- Chapitre 33
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- 03.05.04
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- Le
concert du samedi 1er mai à la Java fut simple, direct, chaleureux ; au
final un des meilleurs concerts donnés depuis des lustres. On a bénéficié de la
configuration du lieu, à taille humaine ; nous étions très proches du public -
sans estrade imposante qui souvent rend la rencontre d'emblée plus froide, et
toute une première partie du concert consiste alors à réduire l'espace,
l'écart.
- Après
il y a la fatigue et des jours où on se sent découragé, comme expulsé du
répertoire. Il faut revenir, à la nage, vers ce qu'on est.
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- On
comprend mieux le rythme de Dostoïevski si on tient compte de l'épilepsie, même
chose pour Francis Bacon dont l'asthme dont il souffrait devient partie
composante de l'oeuvre ; toute proportion gardée, il faudrait comprendre ce que
j'essaie de faire du point de vue de la mélancolie. Même au Paradis, je
réclamerais la marge.
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- 06.05.04
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- La
rumeur insistante des autos je l'écoute
- Elle
me dit qu'elle se sent dans sa vie à l'étroit
- Carré
de chocolat au bord d'une soucoupe
- La
paume de sa main est sûrement le F3
- -
de quelqu'un.
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- Rentré
d'Enghien-les-bains en longeant la Seine
- Christian
me parle encore et encore de Marie
- Le
concert était bon du moins vu de la scène
- Pierre
est venu me voir, et aussi Charlélie.
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- Mayane
vide son sac sur la table du Café
- Il
eût été plus simple d'y plonger la main
- Mais
les filles sont directes et préfèrent déballer
- D'un
trait la vie qui passe et dont on ne retient
-
- Que
les histoires de plume quand elles ont du ramage.
-
- Tes
douleurs ne sont rien qu'une malle à double fond
- Qui
débouche sur le jour quand tu t'es fait la belle.
- Et
les sachets de thé envoyés du Japon
- Portent
des numéros comme des chambres d'hôtel.
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- 10.05.04
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- Les
champs de brouillard au-dessus de la tête, je file dimanche dès l'aube vers la Belgique, sur l'autoroute A1. Très pâle je fends l'averse
dans ma carlingue vert anglais, quasi seul de Péronne à la frontière. Les
maisons de briques rouges, l'herbe très verte des prés et les arbres au loin
postés comme les soldats d'une armée en sommeil ; les vaches dont les taches
donnent par leurs proportions et leurs contours la réminiscence des cartes de
géographie scolaires viennent s'étendre jusque dans les jardins. Des marchands
de fleurs se sont improvisés sur le bord de la route, c'est le dimanche de la
fête des mères de ce côté de la frontière.
- Ils
ont mis des ronds-points tous les dix mètres - comme dans ma vie - depuis ma
dernière visite, si bien que j'emprunte dix fois de fausses routes et
quelquefois la même, je cherche la grande place d'Ath - le magasin où mon père
achetait des cigarillos semble avoir disparu - je me repère au supermarché
Délaize d'où enfant je rapportais toujours une ou deux bandes dessinées que je
lisais la nuit tombée sur un lit d'appoint dans mon pyjama bleu près de
l'horloge à fantômes.
- Ensuite
je connais la route, il faut prendre la direction de Bruxelles, passer
Ghislenghien, tourner à la laiterie, suivre les petits chemins. Après des
lacets de campagne j'arrive devant l'église, le village est désert. Les cours
ouvertes sur la rue sont boueuses et le ciel menaçant. Je sors de la voiture et
pousse la grille du petit cimetière qui ceint l'église ; m'approche de la tombe
de mes grands parents. Le mur du cimetière est bas et j'aperçois les rideaux
onduler derrière les fenêtres des maisons attenantes, la pancarte blanche sur
le fronton d'une grande bâtisse mentionne en lettres bleues Foyer d'animation. J'ai ma tête de mal
dormi, le coeur tout chiffoné dans mon imper redingote noir. Rompant le silence
qui régente le village depuis les champs voisins j'entends les montées en
puissance d'une chanson qu'on joue très fort, par intermittences, depuis une
chaîne hi-fi ; une manifestation de vie qui, sans trop de doute, m'est destinée.
Quand je sors du cimetière et referme la grille derrière moi, quatre cinq
fillettes furtives comme des chats viennent prendre place contre un muret.
Comme pour se signaler et voir quel drôle d'oiseau je suis. Ma plaque
d'immatriculation, mon accoutrement, ma silhouette peu familière ont dû les
intriguer. Maigres comme des allumettes, de longs cheveux blonds et fagotées de
petites chemises en dentelles, pulls tricotés, blue-jeans, bottes en
caoutchouc... La plus grande s'approche en zigzaguant et me demande ce que je
fais là. Je dis que je viens voir mes grands parents qui sont au cimetière.
Elle veut connaître leurs noms et je les lui donne. Elle semble acquiescer
comme si je venais de répondre juste, à une question de haute importance ; ou
comme si après quelques épreuves cruelles mais inutiles c'était là le mot de
passe crucial pour rentrer dans le groupe ; enfin comme si elle connaissait par
coeur tous les noms inscrits sur chaque tombe.
- Et
puis elle me demande, d'un air soucieux : Vous aussi vous avez votre gang
n'est-ce pas ? Je marque un temps d'arrêt, de réflexion. Ses sourcils froncés,
qui traduisent l'inquiétude me font penser aux deux barres du passage à niveau
de la route d'Ath. Je hoche la tête à l'affirmative, en souriant.
- Il
y a comme des ronces qui entourent mes chevilles. Comme ce sont des ronces
imaginaires j'arrive vaguement à m'en défaire. Et je reprends mon chemin,
laissant ma petite sphinge et son gang derrière moi.
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- 11.05.04
-
- Le château fort.
-
- Besoin
de grande solitude. Je dîne d'oeufs frais de Belgique cuits à la coque, d'une
pomme Pink Lady et de chocolat. Beaucoup de travail. De plus en plus d'artistes
souhaitent des textes ou travailler avec moi et je suis obligé de faire des
choix ; à la sympathie qu'on m'inspire ou à la liberté qu'on me laisse ; et il
faut, dans ma vie de tous les jours, que je crée les conditions nécessaires à
l'apparition d'idées, de tournures à la fois élégantes et profondes, c'est
parfois épuisant, jamais satisfaisant.
- Il
y a cette préoccupation commune avec la peinture où il y a un premier travail
qui consiste à préparer une structure, un cadre ou plutôt un état d'où vont
émerger des idées qui, une fois travaillées, produiront des sensations, un écho
sensible. Sauf que le terrain est mental, permanent. Et quand ce sont des
chansons ou des textes pour ma pomme - et mon dîner de ce soir - j'ai à prendre
en considération la valeur et l'orientation du répertoire existant, c'est comme
ces jeux pour enfants où on doit accumuler des pièces de bois en hauteur et
trouver le juste équilibre pour ne pas que l'édifice entier s'écroule. Puisque
le monde tel qu'il est permet si peu dans une journée d'être soi, il reste à
créer les conditions assez sensibles et valables pour être soi, ou être un
autre dans la limite des soi disponibles.
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- 12.05.04
-
- Avec
Mathieu, à La Java, à quelques minutes du concert du 1er Mai.
-
-
- 13.05.04
-
- Avec
David, avenue des Champs-Élysées.
- -
Ce qui est dur, me dit David, c'est de se faire trahir par des gens qu'on aime
bien. Se faire des films tout seul ce n'est pas grave, on en revient. Mais se
faire trahir par des gens qu'on aime bien, qu'il y ait du vécu avec une fille
et se faire trahir par elle, c'est ça qui est dur.
- -
Mais c'est quoi, au juste, se faire trahir ?
- -
C'est ne pas tenir la route, flancher.
- -
Mais ne pas tenir la route ça veut dire quoi ? C'est prendre une autre route ?
- -
C'est ne pas être à la hauteur. La trahison c'est la retombée dans l'ordinaire.
Quand une fille est amoureuse elle se dit : par mon état d'amoureuse je suis
meilleure que la fille que je suis d'ordinaire, et le type aussi il se sent
meilleur que ce qu'il est couramment, et après quand quelqu'un trahit c'est une
retombée des deux dans l'ordinaire.
- -
Ton amoureux c'est Gene Kelly, le succès populaire de Gene Kelly s'explique
parce qu'il a su transformer des gestes ordinaires, de tous les jours, en un
spectacle extraordinaire. Mais pour le reste je ne sais pas. Tu sais on peut
parler de déception, immense, mais de trahison vraiment ? On se pardonne
toujours la faiblesse d'avoir cru en quelqu'un parce que le temps que ça durât,
ce fut une faiblesse délicieuse ou pleine d'espoir, et les vraies trahisons ne
se font que de soi-même à soi-même je crois. Alors ce n'est pas grave, ça n'a
pas d'importance si elle prend d'autres routes.
- -
Tu dis ça mais toi plus que quiconque tu es sensible à la trahison ; le moindre
acte ou la plus petite parole déplacée prend chez toi des proportions
gigantesques et en ton coeur des verdicts de cour martiale. Et après c'est
irrécupérable. Je pourrais te citer des prénoms. Tu ne revois aucun des types
dont tu estimes qu'ils ont commis des fautes irréparables. Tu les as rayé de la
carte.
- -
Oui mais ce sont des types. Pour les histoires d'amour c'est autre chose
voyons, il n'y a pas de répit. Laisse la prendre une autre route ta Lee Miller.
C'est insupportable au début et puis. Il y a des fidélités et des connivences
qui dépassent la simple anecdote des itinéraires, et nous aussi de toute façon,
combien de fois dans cette vie aurons nous le coeur aussi changeant qu'un ciel
de mars ?
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- 14.05.04
- La chanson de l'amante démentie.
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- Je
n'ai plus d'impatience à venir vous chercher
A la sortie du travail.
Plus d'urgence à défaire les agrafes.
Votre corps me travaille
Comme un terrain conquis
Dont j'aurais pris le pli.
-
- La
ville n'est plus ce décor de théâtre qui changeait sous mes pas.
Les passants ne jouent plus les figurants, les amis se sont émancipés de leur
condition
- D'éternels
seconds rôles.
Ils ont plus de présence
Que nos deux coeurs battants n'ont maintenant d'impatience.
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- Les
agrafes de l'amour se détachent chaque jour.
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- 22.05.04
-
- L'arbre
frissonne dans la cour, assis en tailleur sur mon lit je mange des tartines de
pain nordique accompagné de plusieurs tasses de thé Pu-erh.
- Atermoiements
et soucis nombreux concernant la sortie du disque, dans le climat actuel,
désastreux et toujours aussi exaspérant - crise ou pas crise - de l'industrie.
La distrib' initiale a rompu ses activités avec le label qui devait nous
sortir, du coup nous voilà sur la touche et c'est Rodolphe, avec trois bouts de
ficelle, qui va s'occuper de la sortie (repoussée au 25 juin) via Nocturne. Il
a emprunté de l'argent à droite et à gauche, a même donné des points sur le
disque à son banquier. Pour rentrer dans ses frais il faudrait qu'on en vende
2000 environ ce qui paraît invraisemblable, vu le degré d'exposition médiatique
dont nous bénéficions, et sachant qu'aujourd'hui un indépendant ou même un
nouvel artiste supporté par une grosse structure et boxant dans notre catégorie
en vend 1000-1500 tout au plus. Reste à compter sur le bouche à oreilles.
- Notre
concert au Réservoir le 08 juin approche. Première fois que nous jouons
dans une salle aussi grande et agréable en même temps - c'est du moins l'idée
que j'en aie. On a bouclé en très peu de temps une nouvelle chanson. J'avais
une première version du texte et après m'être rendu compte de la manière dont
la chanson sonnait, avec tout le monde, en répétition, je vais réajuster
certains passages, abandonner certaines idées ou lignes que j'aimais bien, au
profit de l'ensemble cependant. La chanson amorce un tournant plus rock,
Frédéric se met à la basse et Mathieu à la guitare. Il nous faut encore un ou
deux morceaux dans cet esprit, pour que soient davantage mises en valeur des
ambiances plus douces comme celles d'A côté d'aujourd'hui ou La
convalescence d'un baiser. C'est un travail perpétuel d'ajustement et
d'anticipation sur ce que serait le set idéal ; rien d'autre aussi parfois que
de creuser avec beaucoup de fureur et d'impatience comme le font les enfants
sur la plage, dans le sable mouillé et craquelant à deux pas du bonheur.
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- 23.05.04
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- Clémence.
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- D'un
doigt planté dans une touffe
- De
cheveux,
- Elle
fait une boucle une suite à l'Orestie.
- On
ne peut pas dire que ce soit la modestie
- Qui
l'étouffe.
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- 24.05.04
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- Le destin des fleuves.
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- C'était
dans un bar miteux à côté de l'école, après le spectacle ; un des seuls bars
ouverts à proximité et qui vivait sans doute sur les envies de prolonger les
impressions d'après spectacle, boire un dernier verre. Il paraît que je suis
peu liant. J'entends souvent dire ça, comme un signe distinctif plutôt que
comme un reproche d'ailleurs. C'est juste que je n'accorde pas ma confiance à
tout le monde, je déteste la facilité, les gens qui se la racontent et ne
racontent rien ; et même la plupart du temps des types dont je reconnais au
détour d'une réplique, d'une opinion, qu'ils ont de l'intelligence ou de la
sensibilité il y a un moment où c'est fini, ils se laissent emporter, n'ont pas
conscience de l'écho ou des répercussions qu'ils provoquent, ne savent pas évaluer
les limites de l'autre ; c'est très important cette conception des limites ; il
y a toujours un moment où on se laisse griser par son propre récit, sa propre
vanité, sa petite gloriole à trop vouloir planter ses bottes et son drapeau
dans l'éphémère et on dit des choses sans faire attention à la sensibilité de
l'autre, à ce qu'il est capable d'encaisser ; je ne connais pas grand monde
capable de préserver au cours d'une conversation les limites de l'autre. Mais
ce n'est pas tout à fait vrai que je suis peu liant, il y a juste des fois où
ce n'est pas nécessaire d'en rajouter.
- Donc
j'ai suivi l'attroupement dans ce petit bar miteux, après le spectacle. Elle
est là, parle à des tas de gens que je ne connais pas, elle est accaparée par
des sourires. Je reste sur le bas côté des choses. Elle n'a pas la voix des
mots qu'elle me murmurait. J'attends qu'elle daigne m'accorder de l'attention,
qu'elle me dise : "C'est fini mon grand amour, on rentre à la
maison", mais quand ça arrive c'est pour me faire engueuler parce que
finalement, j'étais un peu bord cadre, ressenti comme une menace, une présence
embarrassante de ce qu'on la suppose ironique, traversée de jugements, enfin
vous comprenez. Mais là dans ce courant régulier d'échanges de paroles,
d'anecdotes, de blagues que je ne perçois pas et de sourires qui me passent
dessus, je m'aperçois qu'elle ne m'aime plus. Pour de bon. Je veux dire qu'elle
ne cherche même plus à nous exclure tous les deux du reste du monde. Qu'elle y
est elle, pièce maîtresse enfin, détachée de mon emprise, incluse dans ce
qu'elle a bâti loin de moi, à force d'avances, de volonté, brutales et sans
retour, et qu'elle ne cherche même plus à m'inclure à elle, à me crever de
frissons. Je suis le compagnon de la lune à tout casser. La lune qui m'attend
dans le ciel jamais tout à fait opaque de Paris, à la porte du bar miteux, à
côté de la salle de spectacle. Et je me demande alors comment quelqu'un que
j'ai tenu - dans l'amour - si fort et porté si haut, aux larmes et si
longtemps, puisse ne plus être concerné par mes attentes, mes tourments mon
impatience. Et comment pourrais-je croire en quelqu'un, encore après cette
chute, ce savoir ? Il en faudra de la force. Et de l'oubli moi qui n'oublie
jamais rien. En amour nous connaîtrons le destin des fleuves. Oui, c'est sans
doute le destin des fleuves de s'éloigner comme ça, bravement, sans retour ;
mais sommes-nous assez réguliers, ardents et sombres, pour avancer ainsi et à
jamais de plus en plus loin de nos sources ?
-
- 27.05.04
-
- Beaucoup
de travail, encore deux nouvelles chansons en cours de finition. Au travail il
ne faut pas refuser la facilité quand elle est l'expression d'une évidence,
mais à chaque fois que la difficulté semble séduisante, à portée de main, et
plus enviable, alors il faut la poursuivre. Jusqu'à l'intégrer et lui donner
l'apparence de la facilité.
- Avec
ces deux nouvelles chansons je pense qu'on va arriver à quelque chose de
vraiment intéressant en terme de répertoire et d'intention pour le concert du Réservoir.
- Rue
d'Auteuil je contrarie mon chemin pour traverser dans les clous et croiser la
route de deux filles dont l'une m'a paru d'une grande beauté, envoûtante, comme
on estime déjà de loin une toile dont le pouvoir va nous happer avant de nous
hanter un long séjour et, comme mon crochet soudain n'est pas passé inaperçu -
c'est ce qu'il me semble - je fais l'indifférent, je regarde mon téléphone ou
de côté en traversant, quand à la croisée de nos trajets la fille en question
m'envoie un regard fureteur, souriant, à la volée, auquel je réponds
instantanément et de justesse à la dernière seconde ; j'avais bien supposé,
même de loin, qu'il y avait une sorte d'attirance, de penchant magique et
aérien l'un vers l'autre, même si cet emballement n'existât que pour trouver sa
résolution et son sommet dans un unique regard auquel elle et moi, et
l'éphémère, s'en eussent voulu d'échapper.
- Comme
je dois déjeuner avec X, je fais mienne la parole d'une petite fille dans le
métro qui dit à sa maman : "J'espère qu'y aura des frites."
- Avant
que la chanson ne sorte sur le disque live dans les bacs des disquaires le 25
juin, j'offre à Stéphane la primeur de La théorie des nuages, à l'écoute
sur le site de la revue Bordel.
-
- 01.06.04
-
- Les manuscrits de Gilles Deleuze :
cette écriture penchée, ces ratures élégantes dans le ciel constitué par
l'écriture, me font penser à la dernière toile de Van Gogh, Champ de blés
aux corbeaux.
- J'ai
présagé des forces de l'écriture. Depuis ce matin j'avais en tête la phrase
suivante : La beauté sauvera le monde mais Amélie a écrasé Elena Dementieva
en deux sets gagnants. Ca ne s'est pas passé comme ça.
- L'autre
soir au Royal Belleville je me suis retrouvé à discuter avec la fille du
commissaire de l'exposition Cocteau qui eut lieu à Beaubourg l'automne dernier.
Voilà qu'elle me demande comment j'ai trouvé l'exposition et comme de manière
générale, par quelque sens pratique très développé, je ne sais mentir qu'aux
filles dont je suis amoureux, j'ai balbutié piteusement que je n'avais vraiment
pas trouvé l'exposition terrible, du fait même de son aspect capharnaüm un peu
fade et sans pistes. Et puis, finalement, je me souviens que loin de
m'intéresser à tout et n'importe quoi griffonné de la main de Jean, nous
avions, avec David et Jean-Vic qui m'accompagnaient ce jour-là, suivi une jeune
femme élégante et très belle qui visitait l'exposition avec une longueur
d'avance sur nous. En somme j'ai poursuivi la beauté tout au cours de
l'exposition et je ne vois pas de plus bel hommage ou de plus sûr itinéraire à
la pensée de Cocteau.
- J'aime
les correspondances. Et au-delà des correspondances, le ralliement. Je
m'intéresse beaucoup à Romain Gary en ce moment, et tomber sur un portrait de
Gary dans son blouson d'aviateur des Forces Françaises Libres photographié par
Lee Miller (que j'adore, depuis si longtemps) fut pour moi le grand bonheur de
ma journée. Si j'excepte le jeu instinctif, élégant et casse-cou, la silhouette
et le minois, d'Elena Dementieva. Elle a quelque chose à la fois de la paysanne
et de la princesse. Sur le Tournois de Tennis et l'animation qui gagne le
quartier en ce moment, Jean-Vic a un avis définitif : "Je hais Rolland Garros
avec tous ces cons qui circulent sur mon trajet de jogging !" Ce qui me
donne l'occasion de formuler à ma manière ce que j'ai toujours pensé : le sport
est l'ennemi du sport.
- Mathieu
me parle de Chin-Chin, une jeune sino-américaine étudiante en photographie qui
fait des autoportraits, dont certains nus magnifiques, qui se met en scène en
lolita des années 50, et qui selon lui me plairait beaucoup. Hum ! Si elle
était lolita dans les années cinquante...
- Avec
la même douceur que Mathieu, Chloé voudrait me fiancer avec toutes les filles
qu'elle rencontre dans la rue et qu'elle suppose absolument faites pour moi.
Devant mon peu d'emballement - passager, espérons - pour les choses de l'amour
- qui me laissent à des pensées amères et funestes - Chloé a cette comparaison
frivole qu'elle accompagne d'un haussement d'épaules :
- -
De toute façon tu refuses l'engagement car tu es un papillon."
- Ce
à quoi je réponds, définitif :
- "C'est
toujours éphémère
- De
vivre en papillon,
- Y
a des fois on préfère-
- -rait
vivre en pavillon."
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- 02.06.04
-
- Mort
de Roda Gil. Je le voyais souvent dans le quartier du Panthéon, silhouette
massive et pantelante d'ogre à la tignasse de Mozart. Et la dernière fois que
je l'ai croisé c'était dans cette petite pizzeria de quartier, en face de chez
Universal ; c'était un soir de réconciliation avec X, une averse fraîche,
éclatante, aérait le boulevard Saint-Germain, X voulait absolument aller dîner
dans une pizzeria et moi je faisais du mauvais esprit chaque fois qu'on tombait
sur une enseigne : attends, on va quand même pas aller dîner là, et puis
on a fini dans cette petite pizzeria qui ne paye pas de mine, rue des Fossés
Saint-Jacques. Et après on a changé huit fois de quai de métro parce qu'on
arrivait pas à se quitter, et on a dormi ensemble ce soir-là ; et puis quelques
mois plus tard on est très bien arrivé à se quitter, enfin vous connaissez ça.
- L'écriture
de Roda Gil m'a toujours paru une espèce de pampa, de jungle luxuriante où dans
une chanson de ça de là même un peu faible il y a toujours un passage, une
expression, un mot une association exotique qui rattrape la chanson tout en
l'inscrivant dans un répertoire, un univers splendide. On y trouvera toujours
une liane qui tire la chanson vers le haut.
- Dans
Le testament d'Orphée Cocteau dit que les poètes font semblant de
mourir. J'aime beaucoup Jean mais je ne crois pas ces histoires. On ne fait pas
semblant de mourir. Je trouve même que les poètes font davantage semblant de
vivre, et qu'ils y sont bien obligés, sinon pour le coup ce serait vraiment
invivable.
-
- J'écoute
les nouvelles chansons, les enregistrements témoins qu'on a fait, pour me
mettre en tête les textes avant le concert de mardi. Il est loin le temps où
j'arrivais sur scène des feuilles à la main, un air faussement crâneur à dire :
oui vous savez je ne suis jamais content des textes...J'écoute le piano
admirable de Frédéric sur la nouvelle chanson appelée : La prémonition.
Je lui téléphone pour lui demander s'il ne veut pas ouvrir le concert par ça,
lui tout seul au piano jouant le thème, avant qu'on arrive et qu'on enchaîne
tous ensemble sur Au plaisir. Frédéric émet quelques réserves au niveau
du son car il n'y aura pas de vrai piano sur scène au Réservoir et il a peur
que le son de piano du synthé seul ne soit pas convaincant.
- -
J'imagine tellement ce que cela pourrait donner de mieux avec un vrai
piano", me dit-il.
- J'écoute
donc cette nouvelle chanson : La prémonition, et le texte me rattrape un
peu, c'est maintenant, après l'avoir écrit et chanté déjà plusieurs fois en
répétition, que je comprends tout ce qu'il y a de dur dans cette chanson. Je
passe une semaine très difficile, je dors peu et à des horaires pas possibles,
je suis très pessimiste sur les choses, la nature humaine, et ni la bassesse
des passions des gens enfermés dans les télés réalités ni les flashs réguliers
d'LCI ne viennent démentir mes constats et mes intuitions ; je ressasse des
trucs du passé sur lesquels je n'ai plus ni la liberté ni la possibilité d'agir
et ça me tue, me déchire, de laisser des choses incomplètes et décimées,
derrière. Alors j'écoute cette nouvelle chanson et je me dis que je suis arrivé
comme ça, très vite, avec une grande économie de moyens à rendre ce que je
voulais, à toucher là où je voulais toucher. En gros la chanson dit :
- "Tu
as beau me défendre contre tous les jaloux,
- Tu as beau te suspendre à mes lèvres et mon cou,
- Un jour à mon égard tu te comporteras comme un caillou."
- Et
je crois que j'arrive à une entente, je veux dire à lire ou à chanter cette
chanson je sais que ça va fonctionner, que les gens vont trouver ça très dur
cette histoire de caillou, mais dans le même temps qu'ils vont comprendre que
ce qu'il y a de plus dur est laissé à l'histoire de chacun, que ce qu'il y a de
plus dur et qui ne peut rentrer dans une chanson qu'injecté, au sérum de cette
formule, c'est ce qu'il y a sous le caillou.
-
- 05.06.04
-
- Set-list
concert de mardi.
-
- La
prémonition (intro piano).
- Au
plaisir.
- La
pornographie.
- Genoux,
hiboux, cailloux.
- Son
horoscope.
- Sylvie
et son lapin.
- La
chaîne du froid.
- Comme
elle se donne.
- La
prémonition.
- Ton
visage c'est mon pays.
- La
théorie des nuages.
- Le
jeune homme changé en arbre.
- Au
plaisir (part II)
- A
côté d'aujourd'hui.
-
- 11.06.04
-
- Perplexe
et dévasté, comme souvent, après un concert. Il y avait beaucoup de monde,
beaucoup de personnes fidèles, alors c'est la chute d'adrénaline après les
beaux moments partagés. La retombée dans l'ordinaire (pour faire écho au
dialogue écrit un peu plus haut).
- Je
déroule le fil du concert dans ma tête, ce qui a marché et ce qui m'a échappé,
les accidents heureux dans les échanges avec le public, les choses moins
inspirées, les chansons réussies, et nos plats dans le grand bain qui n'en
finissent pas d'éclabousser mes pensées.
- Il
faut dire que c'est beaucoup d'appréhension, d'excitation, de travail et
d'idéal pour un moment qui file entre les doigts, avec ses imperfections et ses
sommets plus heureux où l'on est dans l'histoire de chaque chanson et où l'on
en sort parfois pour un rien, une faute d'inattention ou un plantage manifeste,
et il faut tenir la barque des chansons devant ces gens qui sont là et nous
confient l'emploi de leur temps, la direction du moment.
-
- Est-ce
par ce que le bonheur est fugitif qu'il faille toujours courir derrière ?
-
- Il
m'a fallu rentrer dans ce concert comme jamais alors que la veille j'ai passé
toute la journée dans la stupeur, après la découverte du corps sans vie d'une
vieille dame qui habitait dans mon immeuble.
- L'autre
jour j'ai entendu une présence sur le pallier, j'ai vu par le judas un type
d'une quarantaine d'années avec un bloc-notes qui semblait relever des numéros,
prendre des dimensions au mur, suivre des câblages ou chercher une porte, j'ai
pensé à un employé du câble, un livreur ou comme ce fut arrivé récemment une
société chargée de recenser le nombre de mètres carrés par logement... et donc
je n'ai pas ouvert ma porte pour l'interroger avec autorité sur sa présence, je
me suis dit : s'il doit sonner il le fera assez tôt, et je suis retourné à mes
occupations, et dix minutes après, environ, devant un bruit de cavalcade dans
l'escalier je suis retourné jeter un coup d'oeil par le judas et je l'ai vu
descendre de l'étage au-dessus suivi d'un jeune homme, là encore rien de
suspect dans leur attitude, ils n'emportaient rien sous le bras, et cela m'a
conforté dans l'idée d'un couple de collègues, un patron et son apprenti.
- Je
ne sais pas si j'ai eu besoin de ce nouvel argument pour me protéger de
l'empire de mon imagination, ou de mon instinct, s'il est venu atténuer par
peur ou autre chose quelque funeste pressentiment. Mais voilà, à priori ces
deux visiteurs de l'après-midi sont allés occire une vieille dame dans les
étages. J'y ai pensé sur le moment, quand je les ai vu descendre, comme dans un
policier plus ou moins bien écrit je me suis dit : ça y est, ces deux-là, ils
sont allés assassiner la petite vieille du haut. Et puis la vie a repris son
cours, dans ma chambre et dans l'immeuble, les voisins directs de l'étage du
dessus sont rentrés du travail et ne remarquant rien de spécial, aucun cri
aucune agitation, j'ai laissé tombé mon instinct, chassé mon imagination qui me
déborde trop souvent.
- Le
lendemain j'avais une répétition très tôt mais les jours suivants comme je n'ai
pas entendu la vieille dame descendre ou monter les escaliers - je l'entendais
au moins une fois par jour en raison de sa marche laborieuse et sa respiration
bruyante, j'ai attendu que Delphine - une voisine qui habite au même étage que
la dame - descende, je lui ai fait part de mes appréhensions, (en prenant
quelques précautions, on me trouve déjà assez illuminé comme ça) et nous
sommes montés sonner à sa porte. Devant l'absence de réaction et l'odeur âcre
et chaude, nauséabonde, qui se dégageait, nous sommes redescendus appeler la
police qui est venue rapidement constater un décès par homicide. La porte
n'était même pas fermée, juste poussée. A priori ça s'est passé comme ça : les
voleurs se sont faits passer pour des démarcheurs ou je ne sais quoi - faux
policiers, enquêteurs, employés du syndic, ouvriers sur les canalisations : cas
les plus fréquents énumérés par le lieutenant de police, et dès que la vieille
dame a ouvert sa porte ils l'ont assommée - elle avait l'arcade sourcilière
défoncée - à moins qu'ils n'aient violemment poussé la porte et qu'elle soit
tombée, qu'elle ait fait un malaise, qu'elle soit morte après coma ou sur le
coup, l'autopsie le dira. Alors, depuis plusieurs jours, les remords et une
stupeur infinie m'envahissent, ne me lâchent plus. Je n'ai pas su saisir toute
la gravité de l'instant. Il y a deux ans j'avais fait fuir des voleurs qui
crochetaient la porte de mes voisins, en plein été vers minuit. J'étais seul
dans l'immeuble. J'avais entendu du bruit, m'étais approché de ma porte, avait
voulu regarder par le judas : noir absolu. Ces cons avaient mis un chewing-gum
sur mon judas mais la lumière de la minuterie du couloir passait ardemment sous
la porte ; alors j'avais signalé ma présence de manière outrancière, ouvert
violemment ma porte, arraché le chewing-gum et les assaillants avaient décampé
pris de panique, sans qu'il y ait de réelle confrontation, avant que j'appelle
la police. J'avais réagi dans le feu de l'action comme on dit, saisissant toute
la mesure de l'instant. Mais là, non, j'ai le sentiment d'être passé à côté du
danger, de ce qui allait réellement se produire, et je m'en veux maintenant
terriblement de n'avoir pas cru à l'effroyable occurrence d'un meurtre. Ca m'a
semblé trop gros, impossible à trois heures de l'après-midi dans un immeuble
qui donne sur une rue commerçante et tellement fréquentée. J'ai rangé mes
intuitions dans le camp de l'imagination. J'ai nié la réalité du danger puis la
proximité de la mort. Et en même temps peut-être que c'est moi qu'on aurait
occis, du moins assommé, d'un coup de poing dans la tête ; je ne crois pas
cependant ; c'est plus simple de s'en prendre à une petite vieille ; et de tuer
pour quinze euros, en laissant sur elle les bijoux et au sol un porte-monnaie à
moitié vide, c'est si simple et si stupide.
- Cette
vieille dame avait une vie discrète et terne, on ne lui connaissait ni amis ni
famille, jamais aucune visite, toujours seule au milieu de meubles d'un autre
siècle dans une petite pièce insalubre, elle vivait là sans un bruit, sans
télévision. Elle sortait une seule fois par jour, le matin très tôt, faire
quelques courses. Elle mettait un quart d'heure à monter un pack d'eau, alors
je l'implorais quand je la croisais avec ses lourds paquets de m'appeler d'en
bas par l'interphone - vu que je travaille souvent à la maison - de ne pas
hésiter, et que je descendrai en un coup de vent lui monter ses sacs et son
eau. Elle ne l'a jamais fait, alors, parfois, quand je l'entendais descendre,
je m'arrangeais pour aller chercher mon courrier une bonne demi-heure après, la
croiser dans le hall tandis qu'elle revenait de ses courses, et ainsi quasiment
de force je lui montais sa caisse d'eau. Quand mes parents venaient me rendre
visite tous les mercredis matin à Auteuil, ils la croisaient parfois et mon
papa qui était beaucoup plus liant que je ne le suis - c'est chez moi davantage
de la discrétion poussée à l'extrême que de la hauteur - mon papa discutait
avec elle un bon moment. En dehors des bonjour et des petites attentions de bon
voisinage je ne lui ai parlé pour ma part qu'à trois reprises. La première il y
a quelques années, exaspéré par des fuites d'eau à répétition en provenance de
l'étage du dessus, j'étais monté sonner chez elle pour constater que son petit
logement ne donnait pas du tout sur ma partie, elle s'était montrée très
courtoise et concernée alors qu'elle avait une réputation de vieille dame
désagréable et querelleuse, mais avec moi elle se révéla charmante bien qu'elle
m'eût aidé à authentifier les responsables tout en médisant sur leur compte,
leur comportement et le tort qu'ils causaient à l'immeuble. La deuxième fois un
voisin d'un bâtiment adjacent ruinait les douces et enivrantes nuits d'été par
une soupe techno mauvaise et infernale jouée toutes vitres ouvertes. Les murs
de chez la pauvre petite dame tremblaient aussi fortement que son coeur ; tout
son petit univers était assailli et retourné par une armée de basses
méthodiques, une charge infernale de décibels. Le pire c'est que le mélomane
invitait chez lui des filles, et de démonstrations en démonstrations tentait de
les convaincre de son brillant avenir de DJ. Compatissant au sort épouvantable
réservé à la petite dame, et moi-même ne pouvant laisser plus longtemps des
jeunes filles se faire blouser par un talent des plus médiocre, et qui plus est
fort vaniteux, je placardais en-bas de son escalier un petit polycopié lui
sommant de restreindre ses prétentions musicales après vingt-deux heures par
respect pour le voisinage et pour la profession, et j'ajoutais qu'à mon sens
dans ces grandes piques que mes amis craignent parfois mais raffolent à
d'autres quand ils n'en sont point les destinataires je lançais quelques
aphorismes sur la musique et tirais une dernière flèche en disant qu'à mon sens
il ferait bien de commencer par en écouter - si possible au casque - avant de
vouloir à tout prix en jouer.
- La
vieille dame avait apprécié mon petit mot, d'autant que le type en question
l'avait très mal pris, déchirant mon dazibao et me traitant de tous ces noms
d'oiseaux que j'eusse d'ailleurs préféré entendre chanter seuls dans la cour
cet été-là.
- Après
une trêve raisonnée, le type avait repris ses canonnades techno intempestives.
Décidée à se venger, à l'heure où il allait se coucher après une nuit entière
dédiée à ses platines, la petite dame avait mis sa radio à fonctionner à toute
berzingue, et s'en était allée pour la journée. Le mauvais joueur avait appelé
la police qui avait défoncé la porte de la vielle dame en son absence, et
l'avait convoquée au tribunal en vue de lui filer une amende. Devant cette
injustice criante - et, comme tout sentimental, je hais surtout l'injustice
quand elle frappe les plus faibles - j'avais assuré la vieille dame que je
l'accompagnerai au tribunal si elle le souhaitait, que je me porterai témoin du
malentendu - si je puis dire - de l'affaire. Je ne sais d'ailleurs pas comment
s'est terminée cette querelle. Elle n'a jamais osé me solliciter concrètement,
me déranger davantage.
- La
dernière fois que je lui ai parlé c'était devant le Monoprix de la rue
d'Auteuil il y a quelques mois, elle s'inquiétait de ne plus voir mes parents
le mercredi, et je lui ai appris que mon papa venait de mourir, d'un cancer.
Ils lui avaient fait un trou dans la gorge et puis voilà, le cancer s'était
quand même attaché à lui jusqu'au bout. Dans la rue, comme ça, devant mon
récit, la vieille dame s'était mise à pleurer. Et sur le moment, au fond de moi
je ne sais pas pourquoi, cela m'avait un peu gêné, voir indigné, comme si je
trouvais déplacé qu'on pût pleurer de la sorte, en pleine rue, la mort de
quelqu'un qu'on croisait quelques secondes par semaine dans un escalier. Bien
sûr ce sentiment m'avait très vite quitté. J'en concevais la faiblesse, les
limites, les significations cachées.
- Mais
voilà, c'est une question quand même de réalité de la mort. Pas plus encore -
si ce n'est sous une forme de disparition, d'évasion physique - que je ne
conçois toute la réalité de la mort de mon papa, je n'ai su saisir la réalité
du danger, de la menace de l'instant de ce jour de la semaine dernière, quand
j'ai vu ces personnes étrangères à l'immeuble, je n'ai pas voulu voir la
réalité qui donnerait, l'instant d'après, la mort de la vieille dame.
- Et
c'est quand mon imagination a repris le dessus, qu'elle a repris un poids et
une présence telle qu'elle est devenue aussi triviale que la réalité, que j'ai
su de tout mon être que ça s'était passé pour de bon, et je suis monté voir à
l'étage, et j'ai appelé la Police.
- J'ai
l'impression que la plupart des gens de l'immeuble ont été davantage concernés
par l'odeur répugnante du cadavre en décomposition, qui a envahie tous les
étages, tout l'escalier, que par la réalité de la mort de cette vieille dame.
Le soir même et le lendemain de la macabre découverte j'entendais des gens
descendre en riant,, en parlant de choses légères, de préoccupations
passagères, des horaires de train pour les vacances, et mêler à leur propos des
réflexions sur l'odeur et l'événement qui venait de se produire. C'est
peut-être le lien nécessaire, aussi, avec le dehors où la vie continue dans ses
douceurs et ses obligations, cette irréalité de la vie de l'autre, l'incapacité
à ce que le devenir de chaque instant d'un être ne nous concerne autant que
pour nous-mêmes, palpable, essentiellement préoccupant, cette frivolité
nécessaire qui remplit cette rue gaie d'étudiants dans les effervescences du
baccalauréat et qui, quand on la découvre passé le porche de l'immeuble, range
dans le camp des faits si exceptionnels qu'ils en deviennent un peu flous
l'idée que deux types anodins, même pas patibulaires, puissent entrer dans un
immeuble et zigouiller quelqu'un pour la somme de quelques euros.
- La
police a ouvert devant moi la boîte aux lettres de la vieille dame. Dedans il y
avait, outre quelques réclames, un flacon de produit contre le diabète et un
oignon. L'oignon m'a interpellé. Le lieutenant de police l'a rangé dans sa
poche.
- Dans
le porte-monnaie vide trouvé dans le minuscule appartement, parmi quelques
centimes d'euros il y avait une pièce de dix francs. C'est-à-dire que dans leur
précipitation, devant peut-être l'effroi provoqué par le caractère involontaire
et soudain de leur crime, les désormais tueurs ont su faire la différence entre
les francs et les euros, et ont su emporter ce qui avait le plus de valeur
immédiate, au dehors.
- Je
me retrouve aujourd'hui avec beaucoup de questions, de remords, de souffrance à
ressasser et avec deux références en tête : Peter Parker au début de son
aventure quand, trop occupé à la contemplation de lui-même et par ses petites
affaires en devenir, il laisse filer le criminel ; et le personnage joué par
Robin Renucci dans le beau film de Jean-Charles Tacchella, Escalier C, qui
prend conscience de la tristesse de l'incommunicabilité entre les êtres, et de
sa vie dissolue, et de la fuite du temps, de la grande Histoire qui aspire et
laisse filtrer les petites histoires, quand une vieille dame de son immeuble,
emmurée dans ses souvenirs et solitaire, se pend.
- Dans
ces deux exemples qui ne cessent de frapper mon esprit, l'instant porte son trop
tard, il a filé et avec lui son intuition. C'est souvent comme ça dans la
vie, il y a quelques instants clés, quelques instants où tout s'accélère et se
joue, et si on ne sait pas saisir toute l'ampleur à saturation de cet instant,
si on ne sait pas s'y engouffrer, l'instant dévalué crée du temps et des temps
longs à venir, pesants, obsédants, à chercher tout ce qu'on aurait pu faire,
dire, agir, à se chercher dans toutes les dimensions de l'instant, à réfléchir
à la nullité de sa perception des choses, au gouffre insensé qui se place,
parfois par lâcheté, par fatigue, indifférence, mais plus souvent encore et
c'est ça qui est dur comme marqué du sceau de la fatalité, entre l'intuition et
l'action. C'est le cas pour l'amour, oui bien sûr pour l'amour, comme pour le
péril et la mort.
- Et
j'en reviens au concert de mardi, comme ça, un peu brutalement, parce que j'ai
eu ces deux choses à gérer cette semaine, parmi d'autres encore, mais ces deux
événements principalement, pour le concert aussi il y a un temps très court
qu'il faut savoir investir et créer tout à la fois, et chaque fausse
perception, chaque manque d'intelligence ou d'action, chaque faux pas, chaque
direction prise et regrettée aussitôt, seront ressassés par la suite. On n'en
sortira pas.
- Le
grand désespoir c'est de ne trouver toujours qu'après, qu'en retard, la sortie
au labyrinthe de l'instant.
-
- 12.06.04
-
- La
réalité d'un instant par tout ce qu'elle impose, toutes les directions qu'elle
condense et promet, pour celui qui en a conscience, ne peut être vécu que sur
un mode épileptique. Une suspension. C'est l'expérience à la fois du Prince
Mychkine et des figures de Francis Bacon. Il y a un trop plein de réalité, un
miroir qui nous renvoie ses hypothèses, une flèche qui nous montre une sortie
de secours et qui dans le même temps dit que la sortie n'est jamais un secours
mais plutôt un gouffre, une fin, un hors-présence.
-
- Je
feuillette le catalogue de l'exposition qui a lieu jusqu'en septembre à la
Fondation Pierre Gianada, en Suisse. Les oeuvres de la Philips Collection
Washington. Parmi elles deux toiles qui me font fortement penser à certaines
oeuvres de Francis Bacon. Une nature morte au jambon de Gauguin datée de1889.
L'audace de Gauguin pour l'époque est d'oser la juxtaposition d'un fond orange
traité en aplat, dans le style papier-peint que les nabis exploiteront, et la
découpe d'un jambon rouge, sombre, dont le gras blanc se dessine telle une
armature ; armature reprise et exacerbée par les contours de l'assiette puis de
la petite table en tôle sur laquelle elle est posée. On a dans cette nature
morte de Gauguin, dans la fonction des couleurs et des objets, tout le langage
et la structure délibérée de l'Etude pour une corrida de Francis Bacon
qui date de 1969 - et que j'ai sur l'un de mes murs en reproduction, affiche de
la rétrospective qui eut lieu à Beaubourg en 1996.
- Une
autre toile exposée à la fondation Gianada est une corrida de Picasso, très
Uccellienne dans l'imbrication, le choc cubique d'un taureau et d'un cheval
blanc, une rencontre où se mêle à la fois la mort et la joie, la concupiscence
et la pureté, dans un fracas de couleurs, une irradiation, une fête en
comparaison du panneau central de la bataille de San Romano. Là encore c'est
étonnant de voir comment ce taureau qui se rue sur le cheval blanc dans un
impact très sexuel - c'est Picasso après tout - fait directement référence au
couple enlacé du taureau et du torero dans l'étude de Francis Bacon qui date de
69, comme à la célèbre phrase de Deleuze : "La figure la plus isolée de
Bacon est déjà une figure accouplée, l'homme accouplé de son animal dans une
tauromachie latente".
- Je
suis frappé - mais pas surpris - par l'analogie violente entre les toiles de
Gauguin et de Picasso que je découvre pour la première fois dans ce catalogue,
et la toile Study for a bullfight 1969 de Francis Bacon dont j'ai sous
les yeux une reproduction sous forme d'affiche. Comme si après avoir regardé
ces deux toiles de la Philips Collection Washington, Francis Bacon avait
immédiatement passé au mixer de son intérêt les deux oeuvres, ou plus justement
arraché aux originaux et intégré à son propre travail, avec une rudesse toute
personnelle, ce qui l'intéressait.
-

- Le Jambon, Gauguin 1889.
-

- Study for a bullfight, Francis Bacon 1969.
-

- Corrida, Picasso 1934.
-

- Panneau central de la bataille de San Romano, Paolo Uccello entre
1435 et 1450.
-
- Je
dirai qu'il y a entre ces quatre toiles des correspondances inouïes, Picasso
réfléchit Uccello, Francis Bacon trouve des solutions formelles à l'émergence
d'une suspension en empruntant les structures implacables de Gauguin, en créant
sa figure de l'exemple des déformations folâtres de Picasso - on ne sait pas si
on batifole ou si l'on fait la guerre ; toutes ces toiles existent parce
qu'elles ont la volonté de s'inscrire tout d'abord sous une forme ou une autre
dans l'histoire de la peinture ; et toutes dialoguent entre elles sur le mode
de la sauvagerie.
- Sauvagerie
primitive pour Gauguin ; sauvagerie nerveuse et sensible pour Bacon à fort
caractère référentiel, à prétention intellectuelle aussi - bien qu'habilement
dissimulée - contrairement à Gauguin ; sauvagerie sexuelle chez Picasso où
l'humour clôt souvent d'un oeil espiègle le profond désespoir ; et enfin
sauvagerie mélancolique chez Paolo Uccello.
- Si
nous allons donner des concerts en Suisse comme cela semble se goupiller, et ce
avant le 27 septembre, il faudra absolument faire un crochet par Martigny pour
que j'aille voir en vrai le Gauguin et le Picasso.
- Vers
15 heures 30 à Odéon je croise une fille très maigre, au visage fin bordé d'une
cascade de longs cheveux blonds, alors que je venais de lire le chapitre 3 du
roman de Romain Gary, Les cerfs volants, chapitre que j'approuve
totalement - si j'ose dire.
- Et
donc c'est comme si l'héroïne, Elisabeth de Bronicka dit "Lila",
venait d'apparaître directement devant moi.
- J'ai
fait une fourche par différentes rues, de l'Odéon, de Buci, Monsieur le Prince
(Mychkine) pour essayer de retrouver cette jeune fille extraordinaire parce
que, vous savez, l'émotion que procure une beauté qui nous touche est la seule
forme de reddition aliénable, et je ne l'ai pas retrouvé.
- Ce
que j'ai vraiment perdu c'est le goût d'appeler quelqu'un "mon
amour". Ca reviendra peut-être. L'avenir est vaste, à ce qu'il parait.
-
- 16.06.04
-
- La
beauté, la finesse de l'apparition d'une jeune eurasienne m'ont fait louper mon
métro. Je suis resté sur le quai, frappé de stupeur, laissant le flot pressé
des usagers assaillir une rame qui n'avait pour moi pas plus d'espoir à
l'échappée qu'une coccinelle dans une tempête de neige.
-
- 17.06.04
-
- Ce qu'il me reste de joues baigné de ce qu'il me reste de larmes.
-
- Je
n'arrivais pas à dormir ces derniers jours. Rien du tout. Pas un petit grain du
marchand de sable. Tout remontait à la surface, l'assassinat de la vieille dame,
la mort de mon papa en septembre dernier, la rupture inconsolable avec Marine,
toutes ces choses qui sont - et seront à jamais - trop lourdes pour moi.
- Alors
j'ai rappelé Marine. Comme je n'arrivais pas à l'avoir en direct j'ai laissé
des dizaines de textos plus délirants les uns que les autres, et aussi, quoi,
des messages vocaux... Je veux dire c'est comme quand vous êtes enfant devant
l'arbre de Noël, si vous avez ouvert un paquet pourquoi ne pas en ouvrir un
deuxième ?
- Et
je dois dire que j'étais satisfait quand, en plein de milieu de la nuit,
j'entendais la petite voix mécanique claironner : "Le répondeur vocal de
votre correspondant est saturé. Veuillez rappeler ultérieurement."
- La
passion quand elle est doublée d'un sentiment d'abandon est un épouvantable
naufrage. Je me fais l'effet de ces guêpes prises dans le rideau de voile d'une
fenêtre et qui butent inlassablement contre le carreau infoutues qu'elles sont
de trouver la sortie. Les guêpes plutôt que les mouches. Car les mouches dans
ce genre de circonstances me semblent plus futées. Pour les guêpes vous vous y
mettriez à quatre pour brasser du vent qu'elles s'obstineraient à s'enfouir
dans le rideau grège et aussi : les guêpes portent en elles leurs propre venin.
- Donc
j'ai pourri son répondeur. Mais en quelques nuits de messages intempestifs j'ai
quand même explosé toute l'oeuvre de Rimbaud, Apollinaire et Baudelaire réunis.
D'accord, peut-être pas Baudelaire, mais je n'étais pas loin de faire sa fête à
Apollinaire, quant à Rimbaud j'ai dépassé de loin et les illuminations et la
saison en enfer. C'est pour ça qu'à la fin, j'écrivais en mention, entre
parenthèses à la fin de mes textos : message à ne pas effacer, ou bien :
celui-ci comparé au précédent est parfaitement effaçable, car même dans
le marasme le plus total j'ai toujours su garder un oeil lucide sur mes
productions.
- Marine
n'a pas vraiment apprécié l'ensemble. Il faut dire que je n'ai jamais conçu
beaucoup d'illusions sur les capacités de la plupart de mes contemporains à
estimer la pertinence, la valeur, et le rayonnement de mon travail. Cette
après-midi comme elle a décroché son téléphone - elle était à une terrasse de
café, avec son frère et des amis - je l'ai eue en direct et elle m'a passé un
savon (à y réfléchir, dans les sociétés modernes et depuis Ronsard, c'est
peut-être le seul châtiment à réserver à la poésie) ; elle m'a parlé avec une
violence inouïe, inédite à mon égard, de sa bouche ou même de quiconque. Elle a
martelé qu'elle désirait - terme sans doute choisi car on sait que j'ai souvent
suscité le désir, du moins toujours essayé de le satisfaire sans commune mesure
tant que la réciproque l'emportât - qu'elle désirait ne plus avoir aucun lien,
aucun contact, aucune conversation avec moi, qu'il y avait eu trop de souffrance
de part et d'autre, qu'elle essayait de s'en sortir de son côté et qu'on
n'arriverait à rien de plus si ce n'est à se faire du mal si on continuait à se
voir ou se parler ; qu'il fallait agir en adulte, admettre sans états d'âme que
l'amour passe, qu'il faut savoir passer à autre chose sans plus jamais revenir
en arrière, et ce genre d'idées que les familiers de ces lignes ne s'étonneront
pas - et attendront même - de me voir qualifier de : conneries.
- Elle
avait cette voix acérée, ces airs de triomphe et de détermination qu'on a quand
la vie, du moins le moment, nous porte.
- Cette
dureté m'a bouleversé. Même si j'avais par le passé assisté toujours avec
souffrance (mais une souffrance teintée de cette incrédulité ironique qui
s'empare de moi devant certains événements car je ne crois pas - et c'est mon
mal - à l'irréversibilité des choses), à son désengagement de ce que nous
étions l'un pour l'autre, à l'oubli presque enfantin de la manière si intuitive
qu'elle avait de se faire du soucis pour moi, et tout ce qui la portait loin,
délibérément de jour en jour, parfois avec une badinerie qui me blessait
atrocement, je ne l'aurais jamais cru capable d'une telle dureté ; elle que
j'ai porté si haut dans l'amour pendant plus de sept ans, d'une manière si
intransigeante, si fort et si haut, il en faut oui beaucoup de délibération et
de désir pour aller tomber si bas.
- La
seule chose avec laquelle j'étais à peu-près d'accord dans ce qu'elle me
racontait c'est que ça ne servait à rien de (trop) discuter, puisque nous
n'avions pas du tout la même vision des choses. Elle pense que la meilleure
façon de régler son compte à la souffrance est de la fuir, tandis que moi je
crois que toute souffrance que j'aie en partie provoqué n'est pas de la
souffrance, que si on me laisse faire, si on m'en donne les moyens, je peux
l'adoucir totalement, la travailler, en faire quelque chose de beau qui
survivra sous une nouvelle forme d'où sera exclue, et pour de bon, la
souffrance. C'est ma seule vanité dans cette vie - avec le coup du répondeur et
Rimbaud, d'accord, si vous voulez.
- Je
n'étais d'accord avec rien de ce qu'elle me racontait ce soir. Et ça m'a
profondément blessé. J'ai mesuré l'écart qui s'était creusé, sans que j'y
attache trop d'importance.
- Elle
m'a dit qu'elle me savait suffisamment fort, que je m'en remettrais, avec le
temps, que je saurai l'oublier et passer à autre chose et des tas de lieux
communs qui me provoquaient des hauts le coeur rien qu'à les entendre de sa
bouche ; c'est vraiment avoir perdu l'habitude de ce que je suis ou s'être
convaincue jusqu'à l'aveuglement que de penser ça. Tout le temps je me
demandais comment quelqu'un que j'aie aimé autant, comme je n'ai jamais aimé
personne en ce monde, puisse me sortir de telles atrocités, j'avais vraiment
envie de perdre connaissance, de faire un malaise comme ça m'est arrivé il y a
deux jours, rue de Lappe, de manière complètement incongrue, comme si j'avais
eu le pressentiment qu'on me communiquerait moins de 48 heures après des idées
extra-terrestres.
- J'ai
un vieux fond d'élégance mais je ne me suis pas gêné pour lui dire que je
trouvais ça dégueulasse. Que ça allait être très dur au contraire, après, pour
croire à l'amour, à quelqu'un d'autre, encore. On voit d'ailleurs le résultat
depuis plus d'un an, quand ce n'est pas le naufrage annoncé c'est moi qui
saborde. J'ai souvent été là pour elle, dans des moments très pénibles pour moi
souvent, je ne m'étendrais pas là-dessus, mais j'ai toujours répondu présent,
elle m'appelait en pleurs et où qu'elle se trouvât j'arrivai. Toujours. Et je
la consolais, je rétablissais le monde avant qu'elle ne s'endorme. Mission
accomplie. J'ai été souvent là pour elle, donc, quand ça n'allait pas. Et elle,
jamais. Je ne cherche pas à la blâmer ou à jouer au jeu du qui a aimé le mieux
ou le plus fort, c'est juste qu'il y a des gens doués pour jouer les
super-héros, et d'autres qui passent complètement à côté, pas par méchanceté
mais voilà, ils ne savent pas.
- Je
sais que ça me faisait du bien de venir la sauver pour un oui ou pour un non.
C'est ça qui me manque atrocement. Qui ne me passera jamais. Qui me manquera la
nuit, longtemps, aux larmes. Le fait que je sois dorénavant privé de pouvoir
sauver cette fille-là.
- Moi
qui suis fils unique je lui ai dit que j'enviais son frère, tiens. Son frère il
pouvait se permettre d'être inconséquent avec elle, un soir, et une semaine
après ils se retrouvaient comme si de rien n'était, avec leurs attaches aussi
naturelles qu'indéfectibles. Moi qui n'ai jamais été inconséquent avec elle, ou
alors pas plus sérieusement qu'un frère ne saurait l'être, aujourd'hui elle
m'interdisait de la recontacter ; on me donne encore un sac de souffrance et je
n'ai pas su où déposer le premier.
- Je
tremblais comme une feuille ce soir alors j'ai traversé les Jardins du
Luxembourg - quand on tremble comme une feuille, la proximité des arbres
camoufle c'est ce qu'on espère - et j'ai erré dans le quartier, entre les
boulevards Raspail, St-Michel et St-Germain, comme à chaque fois que je suis
bien trop triste pour écrire, pour travailler, et là vraiment ça revient, cette
sensation qu'on m'arrache le coeur. J'ai la sensation que mon coeur se pend
au-dessus de moi, gonflé à l'hélium, juste retenu par le fil d'une pensée. Et
que je fais un dernier tour de piste, là, dans les Jardins, ce qu'il me reste
de joues baigné de ce qu'il me reste de larmes.
- J'aime
bien voir le soleil se coucher sur les hauteurs du Boulevard Saint-Germain,
toujours.
- Vers
22 heures j'ai envoyé un dernier texto à Marine pour lui demander de me
rappeler, une dernière fois, j'avais besoin de lui dire une chose encore. Que
je trouvais ça mal qu'elle me demande de faire une croix sur elle quand, à
l'avenir, j'aurais envie de lui parler, même cinq minutes lui raconter quelque
chose de tendre ou mettre sa pâtée à Rimbaud, ou lui dire que je l'aime
toujours autant - je ne vois ni le temps passer ni les sentiments décliner avec
elle - je trouvais ça mal qu'elle me demande de faire une croix sur elle, parce
que vous savez l'enfance est déjà enfuie et ne reviendra pas, mon papa hé bien
c'est la vie qui m'a fait faire une croix sur lui, et les bons moments de
l'enfance ne me reviennent maintenant que sans témoin pour les faire revivre ou
les évoquer d'un trait enjoué par une présence, alors je voulais dire à Marine
qu'elle ne pouvait pas me demander de faire une croix sur elle, que nous
n'étions morts ni elle ni moi et que si elle repensait un jour au plus infime
des merveilleux moments passés ensemble, hé bien j'étais là pour confirmer,
pour en parler avec elle et pour lui dire en plus que oui c'est un des plus
beaux moments de ma vie, alors ce soir, cette nuit, je voulais lui faire
comprendre que j'étais désespéré et en colère de ce qu'elle m'avait balancé au
téléphone, très en colère qu'elle me demande de faire une croix sur elle,
qu'elle n'avait pas à me traiter comme ça, parce qu'il y a déjà assez de croix
comme ça sur les bons moments. Mais elle ne m'a pas rappelé.
-
- 21.06.04
-
- Le Réservoir, dans les loges perchées au sommet d'un escalier en
colimaçons.
-
-
- 22.06.04
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- Je
travaille sur un long poème : L'Atlantique, que j'ai envie d'écrire pour
terminer le chapitre. De nouvelles chansons arrivent aussi, remontent à la
surface pourrait-on dire ; les thèmes, les angles d'écriture se précisent. Il y
a deux parallèles : ce que j'ai envie d'entendre, et ce que j'ai envie de
faire. Quand ces deux parallèles se rejoignent, la chanson peut émerger. C'est
ensuite la musique qui valide ou pas l'intention de départ.
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- J'aime
bien l'été. Les gens partent, les soucis restent. Mais au moins on peut
s'attaquer aux seconds sans blesser les premiers.
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- Soirée
chez Stéphane Plassier, îlot idéal pour échapper à la fête de la Musique qui,
dans mon quartier, s'apparentait plutôt à la fête du bruit. Stéphane est
charmant, à la fois raffiné et naturel, subtil et très chaleureux. J'ai
longuement parlé avec Fred Pertusier qui a travaillé avec une rapidité et une
ingéniosité monstre sur les affiches ; il me dit qu'il a inversé la photo de
Mathieu pour donner plus de dynamique à l'image, et une diagonale lumineuse,
une ligne qui tombe du visage vers le disque. Comme je suis en plein Rembrandt
- le merveilleux livre de Simon Schama, Les yeux de Rembrandt, donne une
structure qui, combiné à mon rythme, mon exigence de lecture, permet peut-être
de contenir mes débordements de tristesse - je ne peux que valider un discours
si pénétré. Yvan me raconte l'histoire de cet ex-chanteur qu'il manageait
autrefois et que j'ai aperçu samedi soir, il a abandonné toute activité
artistique, toute envie de faire des chansons, pour devenir élagueur d'arbres.
Mais voyons, dis-je à Yvan, c'est exactement le même métier, c'est exactement
le même métier !
- J'ai
vu Claire qui a fait le tour des tables et des modules dressés sur la terrasse
pour venir me parler. Claire a toujours beaucoup d'amants. Jacques Prévert dit
que : "La beauté s'appelle plurielle" et Claire croit que le grand
amour s'appelle demain.
- Alors
j'avais envie de lui dire : Fais attention tu sais. Et je lui ai dit : Fais
attention quand même.
- Il
y a aussi N. que j'aime beaucoup. Elle avait l'air soucieuse, ce soir. N.
parait en retrait des choses, mais tout d'un coup, parce que quelqu'un vient
lui parler - et j'ai déjà observé ça samedi soir - elle quitte ce retrait avec
un naturel si enfantin que c'est comme si le caractère sombre dans lequel on
eût été troublé de la voir se débattre n'avait jamais existé.
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- 23.06.04
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- J'écris
en pleine nuit, une sorte d'aviateur qui fait des rondes silencieuses. Je bois
des tasses de thé russe, dominé par la Bergamote, et pour bruit de moteur j'ai
la compilation que vient de m'offrir Mathieu, un choix de chansons opéré par
ses soins parmi les albums des Red house painter, et là ils ont l'air
d'accorder leurs guitares, ce qui me parait quand même un peu étrange pour une
compilation.
- Je
suis retourné au musée Maillol cette après-midi, voir l'expo Bacon avant
qu'elle ne s'achève. Les toiles qui me retiennent le plus sont un petit
autoportrait délicatement coloré, ingresque, exposé à l'étage, et au sous-sol
les oeuvres monumentales que sont l'étude de chien de 1952, l'étude de nu
accroupi de la même année, et le study for a portait of Van Gogh VI, qui est
conservé à Beaubourg. Il y a dans le sommet gauche du tableau quelque chose
"à la manière de" dans le traitement des arbres et du ciel et puis
très vite la force dynamique de Bacon l'emporte, cette structure qui désigne
l'énigme, et Van Gogh n'est plus qu'une petite silhouette de plomb fondue au
soleil qui porte sa haute note jaune comme un Sisyphe en lutte, en proie à son
propre mouvement, dont l'esprit, par delà ses conflits et transcendant sa
volonté, contamine l'univers.
- Une
petite fille regardait le tableau dans le même temps que moi ; elle avait sur
l'avant bras des décalcomanies d'écrevisses, de licornes et d'étoiles.
- Concert
de PJ Harvey au Zénith. Toujours sensationnelle et magnétique. On dirait une
petite poupée bien sage en robe blanche, au bord de l'endormissement, qu'on a
enfermé avec sa boîte de pétards et feux d'artifices dans le tambour d'une
machine à laver.
- En
parlant de pétards il y a cet excellent court métrage australien de Glenden
Ivin, Cracker bag, qui a été primé cette année à Cannes, qui est
formidable vraiment, et que j'ai enregistré sur un coin de cassette, je ne sais
où.
- Pour
mon travail je voudrais faire des choses simples, qui soient ultra-sensibles,
qui aient un impact direct sur les gens qui s'y intéressent, et qui, en même
temps, pour moi, soient des tours de force.
- En
première partie de P.J. Harvey il y avait Graham Coxon, et Cyrille a eu ce mot
des plus spirituel : "Faut qu'il arrête d'écouter Blur, lui !".
- Dans
la file à l'entrée du Zénith, juste devant moi, une fille d'une beauté
captivante : cheveux noirs, pantalons jeans et gilet noirs, t-shirt vert je
crois me souvenir (à moins que mes yeux n'aient déteins à trop la regarder),
seins légers comme des dunes des bords de Duinbergen, bouche ciselée, découpée
dans un visage d'ange.
- Elle
est accompagnée d'un type, ils en rejoignent un second qui les siffle
inélégamment pour signaler sa présence. Ils boivent de la bière en canettes, et
quand je m'approche pour essayer de saisir deux trois mots, ou plutôt le son de
sa voix, j'entends le type à côté d'elle lui dire : "C'est parce que tu ne
sais pas vomir !"
- Je
n'ai pas entendu ce qu'il y avait avant cette phrase, et n'ai pas cherché à
savoir ce qui venait après...
- D'ailleurs
je l'ai laissé filer car je voulais dire deux mots à Charlotte qui avançait
dans une file parallèle.
- Mais
le visage de cette fille aux échos sensibles dans ce que je suis - il en est
pour chacun de nous de l'expérience de la beauté je pense, indissociable de
l'histoire qui nous constitue et nous transporte - a ouaté mon esprit un long
moment, une douce consolation et, à présent, décide de ma ronde de nuit, au cas
où je retrouverai l'évidence de son visage, l'intensité de l'émotion, presque
parfaitement par l'écriture.
- J'aurais
dû lui demander son prénom - pour ma collection (je plaisante, je donne du
matériel à mes contempteurs), mais je suis bien timide et en plus elle était
accompagnée - même si dans ces cas-là on trouve toujours les types en question
complètement inappropriés. Lui demander son prénom pour en faire une chanson
quand bien même les albums ne devraient pas ressembler à des cimetières
d'instant. Les chansons doivent être tout le contraire de cette facilité qu'on
a de mettre les instants en bouteille ; même pour un visage et un corps aussi
captivants et légers que des dunes de bords de mer.
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- 27.06.04
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- C'est
souvent un problème d'intensité. On arrive dans des salles où les gens ne
savent rien de l'intensité qu'on veut transmettre et ne vont pas aider à créer
les conditions nécessaires, ou simplement suffisantes, à la transmission. Et
ensuite c'est très dur, et on ne peut que charmer. Mais charmer ça n'est pas
vraiment le but. Le but c'est transmettre, c'est toucher. Donner une émotion
qui va en produire d'autres. Charmer ça ne reste pas. Parfois ça me tue,
vraiment, que les conditions ne soient pas suffisantes pour développer une
intensité sur des chansons comme La théorie des nuages, ou La
prémonition, des chansons où j'essaie d'aller au plus loin - c'est à dire
au plus près - de ce qu'il est possible d'écrire et de suggérer dans une
chanson ; et le danger c'est que les chansons en deviennent dévaluées pour soi,
qu'on ne croit plus à l'idée très forte qui a nécessité leur émergence, et
qu'on ne croit plus à la possibilité d'une rencontre. Enfin, quand on arrive
comme ça, c'est souvent la roulette russe. Les gens ne savent rien de
l'intention et passent à côté, ou font que vous ne faîtes plus que traverser
votre désir.
- C'est
pareil dans la vie, je crois. Dans la vie parfois on a envie de dire des
choses, mais soit les conditions ne sont pas réunies, d'elles-mêmes ou bien les
barrages, les incapacités se font sentir de toutes parts, et les choses ne
peuvent se dire telles qu'on voudrait les dire ou les entendre et les voir se répercuter
; les personnes auxquelles on s'adresse ne sont pas disposées à les écouter,
alors c'est une question de concordance des temps qui est déficiente,
défectueuse ; soit ce ne sont pas les bonnes personnes, et c'est juste une
triste mais consolable perte de temps.
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- 28.06.04
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- Ça
y est : premier disque en bacs chez les disquaires au niveau national. La
Belgique, la Suisse et le Québec devraient suivre. Le problème du jour :
Comment dire à des gens qui me sont inconnus que ça vaut le coup d'aller le
chercher ?
- Heureusement
les initiatives, les chroniques, le bouche à oreille, les bonnes nouvelles en
provenance des radios augmentent chaque jour. Je suis toujours intéressé par ce
que mon travail peut déclencher chez d'autres, je veux dire les images que cela
peut produire, les émotions, les répercussions profondes au détour d'une phrase
plutôt que les commentaires hâtifs. Denis Z a écrit un très joli article sur le
site de l'émission de radio Magicbox qu'il conclue ainsi : On pourra évoquer
longtemps la prose de Jérôme, faire un rapprochement de circonstance avec
Delerm, parler de la musique qui navigue entre la grande tradition de la
chanson française (de Barbara à Gainsbourg), une pop d'inspiration britannique,
une virée électro sidérale oh pardon sidérante voire une version francophone du
spleen curiste (La théorie des nuages, nouveau titre studio). Mais on oubliera
l'essentiel, des petits moments grappillés ça et là sur la marche normale de la
vie : une constellation d'étoiles qui naît en direct; une orgie où quelqu'un
dit indécemment "je t'aime"; un banal dîner où la mélancolie
insondable arrive au détour d'un arpège et où passer une main sous un pull
devient un acte existentiel. C'est en cela que réside la magie Attalienne, au
delà des genres et de la critique et c'est pourquoi elle mérite d'être le plus
largement partagée.
- En
fait, découvrant cet article tout à l'heure j'avais lu, la première fois :
"un banal dîner où la mélancolie insondable arrive au détour d'une asperge"
! Et je me disais : c'est très fort, comment Denis a su, dans son évocation
j'imagine de la chanson "La chaîne du froid" qu'il y avait des
asperges au menu ? Ou bien comment a-t-il su que j'aimais les asperges ? Les
pointes dans mon assiette, et parfois les grandes, dans la rue. Je me suis dit
: j'ai parfaitement réussi ma chanson, puisque sans que j'ai besoin de
l'évoquer Denis a su que ce soir-là on servait des asperges. Un peu plus de
temps et d'espace et il aurait parlé en détail de la tenue, robe et chaussures,
d'une fille présente à ce dîner d'après ma seule phrase : "A peine
est-elle apparue que les conversations se sont tues." Et c'est exactement
ce que devraient être les chansons, suggérer à chacun un univers personnel
d'après le peu de mots autorisé par la mélodie. Reconstituer un imaginaire.
- En
fait, il n'y avait pas du tout d'asperges au menu pour la bonne raison que la
situation traitée dans La chaîne du froid n'est pas un dîner mais une
soirée. A la rigueur quelques petits fours faits maison - il y a toujours de
bonnes volontés - eussent pu traîner sur un coin de table parmi quelques
bouteilles. Des Tortilla chips. C'est pratique et en même temps assez exotique
pour ne pas faire trop tarte, les Tortilla chips. Alors oui, pourquoi pas, des
Tortilla chips.
- Mais
ce que j'aime beaucoup dans ce "banal dîner" retenu par Denis c'est
cette appropriation sensible de la chanson ; que Denis en l'écoutant puisse
trouver sa part (poétique) des choses, situer l'intrigue bien mélancolique de
ce qu'elle en est dépourvue - d'intrigues, au milieu d'un dîner.
- Car
c'est toujours l'aisance et l'intuition avec lesquelles on s'approprie une
chanson qui en valident sa force.
- Enfin,
dans ce cas précis, c'était bien la mélancolie au détour d'un arpège, et
non la mélancolie au détour d'une asperge.
- Quant
à : "Passer une main sous un pull devient un acte existentiel",
oui, c'est exactement ça.
-
- Je
regarde le clip d'Henry Lee. La grâce et la profondeur de PJ Harvey. Et
je me demande encore pour la millième fois : Mais comment ces deux-là font-ils
pour survivre à ça ? Et pendant que la soirée tombe, je mange à la suite quatre
yaourts viennois au chocolat, ce qui démontre mieux que quatre rimes plus ou
moins embrassées que je suis bien en peine, comme en manque cruel, d'un amour
consistant.
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- 29.06.04
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- J'ai
laissé le Mug que j'aimais tant, quelque part entre la scène et les loges du Réservoir.
Mug acheté à New-York au siècle dernier. Il aura sa vie en dehors de moi. C'est
bien pour lui. Pars, joli Mug, mais attention, la vie est dure. Il faudra qu'il
s'adapte, qu'il fraye avec des armées de verres.
- Quand
les nôtres partent sans prévenir, il n'y a plus d'endroit où poser ses lèvres.
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- 30.06.04
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- L'atlantique.
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- Vous êtes ce camion rouge au-dessus de mes
forces,
- Cette descente en amour qui est si rare
pourtant,
- Qu'un rivage aux chevilles se fait quelques
entorses
- Dans sa course à tout rompre pour battre
l'océan.
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- Les forêts de Fougères ont connu l'atlantique
En des temps très anciens, le regret de vos mains
Sur la vitre flouée de mondes identiques
Vient sculpter le visage que j'embrasserai demain.
-
- Petite trogne de faon, arbre à peine entaillé,
Moi qui souhaitais sans crainte y graver nos deux coeurs
Je n'ai pas vu qu'empreinte hors de soi déposée
Devient une blessure en moins de quelques heures.
-
- Tyrannie de l'extraordinaire, seul visage de
l'amour.
Emmuré dans vos nuits j'ai construis ma clairière
Parfaite mésentente, vous disiez au contraire :
En aimant simplement on aime mieux chaque jour.
-
- De votre bouche même j'étais votre maison
Hé bien même désertée, attaquée à la hache,
Pleine d'entailles profondes, endurant les saisons,
La maison tient debout même si la porte est lâche.
-
- Atlantique, vos épaules nues si souvent
désirées,
- Finesse qui laissait les filles admiratives
- Au contraire du hangar qui vendait des cirés
- Jaunes, vous n'étiez pas des plus coopérative
- Pour prendre une part encore de leur éternité.
-
- Vos seins comme des barques joignant à
l'embouchure
- De la nuit mes mains pâles, phares aux lueurs
inclinées,
- Le vent se désolait de trouver nos coeurs purs,
- Mais la vie de nos larmes n'eût fait qu'une
bouchée.
-
- Je pense à vous souvent. Les courants du métro
- Font tournoyer les robes comme des rires
démâtés.
- Partez-vous en vacances toujours à St- Malo ?
- L'Atlantique sans prévenir vient de me
traverser.
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