Chapitre 31
     
     
    05.01.04
    X me demande mes résolutions pour 2004. J'en vois au moins deux :
    - Le vice dans les lits et la vertu dans les rues.
    06.01.04.
    Rien de bien folichon à l'expo Cocteau, excepté peut-être les photos du plateau du Sang d'un poète - que je connaissais via l'édition Criterion - pour Lee Miller évidemment. La beauté indiscutable mais irrésolue. Qui passera sa vie à troubler les hommes et fuir les images. Et vis-versa.
    Il y a une photo d'elle, assise sur le plateau de tournage, hiératique et le visage grimé, poudré en statue, une jambe sur l'autre (longues), avec des bas qui montent jusqu'en dessous des genoux, mi-femme mi-idole, sculpturale et passante, insaisissable et proche, en pleine métamorphose de la femme à l'incantation. Elle tient dans sa main gauche un miroir de poche. Passagère carollienne qui remplit son poudrier d'escampette. Tiens, en parlant de poche, tout à l'heure Christophe (A) m'a téléphoné et il m'a remémoré notre année de Terminale dans ce lycée de filles, au troisième étage où quoi, il n'y avait que des filles, une multitude, et je lui ai dit que j'ai l'impression de ne pas en avoir profité, qu'avec le recul c'est comme si j'avais la sensation d'avoir pénétré la caverne d'Ali Baba avec les poches déjà pleines. Christophe a cru que je faisais allusion à Charlotte, mais non, je pensais à un sentiment plus général et Christophe me parle un peu de Charlotte - maintenant on peut bien en parler, maintenant qu'est-ce que ça vaut ? - et je dis à Christophe avec le sourire aux lèvres : oui, j'étais fou d'elle. Complètement fou pardon. Sur la fin j'étais bon à abattre. Et Christophe dit : Ah, mais elle l'a fait.
    Plutôt que d'organiser une exposition foutoire, et qui ne rend que par de brèves et solitaires idées hommage à la féerie et la fulgurance de la poésie de Cocteau, il eût été plus inspiré de diffuser en boucle The wizard of Oz, parce que, vous savez, l'homme en fer blanc aussi, c'est Jean Cocteau.
    Et chez les filles aujourd'hui il n'y a pas d'équivalent à Lee Miller. Peut-être Uma Thurman.
    Rien de très folichon donc, dans la conception de l'expo Cocteau. La confirmation que j'ai de plus belles mains que Jean.
     
     
    Ce qui me tourmente, c'est que je ne vois pas le lien entre l'enfant que j'étais, dont le papa lui achetait une barre chocolatée dans le distributeur de la Piscine de Bois-Colombes, après l'épreuve des longueurs et des objets lestés à aller chercher sous l'eau le mardi soir il faisait nuit derrière les vitres dépolies de la Piscine, le vent froid des villes en veilleuse dans les cheveux mouillés, pas de lien avec Charlotte qui m'emmenait chez ses parents Boulevard Saint-Germain et que j'embrassai infiniment tout en mesurant ma chance - déjà étrangement conscient des choses, et préoccupé, soucieux - pas de lien avec cet amphi de cours de cinéma à Censier où je jouais une sorte de grand aigle solitaire épaulé par Jean-Luc, pas de lien dans cette construction de vies effleurées, ce jeu de Lego aléatoires vraiment ? et ses amis qui s'organisaient autour de moi comme une Cène répétée mille fois mais le vrai traître c'est la vie, et quand quelqu'un trébuchait je disais toujours : ah, un romain n'irait pas plus loin.
    Pas de lien entre l'enfant qui était heureux qu'on lui confie la mission d'aller chercher le pain par les rues crépusculaires, vers dix-huit heures trente en hiver, à la Garenne-Colombes, et le jeune homme orgueilleux qui, à l'écart du groupe, entendait l'antigonale et hermétique Aurélie aux longs cheveux noirs répondre à un jeune type qui s'interrogeait sur l'appartenance d'un briquet : - C'est à Jérôme, donne-le moi. (c'est-à-dire : je le garde, je m'en (pré)occupe). Pas de lien autre que ma sensibilité cuisante, ma conscience démiurgique - et sans Dieu, je veux dire sans sauvetage, sans cohérence immédiate, sans un sens qui ait la limpidité d'une caresse - d'un chemin accidenté qui se dessine au fur et à mesure de mes pâleurs et de mes exigences. Il n'y a que moi pour faire ce lien, un coeur qui bat, un corps d'aventures, et apparemment, ça ne me suffit pas.
     
     
    07.01.04
     
    Parmi les chanteurs que je rencontre, beaucoup me considèrent comme un écrivain. Et la plupart du temps les écrivains que je rencontre me considèrent essentiellement comme un chanteur. Je me fous un peu de ces catégories mais c'est drôle comme certains donnent l'impression d'avoir intérêt à ce que je ne joue pas dans leur bassin.
     
     
    09.01.04
     
    Encore. (voir chapitre précédent)
     
    Le chapeau de paille. C'est l'attribut du Christ sorti du tombeau, découvert par Marie-Madeleine ; elle le prend au départ pour le jardinier, il en aura les attributs dans les toiles qui représenteront l'épisode du Noli me tangere d'après l'évangile de Jean : le chapeau de paille, la pelle (Dürer, le Titien).
    Chez Van-Gogh le chapeau de paille demeure, la haute note jaune, la couronne de roi fondue de soleil ; et la pelle du jardinier c'est la palette du peintre. Francis Bacon a fait des crucifixions et des lavabos, il a fait glisser le mystère de Cimabue dans les bars de Londres, comme on pourrait penser ici qu'il fait un Noli me tangere en peignant Van-Gogh en une apnée de couleurs dans son mystère. Le corps est déjà cuit, carbonisé. La résurrection a lieu maintenant dans l'acte de peindre. Résurrection du héros - Van-Gogh - et de son prochain - Bacon - ainsi que Marie Madeleine doit l'annoncer suite à la formule ambiguë du Noli. John Russell raconte que lors de l'accrochage la peinture était encore fraîche, prête à couler de la toile, que quelques jours auparavant Bacon n'était pas certain de son sujet. C'est comme ces mises en garde sur les grilles des parcs, sur les portes des écoles : "prière de ne pas toucher, peinture fraîche". Noli me tangere, coeur en pâture.
     
    10.01.04
     
    On a fait une nouvelle série de photos avec Mathieu dans les jardins, pour renouveler le stock, pour les trucs à venir. J'aime bien cette photo parce qu'on croit qu'il y a de la neige sur le sol, dans les jardins. Alors que non. Ce n'était qu'à l'intérieur.
     
     
    11.01.04
     
    Dérouillé sur avances, j'avance.
     
    12.01.04
     
    David a l'air d'aller bien, il mange des Traou Mad. Je lui dis que si Van-Gogh était reparti avec Gauguin en Bretagne, peut-être qu'au lieu de peindre des tournesols il aurait peint des Traou Mad.
    Samedi soir j'ai encore dû supporter la bêtise bavasse d'un type qui disait du mal de Bénédicte Martin - c'est sûr que ça donne l'impression d'avoir un avis littéraire et que, lors d'une soirée, c'est plus simple que de cracher sur Flaubert. Et puis d'abord qu'est-ce que ce type connaît à l'écriture ? Si mes mains n'étaient pas au choix des oeuvres d'art sans cimaise ou des objets de plaisir pour jeunes femmes, je lui aurais bien mis dans la gueule. Les deux.
    Café de la Mairie cette après-midi j'étais pressé j'ai dû m'enfuir, j'ai laissé Stéphane en compagnie d'une charmante espagnole. C'est un joli motif. Je veux dire je suis pour les motifs. Pour l'émotion et les motifs. Dans plusieurs films de Claude Sautet il y a des gens qui sont surpris par une averse, qui prennent une saucée. Dans plusieurs films de Jean-Pierre Melville le héros jette un coup d'oeil qui englobe sa chambre avant de sortir, comme si c'était la dernière fois qu'il voyait cette pièce, qu'il n'allait pas survivre à son départ. Hé bien si un jour on me donne les moyens d'écrire des films, dans chacun de mes films Stéphane Million rencontrera par hasard une belle espagnole.
    Du temps heureux de l'existence du Marks and Spencer du boulevard Haussmann, j'achetais ce pain noir, norvégien, pour accompagner le Tarama très pâle et onctueux qu'on trouvait là-bas. J'en avais fait un style de vie chez mes amis. J'avais associé ces deux choses inéluctablement dans leur esprit ; quand Anas achetait du Tarama, il ne pouvait plus concevoir de ne pas l'acheter chez Marks and Spencer comme de ne pas prendre également le pain noir norvégien. Ainsi se créaient des rites, aussi gourmands que dérisoires peut-être, mais qui avaient valeur de petits cailloux blancs pour une époque, un cycle, une confrérie de rapprochements, qui s'épuiseraient et disparaîtraient aux vents inexorables de la vie. A la grande épicerie du Bon Marché j'ai retrouvé une sorte de pain noir à peu-près identique et un Tarama dont la texture rappelle à peu-près celui qu'on trouvait au Marks and Spencer aujourd'hui démoli. Toute la différence vient de l'à peu-près. On ne peut plus retrouver qu'à peu près les ambiances et les choses, les Noëls de l'enfance et les amitiés désincarnées d'un cycle lointain, les émotions et les jambes des filles et les pliures dans lesquelles se risquer ; il faut beaucoup de force, d'emportement, de fulgurance pour se sortir de tête l'empire de l'à peu-près ; nos coeurs sont des lézards sur la terre d'une vie sclérosée de tristesse.
     
    C'est la fille bleue. J'arrive dans la rame de métro et il y a cette fille habillée de la tête aux pieds de plusieurs nuances de bleu. Assez contrastées pour que ça ne fasse ni uniforme ni pyjama. Et tout d'un coup elle met des lunettes. Je veux dire rien ne justifie que, tout d'un coup, elle sorte ses lunettes et les pointe sur le bout de son nez. Elle n'a pas de livre entre les mains, ni brochure ni prospectus, elle n'a pas essayé de déchiffrer péniblement les stations ou les numéros des lignes qui font correspondance sur les panneaux latéraux. Non, rien de tout cela. Elle a juste mis des lunettes qui lui donnent un air et une allure incroyablement sexy. C'est la seule information supplémentaire, subitement, dans cette rame de métro. On ne voit pas pourquoi elle a mis ses lunettes. Peut-être pour moi.
     
    13.01.04
     
    Orphelins d'un soir un baiser sera pris pour un toit.
     
    Il n'y aura plus de prairie pour nous étendre
    Ni de pluie pour chanter dessous
    Nos coeurs feront la manche et tendres
    Nos avenirs réclameront des sou -
     
    -venirs pour se payer une dernière tranche
    Agir au délicieux moment
    Nos lèvres traverseront la manche
    Nous prendrons le Ferry par avis de beau temps.
     
    Orphelins de ce que nous fûmes
    Dans une suite de mouvements
    Nos corps mêlés comme des dunes
    Se déplaceront au gré du vent.
     
    Tu essaieras toutes les ruses
    Comme des vêtements, une Erynie,
    Tu feras le tour des écluses
    Refermant derrière toi la grille.
     
    Je suis orphelin de toi dans les grandes lignes
    Et les petits trajets, les axes, et le compas
    S'éloigne de ce qui fixe et lentement dessine
    Le tracé déloyal de chacun de nos pas.
     
     
    15.01.04
     
    Quand nous avons pris le chemin, à l'écart de l'hôpital, pour le bâtiment et la petite pièce où reposait le corps de mon papa, je songeais à Jean-René Huguenin, à la dureté de Jean-René Huguenin, la pudeur de silex, les rochers intérieurs qui se dressent instantanément au fond de soi, ce que j'avais retrouvé lors de ma première lecture du Journal d'Huguenin, j'avais vingt-ans, et je me reconnaissais dans cette dureté, qu'on aurait pu prendre aussi bien pour de la vaillance ou de l'insensibilité, les deux tout aussi bien, je n'ai pas sombré.
    Je ne suis pas très optimiste sur les gens, et de moins en moins, l'été dernier il y avait cette histoire ignoble avec Arnaud qui habilement, de manière tout à fait illégitime et opportuniste m'extorquait pour la première fois que j'allais gagner quelque chose de sérieux avec mon travail la somme de plus de 15000 euros - une histoire écoeurante dont les répercussions me blessent encore et que je raconterai un jour - et parce que je lui demandais d'écourter les problèmes qu'il me causait et s'ingéniait à faire traîner - tout l'été - répétait à qui voulait l'entendre que je lui faisais du chantage au papa malade.
    Je ne sais même pas comment on peut dire ça, tenir de tels propos.
    Et puis aussi je rentrais chez moi et j'avais le mail de ce type qui suivait mon Journal et m'abreuvait d'insultes, il me crachait dessus entre autres parce qu'il avait en tête que mon écriture a du succès auprès des filles, trop à son goût ou une bonne crise d'envie du genre, et quand je rentrais abattu, après des journées exsangues à rassembler mes souvenirs, j'avais un mail qui me disait : le cadavre de ton père ne mérite que ton cadavre d'écriture. Là encore je ne sais même pas comment on peut oser formuler, écrire puis envoyer cela à quelqu'un qui vient de perdre son père il y a tout juste deux semaines.
    Mais rien de ce que je raconte aujourd'hui ne m'a atteint outre mesure, parce que je n'ai jamais été optimiste sur la nature humaine. Il y a des choses dégueulasses qui se passent tous les jours et voilà, parfois, on en fait les frais, crûment.
    Je suis resté très en retrait - encore - de cet événement sans nuances qu'est la mort d'un père ; j'ai pensé à la pudeur de silex de Jean-René Huguenin sur ce chemin d'hôpital, chemin tortueux qui prenait des précautions insensées et florales pour dissimuler aux chambres des malades la proximité de l'entrepôt du dernier souffle ; certains peuvent dire digne, d'autres désincarné , je n'ai pas sombré.
    Je crois que c'est parce que je n'avais pas de bras pour pleurer. J'ai souvent eu des fiancées, je veux dire, voilà j'ai presque toujours eu des fiancées, et là quand mon papa est mort hé bien il s'est trouvé que j'étais seul, je rentrais le soir et il n'y avait pas de bras pour pleurer, de corps et de visage auxquels se remettre, alors je n'avais pas d'enclos pour délimiter ma souffrance, la faire rugir aux larmes en toute confiance et la dompter peut-être, un peu, par la consolation d'une étreinte, Je n'étais pas autorisé à me laisser dégringoler. Alors devant la mort de mon papa, je suis revenu dans l'enfance unique qui fut mon mode de vie, toute l'enfance si douce en surface et toujours au secret de ses plaies.
    Je suis triste parfois, infiniment triste, comment dire, pas tant pour moi aujourd'hui que pour cet enfant que je fus, que le papa emmenait au cinéma sur les grands boulevards le mercredi après-midi, et à la piscine de bois-colombes le mardi soir, et auquel il n'apprenait ni les livres, ni les tableaux dans les musées, mais simplement à observer sa bonté, sa gentillesse extrême, sa confiance dans le monde et dans la simplicité des gens.
    Je ne me souviens pas si je lui posais des questions. Je m'étonnais toujours de le voir si à l'aise avec tout le monde. Si précis dans ces attentions et naturel, sans efforts ni contrepartie. Moi j'ai toujours plus instantanément tenu de ma mère, cette sorte de grande bourgeoisie belge aux origines espagnoles-hollandaises, liégoise, altière et plus retenue, intransigeante et pudique. Mais je m'aperçois en fait que je tiens des deux, de mon papa poulbot des boulevards parisiens et de ma maman mannequin étudiante aux Beaux-Arts de Liège.
    Avec ce que j'ai développé et conquis par moi-même, je ne suis pas sorti de l'auberge.
     
    16.01.04
     
    Les paysages lunaires de l'après-midi, le soleil réverbéré dans les buildings du quartier Beaugrenelle, le kiosquier aux cheveux blancs qui, sentant venir la pluie, recouvre ses journaux d'un plastique. La Seine boueuse, une enfance claire traverse le visage d'une jeune femme, dans mes clous. On oublie ici que la ville est traversée par un fleuve, le fleuve n'a aucune importance, il est asséché par son manque de surprise et d'utilité, il est supprimé par l'efficacité du métro et des automobiles. Les fleuves suprêmes sont les boulevards le soir, X me fait la grâce de me reconnaître alors que ce n'est pas évident, avec tous ses sacs dans ses mains, toutes ses bandoulières jusque dans son intimité, elle dit trois fois mon prénom dans une même phrase, elle me dit qu'il y a un an peut-être nous nous sommes rencontrés, dans une soirée le plan habituel nous étions celle et celui qui avaient l'air de s'ennuyer le plus, il y en a qui se marient pour moins que ça dis-je et ça la fait sourire, elle me dit que je lui avais parlé de l'Insulinde et de la mélancolie, comme quoi la mélancolie avait été inventée par des panthères noires d'Insulinde avant d'arriver jusqu'à nous, et avant d'arriver jusqu'à nous d'abord sur les vérandas des maisons, là où étaient capturées beaucoup de panthères du fait de leur attirance pour la viande de chien ; la mélancolie donc, inventée par les panthères d'Insulinde, et dans ma tête je pensais : c'est drôle d'avoir dit ça, moi qui a sept ans avais peur d'une mouche capturée dans le rideau de voile du living-room.
     
    21.01.04.
     
    David, au téléphone :
    - Je t'appelle avant de faire une connerie. J'ai revu X par hasard. Enfin pas tout à fait par hasard. Je suis allé rendre visite à un collègue, pour une session de travail. Elle a fini par avoir un poste, là-bas. A la fin de notre entretien il croit me faire plaisir, il me demande si je veux qu'on aille la saluer dans son bureau. Je suis un peu décontenancé. Mais je ne peux pas dire non. Il ne sait pas. Alors on va la voir dans son bureau. C'était sympa, il y avait du monde. Et après je suis allé déjeuner avec ce collègue, dans leur cantine à la mode tu connais, là, derrière le boulevard, leur cantine branchouille, et après elle est arrivée à son tour avec une collègue, et elles se sont assises à quelques tables de nous, et elles ont déjeuné. Et c'est tout.
    - Et tu as envie de faire une connerie ?
    - J'ai envie d'envoyer un texto. Je suis vraiment très triste, la vie c'est vraiment horrible.
    - Oui c'est terrible pour peu qu'on ait connu un peu les étreintes heureuses. Et qu'on en soit un jour dépossédé. Sans avoir eu de champ possible pour manoeuvrer. Terrible à n'en pas dormir la nuit. Terrible à en devenir des vaisseaux fantômes sur les nuits agitées comme des mers.
    - Tu veux que je te dise : cette fille, elle est décevante.
    - On est coincé. On a vécu de belles choses, très fortes, isolées et solides, et tout s'est fendillé, puis dispersé. Sans témoin autre que celui qui n'y est plus. Maintenant je vais te dire : on avance par failles. On n'avance plus que par failles.
    - C'est exactement ça. Et toi tu pourrais être plus dur que moi. Tu pourrais dire des choses beaucoup plus dures. Sur les gens. Et dire par exemple que Y n'a pas été à la hauteur.
    - Oui parfois je le pense et le penser me brûle et m'écoeure. L'autre n'est jamais là quand on l'appelle. C'est criant de vérité et c'est à hurler des mensonges. C'est un savoir qui s'élabore par manque de miracles, et qui rend le coeur sec.
    - On dit que les hommes sont égoïstes mais ce sont les femmes ! Les femmes sont trop centrées sur elles-mêmes. Beaucoup plus que nous.
    - Je ne sais pas. La vie est plus difficile pour elles, elles doivent s'en sortir. Tout le temps. A tout prix. Et lutter contre plusieurs sources de violences à la fois. Contre la leur et celle des hommes, et contre le produit de ces deux violences ça fait trois.
    - Les filles sont égoïstes. Et le prolongement de l'égoïsme d'une fille c'est de s'occuper de son môme. Voilà !
    - Enfant, dans les émissions de variétés il y avait toujours des grands orchestres, et maintenant il nous reste quoi comme musique : de grandes désillusions. L'enfance c'est à la fois l'ouverture sur un champ immense de possibilités et en même temps les caractères se dessinent très tôt, forgés dans la solitude. L'adolescence est le témoin de cette restriction, on arrive déjà dans le goulot de l'entonnoir, prêt à blesser et prêt à se faire mal. Il y a des choses, quand on y songe, c'est horrible. La fin d'un amour qui fut comme un bouleversement, un aiguillage, ou mieux encore : un chemin sexy et paisible. La fin sur le moment ça passe tout seul, c'est spectaculaire et aussi il y a d'autres actions de tous les jours à accomplir, des feux parallèles, ou des compresses, mais quand on y revient, avec le recul, c'est terrible. Toutes les actions extérieures, anecdotiques, ont disparu, les compresses sont tombées et on se rend compte de l'amplitude du désastre, de l'aveuglement, de l'incapacité, et peut-être au bout du compte du manque d'amour. C'est terrible. D'avoir laissé sa chance à la malchance.
    - Et toi, en plus, tu es un tendre.
    - Hélas un tendre au coeur qui devient sec.
    - Non ce n'est pas vrai, tu verras. Bon, cette connerie, je la fais ou pas ?
    - Oui, maintenant, bien sûr."
     
    23.01.04
     
    Dans le métro j'ai mon exemplaire complètement dépenaillé des Vagues, avec les pages volantes pour en offrir à qui en veut je suppose, et une femme avant de descendre se précipite sur moi et me balbutie quelques mots à propos du roman de Virginia Woolf, un des rares romans qui l'ait marqué dans sa vie et zip elle s'esquive avec pour rideaux de théâtre les portes glaciales et coulissantes de la rame.
    Virginia s'est baignée plusieurs fois - avait-elle besoin de répéter sa noyade ? - avec le poète Ruppert Brooke. Le poète anglais qui mourra à l'aube des champs de bataille d'une Europe extensible à l'infini, commence son poème The great lover par ses quatre vers : I have been so great a lover : filled my days / So proudly with the splendor of Love's praise / The pain, the calm, and the astonishment / Desire illimitable, and still content". Bien sûr c'est terrible "le désir illimité, et cependant satisfait", le cependant marquerait bien un contentement, une satisfaction, un déjà ça, mais les grands amants savent qu'il n'en est rien.
    Les grands amants sont comme les grands fauves, en voie d'extinction dans les jungles urbaines ; on les trouve isolés sur les vérandas ; la nuit dans des soirées enfumées, dans des regards où chaque cil est le croc d'acier d'un piège à loup ; on les trouve dans les halls d'immeuble attirés par la chair fraîche de l'amour infini, mais ce n'est que chimère, et score et perte de temps.
    X me demande ce que sont devenues les panthères d'Insulinde dont je lui avais parlé, et je lui dis de ne pas s'en faire, de ne pas craindre pour sa vie, que de toute façon les filles les préfèreront toujours en peluches.
    Au Café ce type imbuvable - il aurait pu choisir un autre lieu - jeune cinéaste qui parlait avec tant de vanité de son travail d'écriture, tu parles, c'est bon pour Paris, on ne devrait même pas parler de travail d'écriture quand on écrit, tout devrait être fluide quand les ratures sont dans le coeur.
    Dans le hall de l'immeuble où j'attends l'ascenseur je vois mon image se refléter à l'infini dans la glace. J'ai voulu joindre un amour manqué, mais j'ai renoncé essayant de donner raison à l'avenir.
    Toutes les répétitions de soi dans un miroir sont des répétitions de noyade.
     
    24.01.04
     
    J'ai opté pour un programme plus clair pour Cannes. Inutile de transporter ses affres avec ses affaires.
     
    29.01.04.
     
    Relu mon dernier paragraphe. Ce n'est pas très bon. Il faudrait revenir sur les textes jusqu'à parfaire encore et encore. Comme une toile. On ne peut pas faire ça avec la vie, on ne peut pas revenir sur un moment de sa vie et le retoucher, l'émonder, le parfaire encore et encore. C'est pour cette raison qu'il n'y a pas de position artistique de la vie. Et que, par rapport à la vie, il n'y a pas de position artistique viable, enviable, ou préférable.
     
    Au début je marchais sur les graviers - je me souviens bien du chemin - dégourdissant mes ailes dans la camaraderie acquise d'une dernière année de lycée. Il y avait trois nouvelles dans la classe. J'étais à l'arrière, dans les positions des forts, et j'observais leurs nuques, leurs attitudes, leurs épanchements sur le cahier de texte d'une voisine plus assurée. J'étais devant un choix, je pouvais au départ tomber amoureux de n'importe laquelle des trois je me souviens, de par leur nouveauté leur maladresse dans ce monde clos d'une classe à l'équilibre endurant. Tomber amoureux c'est se permettre de tout désorienter. De faire du grabuge en douceur. De choisir le camp de la faiblesse.
    Cette année-là je choisis celle qui allait fixer à jamais mon goût. Le cerner, le répandre. Sa peau brûlante, ses bras autour de moi, ses seins comme des pétales. Elle arrivait avec la même déloyauté que fût un jour pour les croissants ordinaires l'arrivée irrésistible du croissant aux amandes.
     
    30.01.04
     
    Les tilleuls.
     
    Les tilleuls ont été inventés par des Dieux satisfaits,
    Pour le plaisir de nos allers-venues
    Dans cette vie fuyante j'ai repéré l'allée
    La tête dans la pliure de vos bras fatigués comme des cordes de navire
    Aux draps trempés de l'amour fou
    Les prairies un peu plus près des os.
    Abandonné par les femmes est la pire des tempêtes,
    Le mitard des cachots.
    Et si je vous aimais une nuit de la semaine prochaine ?
    La lune cachée derrière la montagne
    Les buildings sinistres vus du périphérique
    Les feuilles de tilleul ne me font plus dormir.
     
     
     
    01.02.04
     
    Cannes, mardi 27 janvier 2004.
     
     
       
     
     
     
    03.02.04
     
    C'est le principe du sablier, une fois qu'on est sur scène, les chansons se dévident, chaque chanson court à sa fin, il faut l'habiter dès le départ, et lui donner toutes ses chances alors qu'elle va inexorablement à son rythme - et parfois même, on l'accélère - vers la savoureuse exigence de la chanson suivante.
    Cannes le concert est difficile parce qu'on n'a pas fait depuis longtemps une salle où il y a une telle distance - physique, plusieurs mètres - avec le public - assis, comme au théâtre - il faut donc conquérir de la proximité, avec l'ambition de ne pas gâcher ce que racontent les chansons, et ce qu'elles racontent de nouveau, à ce moment précis, dans le savoir, dans le jusqu'où j'en suis d'aujourd'hui.
    Déjà on rate deux chansons qu'on ne devrait pas rater : Juillet odéon et la pornographie, on ne devrait pas les rater, il y a un manque de rigueur, et toujours cette invraisemblable incertitude liée au matériel, après c'est difficile de retrouver l'équilibre installé à coup de dons, d'avancées fragiles, quand on perd en scène on perd beaucoup plus que les petites installations de quelque chose ; il y a la fatigue mais ça n'a aucune importance, il faudra compter avec la fatigue chaque fois qu'on jouera loin parce que déjà je dors très mal depuis quelques mois, mais depuis que je suis tout petit je ne suis jamais arrivé à dormir ailleurs que chez moi (à l'exception de chez les filles et encore doivent-elles déployer des trésors d'ardeur pour me fermer les yeux), enfant, en colonies de vacances je restai une à deux semaine, vraiment, sans dormir ; à la fin, à la rentrée, tout le monde avait l'air reposé par ses vacances, sauf moi j'étais épuisé, on pensait que je sortais du mitard, j'avais une tête pas possible. On commence le concert par J'ai cru bon de tenir à vous, et je ne suis pas heureux avec cette chanson, je trouve que je me trompe dans cette chanson, qu'elle exprime une visée qui ne me concerne pas, qui n'est pas moi, j'essaye de la modifier en mon sens ou au contraire de tirer la chanson vers une passion plus générale parce que la musique fonctionne et puis il y a des personnes qu'elle touche, qui se la sont appropriée, pour qui elle signifie quelque chose de fort, correspond à une période bien précise de leur vie, c'est le cas de Jean-Vic par exemple pour qui cette chanson prenait beaucoup de sens au moment de sa vie où elle a été crée, mais il faut que je réajuste le texte, que j'en sois convaincu en tout état de cause et je me demande encore comment je peux arriver sur scène, comment je peux ouvrir un concert avec un texte dont je ne suis pas content, dont les trous sont visibles, ainsi je crée moi-même dès le départ un déséquilibre, je bluffe dès l'arrivée alors si derrière on rate deux chansons comme La Pornographie et Juillet Odéon c'est pratiquement foutu. Heureusement le public n'en sait rien que c'est pratiquement foutu, c'est pour ça qu'il va quand même se passer de jolies choses à Cannes, La convalescence d'un baiser par exemple, là, épaulé par les musiciens je crée vraiment quelque chose comment dire, un univers, comme une bulle de savon d'émotion qui nous englobe, survole d'une intention la fragilité de l'écoute, se promène aux inflexions musicales au-dessus de la salle ; sur La théorie des nuages aussi, dans les refrains je sens que j'isole, que je guide et que je fixe l'attention, qu'il y a une sorte de rencontre avec le public, d'idéale suspension, mais c'est si court, c'est le sablier, c'est déjà bientôt la fin du concert et plusieurs chansons ont été gâchées, expédiées par maladresse ; on ne peut pas étirer le temps, y revenir, ni dans la vie, ni dans un concert de musique pop (quoiqu'il faudrait que j'invente ça, un jour, quand on se trouvera les moyens de mes audaces) - oui, seules la peinture et l'écriture offrent ce luxe qui devient, parce qu'il est ainsi offert, une quasi nécessité - alors en musique tout ce qu'on peut faire c'est conduire le temps ou tenter de l'abolir, c'est-à-dire rivaliser avec le regard. C'est en ça que sur scène, nous sommes des Antigone.
     
     
    04.02.04
     
    Les librairies.
     
    Comme je n'ai pas de livre en librairie
    Les filles qui s'y promènent, les filles qui m'y rencontrent,
    N'ont pas à choisir entre mon corps et mes livres.
    Je connais des types pour qui c'est autrement.
    En règle générale je conseille de choisir leurs livres, c'est souvent tout aussi désastreux Mais beaucoup moins compromettant.
    Dehors c'est autre chose : les regards à la sauvette, les parties de cache-cache avec un baiser, les sauts dans les flaques de pluie ou de soleil.
    - Faites un livre de vos yeux verts, de vos mains et de vos lèvres, me disent-elles.
    Et je réponds : je ferai des livres de votre cou, de vos cheveux, vos seins fragiles comme une esquive, vos rêves d'enfant ceux qui sont restés dans les tiroirs des meubles peints de votre première maison, et tout ce qui furète encore dans mes pensées quand vous changez de table et plongez le regard comme une aiguille sur le titre d'un volume qui pique votre curiosité.
     
    Et si je n'en fais pas un livre, je n'en ferai pas une maladie.
     
     
    06.02.04
     
    L'ébriété que donne la fièvre liée à cette faible angine que je ne soigne pas, ou mal. J'aurais bien répondu à l'invitation à dîner chez Juliette mais j'avais promis à David de le retrouver, en compagnie de sa nouvelle fiancée et d'une amie de celle-ci. David, soucieux de mon avis, m'avait dit, la veille, à propos de ma rencontre avec sa nouvelle fiancée :
    - Si tu la trouves top, fais-moi un signe, parle-moi d'un truc spécial.
    - Très bien, si je la trouve top je parlerai dans notre conversation du film de Bresson, Les dames du bois de Boulogne, si je la trouve naze je parlerai du Mépris de Godard, et si je la trouve quelconque de Pouic, Pouic.
    - Jean Girault ?
    - Jean Girault.
    - Ok."
    Dès que j'arrive au lieu de rendez-vous j'ai en main Les notes sur le cinématographe, le recueil de réflexions de Bresson, et David me demande :
    - Qu'est-ce que tu lis ?
    - Robert Bresson, dis-je, tu sais le réalisateur des dames du Bois de Boulogne."
     
    De l'improbabilité de s'accorder avec les filles. Hélène me parle de Mozart. Nous paraissons tous deux ravis de la révélation spontanée de notre prédilection commune pour le 20 ème concerto. Nous commençons à parler versions et Hélène m'apprend que ce concerto s'appelle le concerto "Jeune homme". En fait, après vérification, il y a confusion, le concerto "jeune homme" est le numéro 9, pour piano, en mi bémol majeur, et celui pour lequel je m'enthousiasme, le vingtième - beaucoup plus chahuté - pour piano et orchestre, est en ré mineur.
     
    Thibaut, tout émoustillé par une soirée qu'il a passé auprès de danseuses - classique(s), me parle de son fantasme qui est de faire l'amour avec deux filles à la fois. Aussitôt pour s'inquiéter, avouer qu'il ne sera peut-être pas à la hauteur etc. etc.
    - Ô tu sais, lui dis-je pour le rassurer, il suffit d'avoir quelques notions de mise en scène, et une mémoire sélective."
     
    J'aurais bien aimé être élevé par les femmes, comme Mowgli par les animaux de la jungle.
     
    Je porte ma mélancolie comme les break-danseurs des années 80 leurs transistors.
     
     
    07.02.04
     
    L'utopie de ses bras à mon corps donnait sens.
     
    C'était en 1997-6-8 peut-être
    Ou hier : dans l'éventail des nages le temps est une brasse-coulée.
    Les mots que je lui avais laissé en tête, trahissaient ses faits et gestes, autant que des suçons les carnations de sa peau.
    On ne pouvait plus faire un pas sur le boulevard sans trébucher, la maladie loin de l'autre.
    Aux dernières nouvelles de sa bouche, demain est toujours issue.
    Et le temps assassin ?
    Il laisse des preuves un peu partout, il veut qu'on l'arrête, supplie les amants qu'on l'arrête,
    Puis s'évade profitant d'un flou, d'un endormissement, d'un acquis.
    Minuscule débat autour d'une tâche de rousseur ou de naissance,
    L'utopie de ses bras à mon corps donnait sens.
    Il y a trop de pensées, si peu à qui les dire,
    Les décevants succèdent d'une journée les soupirs.
    Pas de fabriques pour les nuages.
    A qui pourra-t-on dire, en le pensant vraiment : Un jour passé sans vous savoir de ce monde me tue ?
    - Au hasard de demain, à la merci des rues."
     
    08.02.04
     
    "Nul ne voit par-dessus soi. Je veux dire par là qu'on ne peut voir en autrui que ce qu'on est soi-même, car chacun ne peut saisir et comprendre un autre que dans la mesure de sa propre intelligence. Si celle-ci est de la plus basse espèce, tous les dons intellectuels les plus élevés ne l'impressionneront nullement, et il n'apercevra dans cet homme si hautement doué que ce qu'il y a de plus bas dans l'individualité, savoir toutes les faiblesses et tous les défauts de tempérament et de caractère. Voilà de quoi le grand homme sera composé aux yeux de l'autre. Les facultés intellectuelles éminentes de l'un existent aussi peu pour le second que les couleurs pour les aveugles. C'est que tous les esprits sont invisibles pour qui n'a soi-même d'esprit : et toute évaluation est le produit de la valeur de l'estimé par la sphère d'appréciation de l'estimateur."
     
    C'est dans ce genre de texte que réside le véritable pessimisme de Schopenhauer. Et il suffit de substituer ou d'ajouter aux facultés intellectuelles les notions de bonté, d'indulgence, de sensibilité, alors plus besoin des élucubrations inflammatoires d'un Nietszche pour savoir que le Christ est foutu. Bien sûr, on pourrait rajouter des nuances, positives, ou négatives encore comme l'envie, la blessure narcissique ou la suspicion de l'autre telles que les développent, souvent, Dostoïevski, mais voilà, en quelques lignes Schopenhauer porte une nouvelle éponge de vinaigre aux lèvres du Christ, lui met le nez dans l'utopie de son message.
    Mais quand même, si l'on veut s'en sortir, il faut batailler pour l'utopie : l'utopie de la rencontre, l'utopie des lèvres, l'utopie du repos ; l'utopie de la bonté et l'utopie de la connivence ; l'utopie de l'amour physique et l'utopie de l'autre ; et l'utopie de la conquête, de la douceur et du refuge. Il faut avancer, perméable aux désastres, mais n'y cédant jamais car rongé d'utopies.
     
     
    11.02.04
     
    Le concert du 06 Mars se fait désirer. Il y a si peu de concerts et tant de choses à dire. Si peu de prairies.
    Ce sont comme de nouvelles étapes et à chaque fois un nouveau programme à penser, avec si possible de nouvelles chansons, qui viennent retranscrire une cartographie du moment, un état des lieux. Et un terrain pour de nouvelles pentes. Les blessures courantes viennent y prendre une moindre importance, ou s'y pencher comme des cerfs à l'éclat brisé d'une source.
     
    Je suis sorti ces dernières semaines pour constater que les gens ne font jamais attention à ce qui se passe entre eux ; ça me vient de l'adolescence, de cette période je garde une sorte d'aversion pour l'insouciance, que j'associais toujours alors à l'inconséquence, la bêtise ou la violence.
     
    Mon papa était plus courageux, plus doué que moi pour le soleil. Tout est passé si vite. Il était bon et équanime sans cette rage que j'ai moi de toujours viser l'élection. Et de pardonner si peu les indélicatesses.
     
    Parfois j'ai le coeur comme une pomme tombée d'un panier sur un carrelage en marbre.
     
     
    17.02.04
     
    Empathie pour les quilles, indulgence pour le prince.
     
    Sortir, j'accepte une fois sur dix maintenant, ça m'embête de pourrir mes carnets Moleskine de numéros de code d'accès.
    Il y a une grande affiche d'une reproduction d'Edvard Munch dans le salon, ce n'est pas Le cri, ce qui permet de ranger Elise dans le clan des filles originales je présume. Son nouveau boyfriend est une sorte à jouer les second couteaux dans les pubs Hollywood chewing-gum avec les cheveux qui cachent la moitié de son visage (pas la partie qui mâche, malheureusement) et qui porte un nom très anachronique comme Gaston. A propos de Gaston, l'autre jour David me parlait du bachelor et il y a eu un malentendu j'ai cru qu'il me parlait de Bachelard, Gaston Bachelard, bien que les deux aient l'intuition de l'instant.
    Je discute une bonne partie de la soirée avec un type immense qui est champion de bowling ou quelque chose comme ça, il pratique tous les samedis soirs donc sort rarement, semble le regretter, mais en mon for intérieur je me dis que c'est une très bonne excuse pour échapper aux fêtes et dîners obligatoires du samedi, la compétition de bowling. Je lui pose des questions techniques et aussi ce qui le motive dans sa passion, parce qu'en ce moment avec tous les trucs qui m'atteignent, les tourmentes qui me foncent droit dessus, j'ai de l'empathie pour les quilles.
    Elise me présente quelques unes de ses amies et je me dois de rester bien serré dans ma caricature, je pense toujours à ce que m'avait dit Jean Favre, après un concert au théâtre du Tourtour : "Les gens n'ont pas le temps de savoir qui tu es", ça m'avait frappé, j'avais même retranscrit, adapté cette phrase dans une chanson qui s'appelait : Je veille sur le corps d'un rêve ; en soirée c'est pareil, les gens n'ont pas le temps de savoir qui vous êtes, il ne peut y avoir que de la suspicion, c'est-à-dire au mieux, de la séduction.
    En même temps je m'aperçois que dans mon travail j'ai fini par contourner cette phrase, à la rendre caduque, notamment par l'exercice du Journal où j'ai la possibilité de donner des pistes pour les chansons et pour les concerts, de donner une matière supplémentaire pour la rencontre avec le public, un terrain d'entente(s) pour l'émulsion.
    Dans le salon un ami de Gaston souhaite me faire lire un poème de sa composition et qui s'appelle : "Graffiti pour l'aube". Très bien, lui dis-je, mais pas maintenant, je le lirai demain matin, sur un mur.
    Elise me ballade de sa chambre à sa cuisine, dans sa chambre elle me demande ce que je pense de son nouveau soutien-gorges. Ca me fait penser à Sylvie. L'autre jour j'appelle Sylvie pour lui dire tout le bien que je pense de la chanson Viens, dont nous avons écrit le texte ensemble, qu'elle chante en duo avec Arthur H. et qui sera envoyée aux radios d'ici une quinzaine de jours ; donc j'écoute la chanson et suis complètement bouleversé par l'adéquation des voix, l'interprétation d'Arthur H. son timbre caractéristique, si chaud et rocailleux et la construction qui fait que tout d'un coup Sylvie prenne le relai et de sa voix plus fluette et douce chante à Arthur : Je te protégerai comme un enfant ; bref c'est absolument poétique, c'est La belle et la bête, Vendetta pour Jean Cocteau, j'appelle Sylvie pour lui dire tout ça et combien je suis fier d'avoir participé à l'écriture de cette chanson, d'y avoir mis un peu de moi, et je la dérange en plein achat de soutien-gorges dans un grand magasin (joies du téléphone portable).
    - ô Jérôme j'essaye d'acheter un soutien-gorges, me dit Sylvie, mais c'est nul ils sont tous trop grands, y en a aucun à ma taille !
    - Tais-toi, lui dis-je pour plaisanter, je suis tombé amoureux pour moins que ça !"
    Donc ça me fait penser à cet épisode, là, dans la chambre d'Elise, qui ensuite m'entraîne dans sa cuisine, ouvre son réfrigérateur pour me faire goûter un petit pot au chocolat, mais pas n'importe quel petit pot au chocolat, un petit pot au chocolat à la cardamome, qu'elle a préparé à mon intention selon la fiche cuisine du Elle n°3032.
    Dans le salon, sous la reproduction d'Edvard, comme on me demande mon avis, je fais deux trois réflexions qui ont pour effet de rembrunir Gaston et ses potes. Il faut que je fasse attention. Parfois je peux être un peu cassant. Comme cette anecdote que m'a rapporté Samuel. La nuit du 31 décembre dernier, tandis que nous descendions la rue Rémusat avec Jean-Vic et quelques autres dont un ami de Samuel, cet ami en question se plaint du froid dans le genre : qu'il fait froid, j'ai froid, il fait froid, et je lui dis, d'un air détaché : oui, c'est le principe de l'hiver. Là il parait que l'ami s'est braqué et a passé le reste de la soirée dans un mutisme prudent, pour rapporter à Samuel le lendemain que j'avais été particulièrement cassant à son égard. Alors que je n'avais vraiment aucune intention de témoigner de l'animosité à l'encontre de ce garçon, et à posteriori je suis bien désolé qu'il ait trouvé ma réflexion si..rude, et mon attitude si...froide.
    Le problème c'est que je suis tellement sensible - coutumier - aux négligences, faux pas, indélicatesses qui ont cours entre les gens que, dans la mesure du possible, quand je décoche une flèche, je le fais sciemment et jamais de manière injustifiée à mon sens. Sauf impair comme avec l'ami de Samuel. Donc pour Gaston et ses potes ça devient un véritable festival.
    Ce matin Elise me téléphone pour me dire que Gaston m'a trouvé très sympa mais un peu dur parfois, un peu méchant, ne laissant rien passer, et il se demandait pourquoi d'ailleurs tout le monde, et surtout elle, Elise, avaient l'air au contraire convaincu à tout me laisser passer.
    - Et qu'est-ce que tu lui as répondu pour ta défense et la mienne ?" je demande à Elise.
     
     
    18.02.04
     
    Christian me téléphone de Londres pour m'annoncer qu'il fait le voyage pour le concert du 06 mars.
     
    La ville est bien calme, les vacances de Février. Ce matin je suis secoué de frissons, très pâle et les yeux très verts, je n'arrive pas à quitter cette sensation de froid, mais bon, c'est le principe de l'hiver, certainement. Si j'ai des idées elles n'arrivent que par fulgurance et l'idée est de poursuivre, travailler cet état propice à la fulgurance, ne pas le laisser s'évanouir dans les pièges vénéneux de la fatigue ou de l'ironie.
    Dans toutes les incertitudes qui me maltraitent, les vents fiévreux qui me traversent, je garde au chaud la nuit passée avec X ; à boire du thé et à me blottir au creux de son épaule nue.
     
    Déjeuner avec Juliette et Stéphane, dans une gargote de la rue des Grands Augustins. Juliette nous demande quel est notre idéal de fille, et quelles ambitions a-t-on pour l'amour.
    - ô tu sais, répond Stéphane, moi je suis un provincial. Si je la rencontre demain, on se marie dimanche à l'église, et voilà."
     
    Ce qui compte vraiment dans la vie, c'est d'avoir un grand coeur. Rien d'autre. C'est la seule ardeur qui vaille. Une oeuvre sans coeur n'est que démonstration, ou subterfuge.
    Les artistes qui sont des pourritures dans la vie ne m'impressionnent nullement. Leurs oeuvres si talentueuses soient-elles, fabriquées de ci de là, me tombent des mains.
    Ce n'est que le prolongement de l'oeuvre dans la vie, les dialogues incessants d'un plan à l'autre, l'exercice des allers venues qui transportent et font sens.
    J'ai beaucoup admiré le travail de X, je l'ai soutenu, ai parlé de lui chaque fois que j'en avais l'occasion, mais depuis qu'il s'est comporté à mon égard comme la dernière des crapules, le plus mesquin des brigands et le plus dégueulasse des hommes, qu'il a proféré des paroles délirantes et odieuses qui resteront à jamais pour moi inconcevables, hé bien ses disques sont à la poubelle, et s'il arrive que quelqu'un évoque devant moi ses chansons je peux sans mal y déceler à posteriori les mesquineries et les suffisances.
    De toute façon, le débat entre la séparation de l'oeuvre et de l'artiste est un débat hypocrite, quand la plupart des artistes se servent d'éléments ou de sensations autobiographiques, du moins prétendent mettre le meilleur d'eux-mêmes dans leur oeuvre.
    Seules les oeuvres issues du coeur valent qu'on les laisse nous transpercer.
     
    21.02.04
     
    Il y a quelques mois j'ai perdu mon papa. Et mon amour aussi. J'étais dingue de cette fille, mais avec insouciance ; l'insouciance des vampires.
    Je n'ai jamais été très famille, les présentations à la famille et tout le tralala ; ça m'a toujours gêné, embarrassé je ne sais pas pourquoi, c'est dans ma nature ; et j'aime le secret, j'ai un goût immodéré pour le secret, je trouve que c'est la plus grande marque d'affection de partager un secret, ou d'être le secret de quelqu'un mais j'abuse de ces privilèges de prince et puis de toute façon les amours secrets ont besoin d'air, de grand jour, de week-ends à la mer. Et pourtant X fut la seule petite amie que j'aie présenté à mon papa, le 31 décembre, veille de l'année où il disparut. Elle venait de subir des événements très durs dans sa vie, épouvantables, alors je l'ai emmenée chez mes parents comme un acte doux je pense, et mon papa était comme un fou de la voir, de la trouver si belle, il était comme un enfant, son visage déjà marqué par la maladie s'illuminait comme celui d'un enfant, et il sortait les vieilles photos de sa jeunesse, les grands formats en noir et blanc, quand il était en poste à Douala, à Tahiti, et aussi pilote d'avion en escale à New-York, puis la Tour de contrôle à Roissy on ne l'arrêtait plus, pour ma fiancée il avait l'ambition de revivre sa vie.
    Il se racontait s'excusant un peu pour sa voix, mais passait au-dessus de ça, au-dessus de la maladie qui s'insinuait déjà, prête à foudroyer. C'était plusieurs maladies qui s'annulaient ce soir-là, voilà, mes tristes refuges.
    Et je crois qu'il était immensément fier que j'aie une fiancée de cette classe, je veux dire si vive, si belle et si attentive aux choses. Et puis il est mort moins de dix mois après. Je venais de vivre la rupture la plus insurmontable de ma vie mais bien entendu je n'en avais rien dit à mon papa, il avait vécu le 31 décembre 2002 un bonheur intense que je n'avais pas su lui accorder auparavant, alors bien sûr je n'ai rien dit de cette rupture avec X, au moment où elle me labourait l'âme, rien laissé transparaître, car peu importe s'il ne lui restait que quelques mois à vivre ce soir-là mon papa avait pris du bonheur pour mille ans.
    Maintenant c'est difficile vous savez. Ca remonte souvent. Les nuits blanches je me laisse un peu submerger par ces sentiments d'abandon.
    Et je refuse beaucoup de choses maintenant. Des lumières s'allument autour de moi, captivantes souvent, et je me laisse capturer parfois en un souffle, et puis d'une main blanche je ferme l'interrupteur ; il y a trop à ré-apprendre, trop à revivre : de l'odeur de l'autre aux gestes qui sauvent ; des cailloux blancs dans cette vie négligente, au réconfort qui ouvre l'instant comme l'écorce d'un fruit ; des rites à inventer pour guérir des violences, aux tendresses passionnées qui brillent comme des diamants et dorent l'habitude. Tout à refaire.
    J'ai perdu mon papa, j'ai perdu mon amour. Je n'ai plus qu'un vitrail à la place du coeur et il me faut rebâtir du dedans. Mais rien que l'idée de rebâtir, de repasser par là, écoeure. Et parfois la précision claire d'un rayon de soleil démolit par avance.
     
     
    23.02.04
     
    Selon une déclaration au magazine Elle, Nicole Kidman cherche un homme bien élevé. Putain c'est moi, merde !
     
    24.02.04
     
    Leur tribu nonchalante grimpe dans la rame, la mère a le sourire aux lèvres, les enfants cette moue traînante des êtres qu'on trimballe pendant les vacances de février en expédition à Paris, alors qu'ils préféreraient certainement jouer dans les profusions d'une chambre, les coins de jardin ou sur un tapis devant la télévision allumée.
    La plus grande des deux filles a déplié un plan de métro, s'est assise sur un strapontin. Elle trace des correspondances entre les lignes colorées de son plan, biscornues, et celle toute droite qu'elle voit en levant la tête, affichée sur le mur du wagon. Face à elle se sont installés la mère et le petit garçon. Au milieu, calée contre la rampe, une adolescente à mi-chemin d'âge entre son petit frère et sa grande soeur, maigre, un pantalon jean vieux rose et un blouson Cimmarron dons les plis glacés, les rembourrages, accentuent encore la maigreur des jambes, deux piquets.
    Elle reste interdite, comme absente, sombre séparée des autres derrière la barrière de fins sourcils. De longs cheveux noirs. Un esprit que les saccades assourdissantes des battants du métro ne viennent pas plus frapper que les fracas du monde. Elle suit le mouvement sans s'y inscrire. Elle se laisse trimballer dans cette grande ville sans repères pour elle, sans aucune attache sentimentale, c'est-à-dire étrangère, hostile, indifférente, voyez plutôt Paris sans l'aveugle conséquence d'un amour pour logis, son espérance ou son regret, inutile à l'emploi.
    Tout dans son attitude - lente, déconnectée - saborde les sourires de la mère, les efforts surnaturels que fait la mère pour être un chef de troupe, et dont toutes les tentatives sont réduites à néant par la violence de ses enfants, la violence d'intelligences incompatibles pour l'instant où ils se trouvent ensemble ; leur intelligence démiurgique qui n'entre pas, et de plein gré, dans ce que crée la mère pour échapper à l'idée somptueuse qu'elle se fait de l'ennui.
    La mère s'est trompée, ils auraient dû continuer sur l'autre ligne, à la Motte-Piquet Grenelle, ne pas descendre, ne pas s'engouffrer joyeusement dans le temps reporté de la correspondance.
    Il est dix-heures trente, station Duroc.
    - Je sais ce qu'on va faire, dit la mère éclatante, on va descendre à Odéon, je vais vous emmener dans un restaurant fantastique !
    - Ah non pas un restaurant ! geint le petit garçon.
    Ils seront à Odéon dans moins de dix minutes. Il restera quoi, au moins plus d'une heure et demi, raisonnablement, à tuer avant le déjeuner ; plus d'une heure et demi à la mère idéale pour trouver de quoi les occuper avant la fantaisie sur-vantée du restaurant. Elle essaye de faire de la journée quelque chose de complet, de bien rempli, et d'émouvant aussi. Elle essaye d'entraîner les autres dans ce qu'elle croit bon pour eux. Et se heurte aux murs qui font les maisons.
    La mère tente de gagner du temps par tous les moyens, avant et après certainement, sur ses trouvailles de génie comme l'idée du restaurant fantastique, bien que l'enfant l'aie détruite tout de suite. Elle oeuvre pour un public qui ne suit pas. Elle s'épuise, à faire de la journée un édifice. C'est une mère mythologique. Qui n'en finit pas de s'épuiser, malgré les percées lumineuses, les courts répits.
    Si on devait choisir un siège pour le bonheur, on prendrait un strapontin plutôt qu'un fauteuil ou une banquette. Un strapontin qui claque.
    Un starpontin inquiet, qui change d'occupant et qui est prêt à n'importe quel moment à se refermer d'un clic.
    Quand la rame de métro arrive à Cardinal Lemoine, la mère comprend qu'ils viennent de passer Odéon depuis plusieurs stations déjà, qu'il va falloir encore trouver autre chose pour ne pas revenir en arrière.
    Son sourire la quitte quelques secondes. Elle ferme les yeux comme épuisée, au bord du renoncement. On ne peut pas trimballer toute la journée ses gosses en métro en inventant chaque fois pour le petit des nouvelles surprises qui ne verront jamais le jour.
    Un instant, elle se sent complètement désemparée. Et c'est là, au moment où elle ferme les yeux, s'abandonne et trahit sa fatigue, dénonce son impuissance, et rend la supercherie lisible, que l'adolescente jusque-là si fuyante, la fixe de deux yeux sombres, durs et réprobateurs.
     
     
    26.02.04
     
    Contrairement aux idées reçues, c'est en sortant qu'on a le plus de chances de rencontrer la solitude.
    La rue était au flirt aujourd'hui ; beauté d'une fille qui s'engouffre dans le métro Saint-Sulpice à 17 heures 53, cheveux soyeux, grâce du cou dénudé par temps de neige, la ruche qui se joue au bord des clavicules comme dirait Charles (Baudelaire).
    Robert, avec qui je prends un café, s'exclame :
    - Elle donne le goût de l'été."
    Dans l'après-midi claire, les jardins du Luxembourg sentaient la barbapapa.
    J'avais envie d'écrire à X, de lui dire : j'aimerais une fois dans ta vie, m'effondrer dans tes bras. Mais bon, je sais me tenir.
     
     
    29.02.04
     
    Pitié pour les enfants.
     
     
     
     
    01.03.04
     
    Il y a eu un léger retard dû à la fabrication, des soucis de format, pour la photo, le digipack, mais normalement, si tout va bien, les disques seront prêts pour le concert de samedi.
    Le seul inconvénient du House of live c'est l'aspect restaurant ; notre arrivée sur scène aura lieu vers 23 heures et il faut juste espérer qu'à 22 heures 30 les tables pile en devant de scène ou alentours ne soient pas réquisitionnées par de tardives tribus de mangeurs de burger du samedi soir qui s'en foutent du concert ou qui, pour distraire leur copine, vont s'amuser à rire plus fort que le chanteur ne chante (ce qui dans mon cas n'est pas bien difficile, il faut le reconnaître, quitte à minorer ou décourager les niaises audaces).
    On va commencer le set par Genoux, hiboux, cailloux, c'est important de commencer le concert par une chanson qu'on connait bien, qu'on joue depuis longtemps, assez solide et charpentée pour installer une ambiance, des fondations, et c'est une chanson plutôt sexy en même temps ; c'est aussi pour éviter l'erreur que j'avais faite les concerts précédents, flagrante à Cannes, de commencer un spectacle par une chanson que je n'habitais pas complètement : J'ai cru bon de tenir à vous, dont le texte me chiffonnait, ne me convenait pas tout à fait, une chanson trop jeune dans notre répertoire, trop éruptive et trop fiévreuse, pour ouvrir un concert.
    Samedi nous jouerons deux chansons que nous n'avons jamais joué encore sur scène à Paris, nos deux nouvelles chansons : La théorie des nuages, et, Les parisiennes s'habillent pour faire l'amour.
    Les parisiennes s'habillent pour faire l'amour est la petite dernière, nous l'avons écrite il y a trois semaines. L'idée pour moi était de repartir vers quelque chose de léger, après les concerts de novembre et La théorie des nuages qui leur succédait directement, qui était le produit du répertoire joué ces trois soirs de suite, à Paris, et de grandes émotions, de grands fracas sentimentaux ; La théorie des nuages est une chanson très triste, définitive, avec cet orage consommé entre les couplets et les refrains, où les couplets restent finalement dans le doux-amer, la surface des choses, la caresse, et où les refrains traitent de sentiments plus durs, intransigeants, irréversibles ; donc l'idée avec Les parisiennes était de repartir vers quelque chose d'absolument léger, pour reprendre un peu de souffle, d'élan, une chanson légère et pourtant habillée quand même, puisque Les parisiennes s'habillent pour faire l'amour.
    Au départ je souhaitais une construction dans ce style : il y en a qui s'habillent pour sortir dîner, il y en a qui s'habillent pour aller au ciné etc. et les parisiennes, elles, s'habillent pour faire l'amour. Ce devait être le leitmotiv. J'aimais bien cette idée que les filles aillent s'habiller exclusivement pour se déshabiller ; ça montrait bien la vanité et la superfluité des comportements... Hors plaisanterie il y avait une élégance et en même temps quelque chose de plus profond à explorer dans le propos, et qui pouvait me permettre de faire des motifs.
    Il y a aussi cette phrase superbe d'Yves Saint-Laurent : "Le plus beau vêtement qui puisse habiller une femme ce sont les bras de l'homme qu'elle aime." Et il ajoute : "Mais pour celles qui n'ont pas eu la chance de trouver ce bonheur, je suis là."
    Et je voulais glisser aussi l'idée que parfois c'est assez sexy de faire l'amour pas complètement tout nu, l'autre jour, je ne sais plus pourquoi on parlait de ça - enfin si, je sais pourquoi - Elise me demandait si j'aimais bien que les filles gardent un ou deux vêtements pour l'amour, les bottes par exemple, si j'aimais bien que les filles gardent leurs bottes pour faire l'amour, et j'ai répondu à Elise, hé bien ça dépend des bottes.
    Tout ça pour expliquer la création d'une chanson, du moins de celle-là car il n'y a pas vraiment de règle, chaque chanson dans son urgence impose sa nécessité ; au départ donc j'ai ce titre Les parisiennes s'habillent pour faire l'amour, et j'ai plusieurs intentions, je peux en mettre une seule, ou plusieurs, ce que je savais c'est que le titre reviendrait plusieurs fois, la phrase servirait de refrain. Et puis, contrairement à La théorie des nuages où j'ai fait la mélodie, ici je n'ai pas touché à la musique, je me suis contenté de poser le texte et la voix sur la maquette déjà très aboutie proposée par Mathieu et Frédéric. Du coup, ma non-implication, si je puis dire, dans la musique, me permet encore plus de détachement dans l'interprétation, et je dirais que ce détachement, finalement, fait mélodie, du moins sert complètement la chanson. A partir de là j'ai écrit le texte très rapidement sur ce que m'inspirait la musique et la façon dont je concevais mon intervention dessus. Et au final le titre Les parisiennes s'habillent pour faire l'amour n'apparaît plus qu'une fois, une phrase furtive dans la chanson, ce que j'aime bien, et donc, je sais c'est triste mais... j'ai zappé le coup des bottes.
     
    02.03.04
     
    Hier soir tout le monde allait au concert d'Adam Green. J'aime beaucoup ses chansons, et il a une tête de type sympa. En fait il a la tête de Julien Clerc qui aurait mangé un friand à la saucisse ou une patate chaude.
     
    Je ne crois plus en l'amour, je crois aux histoires d'amour.
     
    David me dit qu'il faut que j'écrive des textes pour Jeanne Cherhal, et qu'aussi il faut absolument que Jeanne Cherhal tombe amoureuse de moi parce que c'est tout à fait mon style de fille, ce que David définit par : converses basses, jeans, et t-shirt sans manches.
     
    Au petit matin, délabrée par les hommes, Victoria me faisait l'effet d'une course qui se cherche une poursuite.
     
    L'orgueil.
     
    Vaguement assassin
    Est ce chagrin bizarre.
    - L'orgueil -
    Lui opprimait le sein
    Comme une robe du soir.
     
    Depuis novembre je prends mes concerts comme des oracles, comment dire : les concerts, ce qui s'y passe, le partage, le ressenti, l'émulsion si elle a lieu, tout cela participe à la décision des chansons à venir.
     
    04.03.04
     
    La traversée des mers.
     
    Allez viens, la vie est douce
    Comme la peau d'une otarie
    Mais comme une otarie
    Parfois ça fout la frousse
    La vie.
    Et puis ça éclabousse.
    Y en a qui séparent les enfants
    Les ballons multicolores ne flottent plus à la surface de l'eau
    Pitié pour les enfants.
    Y en a qui boursicotent les étoiles
    Qui rêvent pour leurs épaules
    De la conquête d'un châle.
    Amour l'amour est déloyal j'en crache les noyaux
    Je t'ai donné mon coeur pour qu'il te tienne chaud
    Là pour la photo.
    Souviens toi.
    J'aimais bien te savoir là
    À cette fenêtre allumée
    Quand je passais par là
    Mais Anne tu n'es plus là.
     
    07.03.04
     
    Le Noli me tangere dit aussi le refus du commentaire au profit de la sensation. Le Christ est dans le jardin avec sa dégaine d'un Van-Gogh peint par Francis Bacon, et Marie-Madeleine s'approche, le reconnaît, et au moment où elle s'apprête à réagir, à commenter émotionellement cette rencontre incroyable , le Christ prend les devants, suspend l'émotion, précède le moment du cri (de joie, ou d'effroi) par son Noli me tangere. Ainsi que Gilles Deleuze définit la peinture de Francis Bacon, c'est dans cet épisode la sensation qui l'emporte contre le commentaire psychologique, la formule sur le récit. Il n'y a rien à raconter, pas de détours à prendre, pas de réflexion à entreprendre ou à mener, et pas de labyrinthe à démanteler, il faut juste se fier à la sensation. C'est en cela aussi qu'on peut rapprocher les essais pour un portait de Van-Gogh par Francis Bacon d'essais de peindre le Noli. Dans l'acte. L'impact sensible démolit l'explication, la recouvre. La sensation l'emporte sur le sensationnel.
     
    Concert d'hier soir très positif au vu des réactions, pourtant je me suis senti souvent en dessous de mes intentions ; distrait plus qu'il n'en faut par l'ambiance délétère du lieu, cet espace à double tranchant qui s'agite entre la brasserie bruyante et la fervente intimité d'une salle de concert.
    Alors je traîne ce soir, un peu froissé. Je n'ai pas su créer une plateforme sensible aussi idéale que je l'eusse souhaité. Ma seule envie est d'y retourner. Mais pas de concert en vue.
     
    retour menu :  site jerome attal :