texture rappelle à peu-près celui
qu'on trouvait au Marks and Spencer aujourd'hui démoli. Toute la différence
vient de l'à peu-près. On ne peut plus retrouver qu'à peu près les
ambiances et les choses, les Noëls de l'enfance et les amitiés désincarnées
d'un cycle lointain, les émotions et les jambes des filles et les pliures dans
lesquelles se risquer ; il faut beaucoup de force, d'emportement, de fulgurance
pour se sortir de tête l'empire de l'à peu-près ; nos coeurs sont des lézards
sur la terre d'une vie sclérosée de tristesse.
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- C'est
la fille bleue. J'arrive dans la rame de métro et il y a cette fille habillée
de la tête aux pieds de plusieurs nuances de bleu. Assez contrastées pour que
ça ne fasse ni uniforme ni pyjama. Et tout d'un coup elle met des lunettes. Je
veux dire rien ne justifie que, tout d'un coup, elle sorte ses lunettes et les
pointe sur le bout de son nez. Elle n'a pas de livre entre les mains, ni
brochure ni prospectus, elle n'a pas essayé de déchiffrer péniblement les
stations ou les numéros des lignes qui font correspondance sur les panneaux
latéraux. Non, rien de tout cela. Elle a juste mis des lunettes qui lui donnent
un air et une allure incroyablement sexy. C'est la seule information
supplémentaire, subitement, dans cette rame de métro. On ne voit pas pourquoi
elle a mis ses lunettes. Peut-être pour moi.
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- 13.01.04
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- Orphelins d'un soir un baiser sera pris pour un toit.
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- Il
n'y aura plus de prairie pour nous étendre
- Ni
de pluie pour chanter dessous
- Nos
coeurs feront la manche et tendres
- Nos
avenirs réclameront des sou -
-
- -venirs
pour se payer une dernière tranche
- Agir
au délicieux moment
- Nos
lèvres traverseront la manche
- Nous
prendrons le Ferry par avis de beau temps.
-
- Orphelins
de ce que nous fûmes
- Dans
une suite de mouvements
- Nos
corps mêlés comme des dunes
- Se
déplaceront au gré du vent.
-
- Tu
essaieras toutes les ruses
- Comme
des vêtements, une Erynie,
- Tu
feras le tour des écluses
- Refermant
derrière toi la grille.
-
- Je
suis orphelin de toi dans les grandes lignes
- Et
les petits trajets, les axes, et le compas
- S'éloigne
de ce qui fixe et lentement dessine
- Le
tracé déloyal de chacun de nos pas.
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- 15.01.04
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- Quand
nous avons pris le chemin, à l'écart de l'hôpital, pour le bâtiment et la
petite pièce où reposait le corps de mon papa, je songeais à Jean-René
Huguenin, à la dureté de Jean-René Huguenin, la pudeur de silex, les rochers
intérieurs qui se dressent instantanément au fond de soi, ce que j'avais
retrouvé lors de ma première lecture du Journal d'Huguenin, j'avais
vingt-ans, et je me reconnaissais dans cette dureté, qu'on aurait pu prendre
aussi bien pour de la vaillance ou de l'insensibilité, les deux tout aussi
bien, je n'ai pas sombré.
- Je
ne suis pas très optimiste sur les gens, et de moins en moins, l'été dernier il
y avait cette histoire ignoble avec Arnaud qui habilement, de manière tout à
fait illégitime et opportuniste m'extorquait pour la première fois que j'allais
gagner quelque chose de sérieux avec mon travail la somme de plus de 15000
euros - une histoire écoeurante dont les répercussions me blessent encore et
que je raconterai un jour - et parce que je lui demandais d'écourter les
problèmes qu'il me causait et s'ingéniait à faire traîner - tout l'été -
répétait à qui voulait l'entendre que je lui faisais du chantage au papa
malade.
- Je
ne sais même pas comment on peut dire ça, tenir de tels propos.
- Et
puis aussi je rentrais chez moi et j'avais le mail de ce type qui suivait mon
Journal et m'abreuvait d'insultes, il me crachait dessus entre autres parce
qu'il avait en tête que mon écriture a du succès auprès des filles, trop à son
goût ou une bonne crise d'envie du genre, et quand je rentrais abattu, après
des journées exsangues à rassembler mes souvenirs, j'avais un mail qui me
disait : le cadavre de ton père ne mérite que ton cadavre d'écriture. Là
encore je ne sais même pas comment on peut oser formuler, écrire puis envoyer
cela à quelqu'un qui vient de perdre son père il y a tout juste deux semaines.
- Mais
rien de ce que je raconte aujourd'hui ne m'a atteint outre mesure, parce que je
n'ai jamais été optimiste sur la nature humaine. Il y a des choses dégueulasses
qui se passent tous les jours et voilà, parfois, on en fait les frais, crûment.
- Je
suis resté très en retrait - encore - de cet événement sans nuances qu'est la
mort d'un père ; j'ai pensé à la pudeur de silex de Jean-René Huguenin sur ce
chemin d'hôpital, chemin tortueux qui prenait des précautions insensées et
florales pour dissimuler aux chambres des malades la proximité de l'entrepôt du
dernier souffle ; certains peuvent dire digne, d'autres désincarné , je n'ai
pas sombré.
- Je
crois que c'est parce que je n'avais pas de bras pour pleurer. J'ai souvent eu
des fiancées, je veux dire, voilà j'ai presque toujours eu des fiancées, et là
quand mon papa est mort hé bien il s'est trouvé que j'étais seul, je rentrais
le soir et il n'y avait pas de bras pour pleurer, de corps et de visage
auxquels se remettre, alors je n'avais pas d'enclos pour délimiter ma
souffrance, la faire rugir aux larmes en toute confiance et la dompter
peut-être, un peu, par la consolation d'une étreinte, Je n'étais pas autorisé à
me laisser dégringoler. Alors devant la mort de mon papa, je suis revenu dans
l'enfance unique qui fut mon mode de vie, toute l'enfance si douce en surface
et toujours au secret de ses plaies.
- Je
suis triste parfois, infiniment triste, comment dire, pas tant pour moi
aujourd'hui que pour cet enfant que je fus, que le papa emmenait au cinéma sur
les grands boulevards le mercredi après-midi, et à la piscine de bois-colombes
le mardi soir, et auquel il n'apprenait ni les livres, ni les tableaux dans les
musées, mais simplement à observer sa bonté, sa gentillesse extrême, sa
confiance dans le monde et dans la simplicité des gens.
- Je
ne me souviens pas si je lui posais des questions. Je m'étonnais toujours de le
voir si à l'aise avec tout le monde. Si précis dans ces attentions et naturel,
sans efforts ni contrepartie. Moi j'ai toujours plus instantanément tenu de ma
mère, cette sorte de grande bourgeoisie belge aux origines
espagnoles-hollandaises, liégoise, altière et plus retenue, intransigeante et
pudique. Mais je m'aperçois en fait que je tiens des deux, de mon papa poulbot
des boulevards parisiens et de ma maman mannequin étudiante aux Beaux-Arts de
Liège.
- Avec
ce que j'ai développé et conquis par moi-même, je ne suis pas sorti de
l'auberge.
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- 16.01.04
-
- Les
paysages lunaires de l'après-midi, le soleil réverbéré dans les buildings du
quartier Beaugrenelle, le kiosquier aux cheveux blancs qui, sentant venir la
pluie, recouvre ses journaux d'un plastique. La Seine boueuse, une enfance
claire traverse le visage d'une jeune femme, dans mes clous. On oublie ici que
la ville est traversée par un fleuve, le fleuve n'a aucune importance, il est
asséché par son manque de surprise et d'utilité, il est supprimé par l'efficacité
du métro et des automobiles. Les fleuves suprêmes sont les boulevards le soir,
X me fait la grâce de me reconnaître alors que ce n'est pas évident, avec tous
ses sacs dans ses mains, toutes ses bandoulières jusque dans son intimité, elle
dit trois fois mon prénom dans une même phrase, elle me dit qu'il y a un an
peut-être nous nous sommes rencontrés, dans une soirée le plan habituel nous
étions celle et celui qui avaient l'air de s'ennuyer le plus, il y en a qui se
marient pour moins que ça dis-je et ça la fait sourire, elle me dit que je lui
avais parlé de l'Insulinde et de la mélancolie, comme quoi la mélancolie avait
été inventée par des panthères noires d'Insulinde avant d'arriver jusqu'à nous,
et avant d'arriver jusqu'à nous d'abord sur les vérandas des maisons, là où
étaient capturées beaucoup de panthères du fait de leur attirance pour la
viande de chien ; la mélancolie donc, inventée par les panthères d'Insulinde,
et dans ma tête je pensais : c'est drôle d'avoir dit ça, moi qui a sept ans
avais peur d'une mouche capturée dans le rideau de voile du living-room.
-
- 21.01.04.
-
- David,
au téléphone :
- -
Je t'appelle avant de faire une connerie. J'ai revu X par hasard. Enfin pas
tout à fait par hasard. Je suis allé rendre visite à un collègue, pour une
session de travail. Elle a fini par avoir un poste, là-bas. A la fin de notre
entretien il croit me faire plaisir, il me demande si je veux qu'on aille la
saluer dans son bureau. Je suis un peu décontenancé. Mais je ne peux pas dire
non. Il ne sait pas. Alors on va la voir dans son bureau. C'était sympa, il y
avait du monde. Et après je suis allé déjeuner avec ce collègue, dans leur
cantine à la mode tu connais, là, derrière le boulevard, leur cantine
branchouille, et après elle est arrivée à son tour avec une collègue, et elles
se sont assises à quelques tables de nous, et elles ont déjeuné. Et c'est tout.
- -
Et tu as envie de faire une connerie ?
- -
J'ai envie d'envoyer un texto. Je suis vraiment très triste, la vie c'est
vraiment horrible.
- -
Oui c'est terrible pour peu qu'on ait connu un peu les étreintes heureuses. Et
qu'on en soit un jour dépossédé. Sans avoir eu de champ possible pour
manoeuvrer. Terrible à n'en pas dormir la nuit. Terrible à en devenir des
vaisseaux fantômes sur les nuits agitées comme des mers.
- -
Tu veux que je te dise : cette fille, elle est décevante.
- -
On est coincé. On a vécu de belles choses, très fortes, isolées et solides, et
tout s'est fendillé, puis dispersé. Sans témoin autre que celui qui n'y est
plus. Maintenant je vais te dire : on avance par failles. On n'avance plus que
par failles.
- -
C'est exactement ça. Et toi tu pourrais être plus dur que moi. Tu pourrais dire
des choses beaucoup plus dures. Sur les gens. Et dire par exemple que Y n'a pas
été à la hauteur.
- -
Oui parfois je le pense et le penser me brûle et m'écoeure. L'autre n'est
jamais là quand on l'appelle. C'est criant de vérité et c'est à hurler des
mensonges. C'est un savoir qui s'élabore par manque de miracles, et qui rend le
coeur sec.
- -
On dit que les hommes sont égoïstes mais ce sont les femmes ! Les femmes sont
trop centrées sur elles-mêmes. Beaucoup plus que nous.
- -
Je ne sais pas. La vie est plus difficile pour elles, elles doivent s'en
sortir. Tout le temps. A tout prix. Et lutter contre plusieurs sources de
violences à la fois. Contre la leur et celle des hommes, et contre le produit
de ces deux violences ça fait trois.
- -
Les filles sont égoïstes. Et le prolongement de l'égoïsme d'une fille c'est de
s'occuper de son môme. Voilà !
- -
Enfant, dans les émissions de variétés il y avait toujours des grands
orchestres, et maintenant il nous reste quoi comme musique : de grandes
désillusions. L'enfance c'est à la fois l'ouverture sur un champ immense de
possibilités et en même temps les caractères se dessinent très tôt, forgés dans
la solitude. L'adolescence est le témoin de cette restriction, on arrive déjà
dans le goulot de l'entonnoir, prêt à blesser et prêt à se faire mal. Il y a
des choses, quand on y songe, c'est horrible. La fin d'un amour qui fut comme
un bouleversement, un aiguillage, ou mieux encore : un chemin sexy et paisible.
La fin sur le moment ça passe tout seul, c'est spectaculaire et aussi il y a
d'autres actions de tous les jours à accomplir, des feux parallèles, ou des
compresses, mais quand on y revient, avec le recul, c'est terrible. Toutes les
actions extérieures, anecdotiques, ont disparu, les compresses sont tombées et
on se rend compte de l'amplitude du désastre, de l'aveuglement, de
l'incapacité, et peut-être au bout du compte du manque d'amour. C'est terrible.
D'avoir laissé sa chance à la malchance.
- -
Et toi, en plus, tu es un tendre.
- -
Hélas un tendre au coeur qui devient sec.
- -
Non ce n'est pas vrai, tu verras. Bon, cette connerie, je la fais ou pas ?
- -
Oui, maintenant, bien sûr."
-
- 23.01.04
-
- Dans
le métro j'ai mon exemplaire complètement dépenaillé des Vagues, avec
les pages volantes pour en offrir à qui en veut je suppose, et une femme avant
de descendre se précipite sur moi et me balbutie quelques mots à propos du
roman de Virginia Woolf, un des rares romans qui l'ait marqué dans sa vie et
zip elle s'esquive avec pour rideaux de théâtre les portes glaciales et
coulissantes de la rame.
- Virginia
s'est baignée plusieurs fois - avait-elle besoin de répéter sa noyade ? - avec
le poète Ruppert Brooke. Le poète anglais qui mourra à l'aube des champs de
bataille d'une Europe extensible à l'infini, commence son poème The great
lover par ses quatre vers : I have been so great a lover : filled my
days / So proudly with the splendor of Love's praise / The pain, the calm, and
the astonishment / Desire illimitable, and still content". Bien sûr
c'est terrible "le désir illimité, et cependant satisfait", le cependant
marquerait bien un contentement, une satisfaction, un déjà ça, mais les
grands amants savent qu'il n'en est rien.
- Les
grands amants sont comme les grands fauves, en voie d'extinction dans les
jungles urbaines ; on les trouve isolés sur les vérandas ; la nuit dans des
soirées enfumées, dans des regards où chaque cil est le croc d'acier d'un piège
à loup ; on les trouve dans les halls d'immeuble attirés par la chair fraîche
de l'amour infini, mais ce n'est que chimère, et score et perte de temps.
- X
me demande ce que sont devenues les panthères d'Insulinde dont je lui avais
parlé, et je lui dis de ne pas s'en faire, de ne pas craindre pour sa vie, que
de toute façon les filles les préfèreront toujours en peluches.
- Au
Café ce type imbuvable - il aurait pu choisir un autre lieu - jeune cinéaste
qui parlait avec tant de vanité de son travail d'écriture, tu parles,
c'est bon pour Paris, on ne devrait même pas parler de travail d'écriture quand
on écrit, tout devrait être fluide quand les ratures sont dans le coeur.
- Dans
le hall de l'immeuble où j'attends l'ascenseur je vois mon image se refléter à
l'infini dans la glace. J'ai voulu joindre un amour manqué, mais j'ai renoncé
essayant de donner raison à l'avenir.
- Toutes
les répétitions de soi dans un miroir sont des répétitions de noyade.
-
- 24.01.04
-
- J'ai
opté pour un programme plus clair pour Cannes. Inutile de transporter ses
affres avec ses affaires.
-
- 29.01.04.
-
- Relu
mon dernier paragraphe. Ce n'est pas très bon. Il faudrait revenir sur les
textes jusqu'à parfaire encore et encore. Comme une toile. On ne peut pas faire
ça avec la vie, on ne peut pas revenir sur un moment de sa vie et le retoucher,
l'émonder, le parfaire encore et encore. C'est pour cette raison qu'il n'y a
pas de position artistique de la vie. Et que, par rapport à la vie, il n'y a
pas de position artistique viable, enviable, ou préférable.
-
- Au
début je marchais sur les graviers - je me souviens bien du chemin -
dégourdissant mes ailes dans la camaraderie acquise d'une dernière année de
lycée. Il y avait trois nouvelles dans la classe. J'étais à l'arrière, dans les
positions des forts, et j'observais leurs nuques, leurs attitudes, leurs
épanchements sur le cahier de texte d'une voisine plus assurée. J'étais devant
un choix, je pouvais au départ tomber amoureux de n'importe laquelle des trois je
me souviens, de par leur nouveauté leur maladresse dans ce monde clos d'une
classe à l'équilibre endurant. Tomber amoureux c'est se permettre de tout
désorienter. De faire du grabuge en douceur. De choisir le camp de la
faiblesse.
- Cette
année-là je choisis celle qui allait fixer à jamais mon goût. Le cerner, le
répandre. Sa peau brûlante, ses bras autour de moi, ses seins comme des
pétales. Elle arrivait avec la même déloyauté que fût un jour pour les
croissants ordinaires l'arrivée irrésistible du croissant aux amandes.
-
- 30.01.04
-
- Les tilleuls.
-
- Les
tilleuls ont été inventés par des Dieux satisfaits,
- Pour
le plaisir de nos allers-venues
- Dans
cette vie fuyante j'ai repéré l'allée
- La
tête dans la pliure de vos bras fatigués comme des cordes de navire
- Aux
draps trempés de l'amour fou
- Les
prairies un peu plus près des os.
- Abandonné
par les femmes est la pire des tempêtes,
- Le
mitard des cachots.
- Et
si je vous aimais une nuit de la semaine prochaine ?
- La
lune cachée derrière la montagne
- Les
buildings sinistres vus du périphérique
- Les
feuilles de tilleul ne me font plus dormir.
-
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- 01.02.04
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- Cannes,
mardi 27 janvier 2004.
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-
-
-
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- 03.02.04
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- C'est
le principe du sablier, une fois qu'on est sur scène, les chansons se dévident,
chaque chanson court à sa fin, il faut l'habiter dès le départ, et lui donner
toutes ses chances alors qu'elle va inexorablement à son rythme - et parfois
même, on l'accélère - vers la savoureuse exigence de la chanson suivante.
- Cannes
le concert est difficile parce qu'on n'a pas fait depuis longtemps une salle où
il y a une telle distance - physique, plusieurs mètres - avec le public -
assis, comme au théâtre - il faut donc conquérir de la proximité, avec
l'ambition de ne pas gâcher ce que racontent les chansons, et ce qu'elles
racontent de nouveau, à ce moment précis, dans le savoir, dans le jusqu'où
j'en suis d'aujourd'hui.
- Déjà
on rate deux chansons qu'on ne devrait pas rater : Juillet odéon et la
pornographie, on ne devrait pas les rater, il y a un manque de rigueur, et
toujours cette invraisemblable incertitude liée au matériel, après c'est
difficile de retrouver l'équilibre installé à coup de dons, d'avancées
fragiles, quand on perd en scène on perd beaucoup plus que les petites
installations de quelque chose ; il y a la fatigue mais ça n'a aucune
importance, il faudra compter avec la fatigue chaque fois qu'on jouera loin
parce que déjà je dors très mal depuis quelques mois, mais depuis que je suis
tout petit je ne suis jamais arrivé à dormir ailleurs que chez moi (à
l'exception de chez les filles et encore doivent-elles déployer des trésors
d'ardeur pour me fermer les yeux), enfant, en colonies de vacances je restai
une à deux semaine, vraiment, sans dormir ; à la fin, à la rentrée, tout le
monde avait l'air reposé par ses vacances, sauf moi j'étais épuisé, on pensait
que je sortais du mitard, j'avais une tête pas possible. On commence le concert
par J'ai cru bon de tenir à vous, et je ne suis pas heureux avec cette
chanson, je trouve que je me trompe dans cette chanson, qu'elle exprime une
visée qui ne me concerne pas, qui n'est pas moi, j'essaye de la modifier en mon
sens ou au contraire de tirer la chanson vers une passion plus générale parce
que la musique fonctionne et puis il y a des personnes qu'elle touche, qui se
la sont appropriée, pour qui elle signifie quelque chose de fort, correspond à
une période bien précise de leur vie, c'est le cas de Jean-Vic par exemple pour
qui cette chanson prenait beaucoup de sens au moment de sa vie où elle a été
crée, mais il faut que je réajuste le texte, que j'en sois convaincu en tout
état de cause et je me demande encore comment je peux arriver sur scène,
comment je peux ouvrir un concert avec un texte dont je ne suis pas content,
dont les trous sont visibles, ainsi je crée moi-même dès le départ un
déséquilibre, je bluffe dès l'arrivée alors si derrière on rate deux chansons
comme La Pornographie et Juillet Odéon c'est pratiquement foutu.
Heureusement le public n'en sait rien que c'est pratiquement foutu, c'est pour ça
qu'il va quand même se passer de jolies choses à Cannes, La convalescence
d'un baiser par exemple, là, épaulé par les musiciens je crée vraiment
quelque chose comment dire, un univers, comme une bulle de savon d'émotion qui
nous englobe, survole d'une intention la fragilité de l'écoute, se promène aux
inflexions musicales au-dessus de la salle ; sur La théorie des nuages
aussi, dans les refrains je sens que j'isole, que je guide et que je fixe
l'attention, qu'il y a une sorte de rencontre avec le public, d'idéale
suspension, mais c'est si court, c'est le sablier, c'est déjà bientôt la fin du
concert et plusieurs chansons ont été gâchées, expédiées par maladresse ; on ne
peut pas étirer le temps, y revenir, ni dans la vie, ni dans un concert de
musique pop (quoiqu'il faudrait que j'invente ça, un jour, quand on se trouvera
les moyens de mes audaces) - oui, seules la peinture et l'écriture offrent ce
luxe qui devient, parce qu'il est ainsi offert, une quasi nécessité - alors en
musique tout ce qu'on peut faire c'est conduire le temps ou tenter de l'abolir,
c'est-à-dire rivaliser avec le regard. C'est en ça que sur scène, nous sommes
des Antigone.
-
-
- 04.02.04
-
- Les librairies.
-
- Comme
je n'ai pas de livre en librairie
- Les
filles qui s'y promènent, les filles qui m'y rencontrent,
- N'ont
pas à choisir entre mon corps et mes livres.
- Je
connais des types pour qui c'est autrement.
- En
règle générale je conseille de choisir leurs livres, c'est souvent tout aussi
désastreux Mais beaucoup moins compromettant.
- Dehors
c'est autre chose : les regards à la sauvette, les parties de cache-cache avec
un baiser, les sauts dans les flaques de pluie ou de soleil.
- -
Faites un livre de vos yeux verts, de vos mains et de vos lèvres, me
disent-elles.
- Et
je réponds : je ferai des livres de votre cou, de vos cheveux, vos seins
fragiles comme une esquive, vos rêves d'enfant ceux qui sont restés dans les
tiroirs des meubles peints de votre première maison, et tout ce qui furète
encore dans mes pensées quand vous changez de table et plongez le regard comme
une aiguille sur le titre d'un volume qui pique votre curiosité.
-
- Et
si je n'en fais pas un livre, je n'en ferai pas une maladie.
-
-
- 06.02.04
-
- L'ébriété
que donne la fièvre liée à cette faible angine que je ne soigne pas, ou mal.
J'aurais bien répondu à l'invitation à dîner chez Juliette mais j'avais promis
à David de le retrouver, en compagnie de sa nouvelle fiancée et d'une amie de
celle-ci. David, soucieux de mon avis, m'avait dit, la veille, à propos de ma
rencontre avec sa nouvelle fiancée :
- -
Si tu la trouves top, fais-moi un signe, parle-moi d'un truc spécial.
- -
Très bien, si je la trouve top je parlerai dans notre conversation du film de
Bresson, Les dames du bois de Boulogne, si je la trouve naze je
parlerai du Mépris de Godard, et si je la trouve quelconque de Pouic,
Pouic.
- - Jean Girault ?
- - Jean Girault.
- - Ok."
- Dès
que j'arrive au lieu de rendez-vous j'ai en main Les notes sur le
cinématographe, le recueil de réflexions de Bresson, et David me demande :
- -
Qu'est-ce que tu lis ?
- -
Robert Bresson, dis-je, tu sais le réalisateur des dames du Bois de
Boulogne."
-
- De
l'improbabilité de s'accorder avec les filles. Hélène me parle de Mozart. Nous
paraissons tous deux ravis de la révélation spontanée de notre prédilection
commune pour le 20 ème concerto. Nous commençons à parler versions et
Hélène m'apprend que ce concerto s'appelle le concerto "Jeune homme".
En fait, après vérification, il y a confusion, le concerto "jeune
homme" est le numéro 9, pour piano, en mi bémol majeur, et celui pour
lequel je m'enthousiasme, le vingtième - beaucoup plus chahuté - pour piano et
orchestre, est en ré mineur.
-
- Thibaut,
tout émoustillé par une soirée qu'il a passé auprès de danseuses -
classique(s), me parle de son fantasme qui est de faire l'amour avec deux
filles à la fois. Aussitôt pour s'inquiéter, avouer qu'il ne sera peut-être pas
à la hauteur etc. etc.
- -
Ô tu sais, lui dis-je pour le rassurer, il suffit d'avoir quelques notions de
mise en scène, et une mémoire sélective."
-
- J'aurais
bien aimé être élevé par les femmes, comme Mowgli par les animaux de la jungle.
-
- Je
porte ma mélancolie comme les break-danseurs des années 80 leurs transistors.
-
-
- 07.02.04
-
- L'utopie de ses bras à mon corps donnait sens.
-
- C'était
en 1997-6-8 peut-être
- Ou
hier : dans l'éventail des nages le temps est une brasse-coulée.
- Les
mots que je lui avais laissé en tête, trahissaient ses faits et gestes, autant
que des suçons les carnations de sa peau.
- On
ne pouvait plus faire un pas sur le boulevard sans trébucher, la maladie loin
de l'autre.
- Aux
dernières nouvelles de sa bouche, demain est toujours issue.
- Et
le temps assassin ?
- Il
laisse des preuves un peu partout, il veut qu'on l'arrête, supplie les amants
qu'on l'arrête,
- Puis
s'évade profitant d'un flou, d'un endormissement, d'un acquis.
- Minuscule
débat autour d'une tâche de rousseur ou de naissance,
- L'utopie
de ses bras à mon corps donnait sens.
- Il
y a trop de pensées, si peu à qui les dire,
- Les
décevants succèdent d'une journée les soupirs.
- Pas
de fabriques pour les nuages.
- A
qui pourra-t-on dire, en le pensant vraiment : Un jour passé sans vous savoir
de ce monde me tue ?
- -
Au hasard de demain, à la merci des rues."
-
- 08.02.04
-
- "Nul
ne voit par-dessus soi. Je veux dire par là qu'on ne peut voir en autrui que ce
qu'on est soi-même, car chacun ne peut saisir et comprendre un autre que dans
la mesure de sa propre intelligence. Si celle-ci est de la plus basse espèce,
tous les dons intellectuels les plus élevés ne l'impressionneront nullement, et
il n'apercevra dans cet homme si hautement doué que ce qu'il y a de plus bas
dans l'individualité, savoir toutes les faiblesses et tous les défauts de
tempérament et de caractère. Voilà de quoi le grand homme sera composé aux yeux
de l'autre. Les facultés intellectuelles éminentes de l'un existent aussi peu
pour le second que les couleurs pour les aveugles. C'est que tous les esprits
sont invisibles pour qui n'a soi-même d'esprit : et toute évaluation est le
produit de la valeur de l'estimé par la sphère d'appréciation de l'estimateur."
-
- C'est
dans ce genre de texte que réside le véritable pessimisme de Schopenhauer. Et
il suffit de substituer ou d'ajouter aux facultés intellectuelles les notions
de bonté, d'indulgence, de sensibilité, alors plus besoin des élucubrations
inflammatoires d'un Nietszche pour savoir que le Christ est foutu. Bien sûr, on
pourrait rajouter des nuances, positives, ou négatives encore comme l'envie, la
blessure narcissique ou la suspicion de l'autre telles que les développent,
souvent, Dostoïevski, mais voilà, en quelques lignes Schopenhauer porte une
nouvelle éponge de vinaigre aux lèvres du Christ, lui met le nez dans l'utopie
de son message.
- Mais
quand même, si l'on veut s'en sortir, il faut batailler pour l'utopie :
l'utopie de la rencontre, l'utopie des lèvres, l'utopie du repos ; l'utopie de
la bonté et l'utopie de la connivence ; l'utopie de l'amour physique et
l'utopie de l'autre ; et l'utopie de la conquête, de la douceur et du refuge. Il
faut avancer, perméable aux désastres, mais n'y cédant jamais car rongé
d'utopies.
-
-
- 11.02.04
-
- Le
concert du 06 Mars se fait désirer. Il y a si peu de concerts et tant de choses
à dire. Si peu de prairies.
- Ce
sont comme de nouvelles étapes et à chaque fois un nouveau programme à penser,
avec si possible de nouvelles chansons, qui viennent retranscrire une
cartographie du moment, un état des lieux. Et un terrain pour de nouvelles
pentes. Les blessures courantes viennent y prendre une moindre importance, ou
s'y pencher comme des cerfs à l'éclat brisé d'une source.
-
- Je
suis sorti ces dernières semaines pour constater que les gens ne font jamais
attention à ce qui se passe entre eux ; ça me vient de l'adolescence, de cette
période je garde une sorte d'aversion pour l'insouciance, que j'associais
toujours alors à l'inconséquence, la bêtise ou la violence.
-
- Mon
papa était plus courageux, plus doué que moi pour le soleil. Tout est passé si
vite. Il était bon et équanime sans cette rage que j'ai moi de toujours viser
l'élection. Et de pardonner si peu les indélicatesses.
-
- Parfois
j'ai le coeur comme une pomme tombée d'un panier sur un carrelage en marbre.
-
-
- 17.02.04
-
- Empathie pour les quilles, indulgence pour le prince.
-
- Sortir,
j'accepte une fois sur dix maintenant, ça m'embête de pourrir mes carnets
Moleskine de numéros de code d'accès.
- Il
y a une grande affiche d'une reproduction d'Edvard Munch dans le salon, ce
n'est pas Le cri, ce qui permet de ranger Elise dans le clan des filles
originales je présume. Son nouveau boyfriend est une sorte à jouer les second
couteaux dans les pubs Hollywood chewing-gum avec les cheveux qui cachent la
moitié de son visage (pas la partie qui mâche, malheureusement) et qui porte un
nom très anachronique comme Gaston. A propos de Gaston, l'autre jour David me
parlait du bachelor et il y a eu un malentendu j'ai cru qu'il me parlait de
Bachelard, Gaston Bachelard, bien que les deux aient l'intuition de
l'instant.
- Je
discute une bonne partie de la soirée avec un type immense qui est champion de
bowling ou quelque chose comme ça, il pratique tous les samedis soirs donc sort
rarement, semble le regretter, mais en mon for intérieur je me dis que c'est
une très bonne excuse pour échapper aux fêtes et dîners obligatoires du samedi,
la compétition de bowling. Je lui pose des questions techniques et aussi ce qui
le motive dans sa passion, parce qu'en ce moment avec tous les trucs qui
m'atteignent, les tourmentes qui me foncent droit dessus, j'ai de l'empathie
pour les quilles.
- Elise
me présente quelques unes de ses amies et je me dois de rester bien serré dans
ma caricature, je pense toujours à ce que m'avait dit Jean Favre, après un
concert au théâtre du Tourtour : "Les gens n'ont pas le temps de savoir
qui tu es", ça m'avait frappé, j'avais même retranscrit, adapté cette
phrase dans une chanson qui s'appelait : Je veille sur le corps d'un rêve
; en soirée c'est pareil, les gens n'ont pas le temps de savoir qui vous êtes,
il ne peut y avoir que de la suspicion, c'est-à-dire au mieux, de la séduction.
- En
même temps je m'aperçois que dans mon travail j'ai fini par contourner cette
phrase, à la rendre caduque, notamment par l'exercice du Journal où j'ai la
possibilité de donner des pistes pour les chansons et pour les concerts, de
donner une matière supplémentaire pour la rencontre avec le public, un terrain
d'entente(s) pour l'émulsion.
- Dans
le salon un ami de Gaston souhaite me faire lire un poème de sa composition et
qui s'appelle : "Graffiti pour l'aube". Très bien, lui dis-je, mais
pas maintenant, je le lirai demain matin, sur un mur.
- Elise
me ballade de sa chambre à sa cuisine, dans sa chambre elle me demande ce que
je pense de son nouveau soutien-gorges. Ca me fait penser à Sylvie. L'autre
jour j'appelle Sylvie pour lui dire tout le bien que je pense de la chanson Viens,
dont nous avons écrit le texte ensemble, qu'elle chante en duo avec Arthur
H. et qui sera envoyée aux radios d'ici une quinzaine de jours ; donc j'écoute
la chanson et suis complètement bouleversé par l'adéquation des voix,
l'interprétation d'Arthur H. son timbre caractéristique, si chaud et rocailleux
et la construction qui fait que tout d'un coup Sylvie prenne le relai et de sa
voix plus fluette et douce chante à Arthur : Je te protégerai comme un
enfant ; bref c'est absolument poétique, c'est La belle et la bête,
Vendetta pour Jean Cocteau, j'appelle Sylvie pour lui dire tout ça et
combien je suis fier d'avoir participé à l'écriture de cette chanson, d'y avoir
mis un peu de moi, et je la dérange en plein achat de soutien-gorges dans un
grand magasin (joies du téléphone portable).
- -
ô Jérôme j'essaye d'acheter un soutien-gorges, me dit Sylvie, mais c'est nul
ils sont tous trop grands, y en a aucun à ma taille !
- -
Tais-toi, lui dis-je pour plaisanter, je suis tombé amoureux pour moins que ça
!"
- Donc
ça me fait penser à cet épisode, là, dans la chambre d'Elise, qui ensuite
m'entraîne dans sa cuisine, ouvre son réfrigérateur pour me faire goûter un
petit pot au chocolat, mais pas n'importe quel petit pot au chocolat, un petit
pot au chocolat à la cardamome, qu'elle a préparé à mon intention selon la
fiche cuisine du Elle n°3032.
- Dans
le salon, sous la reproduction d'Edvard, comme on me demande mon avis, je fais
deux trois réflexions qui ont pour effet de rembrunir Gaston et ses potes. Il
faut que je fasse attention. Parfois je peux être un peu cassant. Comme cette
anecdote que m'a rapporté Samuel. La nuit du 31 décembre dernier, tandis que
nous descendions la rue Rémusat avec Jean-Vic et quelques autres dont un ami de
Samuel, cet ami en question se plaint du froid dans le genre : qu'il fait
froid, j'ai froid, il fait froid, et je lui dis, d'un air détaché : oui, c'est
le principe de l'hiver. Là il parait que l'ami s'est braqué et a passé le reste
de la soirée dans un mutisme prudent, pour rapporter à Samuel le lendemain que
j'avais été particulièrement cassant à son égard. Alors que je n'avais vraiment
aucune intention de témoigner de l'animosité à l'encontre de ce garçon, et à
posteriori je suis bien désolé qu'il ait trouvé ma réflexion si..rude, et mon
attitude si...froide.
- Le
problème c'est que je suis tellement sensible - coutumier - aux négligences,
faux pas, indélicatesses qui ont cours entre les gens que, dans la mesure du
possible, quand je décoche une flèche, je le fais sciemment et jamais de
manière injustifiée à mon sens. Sauf impair comme avec l'ami de Samuel. Donc
pour Gaston et ses potes ça devient un véritable festival.
- Ce
matin Elise me téléphone pour me dire que Gaston m'a trouvé très sympa mais un
peu dur parfois, un peu méchant, ne laissant rien passer, et il se demandait
pourquoi d'ailleurs tout le monde, et surtout elle, Elise, avaient l'air au
contraire convaincu à tout me laisser passer.
- -
Et qu'est-ce que tu lui as répondu pour ta défense et la mienne ?" je
demande à Elise.
-
-
- 18.02.04
-
- Christian
me téléphone de Londres pour m'annoncer qu'il fait le voyage pour le concert du
06 mars.
-
- La
ville est bien calme, les vacances de Février. Ce matin je suis secoué de
frissons, très pâle et les yeux très verts, je n'arrive pas à quitter cette
sensation de froid, mais bon, c'est le principe de l'hiver, certainement. Si
j'ai des idées elles n'arrivent que par fulgurance et l'idée est de poursuivre,
travailler cet état propice à la fulgurance, ne pas le laisser s'évanouir dans
les pièges vénéneux de la fatigue ou de l'ironie.
- Dans
toutes les incertitudes qui me maltraitent, les vents fiévreux qui me
traversent, je garde au chaud la nuit passée avec X ; à boire du thé et à me
blottir au creux de son épaule nue.
-
- Déjeuner
avec Juliette et Stéphane, dans une gargote de la rue des Grands Augustins.
Juliette nous demande quel est notre idéal de fille, et quelles ambitions
a-t-on pour l'amour.
- -
ô tu sais, répond Stéphane, moi je suis un provincial. Si je la rencontre
demain, on se marie dimanche à l'église, et voilà."
-
- Ce
qui compte vraiment dans la vie, c'est d'avoir un grand coeur. Rien d'autre.
C'est la seule ardeur qui vaille. Une oeuvre sans coeur n'est que
démonstration, ou subterfuge.
- Les
artistes qui sont des pourritures dans la vie ne m'impressionnent nullement.
Leurs oeuvres si talentueuses soient-elles, fabriquées de ci de là, me tombent
des mains.
- Ce
n'est que le prolongement de l'oeuvre dans la vie, les dialogues incessants
d'un plan à l'autre, l'exercice des allers venues qui transportent et font
sens.
- J'ai
beaucoup admiré le travail de X, je l'ai soutenu, ai parlé de lui chaque fois
que j'en avais l'occasion, mais depuis qu'il s'est comporté à mon égard comme
la dernière des crapules, le plus mesquin des brigands et le plus dégueulasse
des hommes, qu'il a proféré des paroles délirantes et odieuses qui resteront à
jamais pour moi inconcevables, hé bien ses disques sont à la poubelle, et s'il
arrive que quelqu'un évoque devant moi ses chansons je peux sans mal y déceler
à posteriori les mesquineries et les suffisances.
- De
toute façon, le débat entre la séparation de l'oeuvre et de l'artiste est un
débat hypocrite, quand la plupart des artistes se servent d'éléments ou de
sensations autobiographiques, du moins prétendent mettre le meilleur
d'eux-mêmes dans leur oeuvre.
- Seules
les oeuvres issues du coeur valent qu'on les laisse nous transpercer.
-
- 21.02.04
-
- Il
y a quelques mois j'ai perdu mon papa. Et mon amour aussi. J'étais dingue de
cette fille, mais avec insouciance ; l'insouciance des vampires.
- Je
n'ai jamais été très famille, les présentations à la famille et tout le tralala
; ça m'a toujours gêné, embarrassé je ne sais pas pourquoi, c'est dans ma
nature ; et j'aime le secret, j'ai un goût immodéré pour le secret, je trouve
que c'est la plus grande marque d'affection de partager un secret, ou d'être le
secret de quelqu'un mais j'abuse de ces privilèges de prince et puis de toute
façon les amours secrets ont besoin d'air, de grand jour, de week-ends à la
mer. Et pourtant X fut la seule petite amie que j'aie présenté à mon
papa, le 31 décembre, veille de l'année où il disparut. Elle venait de subir
des événements très durs dans sa vie, épouvantables, alors je l'ai emmenée chez
mes parents comme un acte doux je pense, et mon papa était comme un fou de la
voir, de la trouver si belle, il était comme un enfant, son visage déjà marqué
par la maladie s'illuminait comme celui d'un enfant, et il sortait les vieilles
photos de sa jeunesse, les grands formats en noir et blanc, quand il était en
poste à Douala, à Tahiti, et aussi pilote d'avion en escale à New-York, puis la
Tour de contrôle à Roissy on ne l'arrêtait plus, pour ma fiancée il avait
l'ambition de revivre sa vie.
- Il
se racontait s'excusant un peu pour sa voix, mais passait au-dessus de ça,
au-dessus de la maladie qui s'insinuait déjà, prête à foudroyer. C'était
plusieurs maladies qui s'annulaient ce soir-là, voilà, mes tristes refuges.
- Et
je crois qu'il était immensément fier que j'aie une fiancée de cette classe, je
veux dire si vive, si belle et si attentive aux choses. Et puis il est mort
moins de dix mois après. Je venais de vivre la rupture la plus insurmontable de
ma vie mais bien entendu je n'en avais rien dit à mon papa, il avait vécu le 31
décembre 2002 un bonheur intense que je n'avais pas su lui accorder auparavant,
alors bien sûr je n'ai rien dit de cette rupture avec X, au moment où elle me
labourait l'âme, rien laissé transparaître, car peu importe s'il ne lui restait
que quelques mois à vivre ce soir-là mon papa avait pris du bonheur pour mille
ans.
- Maintenant
c'est difficile vous savez. Ca remonte souvent. Les nuits blanches je me laisse
un peu submerger par ces sentiments d'abandon.
- Et
je refuse beaucoup de choses maintenant. Des lumières s'allument autour de moi,
captivantes souvent, et je me laisse capturer parfois en un souffle, et puis
d'une main blanche je ferme l'interrupteur ; il y a trop à ré-apprendre, trop à
revivre : de l'odeur de l'autre aux gestes qui sauvent ; des cailloux blancs
dans cette vie négligente, au réconfort qui ouvre l'instant comme l'écorce d'un
fruit ; des rites à inventer pour guérir des violences, aux tendresses
passionnées qui brillent comme des diamants et dorent l'habitude. Tout à
refaire.
- J'ai
perdu mon papa, j'ai perdu mon amour. Je n'ai plus qu'un vitrail à la place du
coeur et il me faut rebâtir du dedans. Mais rien que l'idée de rebâtir, de
repasser par là, écoeure. Et parfois la précision claire d'un rayon de soleil
démolit par avance.
-
-
- 23.02.04
-
- Selon
une déclaration au magazine Elle, Nicole Kidman cherche un homme bien
élevé. Putain c'est moi, merde !
-
- 24.02.04
-
- Leur
tribu nonchalante grimpe dans la rame, la mère a le sourire aux lèvres, les enfants
cette moue traînante des êtres qu'on trimballe pendant les vacances de février
en expédition à Paris, alors qu'ils préféreraient certainement jouer dans les
profusions d'une chambre, les coins de jardin ou sur un tapis devant la
télévision allumée.
- La
plus grande des deux filles a déplié un plan de métro, s'est assise sur un
strapontin. Elle trace des correspondances entre les lignes colorées de son
plan, biscornues, et celle toute droite qu'elle voit en levant la tête,
affichée sur le mur du wagon. Face à elle se sont installés la mère et le petit
garçon. Au milieu, calée contre la rampe, une adolescente à mi-chemin d'âge
entre son petit frère et sa grande soeur, maigre, un pantalon jean vieux rose
et un blouson Cimmarron dons les plis glacés, les rembourrages, accentuent
encore la maigreur des jambes, deux piquets.
- Elle
reste interdite, comme absente, sombre séparée des autres derrière la barrière
de fins sourcils. De longs cheveux noirs. Un esprit que les saccades
assourdissantes des battants du métro ne viennent pas plus frapper que les
fracas du monde. Elle suit le mouvement sans s'y inscrire. Elle se laisse
trimballer dans cette grande ville sans repères pour elle, sans aucune attache
sentimentale, c'est-à-dire étrangère, hostile, indifférente, voyez plutôt Paris
sans l'aveugle conséquence d'un amour pour logis, son espérance ou son regret,
inutile à l'emploi.
- Tout
dans son attitude - lente, déconnectée - saborde les sourires de la mère, les
efforts surnaturels que fait la mère pour être un chef de troupe, et dont
toutes les tentatives sont réduites à néant par la violence de ses enfants, la
violence d'intelligences incompatibles pour l'instant où ils se trouvent
ensemble ; leur intelligence démiurgique qui n'entre pas, et de plein gré, dans
ce que crée la mère pour échapper à l'idée somptueuse qu'elle se fait de
l'ennui.
- La
mère s'est trompée, ils auraient dû continuer sur l'autre ligne, à la
Motte-Piquet Grenelle, ne pas descendre, ne pas s'engouffrer joyeusement dans
le temps reporté de la correspondance.
- Il
est dix-heures trente, station Duroc.
- -
Je sais ce qu'on va faire, dit la mère éclatante, on va descendre à Odéon, je
vais vous emmener dans un restaurant fantastique !
- -
Ah non pas un restaurant ! geint le petit garçon.
- Ils
seront à Odéon dans moins de dix minutes. Il restera quoi, au moins plus d'une
heure et demi, raisonnablement, à tuer avant le déjeuner ; plus d'une heure et
demi à la mère idéale pour trouver de quoi les occuper avant la
fantaisie sur-vantée du restaurant. Elle essaye de faire de la journée quelque
chose de complet, de bien rempli, et d'émouvant aussi. Elle essaye d'entraîner
les autres dans ce qu'elle croit bon pour eux. Et se heurte aux murs qui font
les maisons.
- La
mère tente de gagner du temps par tous les moyens, avant et après certainement,
sur ses trouvailles de génie comme l'idée du restaurant fantastique, bien que
l'enfant l'aie détruite tout de suite. Elle oeuvre pour un public qui ne suit
pas. Elle s'épuise, à faire de la journée un édifice. C'est une mère mythologique.
Qui n'en finit pas de s'épuiser, malgré les percées lumineuses, les courts
répits.
- Si
on devait choisir un siège pour le bonheur, on prendrait un strapontin plutôt
qu'un fauteuil ou une banquette. Un strapontin qui claque.
- Un
starpontin inquiet, qui change d'occupant et qui est prêt à n'importe quel
moment à se refermer d'un clic.
- Quand
la rame de métro arrive à Cardinal Lemoine, la mère comprend qu'ils viennent de
passer Odéon depuis plusieurs stations déjà, qu'il va falloir encore trouver
autre chose pour ne pas revenir en arrière.
- Son
sourire la quitte quelques secondes. Elle ferme les yeux comme épuisée, au bord
du renoncement. On ne peut pas trimballer toute la journée ses gosses en métro
en inventant chaque fois pour le petit des nouvelles surprises qui ne verront
jamais le jour.
- Un
instant, elle se sent complètement désemparée. Et c'est là, au moment où elle
ferme les yeux, s'abandonne et trahit sa fatigue, dénonce son impuissance, et
rend la supercherie lisible, que l'adolescente jusque-là si fuyante, la fixe de
deux yeux sombres, durs et réprobateurs.
-
-
- 26.02.04
-
- Contrairement
aux idées reçues, c'est en sortant qu'on a le plus de chances de rencontrer la
solitude.
- La
rue était au flirt aujourd'hui ; beauté d'une fille qui s'engouffre dans le
métro Saint-Sulpice à 17 heures 53, cheveux soyeux, grâce du cou dénudé par
temps de neige, la ruche qui se joue au bord des clavicules comme dirait
Charles (Baudelaire).
- Robert,
avec qui je prends un café, s'exclame :
- -
Elle donne le goût de l'été."
- Dans
l'après-midi claire, les jardins du Luxembourg sentaient la barbapapa.
- J'avais
envie d'écrire à X, de lui dire : j'aimerais une fois dans ta vie, m'effondrer
dans tes bras. Mais bon, je sais me tenir.
-
-
- 29.02.04
-
- Pitié
pour les enfants.
-

-
-
-
- 01.03.04
-
- Il
y a eu un léger retard dû à la fabrication, des soucis de format, pour la
photo, le digipack, mais normalement, si tout va bien, les disques seront prêts
pour le concert de samedi.
- Le
seul inconvénient du House of live c'est l'aspect restaurant ; notre
arrivée sur scène aura lieu vers 23 heures et il faut juste espérer qu'à 22
heures 30 les tables pile en devant de scène ou alentours ne soient pas
réquisitionnées par de tardives tribus de mangeurs de burger du samedi soir qui
s'en foutent du concert ou qui, pour distraire leur copine, vont s'amuser à
rire plus fort que le chanteur ne chante (ce qui dans mon cas n'est pas bien
difficile, il faut le reconnaître, quitte à minorer ou décourager les niaises
audaces).
- On
va commencer le set par Genoux, hiboux, cailloux, c'est important de
commencer le concert par une chanson qu'on connait bien, qu'on joue depuis
longtemps, assez solide et charpentée pour installer une ambiance, des
fondations, et c'est une chanson plutôt sexy en même temps ; c'est aussi pour
éviter l'erreur que j'avais faite les concerts précédents, flagrante à Cannes,
de commencer un spectacle par une chanson que je n'habitais pas
complètement : J'ai cru bon de tenir à vous, dont le texte me
chiffonnait, ne me convenait pas tout à fait, une chanson trop jeune dans notre
répertoire, trop éruptive et trop fiévreuse, pour ouvrir un concert.
- Samedi
nous jouerons deux chansons que nous n'avons jamais joué encore sur scène à
Paris, nos deux nouvelles chansons : La théorie des nuages, et, Les
parisiennes s'habillent pour faire l'amour.
- Les parisiennes s'habillent pour faire l'amour est la petite dernière,
nous l'avons écrite il y a trois semaines. L'idée pour moi était de repartir
vers quelque chose de léger, après les concerts de novembre et La théorie
des nuages qui leur succédait directement, qui était le produit du
répertoire joué ces trois soirs de suite, à Paris, et de grandes émotions, de
grands fracas sentimentaux ; La théorie des nuages est une chanson très
triste, définitive, avec cet orage consommé entre les couplets et les refrains,
où les couplets restent finalement dans le doux-amer, la surface des choses, la
caresse, et où les refrains traitent de sentiments plus durs, intransigeants,
irréversibles ; donc l'idée avec Les parisiennes était de repartir vers
quelque chose d'absolument léger, pour reprendre un peu de souffle, d'élan, une
chanson légère et pourtant habillée quand même, puisque Les parisiennes
s'habillent pour faire l'amour.
- Au
départ je souhaitais une construction dans ce style : il y en a qui s'habillent
pour sortir dîner, il y en a qui s'habillent pour aller au ciné etc. et les
parisiennes, elles, s'habillent pour faire l'amour. Ce devait être le
leitmotiv. J'aimais bien cette idée que les filles aillent s'habiller
exclusivement pour se déshabiller ; ça montrait bien la vanité et la
superfluité des comportements... Hors plaisanterie il y avait une élégance et
en même temps quelque chose de plus profond à explorer dans le propos, et qui
pouvait me permettre de faire des motifs.
- Il
y a aussi cette phrase superbe d'Yves Saint-Laurent : "Le plus beau
vêtement qui puisse habiller une femme ce sont les bras de l'homme qu'elle
aime." Et il ajoute : "Mais pour celles qui n'ont pas eu la chance de
trouver ce bonheur, je suis là."
- Et
je voulais glisser aussi l'idée que parfois c'est assez sexy de faire l'amour
pas complètement tout nu, l'autre jour, je ne sais plus pourquoi on parlait de
ça - enfin si, je sais pourquoi - Elise me demandait si j'aimais bien que les
filles gardent un ou deux vêtements pour l'amour, les bottes par exemple, si
j'aimais bien que les filles gardent leurs bottes pour faire l'amour, et j'ai
répondu à Elise, hé bien ça dépend des bottes.
- Tout
ça pour expliquer la création d'une chanson, du moins de celle-là car il n'y a
pas vraiment de règle, chaque chanson dans son urgence impose sa nécessité ; au
départ donc j'ai ce titre Les parisiennes s'habillent pour faire l'amour,
et j'ai plusieurs intentions, je peux en mettre une seule, ou plusieurs, ce que
je savais c'est que le titre reviendrait plusieurs fois, la phrase servirait de
refrain. Et puis, contrairement à La théorie des nuages où j'ai fait la
mélodie, ici je n'ai pas touché à la musique, je me suis contenté de poser le
texte et la voix sur la maquette déjà très aboutie proposée par Mathieu et
Frédéric. Du coup, ma non-implication, si je puis dire, dans la musique, me
permet encore plus de détachement dans l'interprétation, et je dirais que ce
détachement, finalement, fait mélodie, du moins sert complètement la chanson. A
partir de là j'ai écrit le texte très rapidement sur ce que m'inspirait la musique
et la façon dont je concevais mon intervention dessus. Et au final le titre Les
parisiennes s'habillent pour faire l'amour n'apparaît plus qu'une fois, une
phrase furtive dans la chanson, ce que j'aime bien, et donc, je sais c'est
triste mais... j'ai zappé le coup des bottes.
-
- 02.03.04
-
- Hier
soir tout le monde allait au concert d'Adam Green. J'aime beaucoup ses
chansons, et il a une tête de type sympa. En fait il a la tête de Julien Clerc
qui aurait mangé un friand à la saucisse ou une patate chaude.
-
- Je
ne crois plus en l'amour, je crois aux histoires d'amour.
-
- David
me dit qu'il faut que j'écrive des textes pour Jeanne Cherhal, et qu'aussi il
faut absolument que Jeanne Cherhal tombe amoureuse de moi parce que c'est tout
à fait mon style de fille, ce que David définit par : converses basses, jeans,
et t-shirt sans manches.
-
- Au
petit matin, délabrée par les hommes, Victoria me faisait l'effet d'une course
qui se cherche une poursuite.
-
- L'orgueil.
-
- Vaguement
assassin
- Est
ce chagrin bizarre.
- -
L'orgueil -
- Lui
opprimait le sein
- Comme
une robe du soir.
-
- Depuis
novembre je prends mes concerts comme des oracles, comment dire : les concerts,
ce qui s'y passe, le partage, le ressenti, l'émulsion si elle a lieu, tout cela
participe à la décision des chansons à venir.
-
- 04.03.04
-
- La traversée des mers.
-
- Allez viens, la vie est douce
Comme la peau d'une otarie
Mais comme une otarie
Parfois ça fout la frousse
La vie.
- Et puis ça éclabousse.
- Y en a qui séparent les enfants
Les ballons multicolores ne flottent plus à la surface de l'eau
Pitié pour les enfants.
- Y en a qui boursicotent les étoiles
Qui rêvent pour leurs épaules
De la conquête d'un châle.
- Amour l'amour est déloyal j'en crache les noyaux
Je t'ai donné mon coeur pour qu'il te tienne chaud
Là pour la photo.
- Souviens toi.
J'aimais bien te savoir là
À cette fenêtre allumée
Quand je passais par là
- Mais Anne tu n'es plus là.
-
- 07.03.04
-
- Le
Noli me tangere dit aussi le refus du commentaire au profit de la
sensation. Le Christ est dans le jardin avec sa dégaine d'un Van-Gogh peint par
Francis Bacon, et Marie-Madeleine s'approche, le reconnaît, et au moment où
elle s'apprête à réagir, à commenter émotionellement cette rencontre incroyable
, le Christ prend les devants, suspend l'émotion, précède le moment du cri
(de joie, ou d'effroi) par son Noli me tangere. Ainsi que Gilles Deleuze
définit la peinture de Francis Bacon, c'est dans cet épisode la sensation qui
l'emporte contre le commentaire psychologique, la formule sur le récit. Il n'y
a rien à raconter, pas de détours à prendre, pas de réflexion à entreprendre ou
à mener, et pas de labyrinthe à démanteler, il faut juste se fier à la
sensation. C'est en cela aussi qu'on peut rapprocher les essais pour un portait
de Van-Gogh par Francis Bacon d'essais de peindre le Noli. Dans l'acte.
L'impact sensible démolit l'explication, la recouvre. La sensation
l'emporte sur le sensationnel.
-
- Concert
d'hier soir très positif au vu des réactions, pourtant je me suis senti souvent
en dessous de mes intentions ; distrait plus qu'il n'en faut par l'ambiance
délétère du lieu, cet espace à double tranchant qui s'agite entre la brasserie
bruyante et la fervente intimité d'une salle de concert.
- Alors je traîne ce soir, un peu froissé. Je n'ai
pas su créer une plateforme sensible aussi idéale que je l'eusse souhaité. Ma
seule envie est d'y retourner. Mais pas de concert en vue.
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